« Napoléon a épuisé la bonne volonté des français, fait abus de leurs sacrifices, couvert l’Europe de tombes, de cendres et de larmes ; pourtant, ceux-là mêmes qu’il fit tant souffrir, les soldats, lui furent les plus fidèles, et de nos jours encore, malgré le temps écoulé, les sentiments différents, les deuils nouveaux, des foules, venues de tous les points du monde, rendent hommage à son souvenir et s’abandonnent, près de son tombeau, au frisson de la grandeur. Tragique revanche de la mesure, juste courroux de la raison ; mais prestige surhumain du génie et merveilleuse vertu des armes ! »

De Gaulle, La France et son armée (1938)

« La France connaît mal ma position. Cinq ou six familles se partagent les trônes de l’Europe, et elles voient avec douleur qu’un Corse est venu s’asseoir sur l’un deux. Je ne puis m’y maintenir que par la force ; je ne puis les accoutumer à me regarder comme leur égal qu’en les tenant sous le joug ; mon empire est détruit, si je cesse d’être redoutable. Je ne puis donc rien laisser entreprendre sans le réprimer. […] Au-dedans, ma position ne ressemble en rien à celle des anciens souverains. Ils peuvent vivre avec indolence dans leurs châteaux ; ils peuvent se livrer sans pudeur à tous les écarts d’une vie déréglée ; personne ne conteste leurs droits de légitimité. […] Au-dedans et au-dehors, je ne règne que par la crainte que j’inspire. »

Napoléon se confiant à Chaptal

Cela fait maintenant près de deux ans que Napoléon a quitté Paris pour conquérir le reste de l’Europe. D’Austerlitz à Friedland en passant par Iéna, il enchaîne les victoires militaires lui conférant une aura d’invincibilité à faire trembler tous ses ennemis. « L’aigle ne marche pas, il vole », écrit Chateaubriand. Clausewitz disait de lui qu’il était Hadès, le dieu de la guerre, en personne, réincarnation suprême du génie militaire.

Mais l’emporter sur le champ de bataille est une chose, gouverner sur les décombres de celui-ci est d’un tout autre calibre. En 1807, à Tilsit, Napoléon est convaincu d’avoir gagné la guerre. N’ayant plus d’adversaires sur le continent, il pourra forcer l’Angleterre à négocier une paix durable.

Or, Napoléon a une vision bien précise de ce que sera l’Europe sous sa domination. Il dévoile les grandes lignes de son programme lors d’un discours devant le Sénat français le 11 Août 1807. Ce programme, il l’appelle « le système fédératif européen » et se compose de trois cercles.

Le premier concerne les territoires directement soumis à l’Empire. Le second cercle a trait aux « royaumes napoléonides », gouvernés non plus par Paris mais intégrés dans l’orbite française. Enfin, le dernier cercle concerne les grandes puissances continentales comme la Prusse, l’Autriche ou la Russie.

Pour Napoléon, ce système à trois cercles a pour objectif d’entériner l’hégémonie française tout en assurant la stabilité d’un continent en proie aux désordres issus de la Révolution française. Il n’y a donc jamais eu chez l’Empereur une volonté de créer un « empire universel » comme le pense l’historiographie anglo-saxonne mais plutôt un désir de remodeler le paysage européen à sa volonté.

empire carte

Le premier cercle : l’Empire

L’empire napoléonien compte en tout cent-trente-quatre départements et près de quarante-quatre millions de citoyens soit un quart de la population européenne. En termes d’espace géographique, cet empire ressemble énormément à celui de Charlemagne au début du IXème siècle. Il se compose de la France, son cœur politique, de la Belgique, de la Hollande, de la région de Hambourg et des états pontificaux. Rome fait donc partie de cet ensemble tout comme Turin, Genève, Amsterdam ou Hambourg.

En France, l’empire est encore vu avec une certaine bienveillance par la population. Napoléon est en effet l’homme qui a mis un terme aux troubles révolutionnaires et à la guerre civile qui en a suivi. Peuple fière et revanchard depuis le désastre de la guerre de sept ans (1756-1763), les français accueillent les victoires de « la grande armée » comme la conséquence de leur supériorité civilisationnelle sur le reste de l’Europe.

La popularité de l’Empire repose en fait sur trois piliers : « l’autorité charismatique » (Max Weber) de l’empereur, le prestige des victoires militaires et le soutien durable d’une grande partie des français. Le charisme et le génie militaire de Napoléon créent une forme d’aura entourant sa personne. De fait, il inspire tout à la fois l’amour et la crainte. Mais, cette domination charismatique engendre le risque d’une personnalisation excessive du pouvoir pouvant conduire à une explosion politique en cas de disparition de l’empereur.

De plus, le soutien des français est dû à la fois à la stabilité du régime, stabilité fragile puisqu’elle repose sur les épaules d’un seul homme, et à la garantie des acquis révolutionnaires lui offrant le soutien de la bourgeoisie. Si dès lors, ces conditions ne sont pas réunies, c’est tout l’Empire qui risque de vaciller.

napoléon devant le sénat

 

La Belgique, quant à elle, est un territoire d’une importance primordiale pour Napoléon. Déjà, la France révolutionnaire, au nom des « frontières naturelles », a fait du contrôle de ce pays la priorité de sa politique étrangère. D’une part, historiquement, la France n’a jamais caché son appétit pour les provinces belges. D’autre part, le contrôle de la Belgique permet de fermer à l’Angleterre les voies d’accès au continent. Anvers est ainsi le principal point d’entrée des marchandises anglaises en Europe. La contrôler, c’est donc asphyxier le commerce anglais et de fait priver « la perfide Albion » d’un des principaux outils de sa puissance.

Pour la Hollande, son contrôle repose sur les mêmes objectifs que son voisin belge, à savoir fermer le continent aux navires anglais. La Révolution avait là aussi déjà envahi ce pays créant de toute pièce « une république batave ». Le 5 Juin 1806, Napoléon avait dissous cette république offrant la couronne de Hollande à son frère Louis avant que l’Empereur ne la lui retire pour cause d’oppositions quant à l’application du « blocus continental ». « A sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres », écrivait Chateaubriand. L’essentiel de la richesse du pays étant le fruit du commerce avec l’Angleterre, il est clair que Louis ne pouvait qu’avoir des réticences concernant ce blocus. Napoléon a transformé dès lors « le plat pays » en département français.

L’intégration de la région de Hambourg dans l’Empire relève également de la stratégie suicidaire du blocus continental consistant à contrôler toujours plus de territoires dans le but de fermer le continent aux anglais.

Quant aux états pontificaux, on peut s’interroger sur l’utilité stratégique de les intégrer dans l’empire. Comme l’affirmait Chateaubriand* : « Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos : joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie. » On pourrait arguer que le contrôle de l’Italie fut longtemps un rêve français, rêve qui fut certes brisé à Pavie (1525) mais qui continuait depuis la campagne d’Italie à enflammer l’esprit de Napoléon.

L’erreur de Bonaparte fut d’enlever le Pape de Rome pour l’enfermer à Fontainebleau ce qui n’a pas manqué de choquer jusqu’en France l’ensemble des fidèles catholiques. « Si l’inique invasion de l’Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, écrit Chateaubriand, l’ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral : sans la moindre utilité, il s’aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l’homme et Dieu. »

La réunion des états pontificaux à la France n’avait donc pas d’utilité immédiate. Même les richesses de l’Italie avaient été pillées par les armées du général Bonaparte en 1797 ce qui rendait ces territoires aucunement attractifs pour la France. Sans doute, Bonaparte voyait en Rome le symbole de sa domination sur l’Europe mais il est évident que son attitude envers le Pape lui aliéna bon nombre de soutien chez les catholiques. 

D’Amsterdam à Rome, l’empire français s’étend de la mer du Nord à la péninsule italienne. Administrées directement depuis Paris, les régions qui composent cet Empire sont soumises à des lois largement issues de la Révolution française ce qui a permis à Napoléon de réaliser l’un de ses objectifs, à savoir l’exportation des idéaux révolutionnaires au reste de l’Europe.

Cependant, l’objectif numéro un de l’empereur consistait en réalité à fermer le continent aux intérêts anglais, stratégie qui se révélera à terme désastreuse pour la simple et bonne raison que pour empêcher les marchandises anglaises de s’écouler sur le continent il est nécessaire de contrôler l’ensemble des ports ce qui implique des moyens militaires et financiers que la France ne possède assurément pas.

blocus continental

Le second cercle : les royaumes « napoléonides »

Les royaumes napoléonides se composent du Royaume de Westphalie, de la Confédération du Rhin, de la confédération Helvétique, de l’Italie du nord, de l’Espagne, du Royaume de Naples et du Duché de Varsovie.  Ils consistent en des états indépendants administrativement mais qui se situent dans la zone d’influence française contribuant à alimenter « la grande armée » de Napoléon. En termes diplomatiques, ces états sont dépendants de la volonté française et sont bien souvent dirigés par des proches de l’empereur.

Prenons par exemple, le royaume de Westphalie en Allemagne. Il fut créé de toute pièce par Napoléon en 1806 puis fut confié à Jérôme Bonaparte, le frère de l’Empereur. Pour ce qui est de la Confédération du Rhin, il s’agit d’une fédération d’une quarantaine de royautés « protégées » par l’Empereur.

L’idée vient de Talleyrand. Elle a pour objectif d’empêcher l’unité allemande par la division du pays, le tout sous le contrôle intéressé de Paris. L’unité de l’Allemagne est en effet la principale préoccupation de la diplomatie française depuis François Ier. Qu’elle soit réalisée sous l’égide des Habsbourg de Vienne ou des Hohenzollern de Berlin, l’unification allemande entraînerait l’émergence d’un bloc central très puissant aux frontières de l’hexagone capable d’atteindre en quelques jours la capitale.  Il s’agit donc d’une menace considérable posée à l’existence même de la France.

Richelieu puis Mazarin réussirent à circonscrire la menace lors du traité de Westphalie de 1648 s’appuyant sur les divisions religieuses du pays suite à la guerre de Trente ans (1618-1648). Cependant, l’émergence de la Prusse de Frédéric II lors de la guerre de sept ans (1756-1763) contestant l’ordre westphalien réveilla les craintes de Paris. Louis XV décida alors de jouer l’Autriche contre la Prusse mariant le dauphin, le futur Louis XVI, à la fille de l’impératrice d’Autriche, Marie-Antoinette.

Napoléon décida lui d’aller encore plus loin. En dissolvant le Saint-Empire Romain Germanique et en créant la Confédération du Rhin en 1806, il écarte l’influence autrichienne et prussienne pour lui substituer la mainmise directe de la France. Par la même, il repousse les deux grands états germaniques vers l’Est créant des tensions avec la Russie.

C’est pourtant en plein milieu du triangle Prusse, Russie et Autriche que Napoléon a décidé de ressusciter un état polonais, le grand-duché de Varsovie. On sait depuis le règne d’Henri III, qui fut à la fois roi de Pologne et roi de France, que la France porte un attachement tout particulier à la Pologne. Sans doute la liaison amoureuse qu’entretient l’empereur avec Marie Walewska donne une raison sentimentale à Napoléon pour protéger les intérêts polonais.

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Cependant, isolé au milieu de trois pays qui rêvent de le dépecer et éloigné de son protecteur français avec qui il n’entretient aucune continuité territoriale, le grand-duché de Varsovie était voué à disparaître.  On voit bien là l’erreur de Bonaparte, car, en se portant garant de l’indépendance polonaise, il se fait l’ennemi commun des trois puissances de l’Est au lieu de jouer un rôle d’arbitre dans leurs querelles.

Une autre grave erreur de Bonaparte fut d’envahir l’Espagne. A Sainte-Hélène, Napoléon s’en fera d’ailleurs l’un des plus grands critiques : « Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. » L’objectif de départ était d’envahir le Portugal qui avait refusé d’appliquer le blocus continental contre les produits anglais mais sans flotte l’armée française est obligée au préalable de mettre la main sur l’Espagne.

dos de mayo 1

 

L’empereur va de fait utiliser le conflit qui oppose le roi Charles IV et son fils Ferdinand VII les recevant à Bayonne, l’Espagne étant en effet considérée par Paris comme sa chasse gardée depuis que le petit-fils de Louis XIV, Philippe V y était devenu roi. Pourtant, c’était une ruse. Les deux prétendants sont arrêtés et Napoléon donne la couronne à son frère Joseph, lui-même cédant la couronne de Naples à Murat. Avec Joseph en Espagne, Jérôme en Westphalie, Murat à Naples ou Bernadotte en Suède, Napoléon redessine la carte de l’Europe à sa guise offrant des couronnes à tous ceux qui lui sont proches. C’est alors que se produit deux événements exceptionnels.

Le premier a lieu le 2 Mai 1808. Madrid se soulève alors contre l’occupant dans une journée sacralisée par Goya, la journée du « Dos de Mayo ». Le peuple espagnol vient en fait d’inaugurer « la guérilla », c’est-à-dire un nouveau type d’insurrection où le peuple entier prend les armes, galvanisé qu’il est par la défense de ses traditions contre « le monstre révolutionnaire ». Cette guerre coûtera à la France près de 400 000 hommes. Surtout, le 22 juillet 1808, le général Dupont capitule à Baylen devant l’armée espagnole. Il s’agit là de la première défaite terrestre d’une armée française sous le règne de Napoléon.

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Contraint de prendre les choses en main, l’Empereur entre à Madrid le 4 Décembre 1808 et replace son frère Joseph sur le trône. Cependant, le coût de l’occupation du « bourbier » espagnol sera particulièrement lourd pour l’armée française. Jamais en tout cas, Napoléon ne pourra se remettre de cet échec dans cette « maudite Espagne ».

Le troisième cercle : les grandes puissances européennes

Le système fédératif napoléonien n’est pas qu’un mode de gouvernance d’un Empire et de ses protectorats, il vise également à poser les bases d’une période de paix en Europe en trouvant un compromis territorial raisonnable entre les grandes puissances.

La Prusse est indiscutablement la grande perdante de cet ordre napoléonien. Toujours traumatisée par sa défaite cinglante à Iéna (1806), elle est réduite à la portion congrue en termes de territoire.

Surtout, son objectif de réaliser l’unité allemande sous son égide a du plomb dans l’aile depuis que Napoléon a créé la Confédération du Rhin. Mais Berlin prépare en silence sa revanche. Empruntant à la France ses atouts idéologiques (la nation) et ses solutions techniques (la conscription), elle refait lentement mais surement surface. C’est d’ailleurs un mode opératoire qui concerne l’ensemble de l’Europe. D’abord surpris par les nouvelles techniques révolutionnaires, les Etats vont petit à petit copier le modèle français pour mieux la combattre.

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En Russie, il faudra attendre l’invasion de 1812 pour voir le Tsar s’engager sur cette voie. Pour l’heure, la Russie est l’allié de Napoléon depuis Tilsit. Mais cette alliance demeure fragile, l’empire russe lorgnant avec convoitise sur la Pologne pourtant sous protection française. De plus, la Russie, depuis Pierre Le grand, ne peut accepter d’être repoussée vers l’Est et de fait ne se satisfera jamais d’un ordre européen dans laquelle elle serait marginalisée. La guerre semble donc imminente.

En Autriche, la grogne monte contre le système fédératif français. D’une part, Vienne a été dépossédée de toute influence en Allemagne. D’autre part, la perte de l’Italie du Nord lui ferme l’accès à la Méditerranée. Enclavée et dépossédée de ces territoires de l’Ouest, Vienne craint également la puissance russe à l’Est et l’Empire Ottoman au Sud. C’est pourquoi, elle accueille avec enthousiasme la rébellion paysanne menée par Andréas Hofer dans le Tyrol. Vienne profite également de l’affaire espagnole pour attaquer une armée française affaiblie.

Mais encore une fois, l’Autriche est défaite à Wagram tandis que les partisans d’Hofer sont impitoyablement massacrés par les troupes de Napoléon. La défaite est rude. François Ier d’Autriche est ainsi contraint de donner sa fille Marie-Louise en mariage à l’Empereur, ce dernier ayant décidé de répudier l’impératrice Joséphine parce qu’elle était incapable de lui donner un successeur. Le mariage avec l’archiduchesse d’Autriche sera d’ailleurs plus prolifique, la jeune femme lui donnera ainsi le fils (le roi d’Italie) qu’il espérait tant en Mars 1811.

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Les faiblesses du système fédératif

Le système fédératif souffre donc de plusieurs points d’incohérence donnant à l’ensemble de l’édifice un sentiment patent de fragilité. Tout d’abord, ce système ne s’appuie que sur le rapport de forces militaires favorable à la France et non sur une volonté des Etats. Que ce soit dans les Etats pontificaux qu’en Prusse, en Autriche ou en Russie, personne ne se satisfait de cette organisation de l’Europe. Il suffit dès lors que la France soit affaiblie militairement comme après Baylen pour qu’immédiatement les puissances européennes en profitent pour tenter de détruire le système.

De plus, ce système fédératif a été mis en œuvre surtout pour répondre à la stratégie napoléonienne du blocus continental contre l’Angleterre. Le problème vient du fait qu’en perdant le contrôle des mers à Trafalgar (1805), Napoléon ne peut réussir à asphyxier cette île qu’à condition de contrôler l’ensemble des ports du continent servant de vois d’accès aux produits anglais. De là une fuite en avant permanente de la conquête militaire de la part d’une France de plus en plus incapable à soutenir le rythme. Le « bourbier » espagnol montre d’ailleurs à quel point la France s’épuise dans cette stratégie.

L’empereur est donc à un tournant dans sa politique. Ses victoires militaires masquent en réalité l’impasse stratégique de toute sa politique pour l’Europe.  En d’autres termes, Napoléon continue à remporter des victoires tout en s’éloignant chaque jour davantage de remporter la guerre.

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

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