Jacques Bainville n’est pas ce qu’on pourrait appeler un historien pur souche. « Journaliste assez habile, voilà tout », comme il aimait le rappeler, son travail n’eût jamais l’aura d’un Michelet, d’un Taine ou d’un Lavisse. Trop journaliste, d’un côté, trop à droite, surtout. Car faut-il se souvenir que Bainville n’acquière la célébrité qu’en 1900 avec sa biographie de Louis II de Bavière, c’est-à-dire quelques mois seulement après cette guerre civile franco-française que fut l’affaire Dreyfus.
Membre de l’Action Française, royaliste de cœur et de raison, il ne pouvait que s’attirer les foudres de la Gauche tant jaurésienne que républicaine. C’est pourquoi son œuvre fut toujours l’objet d’une forme de soupçon. Souhaite-t-il réhabiliter les travaux historiques du marseillais Thiers que déjà on y voit l’écrivain royaliste réhabiliter le liquidateur de la Commune. Souhaite-t-il critiquer la Paix de Versailles signée par Clémenceau qu’on y voit encore le royaliste s’en prendre à la République.
Malgré son magistrale Conséquences politiques de la paix (1919), Bainville ne devient populaire qu’avec son Histoire de France publiée en 1924. Salué unanimement par la critique, qu’elle soit de Gauche ou de Droite, son livre sera l’ouvrage historique de référence de plusieurs générations de français. Enivré du succès de l’Histoire de France, l’éditeur commande à Bainville une biographie de Napoléon.
Pour l’historien, écrire sur Bonaparte représente un véritable défi d’autant plus que même à son époque l’Empereur déchaîne encore les passions. Bainville sait que son Napoléon soulèvera des polémiques et qu’il ne sera pas épargné par la critique. Ainsi, lorsqu’il publie son Napoléon en 1931, il s’attend à passer des mois difficiles.
Pourtant, à sa grande surprise, la publication fut un triomphe. Superbement écrite, on la lit aussi facilement qu’un Roman. Bainville a en fait réussi l’impossible : combiner l’érudition historique dans une écriture romanesque. Son Napoléon est équilibré, à la fois génial et soumis à la fatalité de l’histoire.
D’un côté, « sa personnalité échappe sur tous les points à la commune mesure » (1). De l’autre, « son ambition, sa volonté n’auraient rien pu, même après Brumaire, si elles n’avaient été dans le sens des choses ». Bainville fait de l’Empereur un héros machiavélien, tout à la fois héros et victime de la Virtu et de la Fortuna. Sa conclusion se veut néanmoins sévère avec l’épopée napoléonienne : « sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé » (1).
Pour Bainville, Napoléon est un génie captif. Génie car ses extraordinaires dispositions militaires lui ont permis durant plus de quinze ans de repousser l’inévitable effondrement de l’Empire. Captif car dès le début, Napoléon sera prisonnier de l’héritage révolutionnaire et de son obsession pour les « frontières naturelles ». C’est sur ce dernier point que Bainville apporte une contribution décisive à l’historiographie napoléonienne. Personne avant lui, en effet, n’avait pensé à cette « épée de Damoclès » révolutionnaire au-dessus de Bonaparte. Or, cette épée, ce sera la Belgique et la rive gauche du Rhin.
Napoléon sera ainsi contraint de faire la guerre à toute l’Europe au nom des « frontières naturelles ». Jamais, l’Empereur ne pourra se résigner à abandonner ces limites sans voir son propre trône menacé. « Il fallut aller à Moscou pour avoir voulu conquérir en une enjambée la Belgique et la rive gauche du Rhin, et l’un ne fut pas plus insensé que l’autre » (1). On se trompe si l’on pense que Napoléon avait le choix entre la guerre et la paix. C’est par la guerre qu’il avait conquis son trône, c’est par elle qu’il s’y est maintenu et c’est encore par elle qui le perdit.
La guerre de la Révolution
Pour bien comprendre la politique napoléonienne, il est nécessaire avant tout de comprendre la dynamique de la guerre révolutionnaire. Au fond, ce sont ces guerres de la Révolution que Bonaparte continua jusqu’en 1815. Celles-ci font d’ailleurs l’objet de débats très passionnés tant la motivation des révolutionnaires est peu claire et influencée par une forte d’ose d’idéologie.
En effet, ce ne fut pas l’Europe des Rois qui déclara la guerre à la France révolutionnaire mais la Révolution qui vota la déclaration de guerre. La Prusse, l’Autriche et la Russie avaient alors les yeux tournés non sur Paris mais sur la Pologne tandis que Londres était dans une position d’attente.
L’historien François Furet fut sans doute celui qui comprit le mieux la dynamique interne de la Révolution poussant les girondins à choisir la guerre. En bref, les girondins de Brissot appuyés par Danton et un grand nombre de jacobins, à l’exception notable de Robespierre, comptaient sur la guerre pour capter à leur profit la dynamique révolutionnaire de sorte qu’en tant que chefs de guerre, ces parlementaires pourraient contrôler un processus révolutionnaire qui en grande partie leur échappait.
Mais si Furet a bien vu les causes internes, il fait ensuite des guerres révolutionnaires une sorte de croisade idéologique contre l’Ancien Régime partout en Europe. Or, si tel était le cas, pourquoi la Convention n’a-t-elle déclaré la guerre qu’au seul roi « de Hongrie et de Bohême » et non à l’Europe toute entière ? Bien que je ne conteste pas le fort degré idéologique de la guerre révolutionnaire, les objectifs de cette dernière me semblent nettement plus limités que ce que croit Furet.
En réalité, Furet sous-estime l’importance de la question des « frontières naturelles » dont il ne voit qu’un simple voile à l’universalisme révolutionnaire. Pourtant, cette problématique me semble centrale pour comprendre les guerres de la Révolution et de l’Empire. La théorie des « Frontières naturelles » fut en fait au cœur de la politique de la Convention. Anacharsis Cloots, qui deviendra un des révolutionnaires les plus influents, se posa comme le premier à insister sur cette question dans son ouvrage publié en 1786 Vœux d’un Gallophile. Plus tard, le ministre de la guerre Dumouriez (en image) fera des « frontières naturelles » la cause principale de la déclaration de guerre du 20 Avril 1792.
Cette théorie des « frontières naturelles » fut donc l’élément cardinal de la guerre, tout aussi bien son moteur que son objectif affiché. Mais que sont précisément ces « frontières naturelles » qui agitent tant les révolutionnaires ? C’est Danton qui en propose la définition la plus nette : « les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République ».
En vrai, il convient d’ajouter la Belgique à ces frontières. En effet, le thème des « frontières naturelles » est en réalité très marqué par une forme de retour aux origines vers la Gaule romaine. Je m’explique. Dès la fin de l’ancien Régime, la société française s’interroge sur l’origine de son ordre social et surtout sur la légitimité du pouvoir monarchique. Pour des auteurs célèbres comme Sieyès ou Cloots, la monarchie des Bourbons ne tire en fait sa légitimité que sur une organisation sociale et politique issue des invasions franques à la chute de l’Empire Romain.
Sieyès (en image) écrivait ainsi : « Le tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? La Nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. » (2)
Pour délégitimer l’ordre monarchique, il est donc nécessaire de replacer les origines de la France avant les conquêtes franques, c’est-à-dire au moment de la Gaule romaine. De là, se joue une identification dans les frontières qui jouera un rôle primordial dans la politique française de la Révolution jusqu’en 1815. Dans les esprits, la Monarchie des Bourbons s’identifie aux frontières de 1789 tandis que la Révolution s’identifie aux anciennes frontières de la Gaule, ce qu’on nomme « les frontières naturelles ».
Ainsi, l’identification du régime aux frontières pousse les révolutionnaires à revendiquer la rive gauche du Rhin et la Belgique, qui faisaient toutes deux parties en effet de l’ancienne Gaule. C’est pourquoi la Convention ne déclara la guerre tout d’abord qu’à la seule Autriche à travers le terme de « Roi de Hongrie et de Bohême » comme pour bien signifier que l’Autriche n’a aucun droit sur le Rhin et sur la Belgique (Pays-bas autrichiens).
Or, comme l’a remarquablement souligné Jacques Bainville, l’Angleterre ne peut laisser la France annexer la Belgique. En effet, les ports belges, surtout celui d’Anvers, sont les points d’entrée des marchandises anglaises dans son principal marché qu’est l’Europe. La France révolutionnaire se retrouve donc en face de deux ennemis qui lui contestent ses frontières naturelles : l’Angleterre et l’Autriche. Toute la politique de la France depuis 1792 sera dès lors de contraindre ces pays à lui reconnaître ces territoires ce qui se révélera être impossible pour les anglais, protégés qu’ils sont par la puissance de leur flotte.
Ce qu’il faut bien comprendre dans cette guerre, c’est qu’en reposant sa légitimité sur les « frontières naturelles », la Révolution se condamne à mener une guerre perpétuelle jusqu’à la défaite définitive de ses ennemis anglais et autrichiens. En d’autres termes, la France révolutionnaire ne peut pas revenir aux frontières de 1789, associées à l’Ancien Régime. D’ailleurs, à l’intérieur de ces frontières, seul un Bourbon a la légitimité pour gouverner la France. C’est pourquoi, comme l’a très bien compris Talleyrand, le premier acte de la Restauration des Bourbons fut de rendre intangible les frontières de 1789.
Napoléon et la guerre révolutionnaire
Lorsque la Révolution décida de porter le fer contre l’Autriche en Avril 1792, Bonaparte était occupé « à des coups de main dans les rues d’Ajaccio ». Son avenir, il le voyait encore en Corse avec Paoli et ce peuple dont Rousseau disait déjà « qu’il étonnerait le monde ». Des opportunités laissées par la Révolution, il ne s’y intéressait guère. La France n’est alors pour lui que l’odieux occupant qui depuis Louis XV souille le sol corse. Il faudra attendre que Paoli livre l’île aux anglais pour voir Bonaparte enfin se réconcilier avec la Révolution.
L’annexion de la Belgique de 1794 fut pour les anglais un véritable Casus Belli, un point de non-retour pour lequel toute une Nation fera les sacrifices nécessaires pour voir la France revenir dans ses anciennes limites de 89. Par la même, le destin de Bonaparte fut scellé. Revenu de ces illusions corses, ce dernier épousa la fortune de la Révolution. Battant les anglais à Toulon (d’ailleurs son unique victoire contre eux), il entra ensuite dans la légende en Italie contraignant l’Autriche à lui reconnaître la Belgique et la rive gauche du Rhin lors du traité de Campoformio. Entre-temps, il fut le bras armé de la Révolution pour écraser les royalistes devant l’Eglise Saint-Roch.
Quoi qu’il fasse, Napoléon le faisait pour la Révolution. Il en contracta alors une dette indélébile dont il ne saura jamais s’en échapper. N’était-il pas après tout membre du club des Jacobins d’Ajaccio et protégé d’Augustin Robespierre ? Toute sa légitimité, il la tenait de cette guerre révolutionnaire qu’il l’avait fait Général. Cette guerre, commencée pour rendre à la France ses frontières gallo-romaines, il la portera sur ses épaules comme un habit dont on peut se défaire. En y tirant sa légitimité, il ne pourra jamais revenir en arrière guerroyant contre toute l’Europe pour que celle-ci reconnaisse à la France ces sacro-saintes « frontières naturelles ».
« Ils dirent que la réunion de la Belgique par droit de conquête supposait que le peuple français serait toujours le plus fort et dans un état de supériorité invariable, que l’Autriche serait abattue à jamais, que l’Angleterre abandonnerait le continent à la France. » (1) Oui mais voilà, pour atteindre son objectif, la Révolution devait vaincre l’Angleterre. Or, comment vaincre un pays protégé par la Manche et qui a surtout l’avantage de financer à crédit toutes ses dépenses militaires ? Il y a deux moyens. Soit, vous envahissez les îles britanniques mais cela suppose la maîtrise des mers. Soit, vous frappez au cœur de sa puissance : son commerce. De la première solution, Aboukir puis Trafalgar rendront impossible tout débarquement sur le sol anglais. De la seconde, elle poussera Bonaparte à s’aventurer en Egypte puis le conduira au Blocus Continental.
L’Angleterre sera ainsi l’ennemi constant de la Révolution et de l’Empire. Napoléon dira lui-même en 1805 que « l’Angleterre nous fera la guerre tant que nous conserverons la Belgique ». Jamais, elle ne pourra vaincre Napoléon sans alliances sur le continent mais à l’inverse jamais l’Empereur ne pourra espérer vaincre « la perfide Albion ». Il lui faut donc sans cesse recommencer la guerre car l’Angleterre ne manque pas de convaincre et de financer les puissances continentales contre Napoléon. De toute façon, elle a le suprême avantage d’attendre tranquillement que la France s’épuise pour ensuite lui imposer ses frontières de 89.
De cette équation, les français en concluent qu’il faut à la tête du pays un militaire, comme l’avait prévu Robespierre, capable d’apporter la paix intérieure et d’imposer à l’Europe ses frontières révolutionnaires. Contrairement à 1815, Bonaparte ne prit pas le pouvoir en 1799, les français le lui donnaient. Qui mieux que le général victorieux de Rivoli et d’Arcole pour conduire la guerre ? Bonaparte fut en réalité le remède idéal aux souhaits des français. Pour la guerre extérieure, son extraordinaire campagne d’Italie en a fait le plus grand de tous les généraux français. Pour la paix intérieure, son aversion bien connue pour les troubles révolutionnaires ainsi que le 13 Vendémiaire lui donnèrent une image d’un homme d’ordre.
Bien que le 18 Brumaire fût plus difficile que prévu, Murat l’ayant sorti alors d’une situation périlleuse comme il le sauvera plus tard sur le champ de bataille d’Eylau, Napoléon s’était fait livrer les clés de la maison France par le peuple français. Mais celui-ci réclamait une contrepartie de taille : conserver la Belgique et la rive gauche du Rhin. Or, à peine eût-il été nommé premier consul que l’Autriche menaça. Elle fut battue certes à Marengo puis contrainte de signer le traité de Lunéville qui reconnaissait les conquêtes révolutionnaires. Mais que valait la parole de l’Autriche ? comme à Campoformio, rien. Dès lors qu’elle serait de nouveau prête à combattre, aidée en plus financièrement par l’Angleterre, elle n’hésiterait pas à renier ses engagements.
Que fallait-il faire alors ? Renverser la maison d’Autriche ? Pour Napoléon, ce n’était qu’une pure folie tant lui-même souffrait d’un manque de solidité de son pouvoir. Déjà, Napoléon a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. Renverser les trônes, ce serait alors donner des idées à tous les comploteurs qui n’ont que le mot « usurpateur » dans la bouche. Napoléon n’a pas comme les Bourbons 1000 ans de légitimité capétienne pour le protéger. On oublie souvent l’extrême fragilité du pouvoir Napoléonien mais lui, conscient qu’il n’est au fond qu’un parvenu, sait sa position vulnérable.
C’est pourquoi, il s’ingénia le plus possible à consolider son pouvoir. Cette pente le mènera au consulat à vie, à l’exécution du Duc D’Enghien dans un fossé de Vincennes puis à l’Empire et enfin au mariage avec une princesse des Habsbourg. Bonaparte ne fut pas le Monk des Bourbons mais un monarque « par nécessité ». Car, en effet, comment comprendre cette cérémonie du sacre à Notre-Dame en présence du Pape si ce n’est la volonté de se donner une légitimité presqu’intemporelle, équivalente aux Rois de France sacrés à Reims. Comment, de plus, expliquer son mariage avec Marie-Louise si ce n’est par le désir de donner à son nom la légitimité d’une des plus grandes familles d’Europe.
Napoléon est donc pris dans une contradiction fondamentale. Enfant des guerres révolutionnaires, il doit tout à la fois défendre les conquêtes de la Révolution tout en se donnant une légitimité aussi solide que les monarchies d’Europe. « Ainsi naît en lui un sentiment nouveau qui fera un homme double comme ses intérêts eux-mêmes, monarchique par situation, révolutionnaire par les racines de son pouvoir et ne pouvant fonder sa monarchie qu’en gardant le contact avec la Révolution. » (1) Rien ne lui était donc plus étranger que renverser les trônes. C’est d’ailleurs pourquoi il tenait en si peu d’estime les régicides comme Fouché et Sieyès. Fils de la Révolution, il était conservateur par principe, faisant de la monarchie, selon Thiers, le « port où la Révolution vient se réfugier ».
De cette situation paradoxale lui venait une grande faiblesse qui contribua à la guerre permanente. En effet, si les souverains n’avaient aucune crainte de se faire renverser, pourquoi aurait-il eu peur d’affronter Napoléon. Certes, ils auraient perdu des territoires comme la Prusse en 1806 et l’Autriche en 1809, mais après il pourrait se préparer tranquillement pour une revanche en attendant patiemment un affaiblissement de la France. Au fond, tous les traités de paix, Tilsit, Erfurt, Vienne, n’ont été que des accords de dupes servant aux vaincus de masques juridiques afin de gagner du temps. D’Alexandre (Tsar de Russie), de François (Empereur d’Autriche) et de Frédéric-Guillaume (Roi de Prusse), Napoléon disait : « Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe mais ils n’osent pas s’y réunir ».
De cela, Napoléon en était parfaitement conscient mais tant que l’Angleterre ne sera pas défaite, cette situation perdura. On peut comprendre dès lors son enthousiasme pour la paix d’Amiens. Or, pour le cabinet britannique, cette paix n’était qu’une trêve, rien de plus. Dès que Londres put former une nouvelle coalition avec l’Autriche et la Russie, elle déchira le traité comme un vulgaire bout de papier. Les autrichiens et les russes furent battus à Ulm et à Austerlitz (1805) mais tous ces sacrifices, au fond, ne servaient à rien tant que l’Angleterre était inatteignable.
Dès l’années suivante, l’Angleterre forma ainsi une autre coalition, cette fois-ci avec la Prusse et la Russie. Iéna, Auerstedt, Eylau, Friedland, toutes ces victoires pour au final arriver toujours au même point : les « frontières naturelles » ne sont toujours pas reconnues. Napoléon dégaina alors l’arme du Blocus continental où il s’agit de « répondre à la clôture de la mer par celle de la terre ». Ce sera un échec. Pire, elle le poussera à envahir toute l’Europe pour fermer les ports aux produits anglais.
La guerre d’Espagne, Wagram, l’enlèvement du Pape, la campagne de Russie, tout cela s’est fait au nom du Blocus. Pour Napoléon, il fallait donc entrer à Madrid et à Moscou pour défendre l’annexion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. A force, les anglais gagnèrent leur pari. Petit à petit, ce fut toute l’Europe qui se leva contre « l’ogre ». Pendant longtemps, l’Empereur put jouer sur les divisions entre les puissances européennes. La Prusse laissa ainsi l’Autriche se faire écraser en 1805 et en 1809. La Russie abandonna également l’Autriche en 1809 tandis que Berlin et Vienne participeront à la campagne de Russie avec les Français. En réalité, chaque puissance utilisa Napoléon pour affaiblir son voisin et pour se voir attribuer par l’Empereur de nouveaux territoires.
Après la campagne de Russie, tout changea. Cette fois-ci, Napoléon dut affronter toute l’Europe. A Leipzig, même les allemands trahiront la cause de l’Empereur. A la fin de l’année 1813, les « frontières naturelles » furent sur le point d’être envahi. On lui conseilla alors de s’en débarrasser, de revenir au territoire de 89. Ce fut impossible. Pour Napoléon, renoncer aux frontières naturelles, c’était renier la pierre angulaire sur lequel reposait toute sa légitimité. « Tôt ou tard on reconnaîtra que j’avais plus d’intérêt qu’un autre à faire la paix, que je le savais et que, si je ne l’ai pas faite, c’est qu’apparemment je ne l’ai pas pu » (Napoléon).
Alors Bonaparte tenta un baroud d’honneur lors de la campagne de France mais c’était trop tard. La prise de paris par les cosaques puis la défection des maréchaux le forcèrent à abdiquer. Comme l’avait prévu Talleyrand, seul un Bourbon pouvait accepter le retour d’une France à ses frontières de 89. Pourtant, le coup d’état de Napoléon qui l’a mené aux Cent-Jours remit une nouvelle fois la question des « frontières naturelles » sur la table.
Devenu « démagogue » de la Révolution, l’Empereur tenait encore plus de celle-ci la légitimité de son pouvoir. Il était impossible de revenir sur la Belgique et sur le Rhin sans se compromettre. Ce fut d’ailleurs justement pour reprendre la Belgique, à Waterloo, que Napoléon connut sa défaite définitive.
Bonaparte fut donc prisonnier des conquêtes de la Révolution. Tirant sa légitimité de cette dernière, il ne pouvait abandonner la revendication des « frontières naturelles » sans voir son pouvoir se dérober. Mais si l’Autriche, la Prusse ou la Russie, pouvaient être vaincues militairement, l’Angleterre, elle, était inaccessible. Or, pour les anglais, il ne fallait en aucun cas que la Belgique devienne française si bien que Londres attendit avec patience l’inévitable épuisement de l’Empire. Protégée par sa domination maritime depuis Trafalgar, l’Angleterre réussit en 1815 son pari. La France, revenue dans ses frontières de 89, ne menaça plus les débouchés britanniques sur le continent. Napoléon, quant à lui, n’avait fait par son génie que repousser l’inévitable, en vain.
C’est pourquoi Bainville pouvait écrire que l’Empereur fut un illusionniste de la victoire qui a fait perdurer par son talent le rêve révolutionnaire. Pendant, plus de quinze ans, il a remporté victoires sur victoires tout en étant battu d’avance. Au final, malgré ses prodiges, l’Empire de Bonaparte fut bien « un lamentable échec ». Mais cet échec s’est écoulé « avec la rapidité d’un songe si prodigieusement remplis, coupés de si peu de haltes et de trêves, dans une sorte d’impatience d’arriver plus vite à la catastrophe, chargés enfin de tant événements grandioses que ce règne, en vérité si court, semble avoir duré un siècle » (1).
(1) Jacques Bainville, Napoléon (1931)
(2) Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789)