Le Roman de Napoléon (15/15) : partie 2 : Le Napoléon de Jacques Bainville

Le Roman de Napoléon (15/15) : partie 2 : Le Napoléon de Jacques Bainville

Jacques Bainville n’est pas ce qu’on pourrait appeler un historien pur souche. « Journaliste assez habile, voilà tout », comme il aimait le rappeler, son travail n’eût jamais l’aura d’un Michelet, d’un Taine ou d’un Lavisse. Trop journaliste, d’un côté, trop à droite, surtout. Car faut-il se souvenir que Bainville n’acquière la célébrité qu’en 1900 avec sa biographie de Louis II de Bavière, c’est-à-dire quelques mois seulement après cette guerre civile franco-française que fut l’affaire Dreyfus.

Membre de l’Action Française, royaliste de cœur et de raison, il ne pouvait que s’attirer les foudres de la Gauche tant jaurésienne que républicaine. C’est pourquoi son œuvre fut toujours l’objet d’une forme de soupçon. Souhaite-t-il réhabiliter les travaux historiques du marseillais Thiers que déjà on y voit l’écrivain royaliste réhabiliter le liquidateur de la Commune. Souhaite-t-il critiquer la Paix de Versailles signée par Clémenceau qu’on y voit encore le royaliste s’en prendre à la République.

Malgré son magistrale Conséquences politiques de la paix (1919), Bainville ne devient populaire qu’avec son Histoire de France publiée en 1924. Salué unanimement par la critique, qu’elle soit de Gauche ou de Droite, son livre sera l’ouvrage historique de référence de plusieurs générations de français. Enivré du succès de l’Histoire de France, l’éditeur commande à Bainville une biographie de Napoléon.

Bainville

 

Pour l’historien, écrire sur Bonaparte représente un véritable défi d’autant plus que même à son époque l’Empereur déchaîne encore les passions. Bainville sait que son Napoléon soulèvera des polémiques et qu’il ne sera pas épargné par la critique. Ainsi, lorsqu’il publie son Napoléon en 1931, il s’attend à passer des mois difficiles.

Pourtant, à sa grande surprise, la publication fut un triomphe. Superbement écrite, on la lit aussi facilement qu’un Roman. Bainville a en fait réussi l’impossible : combiner l’érudition historique dans une écriture romanesque. Son Napoléon est équilibré, à la fois génial et soumis à la fatalité de l’histoire.

D’un côté, « sa personnalité échappe sur tous les points à la commune mesure » (1). De l’autre, « son ambition, sa volonté n’auraient rien pu, même après Brumaire, si elles n’avaient été dans le sens des choses ». Bainville fait de l’Empereur un héros machiavélien, tout à la fois héros et victime de la Virtu et de la Fortuna. Sa conclusion se veut néanmoins sévère avec l’épopée napoléonienne : « sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé » (1).

Pour Bainville, Napoléon est un génie captif. Génie car ses extraordinaires dispositions militaires lui ont permis durant plus de quinze ans de repousser l’inévitable effondrement de l’Empire. Captif car dès le début, Napoléon sera prisonnier de l’héritage révolutionnaire et de son obsession pour les « frontières naturelles ». C’est sur ce dernier point que Bainville apporte une contribution décisive à l’historiographie napoléonienne. Personne avant lui, en effet, n’avait pensé à cette « épée de Damoclès » révolutionnaire au-dessus de Bonaparte. Or, cette épée, ce sera la Belgique et la rive gauche du Rhin.

Napoléon sera ainsi contraint de faire la guerre à toute l’Europe au nom des « frontières naturelles ». Jamais, l’Empereur ne pourra se résigner à abandonner ces limites sans voir son propre trône menacé. « Il fallut aller à Moscou pour avoir voulu conquérir en une enjambée la Belgique et la rive gauche du Rhin, et l’un ne fut pas plus insensé que l’autre » (1). On se trompe si l’on pense que Napoléon avait le choix entre la guerre et la paix. C’est par la guerre qu’il avait conquis son trône, c’est par elle qu’il s’y est maintenu et c’est encore par elle qui le perdit.

 

La guerre de la Révolution

Pour bien comprendre la politique napoléonienne, il est nécessaire avant tout de comprendre la dynamique de la guerre révolutionnaire. Au fond, ce sont ces guerres de la Révolution que Bonaparte continua jusqu’en 1815. Celles-ci font d’ailleurs l’objet de débats très passionnés tant la motivation des révolutionnaires est peu claire et influencée par une forte d’ose d’idéologie.

En effet, ce ne fut pas l’Europe des Rois qui déclara la guerre à la France révolutionnaire mais la Révolution qui vota la déclaration de guerre. La Prusse, l’Autriche et la Russie avaient alors les yeux tournés non sur Paris mais sur la Pologne tandis que Londres était dans une position d’attente.

20 Avril 1792

 

L’historien François Furet fut sans doute celui qui comprit le mieux la dynamique interne de la Révolution poussant les girondins à choisir la guerre. En bref, les girondins de Brissot appuyés par Danton et un grand nombre de jacobins, à l’exception notable de Robespierre, comptaient sur la guerre pour capter à leur profit la dynamique révolutionnaire de sorte qu’en tant que chefs de guerre, ces parlementaires pourraient contrôler un processus révolutionnaire qui en grande partie leur échappait.

Mais si Furet a bien vu les causes internes, il fait ensuite des guerres révolutionnaires une sorte de croisade idéologique contre l’Ancien Régime partout en Europe. Or, si tel était le cas, pourquoi la Convention n’a-t-elle déclaré la guerre qu’au seul roi « de Hongrie et de Bohême » et non à l’Europe toute entière ? Bien que je ne conteste pas le fort degré idéologique de la guerre révolutionnaire, les objectifs de cette dernière me semblent nettement plus limités que ce que croit Furet.

En réalité, Furet sous-estime l’importance de la question des « frontières naturelles » dont il ne voit qu’un simple voile à l’universalisme révolutionnaire. Pourtant, cette problématique me semble centrale pour comprendre les guerres de la Révolution et de l’Empire. La théorie des « Frontières naturelles » fut en fait au cœur de la politique de la Convention. Anacharsis Cloots, qui deviendra un des révolutionnaires les plus influents, se posa comme le premier à insister sur cette question dans son ouvrage publié en 1786 Vœux d’un Gallophile. Plus tard, le ministre de la guerre Dumouriez (en image) fera des « frontières naturelles » la cause principale de la déclaration de guerre du 20 Avril 1792.

dumouriez

 

Cette théorie des « frontières naturelles » fut donc l’élément cardinal de la guerre, tout aussi bien son moteur que son objectif affiché. Mais que sont précisément ces « frontières naturelles » qui agitent tant les révolutionnaires ? C’est Danton qui en propose la définition la plus nette : « les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République ».

En vrai, il convient d’ajouter la Belgique à ces frontières. En effet, le thème des « frontières naturelles » est en réalité très marqué par une forme de retour aux origines vers la Gaule romaine. Je m’explique. Dès la fin de l’ancien Régime, la société française s’interroge sur l’origine de son ordre social et surtout sur la légitimité du pouvoir monarchique. Pour des auteurs célèbres comme Sieyès ou Cloots, la monarchie des Bourbons ne tire en fait sa légitimité que sur une organisation sociale et politique issue des invasions franques à la chute de l’Empire Romain.

Sieyès (en image) écrivait ainsi : « Le tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? La Nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. » (2)

sieyes-abbePour délégitimer l’ordre monarchique, il est donc nécessaire de replacer les origines de la France avant les conquêtes franques, c’est-à-dire au moment de la Gaule romaine. De là, se joue une identification dans les frontières qui jouera un rôle primordial dans la politique française de la Révolution jusqu’en 1815. Dans les esprits, la Monarchie des Bourbons s’identifie aux frontières de 1789 tandis que la Révolution s’identifie aux anciennes frontières de la Gaule, ce qu’on nomme « les frontières naturelles ».

Ainsi, l’identification du régime aux frontières pousse les révolutionnaires à revendiquer la rive gauche du Rhin et la Belgique, qui faisaient toutes deux parties en effet de l’ancienne Gaule. C’est pourquoi la Convention ne déclara la guerre tout d’abord qu’à la seule Autriche à travers le terme de « Roi de Hongrie et de Bohême » comme pour bien signifier que l’Autriche n’a aucun droit sur le Rhin et sur la Belgique (Pays-bas autrichiens).

Or, comme l’a remarquablement souligné Jacques Bainville, l’Angleterre ne peut laisser la France annexer la Belgique. En effet, les ports belges, surtout celui d’Anvers, sont les points d’entrée des marchandises anglaises dans son principal marché qu’est l’Europe. La France révolutionnaire se retrouve donc en face de deux ennemis qui lui contestent ses frontières naturelles : l’Angleterre et l’Autriche. Toute la politique de la France depuis 1792 sera dès lors de contraindre ces pays à lui reconnaître ces territoires ce qui se révélera être impossible pour les anglais, protégés qu’ils sont par la puissance de leur flotte.

Ce qu’il faut bien comprendre dans cette guerre, c’est qu’en reposant sa légitimité sur les « frontières naturelles », la Révolution se condamne à mener une guerre perpétuelle jusqu’à la défaite définitive de ses ennemis anglais et autrichiens. En d’autres termes, la France révolutionnaire ne peut pas revenir aux frontières de 1789, associées à l’Ancien Régime. D’ailleurs, à l’intérieur de ces frontières, seul un Bourbon a la légitimité pour gouverner la France. C’est pourquoi, comme l’a très bien compris Talleyrand, le premier acte de la Restauration des Bourbons fut de rendre intangible les frontières de 1789.

 

 Napoléon et la guerre révolutionnaire

Lorsque la Révolution décida de porter le fer contre l’Autriche en Avril 1792, Bonaparte était occupé « à des coups de main dans les rues d’Ajaccio ». Son avenir, il le voyait encore en Corse avec Paoli et ce peuple dont Rousseau disait déjà « qu’il étonnerait le monde ». Des opportunités laissées par la Révolution, il ne s’y intéressait guère. La France n’est alors pour lui que l’odieux occupant qui depuis Louis XV souille le sol corse. Il faudra attendre que Paoli livre l’île aux anglais pour voir Bonaparte enfin se réconcilier avec la Révolution.

L’annexion de la Belgique de 1794 fut pour les anglais un véritable Casus Belli, un point de non-retour pour lequel toute une Nation fera les sacrifices nécessaires pour voir la France revenir dans ses anciennes limites de 89. Par la même, le destin de Bonaparte fut scellé. Revenu de ces illusions corses, ce dernier épousa la fortune de la Révolution. Battant les anglais à Toulon (d’ailleurs son unique victoire contre eux), il entra ensuite dans la légende en Italie contraignant l’Autriche à lui reconnaître la Belgique et la rive gauche du Rhin lors du traité de Campoformio. Entre-temps, il fut le bras armé de la Révolution pour écraser les royalistes devant l’Eglise Saint-Roch.

13 vendémiaire

 

Quoi qu’il fasse, Napoléon le faisait pour la Révolution. Il en contracta alors une dette indélébile dont il ne saura jamais s’en échapper. N’était-il pas après tout membre du club des Jacobins d’Ajaccio et protégé d’Augustin Robespierre ? Toute sa légitimité, il la tenait de cette guerre révolutionnaire qu’il l’avait fait Général. Cette guerre, commencée pour rendre à la France ses frontières gallo-romaines, il la portera sur ses épaules comme un habit dont on peut se défaire. En y tirant sa légitimité, il ne pourra jamais revenir en arrière guerroyant contre toute l’Europe pour que celle-ci reconnaisse à la France ces sacro-saintes « frontières naturelles ».

« Ils dirent que la réunion de la Belgique par droit de conquête supposait que le peuple français serait toujours le plus fort et dans un état de supériorité invariable, que l’Autriche serait abattue à jamais, que l’Angleterre abandonnerait le continent à la France. » (1) Oui mais voilà, pour atteindre son objectif, la Révolution devait vaincre l’Angleterre. Or, comment vaincre un pays protégé par la Manche et qui a surtout l’avantage de financer à crédit toutes ses dépenses militaires ? Il y a deux moyens. Soit, vous envahissez les îles britanniques mais cela suppose la maîtrise des mers. Soit, vous frappez au cœur de sa puissance : son commerce. De la première solution, Aboukir puis Trafalgar rendront impossible tout débarquement sur le sol anglais. De la seconde, elle poussera Bonaparte à s’aventurer en Egypte puis le conduira au Blocus Continental.

trafalgar

 

L’Angleterre sera ainsi l’ennemi constant de la Révolution et de l’Empire. Napoléon dira lui-même en 1805 que « l’Angleterre nous fera la guerre tant que nous conserverons la Belgique ». Jamais, elle ne pourra vaincre Napoléon sans alliances sur le continent mais à l’inverse jamais l’Empereur ne pourra espérer vaincre « la perfide Albion ». Il lui faut donc sans cesse recommencer la guerre car l’Angleterre ne manque pas de convaincre et de financer les puissances continentales contre Napoléon. De toute façon, elle a le suprême avantage d’attendre tranquillement que la France s’épuise pour ensuite lui imposer ses frontières de 89.

De cette équation, les français en concluent qu’il faut à la tête du pays un militaire, comme l’avait prévu Robespierre, capable d’apporter la paix intérieure et d’imposer à l’Europe ses frontières révolutionnaires. Contrairement à 1815, Bonaparte ne prit pas le pouvoir en 1799, les français le lui donnaient. Qui mieux que le général victorieux de Rivoli et d’Arcole pour conduire la guerre ? Bonaparte fut en réalité le remède idéal aux souhaits des français. Pour la guerre extérieure, son extraordinaire campagne d’Italie en a fait le plus grand de tous les généraux français. Pour la paix intérieure, son aversion bien connue pour les troubles révolutionnaires ainsi que le 13 Vendémiaire lui donnèrent une image d’un homme d’ordre.

Bien que le 18 Brumaire fût plus difficile que prévu, Murat l’ayant sorti alors d’une situation périlleuse comme il le sauvera plus tard sur le champ de bataille d’Eylau, Napoléon s’était fait livrer les clés de la maison France par le peuple français. Mais celui-ci réclamait une contrepartie de taille : conserver la Belgique et la rive gauche du Rhin. Or, à peine eût-il été nommé premier consul que l’Autriche menaça. Elle fut battue certes à Marengo puis contrainte de signer le traité de Lunéville qui reconnaissait les conquêtes révolutionnaires. Mais que valait la parole de l’Autriche ? comme à Campoformio, rien. Dès lors qu’elle serait de nouveau prête à combattre, aidée en plus financièrement par l’Angleterre, elle n’hésiterait pas à renier ses engagements.

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Que fallait-il faire alors ? Renverser la maison d’Autriche ? Pour Napoléon, ce n’était qu’une pure folie tant lui-même souffrait d’un manque de solidité de son pouvoir. Déjà, Napoléon a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. Renverser les trônes, ce serait alors donner des idées à tous les comploteurs qui n’ont que le mot « usurpateur » dans la bouche. Napoléon n’a pas comme les Bourbons 1000 ans de légitimité capétienne pour le protéger. On oublie souvent l’extrême fragilité du pouvoir Napoléonien mais lui, conscient qu’il n’est au fond qu’un parvenu, sait sa position vulnérable.

C’est pourquoi, il s’ingénia le plus possible à consolider son pouvoir. Cette pente le mènera au consulat à vie, à l’exécution du Duc D’Enghien dans un fossé de Vincennes puis à l’Empire et enfin au mariage avec une princesse des Habsbourg. Bonaparte ne fut pas le Monk des Bourbons mais un monarque « par nécessité ». Car, en effet, comment comprendre cette cérémonie du sacre à Notre-Dame en présence du Pape si ce n’est la volonté de se donner une légitimité presqu’intemporelle, équivalente aux Rois de France sacrés à Reims. Comment, de plus, expliquer son mariage avec Marie-Louise si ce n’est par le désir de donner à son nom la légitimité d’une des plus grandes familles d’Europe.

Napoléon est donc pris dans une contradiction fondamentale. Enfant des guerres révolutionnaires, il doit tout à la fois défendre les conquêtes de la Révolution tout en se donnant une légitimité aussi solide que les monarchies d’Europe. « Ainsi naît en lui un sentiment nouveau qui fera un homme double comme ses intérêts eux-mêmes, monarchique par situation, révolutionnaire par les racines de son pouvoir et ne pouvant fonder sa monarchie qu’en gardant le contact avec la Révolution. » (1) Rien ne lui était donc plus étranger que renverser les trônes. C’est d’ailleurs pourquoi il tenait en si peu d’estime les régicides comme Fouché et Sieyès. Fils de la Révolution, il était conservateur par principe, faisant de la monarchie, selon Thiers, le « port où la Révolution vient se réfugier ».

sacre

 

De cette situation paradoxale lui venait une grande faiblesse qui contribua à la guerre permanente. En effet, si les souverains n’avaient aucune crainte de se faire renverser, pourquoi aurait-il eu peur d’affronter Napoléon. Certes, ils auraient perdu des territoires comme la Prusse en 1806 et l’Autriche en 1809, mais après il pourrait se préparer tranquillement pour une revanche en attendant patiemment un affaiblissement de la France. Au fond, tous les traités de paix, Tilsit, Erfurt, Vienne, n’ont été que des accords de dupes servant aux vaincus de masques juridiques afin de gagner du temps. D’Alexandre (Tsar de Russie), de François (Empereur d’Autriche) et de Frédéric-Guillaume (Roi de Prusse), Napoléon disait : « Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe mais ils n’osent pas s’y réunir ».

De cela, Napoléon en était parfaitement conscient mais tant que l’Angleterre ne sera pas défaite, cette situation perdura. On peut comprendre dès lors son enthousiasme pour la paix d’Amiens. Or, pour le cabinet britannique, cette paix n’était qu’une trêve, rien de plus. Dès que Londres put former une nouvelle coalition avec l’Autriche et la Russie, elle déchira le traité comme un vulgaire bout de papier. Les autrichiens et les russes furent battus à Ulm et à Austerlitz (1805) mais tous ces sacrifices, au fond, ne servaient à rien tant que l’Angleterre était inatteignable.

Dès l’années suivante, l’Angleterre forma ainsi une autre coalition, cette fois-ci avec la Prusse et la Russie. Iéna, Auerstedt, Eylau, Friedland, toutes ces victoires pour au final arriver toujours au même point : les « frontières naturelles » ne sont toujours pas reconnues. Napoléon dégaina alors l’arme du Blocus continental où il s’agit de « répondre à la clôture de la mer par celle de la terre ». Ce sera un échec. Pire, elle le poussera à envahir toute l’Europe pour fermer les ports aux produits anglais.

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La guerre d’Espagne, Wagram, l’enlèvement du Pape, la campagne de Russie, tout cela s’est fait au nom du Blocus. Pour Napoléon, il fallait donc entrer à Madrid et à Moscou pour défendre l’annexion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. A force, les anglais gagnèrent leur pari. Petit à petit, ce fut toute l’Europe qui se leva contre « l’ogre ». Pendant longtemps, l’Empereur put jouer sur les divisions entre les puissances européennes. La Prusse laissa ainsi l’Autriche se faire écraser en 1805 et en 1809. La Russie abandonna également l’Autriche en 1809 tandis que Berlin et Vienne participeront à la campagne de Russie avec les Français. En réalité, chaque puissance utilisa Napoléon pour affaiblir son voisin et pour se voir attribuer par l’Empereur de nouveaux territoires.

Après la campagne de Russie, tout changea. Cette fois-ci, Napoléon dut affronter toute l’Europe. A Leipzig, même les allemands trahiront la cause de l’Empereur. A la fin de l’année 1813, les « frontières naturelles » furent sur le point d’être envahi. On lui conseilla alors de s’en débarrasser, de revenir au territoire de 89. Ce fut impossible. Pour Napoléon, renoncer aux frontières naturelles, c’était renier la pierre angulaire sur lequel reposait toute sa légitimité. « Tôt ou tard on reconnaîtra que j’avais plus d’intérêt qu’un autre à faire la paix, que je le savais et que, si je ne l’ai pas faite, c’est qu’apparemment je ne l’ai pas pu » (Napoléon).

Alors Bonaparte tenta un baroud d’honneur lors de la campagne de France mais c’était trop tard. La prise de paris par les cosaques puis la défection des maréchaux le forcèrent à abdiquer. Comme l’avait prévu Talleyrand, seul un Bourbon pouvait accepter le retour d’une France à ses frontières de 89. Pourtant, le coup d’état de Napoléon qui l’a mené aux Cent-Jours remit une nouvelle fois la question des « frontières naturelles » sur la table.

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Devenu « démagogue » de la Révolution, l’Empereur tenait encore plus de celle-ci la légitimité de son pouvoir. Il était impossible de revenir sur la Belgique et sur le Rhin sans se compromettre. Ce fut d’ailleurs justement pour reprendre la Belgique, à Waterloo, que Napoléon connut sa défaite définitive.

Bonaparte fut donc prisonnier des conquêtes de la Révolution. Tirant sa légitimité de cette dernière, il ne pouvait abandonner la revendication des « frontières naturelles » sans voir son pouvoir se dérober. Mais si l’Autriche, la Prusse ou la Russie, pouvaient être vaincues militairement, l’Angleterre, elle, était inaccessible. Or, pour les anglais, il ne fallait en aucun cas que la Belgique devienne française si bien que Londres attendit avec patience l’inévitable épuisement de l’Empire. Protégée par sa domination maritime depuis Trafalgar, l’Angleterre réussit en 1815 son pari. La France, revenue dans ses frontières de 89, ne menaça plus les débouchés britanniques sur le continent. Napoléon, quant à lui, n’avait fait par son génie que repousser l’inévitable, en vain.

C’est pourquoi Bainville pouvait écrire que l’Empereur fut un illusionniste de la victoire qui a fait perdurer par son talent le rêve révolutionnaire. Pendant, plus de quinze ans, il a remporté victoires sur victoires tout en étant battu d’avance. Au final, malgré ses prodiges, l’Empire de Bonaparte fut bien « un lamentable échec ». Mais cet échec s’est écoulé « avec la rapidité d’un songe si prodigieusement remplis, coupés de si peu de haltes et de trêves, dans une sorte d’impatience d’arriver plus vite à la catastrophe, chargés enfin de tant événements grandioses que ce règne, en vérité si court, semble avoir duré un siècle » (1).

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(1) Jacques Bainville, Napoléon (1931)

(2) Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789)

 

Louis XVI : l’homme qui ne voulait pas être roi

Louis XVI : l’homme qui ne voulait pas être roi

Ce 21 janvier 1793, la foule se presse place de la Révolution. Tous souhaitent assister à ce moment historique : la mort du Roi. La guillotine est prête. Personne ne le sait mais cette exécution sera le début d’une longue liste. La Révolution sera bientôt comme Saturne, elle dévorera ses propres enfants (1). Mais pour l’heure, c’est Louis XVI, « l’ennemi de la Révolution », qui monte sur l’échafaud. A la foule, il adresse ces derniers mots : « Peuple, je meurs innocent ». A 10 heures 22 précisément, le Roi est décapité, sa tête montrée par Sanson comme un trophée au bas instinct du peuple.

Louis XVI est mort en réalité comme il avait vécu, en subissant l’évènement au lieu d’en être le maître, en spectateur et non en acteur. Chez lui, l’indécision et l’inaction faisaient figure de politique. Quand bien même fut-il doté d’une certaine intelligence d’esprit et d’une réelle bienveillance envers son peuple, rien ne lui était plus étranger que l’art de gouverner.

De la mort de son grand-père Louis XV à ce jour fatidique du 21 Janvier 1793, la vie du Roi fut ainsi marquée du sceau de la fatalité d’une charge trop lourde à porter sur ses épaules. Louis XVI fut donc ce Roi étrange, difficile à saisir, prisonnier qu’il est dans un costume mal taillé. En clair, il ne fut jamais véritablement Roi et pour tout dire n’a jamais voulu en être un.

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Une prise de pouvoir sous les plus mauvais auspices

Dès son éducation, sa faiblesse de caractère le fait déjà remarquer auprès de ses précepteurs. N’est-il pas d’après son éducateur le Duc de Vauguyon le Faible des « quatres F » de la famille royale (2) ? La mort du Dauphin, son père, en 1765 ajoute à sa faiblesse l’inexpérience de la Politique. Vu l’âge avancé de Louis XV, il ne fait en effet aucun doute qu’il sera Roi d’ici seulement quelques années. Or, quelques années, c’est peu pour apprendre à être Roi. Tellement peu qu’à la mort de Louis XV le 10 Mai 1774, il n’est toujours pas prêt et ne le sera jamais.

La situation est pourtant périlleuse pour la Monarchie et pour la France. Le Royaume est en fait divisé entre ce que Furet (3) appellera plus tard deux « sociabilités politiques distinctes », c’est-à-dire « deux modes organisés de relations entre les citoyens (ou les sujets) et le pouvoir ». Ces deux sociabilités, en plus de s’ignorer totalement sur le plan des valeurs, s’affrontent pour conquérir la réalité du pouvoir politique.

La première d’entre elles est issue des coutumes et des traditions du Royaume. Elle est fondée sur la société d’ordres dans laquelle les inégalités sont de naissance et les places attribuées à l’avance. La loi ne provient pas des hommes mais de la tradition si bien que la légitimité royale repose moins sur le consentement des individus que sur le poids du passé. Tocqueville décrira cette société comme étant une « société aristocratique ».

La seconde sociabilité est l’exacte inverse de la première. C’est celle des Philosophes et des Lumières. Fondée sur l’égalité des citoyens au lieu de la hiérarchie des ordres, elle fait de la Volonté générale, au sens de Rousseau, l’unique vecteur de légitimité du souverain. Les hommes ne sont plus des sujets mais des citoyens d’un peuple qu’on nomme Nation. Tocqueville parlera d’une « société démocratique » pour qualifier cette nouvelle sociabilité.

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Le problème, c’est que la Monarchie absolue tire sa légitimité de la première sociabilité tout en favorisant la seconde. De la première, elle fonde son pouvoir puisque la légitimité du Roi lui est octroyée par la tradition, à savoir un ordre qui est extérieur à la société. De la seconde, la Monarchie en est l’inspiratrice.

Comme l’affirme Tocqueville (4) : « Le gouvernement central avait laissé aux anciens pouvoirs leurs noms antiques et leurs honneurs, mais il leur avait peu à peu soustrait leur autorité ». Ce fut donc la monarchie absolue qui égalisa les conditions de sorte que la hiérarchie des ordres avait été dépossédée de sa substance. Ce fut ainsi l’Absolutisme de Richelieu et de Louis XIV qui firent, bien souvent pour des questions d’argent, descendre les nobles et élever les bourgeois. Ce fut aussi cet absolutisme qui transféra l’autorité seigneuriale aux intendants concentrant l’ensemble des pouvoirs à Versailles.

Le Roi était donc pris dans une contradiction presque insoluble. D’un côté, soit il continuait le travail de centralisation monarchique entamé depuis des siècles, travail qui consistait à protéger le Peuple contre les seigneurs féodaux et qui lui a valu le soutien des français, mais il se retrouverait alors à détruire définitivement la société d’ordres dans lequel il fonde sa légitimité. Soit le Roi revenait sur la politique de ces prédécesseurs et il aurait alors la grande majorité du peuple français contre lui.

Dans cette situation, il aurait fallu trancher, prendre des décrets, en un mot décider. Or, Louis XVI n’en avait ni le caractère ni la volonté.

 

La question fiscale

Pour le peuple, la fiscalité constitua un test d’envergure pour connaître la position du Roi. Le système d’imposition était alors typiquement un résidu de l’ancienne féodalité et de la société aristocratique. Cette question était d’autant plus importante que les caisses étaient vides, la guerre de Sept ans puis la guerre d’indépendance américaine ayant ruiné les finances publiques.

Or, dans ce contexte, Louis XVI souffla le chaud et le froid. D’un côté, il nomma des ministres réformateurs convaincus de l’urgence de l’égalisation de l’impôt comme Turgot, Calonne, Brienne ou Necker (en image). D’un autre côté, il céda à chaque fois devant la fronde des « parlements » qui s’opposèrent constamment à toute réforme fiscale. « Par une succession d’essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, écrivait Sainte-Beuve, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler. »

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Par conséquent, en ne tranchant pas, le Roi perdit tout crédit auprès de son peuple. D’une part, il se mettait à dos la société aristocratique en nommant des réformateurs comme ministre. D’autre part, en renvoyant ces mêmes ministres à la moindre révolte parlementaire, il apparaissait à la société démocratique comme étant le défenseur de la société des ordres. N’ayant d’appui ni dans l’Aristocratie ni dans le Peuple, Louis XVI voyait petit à petit sa légitimité s’effriter au point qu’à la veille de la Révolution, la monarchie était un pouvoir faible, voire vacant.

 

La Révolution

Il est frappant que l’ultime acte de la Monarchie absolue soit la convocation des Etats Généraux, symbole des temps de la Féodalité. Necker y cherche de l’argent mais pour le Roi, à l’inverse, le signal est terrible. En s’inscrivant dans une coutume issue du Féodalisme, Louis XVI accréditait malgré lui la thèse d’un retour à l’ancienne société aristocratique. De plus, en laissant la décision aux Etats Généraux, il rendit public son impuissance à gouverner de sorte que tout le monde sut que le pouvoir était disponible à qui voulait bien le prendre.

Durant les évènements du serment du jeu de Paume puis de la prise de la Bastille, le Roi laissa de nouveau faire offrant le triste spectacle d’un pouvoir qui ne gouvernait plus rien. La Révolution ne fut donc pas un renversement du pouvoir comme on l’entend souvent mais au contraire une compétition pour acquérir ce pouvoir laissé vacant.

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Compétition car à partir du moment où le pouvoir est disponible se joue une rivalité féroce pour le capter à son profit. Toute la Révolution française est là. Il faut pourtant noter que la compétition ne se forme non pas entre la société aristocratique et la société démocratique mais à l’intérieur de cette dernière. L’ancienne aristocratie s’est en fait rendue sans combattre abandonnant le Roi dès le début de la Révolution. A l’inverse, les « élites démocratiques » s’affrontent pour contrôler ce pouvoir disponible au nom d’une « volonté du peuple » largement mythifiée.

C’est ici l’un des paradoxes de la Révolution car si tout le monde s’arroge la volonté populaire, celle-ci n’englobe qu’une partie extrêmement minoritaire du Peuple. Que ce soient l’assemblée nationale, les sections, les médias de Marat et d’Hebert, les clubs comme celui des jacobins ou les girondins, aucun n’est représentatif du Peuple mais tous parlent en son nom.

Pour le Roi, la situation devient dramatique. Les aristocrates l’ont abandonné. Ses frères et la majorité de la Cour sont partis en exil tandis que les souverains européens refusent de lui venir en aide, trop heureux qu’ils sont de l’affaiblissement de la France. Sa légitimité reposant sur la « société aristocratique », il se retrouve seul, sans pouvoir et sans légitimité, dans « une société démocratique » marquée par un affrontement permanent entre les factions.

Toujours Roi, Louis XVI n’a plus qu’un droit de véto dans la nouvelle constitution mais surtout il devient l’otage de la course au pouvoir des « élites démocratiques ». En effet, dans ce conflit permanent, la peur du « complot aristocratique » est utilisée comme une arme politique servant à discréditer son adversaire de sorte que toute accointance avec le Roi vous place dans le camp de la « Contre-révolution ». Mirabeau (en image) en fera les frais, juste avant sa mort.

mirabeau

Bien sûr, la « contre-révolution » n’existe pas, elle n’est qu’un ennemi imaginaire servant aux buts des factions luttant pour le pouvoir. Le problème c’est que de fait le Roi se retrouve soupçonné constamment de « trahir la Révolution ». Son arrestation à Varennes alors qu’il tentait de quitter sa prison parisienne accrédita encore plus cette idée de « complot du Roi ». Constamment, les révolutionnaires iront chercher la famille royale et constamment, il sera amené à proclamer sa fidélité à la Révolution comme lors des journées de Juin 1792 où il doit se coiffer du bonnet phrygien.

louis XVI bonnet phrygien

Louis XVI, du fait de sa faiblesse en tant que Roi, fut donc le premier responsable du pétrin dont il s’est fourré. En ne tranchant pas avant 1789 entre les deux sociabilités politiques de son époque, il a ouvert la voie à la Révolution qui elle-même en a fait un prisonnier d’une lutte de pouvoir entre les factions.

 

Le dilemme

Mais me diriez-vous comment Louis XVI aurait-il pu faire pour empêcher cette situation ou bien même s’en sortir après 1789 ?

Tout d’abord, son erreur fut de céder aux Parlements. Traumatisé dans sa jeunesse par le « coup d’Etat » de Maupeou contre ces mêmes parlements, il n’avait pas vu le décalage croissant entre ces assemblées et le Peuple. Ses ministres lui avaient pourtant prévenu, lui conseillant de mettre en œuvre une assemblée de notables plus représentative mais il ne les a pas suivis où trop tard (en 1787).

Certes, dans ce cadre, la monarchie ne serait plus absolue mais à l’inverse constitutionnelle à l’anglaise ce qui aurait pu la sauver. Il aurait eu en tout cas une légitimité suffisante pour s’intégrer dans un espace démocratique comme le sont les monarchies d’aujourd’hui. Hélas, son incapacité à gouverner en a décidé autrement.

L’autre erreur fut au début de la Révolution de laisser faire les émeutes et les violences des sans-culottes. S’il avait ainsi pu réprimer, comme le fera plus tard Cavaignac et Thiers, il aurait été en position de force pour négocier avec les « élites démocratiques » et ainsi s’inscrire dans un cadre constitutionnel nettement plus solide que celui de la Révolution.

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Il s’agit d’ailleurs là d’une règle historique concernant une situation révolutionnaire. Il faut tout à la fois réformer et réprimer. Réformer car tout pouvoir qui ne change pas est condamné à sa perte. Réprimer car tout pouvoir faible est voué à terme à être liquidé. C’est parce qu’il n’a pas respecté cette combinaison que Louis XVI s’est mis à la merci de ses ennemis.

 

La mort du Roi

La fin de sa vie ne sera donc plus qu’une longue descente en enfer. Véritablement prisonnier des révolutionnaires, le Roi n’a plus son destin entre ses mains. Le 10 Août 1792, l’envahissement des Tuileries par la foule conduit la famille royale à se placer sous la protection de l’Assemblée qui devant la pression de l’émeute vote la suspension de la monarchie. Dans les jours qui suivent, Louis XVI est placé en détention à la prison du Temple.

Les serments de fidélité à la Révolution n’avaient donc pas suffi. Le Roi fut victime de la dynamique révolutionnaire enclenchée en 1789. En portant l’image de l’ancienne société aristocratique, bien qu’il ne fût pas contre-révolutionnaire, Louis XVI n’était plus qu’un jouet que les révolutionnaires utilisaient au nom de leur propre lutte pour le pouvoir. Le procès fut donc une mascarade où tout était joué d’avance.

procés louis XVI

Le vote de l’assemblée lui-même était connu dès le début. Sous pression des sans-culottes et des comités, avec également un vote public, les députés ont voté la mort du Roi avec 366 voix. Le 21 janvier 1793, il est décapité.

Durant toute sa vie, Louis XVI fut incapable de gouverner. Arrivant au moment même de la crise de la Monarchie Absolue, le Roi n’a jamais eu l’étoffe pour réformer la Monarchie. Au contraire, ses multiples revirements, notamment sur la question fiscale, ont abouti à la Révolution française. En d’autres termes, ce fut sa faiblesse de caractère et son manque de décision qui au fur et à mesure de son règne lui feront perdre toute autorité. Piégé par les évènements de 1789, il n’arriva jamais à s’imposer au sein du nouvel ordre politique. En fin de compte, Louis XVI est mort parce qu’il était un roi qui ne voulait pas être roi.

 

(1) La citation est de Vergniaud

(2) Les « quatre F » désignent pour le précepteur Vauguyon les membres de la famille royale : le Fin (le Duc de Bourgogne), le Faible (le Duc de Berry et futur Louis XVI), le Faux (le comte de Provence et futur Louis XVIII) et le Franc (le comte d’Artois et futur Charles X).

(3) Furet, Penser la Révolution française (1977)

(4) Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution (1856)

13 janvier 1919 : La social-démocratie écrase la révolte ouvrière

13 janvier 1919 : La social-démocratie écrase la révolte ouvrière

C’était il y a 99 ans jour pour jour. Ce 13 janvier 1919, les ultimes éléments du mouvement spartakiste vivent leurs dernières heures. Repliés dans les faubourgs populaires de Berlin, ils voient les barricades tombées les unes après les autres. A la fin de la journée, du mouvement spartakiste, il ne reste déjà plus rien. Leurs leaders ont été arrêtés ou tués tandis que les militants qui ont survécu sont le plus souvent en fuite. Deux jours plus tard, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg (1), les deux têtes pensantes de l’insurrection, seront à leur tour liquidés par les Corps Francs (2).

Si cet épisode douloureux de l’histoire allemande est aujourd’hui largement oublié, ses conséquences se font toujours sentir au sein de la gauche. L’écrasement des spartakistes (3) fut en effet beaucoup plus une guerre civile à l’intérieur du camp de la gauche qu’un conflit interne au Reich. Ce fut le SPD de Ebert et de Noske qui assuma la répression féroce de l’insurrection ouvrière d’où une rupture définitive entre la gauche ouvriériste et la social-démocratie, caractéristique de la politique allemande. Par la même, l’Allemagne connaîtra la singularité d’avoir deux gauches complètement irréconciliables, incapables de s’entendre, laissant la voie libre à Hitler et aux nazis dans les années 30 puis poussant le SPD à former des « grandes coalitions » avec la Droite contre les communistes.

Pourquoi, me diriez-vous, remettre sur le tapis cette page oubliée de l’histoire allemande ? C’est qu’en plus d’être son anniversaire, cet écrasement fut à l’origine de toute la stratégie du SPD jusqu’à aujourd’hui. On ne peut pas ainsi comprendre la politique actuelle de la social-démocratie allemande de s’allier à la CDU/CSU sans se référer à cet événement de janvier 1919. Vous comprendrez mieux dès lors pourquoi je m’attarde sur cette « guerre des gauches » de l’Allemagne post-impériale car c’est à l’intérieur de ce conflit que la stratégie actuelle du SPD prend tout son sens.

corps francs

 

Social-démocratie et communisme : la rupture idéologique

Pour comprendre les différences idéologiques entre ces deux Gauches, il faut d’abord prendre en compte ce qu’ils ont de commun car les deux partis se réclament de la même tradition dont ils se déclarent l’un l’autre les héritiers les plus fidèles. Plus tard, ce sera justement au nom de cette fidélité que la Gauche allemande se déchirera dans le sang.

Cette fidélité, elle leur vient de la Révolution française et de Marx. De la Révolution française car celle-ci offre à l’homme le spectacle de la toute-puissance de son autonomie et de son émancipation par la raison de ces prédestinations séculaires qui l’enchaînent depuis des siècles. De Marx car le penseur allemand fut le plus puissant théoricien à avoir touché du doigt l’ambivalence du monde moderne né après la Révolution.

Ce monde proclame en effet l’égalité entre les hommes, la liberté individuelle et la fraternité mais dans la réalité il s’agit plutôt d’un monde profondément inégal (inégalité intrinsèque entre ceux qui possèdent les moyens de production et les autres), oppressif (le travailleur est exploité et aliéné dans le processus de production) et non fraternel (partout le nationalisme l’emporte sur l’universalisme).

karl Marx

 

De ce constat, Marx tire la conclusion qu’une nouvelle révolution est nécessaire afin d’accomplir les promesses insatisfaites de la Révolution française. Or, la social-démocratie et le communisme reprennent tous deux le développement marxiste. La différence se retrouve en réalité, non sur les fins, mais sur les moyens de réaliser l’utopie de Marx. La social-démocratie sera ainsi défavorable à une révolution violente pour renverser la bourgeoisie, prônant à l’inverse une intégration au sein du parlementarisme bourgeois afin d’abord d’améliorer immédiatement les conditions de vie du prolétariat puis de prendre le pouvoir. Toute la politique de la social-démocratie, fondée par Ferdinand Lassalle en 1875, sera donc de participer aux élections et de tenter d’accéder aux pouvoirs par voie légale. En France, Jean Jaurès essayera d’appliquer ce modèle « social-démocrate ».

Au contraire, les communistes refusent le monde bourgeois et ses institutions « en bloc » affirmant que seule une nouvelle révolution, « socialiste » cette fois, sera en mesure d’accomplir les promesses de 1789. Lénine, dans Que faire ?, prône même la création d’une avant-garde révolutionnaire, le parti bolchévique, capable non seulement de mener la Révolution mais aussi de gouverner le prolétariat en son nom.

On comprend dès lors mieux en quoi ces positions sont irréconciliables avec la social-démocratie. L’un veut intégrer le système politique, l’autre souhaite le renverser. L’un veut la réforme pacifique, l’autre la Révolution. C’est pourquoi, dès 1903, Lénine rompt avec Martov et les représentants de la social-démocratie russe, rupture que l’on trouve également entre les bolchéviques et la social-démocratie allemande. Dès lors, ces deux enfants de Marx se voueront une haine inexpugnable dont le mouvement spartakiste sera le paroxysme.

Lenine

 

Vie et mort du Spartakisme

Si la guerre entre ces deux gauches au nom de la fidélité au Marxisme fut d’abord intellectuelle, elle prit un tour nettement plus violent dès 1914. L’Europe est alors au bord du conflit. La social-démocratie allemande, dans l’espoir d’être reconnue politiquement au sein de l’Allemagne du Reich, se déclare favorable à la guerre et à l’union sacrée. Pour les communistes, au contraire, la guerre est la ruse suprême du capitalisme pour perpétuer sa domination, théorie parfaitement décrite par Lénine en 1916 dans son Impérialisme, stade suprême du Capitalisme.

Il y a dès lors pour les communistes une rupture totale et consommée avec la social-démocratie. Peu après la prise de pouvoir de Lénine en Octobre 1917, les Bolchéviques liquideront ainsi complètement la social-démocratie russe (les mencheviks). Mais pour Lénine, étant donné le degré d’arriération de la Russie (trop de paysans et pas assez de capitalistes), qui de fait est loin de se conformer au matérialisme historique (4) de Marx, le communisme ne peut survivre que s’il exporte la Révolution où comme le dit François Furet (5) s’il conçoit Octobre 1917 comme « l’ouverture d’un vaste événement international, aussi international que la guerre qui en constituait l’arrière-plan ». Or, la première cible de la Révolution mondiale, c’est l’Allemagne.

L’Allemagne fut en effet une cible de choix pour Lénine et les Bolchéviks. Patrie de Marx dotée d’une classe ouvrière importante et organisée par des syndicats puissants, le pays est de plus confronté aux conséquences politiques de la chute du Kaiser (9 Novembre 1918) et de la fin de la guerre (11 Novembre 1918). En Allemagne, le pouvoir est ainsi devenu vacant de sorte que l’ensemble des forces politiques se concurrencent pour en prendre possession. C’est dans cet espace devenu dorénavant libre que se dispute désormais les deux forces de gauche. La social-démocratie cherche de fait à capitaliser sur son image « modérée » pour prendre le pouvoir tandis que les communistes, emmenés par Karl Liebknecht (image ci-dessous), veulent transformer le chaos politique en Révolution.

karl liebnecht

 

Le tournant se fera en réalité dès les premiers mois de l’Allemagne post-impériale. Craignant par-dessus tout un scénario à la Russe, à savoir un Février 17 qui a vu la chute de la monarchie puis un Octobre 17 qui verrait la victoire des communistes, les élites impériales, militaires, économiques et bourgeoises se mettent à la disposition d’un pouvoir fort susceptible de rétablir l’ordre. Mais ces élites ne veulent pas assumer le pouvoir étant donné que ce dernier est né de la défaite de Novembre 1918. Ils trouveront alors dans la social-démocratie l’allié idéal pour concilier cette ambiguïté.

Les sociaux-démocrates allemands sont en effet pris dans une situation difficile. Soit, ils laissent faire ou appuient les communistes dans leur prise de pouvoir ce qui conduira comme en Russie à leur liquidation pure et simple. Soit, ils combattent leur vieil adversaire de gauche ce qui nécessite de faire appel à l’armée et aux élites impériales qui en contrepartie de leur aide leur impose des conditions drastiques : endosser la responsabilité de la défaite et veiller à ne pas modifier les privilèges et le pouvoir de l’ancienne élite impériale.

Ainsi, les sociaux-démocrates menés par Ebert (en image ci-dessous) et Noske n’ont d’autre choix que céder aux exigences des anciennes élites s’appuyant sur eux et sur les Corps Francs pour écraser le mouvement spartakiste. Mais si la menace bolchévique fut conjuguée, le prix à payer pour la social-démocratie fut démesuré. Ce fut donc elle qui endossa la responsabilité de la défaite et du Traité de Versailles, ce qui lui aliéna la Droite nationaliste. Ce fut aussi elle qui porta la responsabilité du massacre des ouvriers, ce qui lui aliéna la gauche d’autant plus que la République de Weimar, identifiée à la social-démocratie, sera sous la surveillance constante des élites impériales qui ne l’ont jamais aimé.

Friedrich und Louise Ebert

 

Il y a donc quelque chose de tragique pour la social-démocratie. Souhaitant prendre légalement le pouvoir avant 1914, elle arrive au pouvoir en 1918 dans les pires conditions étant à la fois haï à droite comme à gauche et soumis à la tutelle des élites impériales dont la notion de social-démocratie leur a toujours été étrangère. De par les conditions de l’écrasement ouvrier de 1919, la social-démocratie était donc condamnée à sa propre perte même si curieusement, il faudra attendre Hitler en 1933 pour voir se produire l’inéluctable.

 

Les conséquences actuelles de Janvier 1919

L’écrasement des spartakistes aura des conséquences incalculables sur l’histoire de la gauche allemande. Ce sont en effet ces événements qui vont ruiner tout rapprochement entre les deux gauches pour faire barrage à Hitler en 1933. De même, ces événements vont conduire le SPD (sociaux-démocrates) à abandonner en premier l’idéologie marxiste lors du congrès de Bad Godesberg en 1959.

L’écrasement spartakiste est donc fondamental pour comprendre l’attitude du SPD jusqu’à nos jours car au fond Janvier 1919 impose trois éléments à la stratégie du parti.

Le premier provient du fait qu’en écrasant les ouvriers, le SPD fut obligé de trouver un électorat de substitution pour survivre. Ce fut donc en direction des classes moyennes qu’il se tourna, processus dont Rosa Luxembourg  avait déjà mis en garde avant 1919 contre le risque d’un « embourgeoisement » de la social-démocratie. En cela, le SPD fut le premier parti de gauche en Europe à ne plus être un « parti prolétarien » mais un parti « authentiquement bourgeois » et annonce donc l’abandon de la classe ouvrière par les partis socialistes européens. Ainsi, aujourd’hui, que ce soit le PS, le SPD, le PSOE ou le Parti Démocrate en Italie, les partis de gauche attirent seulement une toute petite minorité des classes populaires.

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Le deuxième élément est dans la logique du premier. Contraint de s’adapter aux conséquences de Janvier 1919, le SPD sera amené à renier son héritage marxiste. Ce fut l’objet du Congrès de Bad Godesberg de 1959. Par la même, le SPD montre à la gauche européenne une nouvelle voie qui est celle d’une gauche antimarxiste voir postmarxiste. C’est pourquoi, le Congrès de Bad Godesberg prendra un aspect mythique chez ce qu’on appellera plus tard la « deuxième gauche », celle qui ne croit plus à la lutte des classes, et qui aujourd’hui forme la grande majorité des gauches européennes.

Enfin, le dernier élément à prendre en compte est l’attitude du SPD vis-à-vis de la Droite. En effet, ne pouvant s’allier avec sa gauche, la social-démocratie est contrainte de trouver des partenaires à droite pour gouverner. C’est cette configuration qui rend alors possible l’établissement de « grandes coalitions » entre le SPD et la CDU. En France, à l’inverse, il existe une porosité beaucoup plus grande entre les communistes et les sociaux-démocrates du fait même de l’absence d’une guerre civile des gauches comme à Berlin en janvier 1919. De fait, les deux rivaux peuvent s’entendre pour former des gouvernements de type « Front populaire » (1936-1938) ou « gauche plurielle » (1997-2002).

C’est pourquoi d’ailleurs, même la gauche antimarxiste doit conserver dans son discours un certain surmoi marxiste si elle souhaite ne pas apparaître trop à droite. La France est donc le pays des « Cartels de gauche » et non pas des « grandes coalitions ».

 

L’écrasement du mouvement spartakiste fut ainsi un tournant pour la gauche allemande et européenne. Issue d’une double rivalité, de l’idéologie et de la prise de pouvoir, la « guerre civile » entre le SPD et les communistes a pour effet une profonde transformation de la social-démocratie allemande. Autrefois fidèle à ses origines marxistes, elle fut contrainte à partir de janvier 1919 de réviser son discours au point de renier le marxisme en 1959. De fait, le SPD sera amené à élaborer un programme original, plus bourgeois que socialiste, dans lequel « la grande coalition » avec la Droite fait figure d’impératif catégorique pour prendre le pouvoir.

Ainsi, la décision actuelle du SPD d’entrer dans un gouvernement d’union avec Angela Merkel ne doit pas être vue comme la volonté personnelle de ces dirigeants mais comme un leg, un héritage historique, directement issu des événements de Janvier 1919. En d’autres termes, ce sont encore et toujours les conséquences de ces événements historiques qui dictent la stratégie du SPD.

spartakistes 2

 

(1) Rosa Luxembourg est un cas tout à fait particulier. Elle n’est intellectuellement ni social-démocrate, qu’elle assimile à une « théorie bourgeoise », ni Léniniste, qu’elle prend pour une dictature pure et simple du parti Bolchévique. Se situant donc en dehors du conflit des deux gauches, elle apporta néanmoins son soutien au mouvement spartakiste ce qui lui a valu son exécution par les Corps francs le 15 Janvier 1919.

(2) Les Corps Francs sont des groupes paramilitaires anti-communistes ayant fait l’objet d’un soutien important de la part du gouvernement allemand pour réprimer l’insurrection ouvrière. Beaucoup d’entre eux rejoindront le mouvement Nazi dès les années 20.

(3) Le terme de Spartakisme renvoie à la célèbre révolte du gladiateur et esclave Spartacus contre l’Empire romain.

(4) Le matérialisme historique est un concept marxiste dans lequel Marx reprend la philosophie de l’histoire de Hegel mais pour conclure que, contrairement à ce qu’affirme le philosophe de Iéna, l’histoire n’est pas celle de l’esprit mais de l’exploitation économique du prolétariat par la bourgeoisie.

(5) François Furet, Le Passé d’une illusion (1995)

 

Le Roman de Napoléon (15/15) : Partie 1 : Sainte-Hélène, l’exil et la mort

Le Roman de Napoléon (15/15) : Partie 1 : Sainte-Hélène, l’exil et la mort

« Ces malheurs, la France était allée les chercher, elle les avait provoqués, lorsque, cédant à un mouvement sentimental, au souvenir des jours de gloire, elle avait tout oublié pour se jeter dans les bras de l’Empereur. Et cependant la légende napoléonienne ne faisait que de naître. Déporté à Sainte-Hélène par les Anglais, Napoléon continua d’agir sur les imaginations. Le héros devint un martyr. Sa cause se confondit avec celle de la Révolution, et la littérature, de la plus haute à la plus vulgaire, propagea ce mysticisme.

Les traités de 1815 avaient laissé le peuple français meurtri de sa chute après un rêve rapide et prodigieux. Par une criante injustice, mais naturelle à l’homme, qui aime à rejeter sur autrui la responsabilité de ses fautes et de ses maux, ce ne fut ni à Napoléon ni à lui-même que le peuple français imputa les traités de 1815, mais aux Bourbons qui avaient mis tout leur effort à les atténuer. »

Jacques Bainville, Histoire de France

 

« La haute fortune de Napoléon le servit mieux : les anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe ; au lieu de perdre leur suppliant en l’admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu’ils croyaient lui avoir ravie. »

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

 

En cette fin juin 1815, Napoléon est un homme seul. Abandonné par les siens et ne trouvant de consolation auprès d’une quelconque famille (Joséphine est morte et Marie-Louise est retournée à Vienne), l’ancien empereur parcourt les allées de la Malmaison comme l’ombre de lui-même. « A l’aspect de ces jardins abandonnés, écrivait Chateaubriand, de ces chambres déshabitées, de ces galeries fanées par les fêtes, de ces salles où les chants et la musique avaient cessé, Napoléon pouvait repasser sur sa carrière : il se pouvait demander si avec un peu plus de modération il n’aurait pas conservé ses félicités. » (1)

Dans cette maison qui avait vu passé successivement le commandant militaire de Paris puis le premier consul et enfin l’Empereur, Bonaparte attend en silence ce que la destinée lui réserve. Il sait que sa carrière politique est terminée. A Paris, tout le monde pousse pour le voir partir. Bonaparte est cet homme encombrant, résidu d’un passé auquel les français souhaiteraient rapidement tourner la page. L’histoire semble en effet en avoir fini avec le grand Napoléon.

Même lui s’imagine une retraite paisible, loin de tout, dans la campagne anglaise ou dans l’indifférence d’une petite bourgade américaine. C’est pourquoi il se rendit aux anglais à Rochefort le 13 juillet 1815. « Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, écrit-il, j’ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. »

Napoléon ne le sait pas encore mais il vient encore une fois de se placer sous la main tyrannique de l’Histoire. Il ne le sait pas, et d’ailleurs comment le pourrait-il, mais son voyage se terminera par l’une des plus célèbres légendes napoléoniennes : l’exil à Sainte-Hélène.

napoléon rochefort

 

Le Voyage vers Sainte-Hélène

Le 15 juillet 1815, l’Empereur embarque sur le vaisseau anglais, le Bellérophon, du capitaine Keith. Croyant à tort que le voyage sera court de Rochefort à l’Angleterre, Napoléon ne semble pas inquiet, voir se montre particulièrement admiratif des anglais. Arrivé à Plymouth, il put même entrevoir sa retraite dans un château du Yorkshire. Hélas, le 30 juillet l’acte qui le confinait à St-Hélène vient doucher tous ses espoirs. En apprenant la nouvelle, Napoléon s’écria : « C’est pis que la cage de Tamerlan (2) ».

Passant du Bellérophon au Northumberland, l’Empereur voit ses conditions de voyage se détériorer. N’ayant plus que Bertrand, Montholon, Gourgaud et Las Cases comme seuls compagnons, il fulmine contre ces anglais « perfides et pleins de trahisons » et regrette de n’avoir pas suivi Joseph en Amérique. Les britanniques le traitent sans égard à son rang et à sa légende tel un prisonnier ordinaire de droit commun. « La stupide amirauté traitait en sentencié de Botany-Bay (3) le grand convict de la race humaine » s’exclamait Chateaubriand, visiblement lui-même choqué par le traitement imposé à l’ancien maître de l’Europe.

napoléon bellarophion

 

Mais ce qui a d’extraordinaire avec Napoléon, c’est que quelles que soient les circonstances, toutes les épreuves qu’il a subies n’ont fait que porter toujours plus haut la grandeur de son mythe. Ainsi, les anglais pensaient rabaisser Napoléon à St-Hélène, ils n’ont fait au contraire qu’en renforcer la légende. St-Hélène fut à Napoléon ce que l’assassinat fut à César, tout à la fois la mort de l’homme et son entrée dans le cercle des héros.

Le 15 Octobre, justement, Napoléon vit cette dernière demeure, indissociable de sa légende. L’île est rocailleuse et humide de sorte que rien ne semble pousser sur cette terre. Le vent y est tellement fort qu’il est fortement conseillé de rester à l’abri. Les hommes d’ailleurs ne s’y bousculent pas pour s’y s’installer : « Cinq cents blancs, quinze cents nègres, mêlés de mulâtres, de Javanais et de Chinois, composent la population de l’île » (1).

 

La vie à St-Hélène

Napoléon débarque donc sur cette terre pour y mourir. Il est clair que les anglais ne lui laisseront aucune chance de s’échapper. Par deux fois, en Egypte et sur l’île d’Elbe, l’Empereur leur avait filé entre les doigts. A St-Hélène, à l’inverse, une garnison entière assure la surveillance constante des mouvements de Napoléon. Ce dernier avait d’ailleurs envisagé de s’échapper vers les Etats-Unis en se cachant dans un tonneau mais ce projet fantaisiste fut vite écarté. Le destin a fait de St-Hélène le lit de mort de Bonaparte.

Vivant dans une modeste villa à Longwood, Napoléon passe ses journées à se promener sur son île et à dicter ses mémoires à Las Cases, mémoires dont ce dernier concevra l’extraordinaire Mémorial de St-Hélène qui contribua tant à la légende Napoléonienne. On le voit même s’adonner aux plaisirs du jardinage. Le soir, il passe du bon temps à jouer et à discuter avec les derniers rescapés de son entourage (Bertrand, Las Cases, Montholon et Gourgaud).

Deux fois par jour, l’Empereur, « ce souverain généralissime qui avait cité le monde à son étrier, était appelé à comparaître devant un hausse-col » (1). Ce fut d’abord Sir Georges Cokburn puis ce fut au tour de l’improbable Hudson Lowe, officier médiocre dont le seul fait d’arme, et quel fait d’arme, fut d’être le geôlier de Napoléon. Ce dernier a d’extraordinaire qu’il aspire dans sa légende toute homme, du plus intelligent au plus stupide d’entre eux, qui un jour a eu la chance, ou l’infortune, de le côtoyer. En somme, avec Napoléon, les hommes eurent la gratifiante impression de faire l’histoire.

st-hélène

 

La mort de l’Empereur

Bonaparte tombe malade en début d’année 1817. Son estomac le ronge de douleurs au point qu’il est incapable de se lever pendant plusieurs jours. Le médecin irlandais O’meara pronostique alors un cancer du foie. Napoléon n’est pas surpris, son père fut lui-même mort de ce cancer. Demandant aux anglais davantage d’aides médicales pour soigner l’empereur, le médecin irlandais se verra opposer une fin de non-recevoir de la part d’Hudson Lowe.

Au plus mal, l’Empereur réussit à survivre quatre années supplémentaires. Fin février 1821, Napoléon se retrouve incapable de se déplacer du fait d’une violente douleur à ce diable de foie. « Suis-je assez tombé ! murmurait-il : je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière ! » Il dicte son testament du 15 au 25 Avril dans lequel il indique son souhait de se voir enterrer « aux bords de la Seine, au milieu de ces français que j’ai tant aimé ».

Le 3 Mai, Napoléon se fait administrer l’extrême-onction. Dans les jours qui suivent, une tempête exceptionnelle s’abat sur l’île, signe prémonitoire d’une vie qui s’achève. Le 5, à six heures moins onze minutes du soir, l’Empereur trouve la mort. Chateaubriand disait qu’il « rendit le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine ».

mort

 

Ne se conformant pas aux vœux de Napoléon, les anglais imposent aux derniers fidèles de l’Empereur de l’enterrer sur place, au cimetière de St-Hélène. Ce fut donc au milieu des pêcheurs que « l’Aigle » se trouva enseveli, sous la rude terre de cette petite île au milieu de l’Océan. Il aura fallu attendre Louis-Philippe pour voir exaucer le souhait de l’Empereur d’être « au milieu des français ». Dorénavant, enterré sous le dôme des Invalides, et entouré de Turenne qu’il admirait tant, Napoléon se voit offrir pour son cercueil une dernière demeure qui sied à sa gloire et à son génie. Son tombeau lui-même, de près de cinq mètres de hauteur et de largeur, est à la mesure du mythe qu’il a suscité, démesuré.

 

Le mythe napoléonien

Chateaubriand, dont l’essai De Buonaparte et des Bourbons contribua grandement à l’impopularité de l’Empereur en 1814, exprime le mieux dans ses Mémoires d’outre-tombe le retournement complet de situation quant à la perception de l’œuvre de « l’aigle » :

« Bonaparte n’est plus le vrai Bonaparte, c’est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c’est le Charlemagne et l’Alexandre des épopées du moyen-âge que nous voyons aujourd’hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu’après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. »

Jamais paradoxe plus grand n’a été offert à l’homme dans son histoire. Détesté au moment de sa mort, reçue comme une simple « nouvelle » selon le mot de Talleyrand par le Paris de la Restauration, Napoléon acquiert une aura inégalée après sa mort. Ce fut comme si le mythe dépassait sa propre personne au point que rien après lui n’est en mesure de l’égaler. Les Bourbons, Louis-Philippe puis la République subiront ainsi son ombre permanente. De l’épopée napoléonienne, les expériences politiques qui suivent vont faire pâle figure de sorte que les gouvernements furent sans cesse confrontés à la comparaison peu flatteuse avec l’Empire.

Napoléon fut donc bien cette malédiction décrite par Chateaubriand, malédiction d’un « âge d’or » perdu donnant à la France du XIXème une image de déclin irréversible. Toute la littérature française de ce siècle fut d’ailleurs pétrie de ce sentiment d’être né trop tard, d’avoir en quelque sorte raté ce moment historique. Victor Hugo, Stendhal, Alfred de Musset, il n’est pas de grands écrivains du XIXème siècle qui n’aient pas fait état de leur « spleen », inconsolable d’avoir manqué le « grand homme ».

Musset (en image ci-dessous) disait ainsi de son époque : « Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou, si l’on veut désespérance ; comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls. »

musset

 

Le courant romantique français sera ainsi une ode littéraire à l’épopée bonapartiste contribuant à forger l’image d’un Napoléon à la fois prophète et martyr de la Révolution. Lui, le petit bourgeois Corse, succédant à la dynastie séculaire des Bourbons et ridiculisant militairement l’ensemble des souverains d’Europe, devient le symbole du nouveau monde. Aux yeux des romantiques, Napoléon est l’incarnation même de la Révolution, à savoir cette affirmation de la toute-puissance de l’homme dans l’Histoire.

La Révolution, promesse infinie d’une « humanité étant sa propre œuvre » selon la formule frappante de Michelet, avait besoin d’une tête pour l’incarner. Mirabeau est mort trop tôt. Robespierre fut l’apôtre de la Terreur. Ce fut donc Bonaparte. Son extraordinaire volonté et le génie de ces actions en faisaient selon les écrivains français l’instrument par excellence de la grandeur révolutionnaire. Sa défaite fut dès lors la défaite de la Révolution contre la Contre-révolution, du nouveau monde contre l’ancien.

On ne peut d’ailleurs comprendre la haine des Romantiques, et de Victor Hugo en particulier, contre Napoléon III, sans comprendre que ce dernier est considéré comme indigne de porter ce nom Napoléon qui enflamme tant leurs esprits. Napoléon, figure mythique du « Prométhée moderne », ne peut être en aucun cas souillé par ce descendant despotique et médiocre. Ainsi, même la famille Bonaparte subit cette malédiction de ne jamais être à la hauteur de la légende.

Même à l’étranger, le mythe Napoléon continuera d’imprimer sa marque tout au long du siècle. Ceux-la-mêmes qui l’avaient combattu sont les premiers à chanter sa gloire. Clausewitz (en image ci-dessous), opposé à l’Empereur sur le champ de bataille, décrira Napoléon comme « Ares, le Dieu de la guerre ». De l’Angleterre à la Russie en passant par l’Allemagne, aucun des grands esprits ne sera épargné par la légende napoléonienne, chacun décrivant leur rencontre avec l’Empereur (on pense à Goethe et à Hegel) comme l’un des instants les plus inoubliables de leur vie.

Clausewitz

 

Toute la force de Napoléon est donc là. Bien qu’apôtre de la guerre, l’Empereur sera perçu dans toute l’Europe comme la figure même de l’émancipation révolutionnaire. Pour beaucoup, sa vie fut à l’image du Christ. Incompris lors des cent-jours, crucifié à St-Hélène puis ressuscité sous forme de mythe, Bonaparte incarne la nouvelle religion du 19ème siècle, celle de la passion révolutionnaire.

 

(1) Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

(2) La cage dans laquelle Tamerlan aurait enfermé le sultan Bajazet après avoir anéanti son armée

(3) Lieu de déportation des condamnés anglais en Australie

Le Roman de Bonaparte (14/15): Le congrès de Vienne (1814-1815)

Le Roman de Bonaparte (14/15): Le congrès de Vienne (1814-1815)

« La nouvelle du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 3 Mars, au milieu d’une fête où l’on représentait l’assemblée des divinités de l’Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d’alliance entre la France, l’Autriche et l’Angleterre: il hésita un moment entre les deux nouvelles puis il dit : « il ne s’agit pas de moi, mais du salut du monde ». « 

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

« A Vienne, l’alcôve est le cabinet de travail de la diplomatie. »  Ferdinand Bach

 

« Tous les chemins mènent à Vienne ». En ce mois de Septembre 1814, la capitale autrichienne devient le lieu du plus gigantesque des congrès diplomatiques que le continent européen n’est jamais connu. Vienne 1814 fait de facto passer Westphalie 1648 pour « un congrès de pacotille ». Muni de la confiance de Louis XVIII pour le représenter, le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, arrive dans une ville en effervescence où se rencontrent à la fois les souverains européens, leurs ministres et leur cours. Des milliers d’espions sont également à pied d’œuvre pour obtenir la moindre information sur chacune des délégations.

Talleyrand se sait surveillé. Aux espions étrangers s’ajoutent la constante surveillance des agents de Louis XVIII, prêts à sauter sur la moindre occasion pour faire chuter le ministre de son piédestal. C’est que ce dernier est détesté par la cour à Paris lui reprochant tout à la fois son rôle pendant l’Empire et la charte constitutionnelle imposée à Louis XVIII. Surtout, ses multiples changements d’alliances inquiètent le nouveau Roi de France quant à la loyauté de son ministre. C’est donc un Talleyrand véritablement attendu au tournant qui se présente à Vienne pour défendre la position française dans le nouvel ordre européen.

 

Le plan de Talleyrand

S’il est surveillé, l’ancien évêque peut néanmoins compter sur une importante liberté de manœuvre pour mener au mieux les négociations. Il espère ainsi non seulement réintégrer la France dans le concert européen mais également participer de plain-pied à l’édification d’un système international dans lequel « le droit public », c’est-à-dire l’ordre, reposerait sur « un équilibre des forces » entre les grandes puissances. Ainsi, Talleyrand (en image ci-dessous), souhaite remettre en œuvre, ou plutôt réactualiser, l’ordre Westphalien d’équilibre entre les Etats, équilibre qui fut rompu par la Révolution française.

Pour atteindre cet objectif, le ministre mise sur les divergences des alliés lui permettant ainsi d’imposer son système comme un moindre mal. Il sait depuis la visite du Tsar dans son hôtel particulier, rue Saint-Florentin, que des divergences fondamentales existent entre les puissances européennes pour se partager les ruines de l’empire Napoléonien.

talleyrand

 

La stratégie des anglais

L’Angleterre, représentée par le ministre Castlereagh (en image à la fin de cette partie), souhaite ainsi imposer son projet de « balance of power » (d’équilibre des puissances) dans lequel l’accès de ses marchandises au continent européen serait garanti. Les anglais sont en effet convaincus que l’émergence d’une puissance continentale hégémonique mettrait en péril leur libre-commerce. En somme, ils veulent à tout prix empêcher l’établissement par un pays dominant d’un nouveau blocus continental sur le modèle de Napoléon.

Pour le gouvernement anglais, il faut donc s’assurer d’une part que la Belgique et la Hollande, principales portes d’accès au continent des produits anglais, soient ouvertes et d’autre part que ne se dégage aucune puissance dominante sur le continent. Talleyrand sait aussi que les anglais souhaitent contrôler durablement la Méditerranée. Possédant déjà l’Egypte depuis la capitulation française de 1802, les anglais lorgnent sur l’île de Malte, véritable verrou stratégique en plein cœur de la Méditerranée, et se soucient particulièrement du Détroit de Gibraltar et donc de l’attitude de l’Espagne.

Le plan de Talleyrand est donc le suivant. D’abord, il s’agit de donner des gages aux anglais, c’est-à-dire d’abandonner les revendications révolutionnaires sur la Belgique et la Hollande et de reconnaître la domination anglaise sur l’île de Malte. Rassurés, les anglais pourront ensuite accepter de replacer la France dans le nouvel ordre européen, la France servant ainsi de contrepoids face aux autres puissances européennes. Talleyrand a en effet bien vu que dans un système d’équilibre des puissances (balance of power), l’Angleterre n’a aucun intérêt à voir une France trop affaiblie ce qui laisserait à l’Autriche ou à la Russie le champ libre pour dominer l’Europe.

Les anglais sont donc arrivés à Vienne avec un plan bien précis auquel Talleyrand n’a pas tardé à utiliser à ses propres fins. Pour Londres, il faut s’assurer que la Russie, la Prusse, l’Autriche et la France se neutralisent sur le continent tandis qu’elle se verrait bien contrôler l’accès au marché européen par la Belgique et la Hollande au nord et le littoral méditerranéen au sud.

NPG 891; Robert Stewart, 2nd Marquess of Londonderry (Lord Castlereagh) by Sir Thomas Lawrence

 

La stratégie autrichienne

L’Autriche fut la principale perdante du Traité de Paris signé le 30 Mai 1814. Elle qui espérait que soit reconnue la régence de Marie-Louise, fut contrainte d’accepter Louis XVIII comme roi de France à la suite d’un accord par défaut entre les puissances alliées. Considérant l’Italie comme sa chasse gardée, elle s’inquiète du retour des Bourbons sur le trône de France (Traité de Paris) et sur celui d’Espagne (Traité de Valençay), qui avec les Bourbons de Naples, pourront former à terme une coalition de « pays Bourbons » suffisamment puissantes pour mettre en pièces ses intérêts dans la péninsule italienne.

C’est pourquoi Metternich (en image ci-dessous), le ministre autrichien, a poussé l’empereur François de Vienne à reconnaître le maréchal Murat, qui fut nommé par Napoléon, comme Roi de Naples au détriment des Bourbons. De plus, l’Autriche s’est assurée lors du Traité de Fontainebleau que Marie-Louise et son fils, « l’aiglon », mettent la main sur le Duché de Parme. En fin connaisseur du jeu autrichien, Talleyrand mise sur les réticences anglaises de voir l’ensemble de l’Italie tombé dans l’orbite autrichienne. En contrôlant l’Italie, les autrichiens pourraient en effet devenir rapidement une puissance méditerranéenne menaçant les intérêts anglais dans cette région. Castlereagh et Talleyrand ont donc un intérêt similaire à restreindre les appétits autrichiens en Italie.

Un autre point de divergence concerne le sort des Etats allemands. Longtemps, le souverain autrichien, en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique, a pu bénéficier d’une influence considérable en Allemagne. Or, la montée en puissance de la Prusse puis les invasions napoléoniennes ont progressivement écarter Vienne des affaires allemandes. Souhaitant toujours réunifier l’Allemagne sous son égide, l’Autriche doit à tout prix lutter contre l’influence prussienne. Elle doit de plus contrecarrer les plans français qui visent depuis Richelieu à empêcher toute réunification de l’Allemagne.

En cela, Talleyrand ne déroge pas à la tradition diplomatique française. Pour lui, l’Allemagne doit être une fédération d’Etats indépendants de Vienne et de Berlin. L’Angleterre et la Russie sont également dans cette position craignant l’établissement d’un puissant bloc germanique en plein cœur de l’Europe. Pour Metternich, les négociations du Congrès de Vienne s’annoncent donc extrêmement difficiles.

metternich

 

La stratégie prussienne

Comme l’Autriche, la Prusse lorgne depuis Frédéric Le Grand sur les Etats Allemands. C’est donc avec l’ambition accroître l’influence de Berlin dans ces Etats que les deux négociateurs prussiens, Hardenberg (en image ci-dessous) et Humboldt, se sont rendus à Vienne. S’affrontant avec les autrichiens sur les dépouilles de la Confédération du Rhin, la Prusse s’intéresse particulièrement à la Saxe. Ce dernier royaume fut en effet l’allié principal de Napoléon et fut depuis plus d’un siècle l’opposant le plus acharné à la réunification allemande.

C’est pourquoi en avalant littéralement la Saxe, les prussiens espèrent faire d’une pierre deux coups. D’une part, cela leur permettrait accroître sensiblement leur influence en Allemagne. D’autre part, ils liquideront le principal obstacle à l’unité allemande. Ils espèrent également écarter la France des affaires européennes non seulement du fait d’une haine anti-française suite à l’occupation napoléonienne mais également du fait que la France s’est toujours opposée à la réunification allemande.

L’objectif des négociateurs prussiens est alors de rassurer les Russes en leur donnant la Pologne et de s’allier avec les anglais (en leur donnant tout ce que les anglais souhaitent) créant ainsi un rapport de force favorable dans les négociations contre l’Autriche et la France. Il serait même souhaitable que cette dernière soit écartée des négociations puisqu’après tout elle est dans le camp des vaincus.

Hardenberg

 

La stratégie russe

La Russie, enfin, arrive à Vienne pour mettre à profit son rôle primordial dans la chute de Napoléon. Le Tsar Alexandre est lui-même présent au congrès en compagnie de son ministre Nesselrode (en image ci-dessous). Pour le Tsar, le congrès doit permettre à la Russie de se voir légitimer en tant que puissance européenne comme le rêvait Pierre Le Grand et tous les monarques qui l’ont depuis succédé.

Dans cette optique, Alexandre réclame la Pologne par « droit de conquêtes » et se fait le défenseur d’une « Sainte-alliance » avec la Prusse, l’Autriche et l’Angleterre. Cette alliance vise en fait à imposer un droit d’ingérence dans l’ensemble des pays européens pour combattre toute tentative de déstabilisation de l’ordre post-napoléonien. Surtout, la « Sainte-Alliance » a pour but de réprimer les vagues nationalistes issues de la Révolution française. A travers cette alliance, c’est en réalité la Russie qui devient la maîtresse du jeu européen ayant même un blanc-seing pour intervenir dans toute l’Europe à chaque fois que ses intérêts seront menacés.

Karl-Nesselrode

 

Un Congrès dans l’impasse

C’est donc avec des stratégies divergentes voire contradictoires que les Etats européens se réunissent à Vienne le 1er Octobre 1814, date de l’ouverture officielle du Congrès. Déjà, une semaine avant le début des négociations, les quatre puissances victorieuses, la Prusse, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie, ont signé un protocole par lequel ils conviennent de ne traiter qu’entre eux.

Exclu des négociations, Talleyrand se fait alors le porte-voix des petites nations engrangeant le soutien de la Suède, de la Saxe ou encore des Etats allemands. Le 3 Octobre, ces pays menacent de quitter le Congrès. Conscients du fiasco qu’entraînerait un échec du Congrès de Vienne, les grandes puissances cèdent et suspendent l’application du protocole.

S’ensuit alors une négociation interminable dans laquelle aucun Etat n’arrive à se mettre d’accord. Les pourparlers s’enlisent et chaque délégation voit l’impatience et le pessimisme gagnés les rangs des négociateurs. Au bout de quelques semaines, ces derniers, désabusés, noient leur désarroi dans des bals et des fêtes à en plus finir. « Le congrès ne marche pas, il danse », écrivait Talleyrand comme pour souligner le décalage entre l’impasse des négociations et l’atmosphère festive du Congrès.

congrès de vienne

A Vienne, toutes les cours s’amusent, boivent et dansent jusqu’à l’aube. Les négociations elle-même se font de plus en plus rares au point que les journées ne sont plus rythmées que par le divertissement et le spectacle. « Les fêtes vont bien mais les affaires vont mal », ajoutait Talleyrand.

congres-de-vienne-bal-1814-1815

 

Le retour de Napoléon

Le 7 Mars 1815, alors que le Congrès est au point mort, une nouvelle inouïe fait le tour de Vienne. Bonaparte vient de rentrer en France en débarquant en Provence. Le 20 Mars, Vienne apprend dans la stupeur la fuite de Louis XVIII en Belgique. Mais cette nouvelle stupéfiante a pour effet de remobiliser l’ensemble des pays représentés à Vienne.

Dans une déclaration conjointe, tous ces pays s’engagent à combattre Napoléon et à respecter le Traité de Paris qui donne le trône à Louis XVIII. Pourtant, en coulisses, l’ambiance est délétère. L’Angleterre et la Prusse reprochent ainsi au Tsar Alexandre d’avoir été trop clément envers Napoléon lors du Traité de Fontainebleau. Alexandre, à l’inverse, fulmine et voue au diable Louis XVIII et les Bourbons, incapables d’arrêter l’Empereur et ses centaines de soldats. Surtout, la complicité des anciennes élites impériales dans le « vol de l’Aigle » entraîne la suspicion envers Talleyrand et sa délégation.

Représentant un souverain en exile, ce dernier tente tant bien que mal de défendre la légitimité royale. Exclu des négociations, il assiste impuissant à la guerre de la France contre toute l’Europe. Le 9 Juin 1815, un compromis fut trouvé entre les puissances européennes mettant fin au Congrès de Vienne, compromis auquel Talleyrand n’a presque pas participé. 10 jours plus tard, Napoléon sera battu à Waterloo.

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Les conclusions du Congrès de Vienne

Ce 9 juin 1815, les négociations en vue de trouver un nouvel ordre européen s’achèvent enfin. Il aura fallu en fait le coup de poker de Bonaparte pour voir ces négociations avancées. Au final, l’Europe se voit chamboulée par l’acte final du Congrès.

carte europe avant congrès vienne

 

La France tout d’abord est durement frappée. Punie du fait des cent-jours, elle se retrouve amputée de la Savoie, de la Belgique et du comté de Nice. Napoléon aura donc laissé une France plus petite qu’avant la Révolution. De plus, la France se voit mise sous surveillance par les puissances garantes du traité se réservant le droit d’intervenir dans ses affaires intérieures. Comble de malheur, elle voit la Rhénanie, sa frontière sur le Rhin, tombée aux mains de la Prusse.

Or, en se portant garant de l’application du Traité, Louis XVIII et les Bourbons perdront auprès des français beaucoup de leur légitimité. Se développera même une opinion publique puissante pour dénoncer ce traité. Toute la littérature française, de Hugo à Musset, sera ainsi le porte-parole d’un sentiment d’injustice de la part d’un peuple convaincu de son rôle messianique depuis la Révolution française.

D’ailleurs, une partie des élites françaises trouvera dans la colonisation de l’Algérie à partir de 1830 un moyen de continuer « l’œuvre émancipatrice » des idéaux révolutionnaires. La chute de Charles X en 1830 puis l’accession au trône de Louis-Philippe peuvent être également vus comme la conséquence « du traumatisme de Vienne », les français associant de plus en plus la Révolution et l’Empire à la liberté et à la grandeur nationale, les Bourbons à l’étranger et au Congrès de Vienne. C’est pourquoi s’imposera dans l’histoire de France une figure de Bonaparte en martyr de la révolution contre l’Europe contre-révolutionnaire.

Que ce soit dans le soutien à l’insurrection belge en 1830, en Espagne en 1833 puis lors du printemps insurrectionnel européen de 1848, la France cherchera à s’émanciper du cadre du Congrès de Vienne considéré comme « réactionnaire » et « anti-démocratique ».

Pour les anglais, le Congrès de Vienne voit l’établissement d’un royaume de Hollande et de Belgique sous leur influence. L’indépendance de la Belgique en 1830, avec le soutien de la France, mettra fin à ce royaume même si l’Angleterre réussira à sauver les meubles en se faisant garantir un statut de « neutralité » au nouveau royaume belge. De plus, l’île de Malte et la Méditerranée sont également soumis à l’influence anglaise. L’Angleterre se fera tout au long du 19ème siècle le champion de l’équilibre européen organisant des coalitions contre la puissance hégémonique européenne, la France sous Bonaparte, la Russie à partir de 1850 (Guerres de Crimée de 1853-1856) et l’Allemagne sous Guillaume II (Entente cordiale de 1904).

Pour les prussiens, le Congrès de Vienne est un bon accord. N’obtenant qu’une partie de la Saxe, elle (la Prusse) a pu se consoler avec la Rhénanie ce qui lui permet d’avoir une influence prépondérante en Allemagne. Elle fera d’ailleurs de ces gains territoriaux un véritable marchepied pour unir l’Allemagne sous sa coupe écrasant l’Autriche à Sadowa en 1866 puis la France en 1870. On peut donc dire qu’en favorisant la Prusse, le Congrès de Vienne a fait l’erreur de rendre possible la constitution d’un grand bloc germanique qui sera grandement à l’origine des deux guerres mondiales au 20ème siècle.

Pour l’Autriche, en revanche, l’accord est amer. Certes, la Lombardie et la Vénétie, au Nord de l’Italie, lui ont été accordées et le duché de Parme reste aux mains de Marie-Louise. Cependant, elle voit les Bourbons revenir à Naples et constate que les alliés ont réservé le centre de l’Italie (Rome) aux Etats pontificaux. De même, un puissant royaume de Piémont s’est constitué entre la France et l’Autriche capable de gêner les intérêts autrichiens. D’ailleurs, ce fut à partir de ce royaume que s’opérera l’unité italienne, avec l’aide essentielle de la France bonapartiste en 1861 éliminant toute influence autrichienne jusqu’au Brenner.

Quant aux Etats allemands, l’Autriche se voit distancer par la Prusse. Perdant son influence à l’Ouest, l’Italie et l’Allemagne, l’Autriche se tournera vers le faible Empire Ottoman et les Balkans où ses intérêts se trouveront en confrontation avec les intérêts russes.

La Russie d’ailleurs fera du Congrès de Vienne son principal argument pour justifier son ingérence dans les affaires européennes. Récupérant la Pologne, elle se comporte après 1815 en véritable « gendarme de l’Europe » au nom de la « Sainte-Alliance » écrasant les mouvements nationalistes polonais et hongrois en 1848 ce qui lui vaudra l’hostilité durable des peuples européens. En France, par exemple, la Russie sera vue comme le symbole même du « conservatisme » et du « despotisme », image qui d’ailleurs n’a toujours pas évolué depuis. Elle perdra quand même son rôle prépondérant à partir du milieu du 19ème siècle devant les inquiétudes britanniques (le fameux Grand Jeu) et devant la montée en puissance de l’Allemagne impériale la poussant dans le camp de la France (accord de 1892).

carte congrès vienne

Comme nous pouvons le constater, le Congrès de Vienne ne résista pas longtemps aux logiques à la fois de puissance entre Etats et à la montée inexorable de la forme Etat-Nation en Europe. Pourtant, il a quand même permis d’éviter un conflit généralisé sur le continent au moins jusqu’en 1870. Ce fut à partir du moment où s’était constitué une Allemagne puissante, unie et impérialiste que la paix de Vienne de 1815 se montra incapable de répondre à la perspective d’un tel conflit. Le Congrès de Vienne restera quand même comme une tentative audacieuse de mettre fin à près de 25 ans de conflits ouverts par la Révolution française. En cela, cette paix sera nettement plus robuste que la paix de Versailles de 1919.

Le Roman de Bonaparte (13/15): le désastre des cent-jours (Mars-Juin 1815)

Le Roman de Bonaparte (13/15): le désastre des cent-jours (Mars-Juin 1815)

“Waterloo! Waterloo! Waterloo! morne plaine!

Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,

Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,

La pâle mort mêlait les sombres bataillons.

D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.

Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance ;

Tu désertais, victoire, et le sort était las.

Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas ! »

Victor Hugo, Les Châtiments, L’expiation (1853)

 

« Cent jours : l’aventure ne dura pas davantage et ce fut assez pour causer des dégâts incalculables. A l’intérieur d’abord, en rendant plus difficile la réconciliation des français. Napoléon ne savait pas seulement le métier de la guerre. Il savait celui de la politique qu’il avait appris, exercé pendant la Révolution. C’est de la Révolution surtout qu’il réveilla le souvenir, parlant gloire aux soldats, paix et liberté au peuple. L’Empereur autoritaire était revenu en démagogue. »

Jacques Bainville, Histoire de France (1924)

 

La nouvelle sonna comme un coup de tonnerre. Ce 3 Mars 1815, « le télégraphe annonça aux braves et aux incrédules le débarquement de l’homme » *. Bonaparte était en effet rentré en France le 1er Mars entre Cannes et Antibes, entreprise considérée par Chateaubriand « comme le crime irrémissible et la faute capitale de Napoléon » *. La nouvelle de ce retour fit rapidement le tour des capitales européennes.

A vienne, où étaient réunis les souverains de l’Europe, le débarquement de l’Empereur entraîna le branle-bas de combat des puissances alliées. Signant une déclaration commune, les alliés qualifièrent la fuite de Bonaparte comme un « délire criminel et impuissant » ajoutant de Napoléon qu’il était « l’ennemi et le perturbateur du repos du monde ».  A Paris, une forme de torpeur saisit les autorités de la Restauration.

Napoléon venait en fait de réaliser un coup de poker digne d’un récit romanesque, un « coup de maître » pour Talleyrand qui s’y connait en la matière. Prenant dans la clandestinité un navire militaire, il a réussi à sortir de son « île-prison » en traversant la Méditerranée sans être aperçu par la flotte anglaise. Ce coup de génie fait d’ailleurs écho à sa fuite d’Egypte en 1799. Pour la deuxième fois en 15 ans, l’Empereur venait d’échapper à la vigilance des anglais. A Sainte-Hélène, ces derniers s’en souviendront.

Plus tard, au cours du XIXème siècle, les historiens se déchireront sur les raisons réelles qui ont poussé Bonaparte à franchir le Rubicon d’un retour sur la terre de France. Après tout, pourquoi l’Empereur a-t-il tout risqué pour revenir à Paris ? Quelles ont été ses véritables motivations dans cette affaire ?

napoléon golfe juan

 

Les motivations de Bonaparte

L’historiographie française présente souvent le geste de Napoléon comme étant l’action d’un désespéré contraint pour sa survie à quitter l’île d’Elbe. Geste de soutien à la Révolution, étouffement financier, menaces d’assassinat, tout y passe pour justifier le comportement de l’Empereur.

Pour l’historiographie révolutionnaire républicaine, c’est-à-dire l’historiographie officielle, ce sont les circonstances extérieures qui ont poussé Bonaparte. Tout d’abord, selon eux, Napoléon n’aurait agi de la sorte que pour protéger l’héritage révolutionnaire soi-disant menacé par la Restauration. Autant le dire toute de suite, cette thèse n’a strictement aucun sens.

La France de la première Restauration était en effet fondée sur un compromis entre les avancées révolutionnaires et la monarchie symbolisée par la charte constitutionnelle. Non seulement les biens nationaux et tous les acquis de la Révolution avaient été maintenus mais les élites issues de la Révolution et de l’Empire avaient également conservé leurs positions dominantes. Même les régicides et les assassins du Duc D’Enghien s’étaient vus octroyer une immunité bienveillante.

Chateaubriand lui-même exprimait bien cette complaisance du Roi vis-à-vis des anciens hommes de l’Empire : « Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour Napoléon dont la France était inondée ? des royalistes ? Non : les ministres, les généraux, les autorités, choisis et maintenus par Bonaparte. Ou se tripotait la Restauration ? chez des royalistes ? Non : chez M.de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumônier du Dieu Mars et saltimbanque mitré. » *

Il n’y avait donc absolument pas, comme le prétend l’histoire officielle, une persécution des révolutionnaires ni même une « Terreur blanche » fomentée par des aristocrates contre le peuple français. Au contraire, il n’y a jamais eu autant de libertés que sous la Restauration. Même les jacobins furent mieux traités sous Louis XVIII que sous Napoléon. La France était de plus sur le point de se redresser profitant d’une paix intérieure et extérieure qu’elle n’avait pas connu depuis 1789. Sur le plan diplomatique, Talleyrand avait réussi à replacer la France au cœur du concert européen des nations. Chateaubriand avait donc raison quand il disait à propos du retour de l’Empereur qu’« il y eut dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France ». *

restauration

 

Un autre argument avancé fait état de multiples complots visant à assassiner l’Empereur. S’il est vrai que certains y ont sans doute pensé, il n’existe encore aujourd’hui aucune preuve tangible pour confirmer ces affirmations. D’ailleurs, les puissances alliées étant garantes du Traité de Fontainebleau, il parait plus qu’improbable qu’elles eussent envisagé d’assassiner Bonaparte.

Non, la seule et unique raison qui a poussé Bonaparte à quitter son exile fut son caractère. Animé par un puissant esprit de revanche, l’homme qui s’est toujours senti, après son abdication, non pas vaincu mais trahi, n’a eu de cesse de penser à son retour. Mais ce fut lorsqu’il sentit une opportunité qu’il se décida à agir.

Stratège de génie, il avait vu que les alliés étaient paralysés par leurs dissensions au Congrès de Vienne. De même, il était informé que l’armée était mécontente de son traitement financier, ce qui d’ailleurs ne venait pas d’une stratégie délibérée de la part de la Monarchie pour punir les militaires comme on l’entend souvent mais était le prix à payer pour renflouer les caisses de l’Etat.

Loin d’avoir répondu aux demandes du peuple pour sauver la Révolution ni même quitter l’île d’Elbe pour sauver sa vie, Napoléon a simplement fait le pari risqué d’une reconquête du pouvoir en misant sur le soutien de l’armée. Dans tous les cas, ce pari fut gagné d’une manière tellement inattendue que, même Bonaparte, fut surpris de sa réussite.

 

Le Vol de l’Aigle

Durant 20 jours, après son débarquement à Golfe-Juan, « l’aigle Napoléon vola de clocher en clocher » ne trouvant face à lui qu’un pouvoir faible et incapable de prendre la moindre disposition pour l’arrêter. Ce fut en effet la torpeur du gouvernement de Paris qui in fine donnera à Napoléon l’avantage stratégique. Au courant depuis le 3 Mars du retour de Bonaparte, Paris ne prend des mesures que le 8 par le Maréchal Soult, ministre de la guerre.

maréchal soult

 

Ce dernier, dans un discours, exhortait ses soldats à combattre le « tyran » : « Cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de l’Europe un pouvoir usurpé, dont il avait fait un si fatal usage, est descendu sur le sol français qu’il ne devait plus revoir. Que veut-il ? La guerre civile : que cherche-t-il ? des traîtres : où les trouvera-t-il ? Serait-ce parmi ces soldats qu’il a trompés et sacrifiés tant de fois, en égarant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d’effroi ? »

Napoléon n’avait en fait que très peu de soldats avec lui et son retour n’a jamais été populaire auprès des français. C’est pourquoi d’ailleurs il décida d’éviter les grandes concentrations urbaines jusqu’à Grenoble où il fut accueilli triomphalement le 8 Mars. Cette ville, depuis la journée des tuiles (7 Juin 1788), fut de toute façon allergique à la monarchie. Pourtant, hormis à Grenoble, l’accueil des français ne fut pas chaleureux, mais même parfois hostile.

L’opération fut en réalité un coup d’Etat militaire sur lequel Bonaparte prit appui pour s’emparer du pouvoir. Plusieurs fois, l’armée refusa les ordres de Paris pour arrêter Bonaparte et passa même à l’ennemi. Ce fut notamment le cas du 5ième régiment d’infanterie avant d’entrer à Grenoble avec cette célèbre scène, de Napoléon s’avançant seul contre les militaires, racontée par Stendhal : « Soldats du 5e ! Reconnaissez votre empereur ! S’il en est un qui veut me tuer, me voilà ! ». Finalement, aucun n’a tiré et tous ont rallié l’Empereur.

napoléon cinquième régiment

 

Le 10 Mars près de Lyon le comte d’Artois, frère du Roi, entreprit d’arrêter Napoléon mais ses troupes en le trahissant rejoignirent l’Empereur. Le 15 Mars, le maréchal Ney, qui avait promis à Louis XVIII de « ramener Napoléon dans une cage de fer » se rallia également à l’Empereur. Plus tard, lors de son procès, il dira pour se justifier : « On n’arrête pas l’eau avec ses mains ».

L’annonce de la défection de Ney ne fut reçue que le 16 à Paris mais fit l’effet d’une bombe. Désormais, plus rien ne séparait Bonaparte de Paris. Le Roi, lui-même décida de prendre la parole devant la chambre des députés, presque tous des anciens de l’Empire : « je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France : celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer ; il vient détruire cette charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les français chérissent et que je jure ici de maintenir : rallions-nous donc autour d’elle ». *

Néanmoins, le 20 Mars, le roi quitta Paris pour s’enfuir à Gand, en Belgique. Chateaubriand dira plus tard que ce choix délégitima définitivement les Bourbons aux yeux du peuple. Ne trouvant à Paris aucune résistance, Napoléon put reprendre sa place aux Tuileries. Formidable entreprise de ce génie que de prendre le pouvoir sans effusion de sang avec seulement 900 hommes pour l’épauler. Mais pourtant, cet exploit aura de terribles conséquences pour la suite.

 

Les cent-jours

Revenu au pouvoir à la faveur d’un putsch militaire, Napoléon croyait que son simple retour entraînerait de fait le rétablissement des anciennes structures impériales. Il n’en fut rien. Certes, les anciennes élites révolutionnaires et impériales, après l’avoir lâché en 1814 pour la monarchie, l’ont de nouveau appuyé une fois le Roi enfuit. D’autres comme Benjamin Constant qui l’ont qualifié de « tyran » se sont empressés de le rallier dès que Bonaparte posa les pieds à Paris.

benjamin constant

 

Epoque étonnante que la Révolution et l’Empire où des hommes pouvaient soutenir tour à tour la République, l’Empire et la Monarchie en fonction des circonstances. On voit d’ailleurs à quel point la Révolution a enfanté non pas d’un nouvel ordre politique mais d’un désordre politique dans lequel le principe de légitimité est constamment remis en question. C’est de fait à cette époque qu’est publié le dictionnaire des Girouettes, nommant tous les hommes qui ont changé de camp durant cette période. Talleyrand se justifiera plus tard d’être une girouette par cette anecdote pleine d’humour : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent ».

La France sous les cent-jours ressemblait sur la forme à l’Empire d’avant 1814. Cependant, sur le fond tout ou presque avait changé. Ce furent les mêmes hommes mais pas le même esprit. Au fond, la Restauration avait donné aux français le goût de la liberté et de la paix, c’est-à-dire toute chose que Napoléon avait abhorré tout au long de sa vie. Dans son étonnement, il disait : « Comme les Bourbons m’ont arrangé la France en quelques mois ! il me faudra des années pour la refaire ! »

Ce pays, qu’il avait dominé pendant quinze longe années, il ne le reconnaissait plus. Prenant acte du changement de mentalité, Napoléon tenta de se faire le chantre de la liberté. « Lui, qui avait foulé le peuple en maître, écrivait Chateaubriand, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l’enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres et dont chaque syllabe mettait en colère son épée ». *

Le problème de ce discours c’est qu’en se faisant le héraut du libéralisme, Napoléon de 1815 critiquait Napoléon d’avant son abdication dans un dédoublement permanent de sa personnalité. Cette situation créait un malaise structurel comme si l’Empereur n’était plus capable de comprendre les français. Elle imposait surtout à Napoléon de négocier avec des forces qu’il a jusqu’ici toujours méprisé voire persécuté comme les libéraux, emmenés par Constant, et les jacobins.

De même, la liberté de la presse permettait à des écrivains d’écrire des pamphlets contre sa personne, et on voyait même des caricatures se moquant ouvertement de l’Empereur. Ce fut au fond tout son prestige qui fut écorné, à peine revenu à Paris.

Voulant par la suite reprendre la main en proclamant les actes additionnels aux constitutions de l’Empire, actes qui lui redonnaient une forme d’autorité perdue, Napoléon a été abandonné en rase campagne par les élites du régime et a dû faire marche arrière comme un vulgaire politicien. Déjà, certains ministres comme Fouché complotaient avec les autrichiens pour le faire abdiquer en faveur de son fils. Napoléon n’avait pas oublié également que ce fut cette même élite qui l’abandonna en Avril 1814.

Et puis les élections du corps législatif n’avaient pas arrangé les choses. En votant, en effet, pour une majorité libérale, les français avaient fait comprendre à Napoléon qu’ils ne voulaient en aucun cas concéder à l’Empereur leurs libertés acquises sous la Restauration.

Napoléon, « grand homme vieilli, seul au milieu de tous ces traîtres, hommes et sort, sur une terre chancelante » *, fut de fait gagné par la mélancolie et la dépression. Chaque jour, les personnes qui l’apercevaient étaient surpris par son visage emprunté et par son embonpoint qui grossissait à vue d’œil. En quelques sorte, l’Empereur ressemblait à un cadavre ambulant. Lui qui était d’habitude si fringant en était réduit à un homme abîmé, dépouillé de tout prestige.

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Mais si le front intérieur semblait échapper au jugement de Bonaparte, le front extérieur continuait lui à empoisonner ses pensées. Encerclée de toutes parts par les puissances alliées, la France napoléonienne, dont les frontières furent celles de 1792, leva en masse de nouveaux soldats dans l’objectif d’une énième campagne militaire. L’Empereur jeta son dévolu sur la Belgique protégée par les anglais et les prussiens. Ce fut donc en état d’agonie que Napoléon marcha pour la dernière fois vers son destin.

 

Waterloo

En grande difficulté politique sur le plan intérieur, l’Empereur était soulagé d’entrer en campagne là ou d’habitude il excelle. Son plan consistait à battre successivement les armées prussiennes puis les troupes anglaises de Wellington avant qu’elles ne se rejoignent. Le 15 Juin 1815, l’Empereur fait tomber Charleroi et repousse les prussiens de Blücher. Le lendemain, il tombe sur les anglais à Quatre-Bras et sur les prussiens à Ligny. Dans cette dernière ville, Napoléon remporte la bataille et voit l’armée prussienne se retirer précipitamment. A ce moment, il en est convaincu, les prussiens sont défaits et ne pourront aider les anglais. Il commande d’ailleurs au maréchal Grouchy de les poursuivre et de les écraser.

Portrait Grouchy

 

Le 17, informé de la retraite de Blücher, Wellington quitte ses positions de Quatre-Bras pour se replier sur une position plus tenable au Mont Saint-Jean en face de la plaine de Waterloo. L’objectif de Wellington est de défendre la position le plus longtemps possible avant l’arrivée des prussiens puis de profiter de l’avantage numérique pour emporter la bataille. Pour protéger sa position, le Duc peut compter sur trois points d’appui défensif, les fermes d’Hougoumont, de la Haie Sainte et de la Papelotte.

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Pour Napoléon, les prussiens grâce à Grouchy ne pourront pas revenir pour aider Wellington. Il pense alors que sa supériorité numérique suffit pour vaincre les anglais souhaitant s’attaquer au centre du dispositif anglais à la ferme de la Haye Sainte. Il compte également sur une diversion menée par la division Jérôme (du nom du frère de l’Empereur et ancien Roi de Hollande) pour attirer les anglais dans la défense de la ferme d’Hougoumont. L’avantage de Napoléon est d’avoir davantage de pièces d’artillerie et une cavalerie nettement plus puissante que celle de Wellington.

Le soir, un terrible orage s’abat sur la « morne plaine » (Victor Hugo) contraignant l’Empereur a repoussé l’attaque, le sol boueux étant défavorable aux canons et à la cavalerie. Le 18 Juin, à 11h 30, Napoléon donne l’assaut. Comme prévu, c’est la division Jérôme qui attaque la ferme d’Hougoumont. Pendant deux heures, les français attaquent mais sont à chaque fois repoussés par une solide organisation défensive anglaise. Durant les assauts répétés contre la ferme, le général Bauduin est tué.

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A 13h, l’artillerie française commence à bombarder les positions anglaises mais le sol pluvieux limite sa portée. A 13h30, la préparation d’artillerie qui avait détruit le corps hollandais rendait possible la charge de la cavalerie commandée par le maréchal Ney soutenue par l’infanterie du général d’Erlon. Ce dernier peut compter sur quatre divisions. La division Quiot doit prendre la ferme de la Haye-Sainte, la division Durutte doit prendre quant à elle la ferme de Papelotte tandis que les divisions Donzelot et Marcognet ont pour objectif de prendre pied sur le plateau.

Au cours de la bataille, Durutte prend facilement le contrôle de Papelotte défendue par une brigade de Saxe. Donzelot et Marcognet avancent rapidement sur le plateau mais sont surpris par une contre-offensive anglaise. Incapable de reformer la ligne, ces deux divisions sont sur le point d’être anéanties mais sont sauvées in extrémis par la cavalerie française. Enfin, Quiot tombe sur une ligne défensive à la Ferme Haye-Sainte extrêmement compacte et disciplinée.

A 15h, voyant la résistance anglaise devant la ferme Haye-Sainte, cœur du dispositif anglais, le maréchal Ney ordonne à sa cavalerie de prendre la ferme. Habilement, Wellington ordonne à ses hommes de se replier sur une ligne formée entre Hougoumont et la Haye-Sainte. Ney décide alors contre l’avis de l’Empereur de mobiliser tous ses hommes pour enlever la position. C’est un massacre.

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Les anglais, formés en carrés déciment la cavalerie française qui multiplie pourtant les assauts. La cavalerie tombe également sur le fossé du chemin d’Ohain. Victor Hugo dans Les Misérables en fera des pages mémorables :

 « Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant : vive l’empereur ! Toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre. Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la tête de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur furie et à leur course d’extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiers venaient d’apercevoir entre eux et les Anglais un fossé, une fosse. C’était le chemin creux d’Ohain. L’instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic sous les pieds des chevaux, profond de deux toises entre son double talus ; le second rang y poussa le premier, et le troisième y poussa le second ; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre pieds en l’air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n’était plus qu’un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais écrasa les Français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que comblé, cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns sur les autres, ne faisant qu’une chair dans ce gouffre, et, quand cette fosse fut pleine d’hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme. »**

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A 16h 30, les prussiens arrivent sur le flanc Est du dispositif français. La surprise est de taille pour Napoléon qui accuse immédiatement Grouchy de l’avoir trahi. Il doit utiliser les réserves pour protéger son flanc droit puis à 17 h décide d’envoyer toutes ses forces encore disponibles pour prendre les positions anglaises avant que son flanc Est ne tombe. A 18h30, Ney emporte finalement la ferme de Haye-Sainte. La situation est alors critique pour Wellington qui voit s’effondrer tout son pivot défensif.

Ney réclame plus d’hommes pour en finir définitivement avec les anglais mais Napoléon refuse par peur des prussiens. C’est à ce moment-là que l’Empereur commet l’erreur fatale qui lui coûte la victoire. Pendant une heure en effet, Napoléon reste attentiste permettant à Wellington de reconstituer une ligne défensive solide. A 19h30, finalement, la garde impériale de Cambronne est mise à disposition de Ney mais il est déjà trop tard. Elle ne parvient pas à briser les lignes anglaises et est même contrainte de se replier. Voyant l’élite de l’armée française reculer, les soldats de l’Empereur sont pris de panique et commencent à fuir le champ de bataille.

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A partir de 20h30, une à une, les positions françaises tombent aux mains de l’ennemi. C’est la débandade. Les soldats français sont massacrés tandis que Napoléon quitte le champ de bataille protégé par sa garde.  Seules les forces de Cambronne résistent héroïquement. Aux anglais qui le somment de se rendre, Cambronne dit : « La garde meurt mais ne se rend pas ». Plus tard, il dira à ces mêmes anglais : « merde » en guise de réponse à leurs injonctions. Finalement, il sera grièvement blessé et capturé mais son héroïsme est entré dans la légende. Victor Hugo dira de lui : « l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. » **

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Au final, Waterloo représenta le plus grand désastre militaire de l’histoire de France. Toute l’armée française fut mise hors de combat en moins d’un jour à Waterloo. Pourtant, Napoléon était proche de la victoire mais il a commis des erreurs inhabituelles pour ce génie militaire. Cette bataille fut en tout cas le champ de cygne des ambitions de Napoléon. Ce dernier, revenu à Paris le 21 Juin, abdique une seconde fois le 22. Les cent-jours de Napoléon s’achevèrent donc dans une débâcle absolue. Expérience désastreuse pour les uns, épopée romanesque pour d’autres, l’expérience des cent-jours fut sans nul doute le combat de trop pour Bonaparte.

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*Chateaubriand, Les mémoires d’outre-tombe

**Victor Hugo, Les misérables

Le Roman de Napoléon (12/15) : l’exil (1814-1815)

Le Roman de Napoléon (12/15) : l’exil (1814-1815)

« Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages ? L’orgueil national trouvait (c’était un tort) un certain dédommagement à n’être opprimé que par un chef invincible. Aujourd’hui que reste-t-il ? Plus de prestige, plus de triomphes, un empire mutilé, l’exécration du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont les trophées sont abattus, et qui n’a pour tout entourage que les ombres errantes du duc d’Enghien, de Pichegru, de tant d’autres qui furent égorgés pour le fonder. »

Benjamin Constant, De l’Esprit de conquête

 

« Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire. Les puissances alliées ont armé toute l’Europe contre moi, une partie de l’armée a trahi ses devoirs, et la France elle-même a voulu d’autres destinées. […]. Je ne puis vous embrasser tous ; mais j’embrasserai votre général ! Venez, général. Qu’on m’apporte l’aigle ! Chère aigle ! Que ces baiser retentissent dans le cœur de tous les braves ! Adieu, mes enfants ! Mes vœux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir. »

Napoléon, Discours de Fontainebleau du 20 Avril 1814

 

Depuis ce 6 Avril 1814, date fatidique de son abdication, Napoléon se retrouvait seul à Fontainebleau se remémorant sans doute les gloires et les échecs de l’Empire. N’ayant plus de pouvoir, l’Empereur attendait dans l’angoisse la décision des alliés le concernant. Pour la première fois, Napoléon s’était sentit impuissant, incapable qu’il était de maîtriser son propre destin. Il fut en quelques sorte un prisonnier des Etats européens après en avoir été le maître absolu.

On ne l’autorisait d’ailleurs pas à voir sa femme, Marie-Louise, et son fils, le Roi de Rome, tandis qu’il ne pouvait quitter Fontainebleau, véritable forteresse assiégée. Arpentant les allées d’un château devenu dorénavant trop grand pour lui, Bonaparte ne pouvait être que saisi par l’incroyable renversement de situation que lui offrait le destin. En une année seulement, il avait tout perdu. L’Empire, le pouvoir, l’Armée, ses compagnons de route, tout lui avait échappé en un claquement de doigts.

Mais le pire pour lui ne fut pas tant l’abdication en elle-même mais la trahison qu’il considérait comme étant à l’origine de sa chute. Mordant la main qui les avaient nourris, les élites impériales ont abandonné l’Empereur au moment où celui-ci réalisait une de ses plus belles campagnes militaires. C’est ici que se situe la clé pour comprendre le comportement de Napoléon en 1815 car en n’étant pas complètement vaincu militairement, l’Empereur voyait dans la victoire des alliés une simple trahison, un « coup de poignard dans le dos » donnant un sentiment d’illégitimité à son abdication.

Le 12 Avril 1814, il apprit les termes du Traité de Fontainebleau dans lesquels lui fut attribuée la souveraineté de l’île d’Elbe tout en conservant son titre d’Empereur. A Marie-Louise et à son fils, les alliés ont donné le Duché de Parme, renforçant par la même la domination autrichienne sur l’Italie. On peut s’imaginer le sentiment d’humiliation ressenti par Napoléon lorsqu’on lui avait appris qu’il n’était plus souverain que d’une île plus petite encore que la Corse.

Cette nuit-là d’ailleurs il tenta de se suicider en avalant du poison. En pleine agonie, il dit à Caulaincourt : « Qu’on a de peine à mourir, qu’on est malheureux d’avoir une constitution qui repousse la fin d’une vie qu’il me tarde tant de voir finir ! » Par miracle, Napoléon survécut à sa tentative de suicide, le médecin Yvan refusant d’accéder à se demande d’une dose de poison supplémentaire. S’ensuivit dès lors des jours pénibles dans l’attente du convoi qui fut censé le conduire en exil à l’île d’Elbe.

 

La première restauration et le retour de Louis XVIII

Tandis que l’Empereur se trouvait à Fontainebleau, les tractations à Paris reprenaient de plus belles. Talleyrand, dorénavant l’homme fort du pays s’activait en coulisses pour permettre le retour de Louis XVIII sur le trône de France non sans l’enfermer au préalable dans un carcan constitutionnel protégeant tout à la fois les acquis de la Révolution et les privilèges des élites impériales. En d’autres termes, l’ancien évêque voulait imposer au nouveau roi une « charte constitutionnelle » qui imposerait de fait une forme de monarchie parlementaire à l’anglaise où l’ancien sénat impérial ferait office de chambre des Lords.

Cette charte d’ailleurs offrait aux français une liberté inégalée, bien plus importante que les constitutions issues de la Révolution Française. Mais pour mettre en œuvre cette charte, encore fallait-il que Louis XVIII l’accepte. C’est pourquoi, Talleyrand rendit visite au roi à Compiègne. Commença alors une extraordinaire séance de négociation entre deux des hommes les plus brillants de leur temps.

Chateaubriand, qui avait fait acte d’allégeance au roi lorsqu’il publia son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons, était également présent à Compiègne pour voir arriver Louis XVIII : « Un homme arrive seul de l’exil, dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses ; il n’a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d’une jeune femme ; il se montre à des capitaines qui ne l’ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme ? c’est le Roi ! Tout le monde tombe à ses pieds. »*

Louis XVIII

 

Cette arrivée presque pathétique de ce roi, à la fois gros et impotent, ne doit pourtant pas occulter la force intellectuelle prodigieuse de ce souverain en exil depuis 23 ans. Né en 1755, l’homme fut toujours considéré comme le plus brillant des petits-fils de Louis XV. Doté du titre de Comte de Provence, son intelligence ne fut pourtant pas mise à profit par son frère aîné, Louis XVI, qui ne lui a jamais fait confiance. Après l’échec de la fuite du Roi à Varennes en 1791, Louis-Stanislas Xavier de Bourbon, s’exila à l’étranger rejoignant ainsi son frère cadet, le comte d’Artois. Sa vie bascula réellement lorsque son grand frère fut guillotiné le 21 janvier 1793 puis lorsque son neveu, Louis XVII, mourut en 1795 à la prison du Temple. Dès lors, reposait sur les épaules du Comte de Provence l’avenir de la maison royale se déclarant lui-même Louis XVIII et roi légitime de France.

Errant littéralement dans toute l’Europe pour échapper aux armées révolutionnaires et impériales, le comte de Provence n’a pourtant jamais perdu de vue néanmoins la prééminence de son rang. En 1814, la chute de Napoléon, « l’usurpateur », lui offrit enfin l’opportunité de reconquérir le trône de France. Pourtant, il ne fut en aucun cas l’option préférentielle des puissances alliées. Le Tsar et le roi de Prusse préféraient Bernadotte, l’Autriche Marie-Louise et l’Angleterre avait un faible pour les Orléans, branche cadette des Bourbons. Louis XVIII ne fut donc pas revenu comme on le dit « dans les fourgons de l’étranger » n’ayant été accepté in fine que sous l’influence d’un Talleyrand qui souhaitait en faire un « roi anglais », c’est-à-dire un roi sans pouvoir.

La rencontre de Compiègne fut donc un moment décisif pour Louis XVIII et Talleyrand. A son arrivée, ce dernier a dû patienter comme un vulgaire courtisan pendant deux heures avant d’être reçu par sa majesté. L’entretien lui-même fut un modèle de duplicité et d’arrière-pensée de la part de ces deux hommes experts en jeu d’échecs. Finalement, après des jours de négociation, un accord fut trouvé sur une « constitution libérale » à l’anglaise avec néanmoins un pouvoir royal qui s’est approprié l’essentiel du pouvoir exécutif.

Le 3 Mai 1814, le roi fut de retour à Paris laissant les puissances alliées quitter le pays tandis qu’à Vienne s’ouvrit le congrès qui devait permettre de restaurer l’ordre en Europe.

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Napoléon sur le chemin de l’île d’Elbe

Le 20 Avril 1814, le convoi menant à l’île d’Elbe fut enfin arrivé à Fontainebleau. Descendant du « perron à deux branches qui conduit au péristyle du château désert de la monarchie des Capets », l’Empereur s’adressa une dernière fois, du moins le croyait-il, à la vieille garde dans la cour. Il prit ensuite place au sein du convoi entouré de soldats alliés.

Dès le premier jour, Bonaparte se mit à discuter avec le comte de Waldbourg, représentant de l’Angleterre : « Je n’ai point été usurpateur, parce que je n’ai accepté la couronne que d’après le vœu unanime de la nation, tandis que Louis XVIII l’a usurpée, n’étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI ». Le 24 Avril, à Lyon Napoléon s’arrêta pour saluer le maréchal Augereau. L’ambiance fut pourtant glaciale si l’on croit Waldbourg : « L’Empereur fit au maréchal des reproches sur sa conduite et lui dit : Ta proclamation est bien bête ; pourquoi des injures contre moi ? Il fallait simplement dire : Le vœu de la nation s’étant prononcé en faveur d’un nouveau souverain, le devoir de l’armée est de s’y conformer. Vive le roi ! vive Louis XVIII ! Augereau alors se mit à tutoyer Bonaparte et lui fit à son tour d’amers reproches sur son insatiable ambition, à laquelle il a tout sacrifié même le bonheur de la France entière. »

Le 25, à Avignon, le convoi fut accueilli aux cris de : Vive le roi ! Vive les alliés ! A bas le tyran, le coquin, le mauvais gueux ! Waldbourg décrivait ainsi la scène : « Dans tous les endroits que nous traversâmes, il fut reçu de la même manière. A Orgon, petit village où nous changeâmes de chevaux, la rage du peuple était à son comble ; devant l’auberge même où il devait s’arrêter, on avait élevé une potence à laquelle était suspendu un mannequin, en uniforme français, couvert de sang, avec une inscription placée sur la poitrine et ainsi conçue : tel sera tôt ou tard le sort du tyran. Le peuple se cramponnait à la voiture de Napoléon et cherchait à le voir pour lui adresser les plus fortes injures. L’empereur se cachait derrière le général Bertrand le plus qu’il pouvait ; il était pâle et défait, ne disant pas un mot. A force de pérorer le peuple, nous parvînmes à le tirer de ce mauvais pas. »

Profondément marqué par le déferlement de haine dont il a fait l’objet, Napoléon prit soin de se déguiser par la suite : « A un quart de lieue en deçà d’Orgon, il crut indispensable la précaution de se déguiser : il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. » A l’auberge, Napoléon se fit même passer pour le colonel Campbell prenant soin de parler avec l’accent anglais pour éviter de se faire repérer.

A l’hôtesse, il lui parla d’ailleurs de Bonaparte : « Eh bien ! lui avait-elle dit, avez-vous rencontré Bonaparte ? Non, avait-il répondu. Je suis curieuse, continua-t-elle de voir s’il pourra se sauver ; je crois toujours que le peuple va le massacrer ; aussi faut-il convenir qu’il l’a bien mérité, ce coquin-là ! Dites-moi donc, on va l’embarquer sur son île ? Mais oui, répondit-t-il. On le noiera, n’est-ce pas ? je l’espère bien ! lui répliqua Napoléon. »

Plus tard, il s’était fait passer pour un général autrichien, « se décora de l’ordre de Sainte-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette (de Walbourg) de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schouwaloff ».

En acceptant de se déguiser pour sauver sa vie, l’Empereur avait montré une étonnante faculté d’adaptation aux circonstances n’hésitant pas une seconde à se ridiculiser au regard de l’histoire. « Il y a des hommes qui ont la faculté de monter, écrivait Chateaubriand, et qui n’ont pas la faculté de descendre. Lui, Napoléon, possédait les deux facultés : comme l’ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesuré ; sa ductilité lui fournissait des moyens de salut et de renaissance : avec lui tout n’était pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant à volonté de mœurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraître naturel sous la tunique de l’esclave comme sous le manteau de roi, dans le rôle d’Attale ou dans le rôle de César. »

Il ajoutait : « Napoléon était toutes les misères et toutes les grandeurs de l’homme ».

 

L’île d’Elbe

Arrivé enfin sur l’île d’Elbe, Napoléon fut cette fois-ci accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par la population. Un Te Deum fut même chanté à sa gloire. Dès les premiers jours, il décida de visiter entièrement son île se promenant sur ce que Chateaubriand nommait « un carré de légumes ». Pendant des mois, il prit soin de gouverner son île signant des traités de commerce avec l’Italie voisine, recevant également dans le salon de sa villa, rebâti en salle de trône, les doléances des habitants.

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Il décida même d’installer une cour composée de ses derniers fidèles ainsi que sa famille entretenant des bals déguisés ainsi que de grandes fêtes reproduisant les modes de l’ancienne cour impériale. Il mit également en place un réseau d’espionnage en France qui l’avertit non seulement des déboires de la Restauration mais également le blocage du congrès de Vienne. Si, en effet, les français pouvaient jouir d’un degré de liberté inégalée sous Louis XVIII, les finances publiques en ruine suite aux guerres napoléoniennes avaient contraint le gouvernement à réduire par deux les pensions des militaires, ce qu’on avait appelé « les demi-soldes » entraînant de fait un fort mécontentement dans l’armée. De même, les « ultras » royalistes reprochaient à Louis XVIII de gouverner avec les hommes de la Révolution et de l’Empire. « Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, écrivait Chateaubriand, nous n’étions admis nulle part ; on nous comptait pour rien ».

La situation française était donc paradoxale car chacune des parties, royalistes ou révolutionnaires, accusaient le gouvernement au fond de vouloir réconcilier tous les français. Il est vrai que pour Louis XVIII, la difficulté provient du fait que la France n’arrivait pas à dépasser sa guerre civile larvée qui courait depuis 1789. Dans ce contexte, Napoléon voyait apparaître devant lui l’opportunité historique d’orchestrer un improbable retour.

 

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

Le Roman de Napoléon (11/15): La chute (1813-1814)

Le Roman de Napoléon (11/15): La chute (1813-1814)

« Si le Nord imite le sublime exemple qu’offrent les castillans, le deuil du monde est fini. L’Europe, sur le point de devenir la proie d’un monstre, recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu’un long souvenir d’horreur et de pitié ! »

Proclamation d’Alexandre de Russie à Varsovie (1813)

« Pourquoi, s’écria-t-il, parler devant l’Europe de ces débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu’est-ce qu’un trône ? un morceau de bois recouvert d’un morceau d’étoffe : tout dépend de celui qui s’y assied. La France a plus besoin de moi que je n’ai besoin d’elle. Je suis un de ces hommes qu’on tue, mais qu’on ne déshonore pas. Dans trois mois nous aurons la paix, ou l’ennemi sera chassé de notre territoire, ou je serai mort. »

Napoléon, discours devant le corps législatif du 19 Décembre 1813 cité par Chateaubriand

 

En ce début d’année 1813, la France était triste et morose. Accablée par les bulletins catastrophiques venus du front, elle était peu à peu prise d’une sourde inquiétude quant à son avenir. Napoléon avait bien rétabli l’ordre constitutionnelle après la tentative de coup d’état quasi burlesque du général Malet mais l’enthousiasme des débuts de l’Empire avait disparu. Pire, les français se retournaient contre Napoléon.

L’Empereur était devenu un ogre avalant la jeunesse française dans des rêves infinis de conquêtes. En France, la conscription avait enlevé au masse paysanne la main d’œuvre nécessaire pour assurer les récoltes tandis que les mères des soldats maudissaient Bonaparte, cet Hadès, à la fois Dieu de la guerre et de la mort. « On ne comptait dans l’Empire, dit M. de Ségur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d’hommes faits ! où étaient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mères, le disaient assez ! Penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. »

Au sein de la population, un vent de révolte se levait. Les français étaient en réalité fatigués d’une guerre qui courrait depuis 1792, guerre dont la France n’avait pas les moyens de remporter. Mais Bonaparte pouvait-t-il écouter les français ? Pouvait-t-il arrêter sa fuite en avant d’une guerre contre toute l’Europe ?

 

Le changement des alliances

En ce mois de janvier 1813, le système Fédératif Napoléonien était revenu à ses frontières de Juin 1812, soit juste avant la campagne de Russie. Mais si ce conflit n’avait pas modifié les contours politiques de l’Europe, la quasi destruction de l’armée française changeait radicalement la donne en termes de rapport de force militaire. Embourbée en Espagne, détruite en Russie, l’armée française n’était plus en mesure de garantir le maintien du système fédératif.

Napoléon réussissait tout de même à lever deux cent cinquante mille soldats mais ces jeunes hommes, qu’on appelait les « Marie-Louise », du nom de l’impératrice, ne valaient pas ceux qui avaient combattu à Rovigo, à Austerlitz ou devant Moscou. L’armée française avait en fait perdu tout son savoir-faire et son avance militaire qui lui avaient permis de dominer l’Europe. En d’autres termes, Napoléon et la France ne faisaient plus peur à l’Europe.

L’Empereur avait donc toutes les raisons d’être inquiet. Pour l’heure, le système tenait du fait que la Prusse et l’Autriche restaient les alliés de la France tandis que l’armée russe était retardée dans son avance par la rigueur de l’Hiver. Le 25 janvier 1813, Napoléon avait tenté de se réconcilier avec les catholiques en forçant le Pape, retenu contre son gré à Fontainebleau, à signer un nouveau concordat renforçant les pouvoirs de l’Empereur.

le pape fontainebleau

 

Le 3 Mars, la Suède de l’ancien général d’Empire Bernadotte signait une alliance militaire avec l’Angleterre rejoignant la coalition anti-française avec la Russie. Le 17 Mars, ce fut au tour de la Prusse de déclarer la guerre à la France. Si l’annonce de cette défection fut une surprise pour la France, il ne faut pas perdre de vue que pour les prussiens, l’alliance française fut une alliance contre-nature négociée peu après l’humiliation de Iéna (1806).

Depuis 1806, Berlin tenait en effet un double discours. Officiellement, elle se faisait l’alliée de Bonaparte. Officieusement, elle se préparait en interne à une revanche contre celui-ci si bien que pendant sept années, l’Etat prussien a encouragé la réorganisation du pays en prenant modèle sur la France post-révolutionnaire. René Girard* en fera plus tard le point de départ d’une relation mimétique entre la France et l’Allemagne. La Prusse avait su en réalité copier les atouts idéologiques de la France révolutionnaire, et en particulier la puissance de la mobilisation nationale. Le général Prussien Clausewitz dira plus tard que la France a inventé en 1792 la « guerre totale », « c’est- à-dire la mobilisation de tout un peuple, la nouvelle situation faite à la guerre, et ce que la Prusse est obligée de faire à son tour pour répondre à Napoléon ».

C’est à ce changement de paradigme de la Révolution française, à savoir le passage de conflits territoriaux de l’Europe des rois à la guerre idéologique menée par la France révolutionnaire, que la Prusse aura mis sept ans à assimiler. Hégel pour sa conception de l’Etat, Fichte pour sa conception de la nation, enfin Stein et Hardenberg pour la modernisation de l’armée, tous ces hommes seront les piliers du renouveau national de la Prusse. En 1813, le pays est prêt à prendre sa revanche sur une armée française qui l’avait humiliée à Iéna et à Auerstedt en 1806.

Coincé entre la Prusse et la Russie, le Duché de Varsovie, c’est-à-dire la Pologne, cessa d’exister sous l’invasion de ces deux puissants voisins, première victime de l’effondrement de l’Europe Napoléonienne. Etant garant de la Confédération du Rhin, Napoléon se rendit d’urgence à Erfurt puis battait les alliés russo-prussiens à Lützen le 2 Mai 1813. 20 jours plus tard, l’Empereur remporta une nouvelle victoire à Bautzen. Napoléon était rassuré, malgré des forces diminuées et en sous-nombre, il parvenait encore du fait de son génie militaire à remporter les batailles.

bataille de bautzen

 

Le 12 Août, la décision de l’Autriche sonna comme un coup de massue. Vienne, dont Bonaparte se pensait assurer du soutien grâce à son mariage contracté avec l’archiduchesse d’Autriche Marie-Louise, venait subitement de tourner casaque. L’empereur François avait ainsi rejoint la coalition contre son gendre et attaqua par le Sud la confédération du Rhin. Le 26 et 27 Août sur l’Elbe, Napoléon fut une nouvelle fois vainqueur à Dresde. Mais si les victoires s’enchaînèrent, les réserves en hommes étaient du côté des alliés si bien que l’Empereur ne faisait en réalité que retarder l’échéance.

La difficulté pour Bonaparte tenait dans le fait que la coalition européenne était pour la première fois véritablement unie contre lui. Avant 1813, Napoléon avait su jouer sur la division des pays alliés. En cet été 1813, ces mêmes pays avaient su maintenir leur unité s’engageant à ne pas signer de paix séparée avec Paris.

Le 18 et 19 Octobre se déroula « la bataille des nations » à Leipzig, retournement complet de situation par rapport au commencement de la guerre. A Valmy (1792), ce fut la nation française qui se défendit contre l’impérialisme des rois. A Leipzig, ce furent les nations de l’Europe qui se battirent contre l’impérialisme des français. A 195 000 soldats contre 333 000 pour l’ennemi, Napoléon n’avait pas cette fois-ci réalisé de miracle. L’armée française fut vaincue et se retira derrière le Rhin. Dans sa retraite, l’Empereur fut confronté à la révolte de la Bavière qui harcela l’armée impériale.

Völkerschlacht Leipzig / Hess - Battle of Nations Leipzig / Hess - Bataille des Nations de Leipzig / Hess

 

S’ensuivit dès lors l’effondrement complet du système fédératif. En Allemagne, les Etats de la confédération du Rhin prirent les armes contre la France tandis que Jérôme, roi de Westphalie rentra précipitamment en France. Peu après, la confédération fut officiellement dissoute. S’en était donc finie de l’Allemagne napoléonienne.

Au nord, la menace d’un débarquement anglais et la chute de l’Allemagne poussèrent l’Empereur à se retirer de Hollande. En Italie, l’Autriche avait envahi le nord de la péninsule et menaça le royaume de Naples de Murat. Celui-ci décida d’ailleurs de négocier pour conserver son royaume abandonnant son alliance avec Napoléon. Enfin, en Espagne, un corps expéditionnaire anglais commandé par Wellington et aidé par le peuple espagnol remporta victoires sur victoires sur une armée française exténuée par quatre années de guérilla. Le 11 Décembre, Napoléon se résolu enfin à abandonner l’Espagne signant le Traité de Valençay renvoyant Ferdinand VII à Madrid. Le roi d’Espagne et frère de Napoléon, Joseph, quitta à l’inverse aussitôt Madrid pour se réfugier à Paris.

Il ne restait donc plus rien de l’Europe Napoléonienne. Cette dernière s’était effondrée comme un château de cartes en moins d’un an. Dorénavant, c’était le territoire historique de la France qui était menacé.

 

L’invasion de la France

En ce mois de décembre 1813, l’Empereur était attendu au tournant. Il savait que la France était encerclée complètement par l’ennemi, au sud par les anglo-espagnols, au sud-Est par les autrichiens, au nord et à l’Est par les russo-prussiens et enfin sur le littoral par la flotte anglaise. Il savait également que le peuple français était en bout de course et ne comprenait toujours pas comment tant de sacrifices n’avaient au final débouché sur rien. « Quand on voit s’approcher le moment où nous allions être refermés dans notre ancien territoire, écrivait Chateaubriand, on se demande à quoi donc avaient servi le bouleversement de l’Europe et le massacre de tant de millions d’hommes ? »**

A cette fatigue des français s’ajouta le défaitisme qui gagna les élites impériales. Beaucoup d’entre elles se demandèrent déjà s’il ne fallait pas favoriser la chute de Napoléon avant qu’il ne soit trop tard. D’autres avaient décidé de négocier avec les royalistes réunis autour de Louis XVIII, exilé en Angleterre. C’était le cas de Talleyrand et de Fouché qui servaient d’intermédiaire entre les élites issues de la Révolution et de l’Empire et celles issues de l’Europe des rois. Pour les premières, il fallait s’assurer que leurs positions privilégiées puissent être maintenues dans la France post-Bonaparte. Pour les secondes, il s’agissait de faire rentrer dans le rang le « monstre révolutionnaire ». Si ces groupes ne manquaient pas d’avoir des haines réciproques, tous s’accordaient sur le fait que Bonaparte n’avait plus d’avenir politique.

Lorsque d’ailleurs la comtesse de la Tour du Pin demanda à Talleyrand des nouvelles de l’empereur, ce dernier lui répondit : « Oh ! Laissez-moi donc tranquille avec votre empereur. C’est un homme fini. Je veux dire que c’est un homme qui se cachera sous son lit. Il a perdu tout son matériel. Il est à bout. Voilà tout. » ***

Napoléon se retrouva donc de plus en plus isolé à Paris ne pouvant compter que sur une poignée de fidèles. Le 19 Décembre 1813, il annonça son plan de défense du territoire devant un corps législatif qui ne songeait alors qu’à tourner la page du bonapartisme. Devant les députés, il exprima son désir de paix et se déclara favorable à une négociation avec les alliés : « Mon cœur a besoin de la présence et de l’affection de mes sujets. Je n’ai jamais été séduit par la prospérité et le bonheur du monde. Monarque et père, je sens que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles ». Pour pouvoir négocier, il nomma deux commissions du corps législatif qui eurent pour objectif de donner des garantis à la coalition.

Napoléon corps legislatif

 

Le 29 Décembre, le rapport conclut que « les moyens de paix auraient des effets assurés, si les français étaient convaincus que leur sang ne serait versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices ; que sa majesté doit être suppliée de maintenir l’entière et constante exécution des lois qui garantissent aux français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques. » Bonaparte ne tarda pas à réagir en qualifiant la commission de « bande de factieux ».

Quelques jours plus tard, Metternich, le diplomate autrichien, proposa à l’Empereur une paix sur la base des frontières naturelles préservant ainsi les acquis territoriaux de la Révolution française mais Bonaparte refusa. Ce dernier était en fait persuadé qu’il pouvait remonter la pente. Il était ainsi convaincu que l’unité de la coalition ne résisterait pas à la divergence des intérêts nationaux. De même, il ne croyait pas à l’hypothèse d’une restauration des Bourbons. Après tout, les élites révolutionnaires et impériales avaient trop de sang bourbon sur les mains (l’exécution de Louis XVI et du Duc D’Enghien) pour espérer se mettre au service du frère de Louis XVI, Louis XVIII. De même, la bourgeoisie française ne pouvait accepter une remise en cause de ses biens nationaux, biens dont la noblesse en exil exigeait la rétribution.

On voit bien là que Napoléon affichait une confiance exagérée envers les gagnants de la Révolution. C’est pourquoi, il commit l’erreur de nommer Talleyrand au sein du conseil de la Régence et de laisser Fouché, le régicide, se faire le médiateur entre la cour de Louis XVIII et le corps législatif impérial.

Le 25 janvier 1814, l’Empereur quitta Paris pour l’armée laissant derrière lui « un conseil de régence » présidé par Cambacérès et nomma son frère Joseph au commandement militaire de la capitale. La situation, en effet, était grave. Après avoir franchi le Rhin le 21 Décembre, les coalisés avaient pris Dijon le 19 Janvier. S’ensuivait dès lors l’une des plus éblouissantes campagnes de Napoléon.

 « Il ne fallait rien moins que les maux dont la France était écrasée, écrivait Chateaubriand, pour se maintenir dans l’éloignement que Napoléon inspirait et pour se défendre en même temps de l’admiration qu’il faisait renaître sitôt qu’il agissait : c’était le plus fier génie d’action qui ait jamais existé ; sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France (je ne parle pas de Waterloo) sont ses deux plus belles campagnes ; Condé dans la première, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-là, grand homme dans celle-ci ; mais différentes dans leurs résultats : par l’une il gagna l’empire, par l’autre il le perdit. » **

Napoléon battit les alliés à St-Dizier le 27 janvier, à Brienne le 29, à Champaubert le 10 Février, à Montmirail le 11, à Château-Thierry le 12, à Vauchamps le 14 et à Montereau le 18. L’exploit fut tel que les alliés réitérèrent leur offre de paix que Metternich avait soumis à l’Empereur quelques mois plus tôt. Le résultat fut pourtant le même, Bonaparte déchirant le papier puis s’écriant : « Je suis plus près de Vienne que l’empereur d’Autriche de Paris ! »

campagne de france

 

Fin févier Napoléon libéra Craonne puis Reims. Au Sud, Soult mettait en échec les anglais dans le Midi. Tout réussissait à l’Empereur dans cette campagne de France au point où la coalition envisagea de se retirer derrière le Rhin. Napoléon, avec seulement 60 000 hommes, mettait en échec toute l’Europe et ses 300 000 hommes. Par un incroyable retournement de situation, les alliés songeaient donc à la retraite.

Le Tsar Alexandre décida néanmoins de marcher sur Paris contre l’avis de ses alliés. Le 30 Mars, il était sur le point d’entrer dans la capitale.

 

La prise de Paris et l’abdication de l’empereur

En entrant dans la capitale française, le Tsar Alexandre venait de réaliser un véritable coup de poker. Bonaparte n’était alors pas encore vaincu menaçant à chaque instant de prendre à revers l’armée russe d’autant plus que ses alliés autrichiens avaient choisi de rester en retrait, seule la Prusse de Blücher s’était décidée à soutenir l’initiative du Tsar. Alexandre savait que la capitale était mal défendue et que Napoléon, depuis St-Dizier, ne pourrait l’atteindre que d’ici quelques jours.

Le 31 Mars, Paris capitula. La veille, l’impératrice et son fils, le roi de Rome, avaient quitté Paris tandis que Joseph s’était réfugié à Rambouillet. Signée à deux heures du matin ce 31 Mars 1814, la capitulation de Paris fut accompagnée d’une déclaration du Tsar :

« Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le cœur de mes Etats y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste défense m’a amené jusqu’ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j’en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n’est pas le tort des français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai votre garde nationale, qui est composée de l’élite de vos citoyens. C’est à vous d’assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l’Europe. C’est à vous à émettre votre vœu : vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. »

Cette déclaration peut surprendre par sa tolérance et son absence complète d’esprit de revanche de la part d’un Tsar dont la capitale religieuse, Moscou, fut détruite suite aux invasions napoléoniennes. Il est clair que les prussiens de Blücher, obsédés par l’humiliation subite à Iéna, auraient été nettement moins tolérants.

tsar a paris

 

Le 31 Mars, au soir, les cosaques bivouaquaient sur les Champs-Elysées tandis qu’Alexandre s’installait dans l’Hôtel particulier de Talleyrand, rue Saint-Florentin. Ce fut ici que se joua l’avenir de l’Empire napoléonien. Talleyrand avait gagné la confiance du Tsar en étant le principal artisan de la capitulation rapide de Paris. Ce fut lui notamment qui avait négocié la promesse du Tsar d’être clément envers les autorités militaires de la capitale.

Pendant plusieurs jours le salon de l’Hôtel de Talleyrand fut le théâtre d’une incroyable négociation entre le Tsar, le Roi de Prusse et les représentants des autres puissances européennes pour définir la stratégie à adopter face à Napoléon. Ce dernier s’était retranché à Fontainebleau avec 45 000 hommes et n’était aucunement prêt à se retirer. Talleyrand proposa alors un plan audacieux qui consistait à convoquer le Sénat pour qu’il vote la déchéance de l’empereur puis de nommer un gouvernement provisoire, avec lui à sa tête, permettant d’assurer une transition avant le retour des Bourbons. Le plan fut adopté le 1er Avril.

Le lendemain, le Sénat fut convoqué à Paris par l’ancien ministre qui n’avait pourtant aucun droit de le faire mais l’appui russe et prussien suffisait à se passer de toute obligation juridique. Comme prévu, les sénateurs votèrent la déchéance de l’empereur, accusé d’avoir « déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français ». Talleyrand, avec l’aide de Fouché, leur avait promis qu’en lâchant Bonaparte ils conserveraient leurs statuts et privilèges dans la France post-napoléonienne. « Le diable boiteux » ****, ayant de facto la main sur le gouvernement provisoire, put apparaître comme l’arbitre entre les élites impériales et Louis XVIII dont il s’était imposé comme l’homme indispensable pour revenir sur le trône. En d’autres termes, Talleyrand était devenu l’homme fort de la France se trouvant au centre du jeu politique.

Un à un, les anciens ministres, les préfets, les maréchaux d’empire, tous se ralliaient à lui dans l’espoir d’avoir leur place dans la nouvelle France sans Bonaparte auquel Talleyrand possédait assurément les clés. Les plus proches de Napoléon, eux-mêmes, prêtaient allégeance au gouvernement provisoire où s’enfuyaient à l’étranger comme Joseph ou Jérôme en Suisse.

Acculé à Fontainebleau, alors même qu’il ne fut pas vaincu militairement, Napoléon s’est senti trahi, abandonné par les siens. Le 4 Avril, l’Empereur tenta son va-tout en proposant sa capitulation en faveur de son fils. La manœuvre était habile. En promouvant le Roi de Rome, Napoléon livrait le pays à l’empereur d’Autriche, grand-père du garçon, et ainsi mettait en pièces les plans de Talleyrand pour une restauration de la monarchie. Cette capitulation aurait également créé une dissension entre les alliés, l’Autriche prenant une place démesurée dans le nouvel ordre européen si elle venait à contrôler la France.

bonaparte fontainebleau

 

Comme l’avait anticipé Napoléon, l’Autriche mordit à l’hameçon provoquant la colère de ses alliés. Le Tsar se mit même à envisager une régence de Marie-Louise (le Roi de Rome étant trop jeune pour gouverner) contre la reconnaissance de l’annexion de la Pologne par l’armée russe. Talleyrand se retrouva donc dos au mur pouvant bien tout perdre en quelques instants.

L’ancien ministre s’activa alors pour convaincre le général Marmont de retirer ses troupes de l’Essonne. L’objectif était de prendre à revers Napoléon. Marmont commandait en effet 12 000 hommes qui protégeait les arrières des troupes de Bonaparte en tenant l’Essonne. Il était encore l’un des rares à n’avoir pas abandonné l’Empereur. Finalement, le 5 Avril, Marmont capitula sans combattre laissant Napoléon dans une position militaire intenable. Pour ce dernier, ce fut la trahison de trop. Il abdiqua enfin le 6 Avril sans conditions. Le même jour, le Sénat, à la botte de Talleyrand, appela le comte de Provence, Louis XVIII, à devenir « roi des français » par « le vœu de la nation ». Talleyrand avait gagné. « L’ogre » Napoléon venait d’être terrassé non pas sur le champ de bataille mais en coulisses Rue Saint-Florentin à Paris.

 

*René Girard, Achever Clausewitz (2007)

**Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

***Talleyrand cité Emmanuel De Waresquiel, Talleyrand, Le prince immobile

****L’expression est de Victor Hugo et désigne Talleyrand : « C’était un personnage étrange, redouté et considérable ; il s’appelait Charles-Maurice de Périgord ; il était noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable. »

Le Roman de Bonaparte : La campagne de Russie (10/15)

Le Roman de Bonaparte : La campagne de Russie (10/15)

« En arrière comme en avant, il est désormais le maître des siècles s’il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d’arrêter le monde et n’a pas celle de s’arrêter : il ira jusqu’à ce qu’il ait conquis la dernière couronne qui donne du prix à toutes les autres, la couronne du malheur. »

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

« Son épée est le fléau de l’univers. » (Pouchkine parlant de Napoléon)

 

Napoléon ne pouvait voir plus beau spectacle. 600 000 hommes avançant en uniformes, fusils et baïonnettes à la main tel une rivière d’hommes et d’acier s’étirant à perte de vue. Depuis qu’il a franchi le Niémen, l’empereur est sur le qui-vive. Le fleuve lui a rappelé des souvenirs douloureux. Ce fut au milieu de celui-ci qu’Alexandre avait juré d’appliquer le blocus continental. Cinq années s’étaient passées depuis mais la blessure ne s’était jamais vraiment refermée.

Par deux fois, à Tilsit et à Erfurt, le Tsar Alexandre s’était engagé à interdire l’importation de produits anglais conformément au décret signé à Berlin en 1806 par Bonaparte. Or, pas une seule fois, le Tsar n’avait tenu sa promesse. Napoléon étant convaincu que le seul moyen de vaincre l’Angleterre était de l’asphyxier économiquement, la trahison russe ne pouvait conduire selon lui qu’à la guerre. L’invasion de la Russie vise donc d’abord à fermer les ports russes aux navires anglais.

Mais l’explication économique ne saurait suffire. L’empereur est en réalité pris dans une fuite en avant de conquête perpétuelle. Etant persuadé que son pouvoir repose uniquement sur le prestige de ses victoires militaires, Napoléon est un ogre ayant toujours besoin de faire la guerre pour se rassasier. En entrant en Russie, l’empereur des français ne fait donc qu’accomplir une de ses passions : assouvir son désir infini de conquête.

niémen

 

Les germes du conflit franco-russe

Avant le XVIIIème siècle, la Russie n’a jamais été une préoccupation pour les français. Occupés à se libérer de la domination mongole, les russes n’avaient alors aucune ambition européenne. Ce fut à partir de Pierre Le Grand que la Russie mit en œuvre une véritable politique tournée vers l’Europe. Mais ce fut surtout sous le règne de Catherine II que St-Pétersbourg se transforma en une puissance européenne s’impliquant à la fois dans la guerre de sept ans et dans l’invasion de la Pologne.

Plus tard, la Révolution française créa en Russie une forme d’électrochoc. L’européanisation progressive de la Russie est alors devenue un danger pour les élites impériales de peur d’une contagion des idées révolutionnaires. Un puissant mouvement intellectuel vantant le particularisme russe se mit de fait à condamner tout importation de la culture française rejetant l’héritage des Lumières. Des penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph De Maistre furent même accueillis en grande pompe au sein de la cour impériale.

En 1796, la mort de Catherine II mis fin au conflit franco-russe. Le Tsar Paul Ier décida en effet d’imposer la neutralité de son pays dans la guerre qui déchire l’Europe. Cependant, le 11 Mars 1801, Paul Ier est étranglé dans son palais et Alexandre est proclamé empereur. Ce dernier appuya l’Angleterre et l’Autriche contre Bonaparte après la rupture de la paix d’Amiens en 1803. L’exécution du duc d’Enghien quelques mois plus tard renforça un sentiment anti-français parmi les élites russes, sentiment déjà très puissant depuis 1789.

catherine II

En 1805, les russes subissent une humiliation nationale à Austerlitz puis sont successivement battus à Eylau et à Friedland. C’est donc dans ce contexte de défaites militaires qu’Alexandre décida en 1807 de négocier avec l’empereur des Français. Cette rencontre, dite de Tilsit, fut l’un des grands succès de la diplomatie napoléonienne, la Russie acceptant l’application du blocus continental en contrepartie d’un projet commun d’invasion de l’Empire Ottoman. Pourtant, cet accord ne fut jamais appliqué. A Paris, Napoléon prit la décision de recréer un état polonais, le Duché de Varsovie, sous son influence sur un territoire revendiqué par les Russes.

Pour ces derniers, la Pologne est plus qu’un territoire, c’est la voie d’accès vers l’Europe. En contrôlant la Pologne, la Russie se place donc incontestablement dans la famille des puissances européennes. A l’inverse, exclure toute influence russe en Pologne est considéré par le Tsar comme une manière de l’évincer des affaires européennes. « Me voilà renvoyé au fond de mes forêts » aurait-il dit peu après Tilsit. On peut comprendre dès lors pourquoi la Russie refuse d’appliquer le blocus continental.

Alexandre Ier de Russie

 

En 1808, les tensions étaient déjà montées d’un cran entre les deux pays. Ce ne fut que de justesse et au prix de l’habileté diplomatique de Talleyrand et de Nesslrode qu’un accord a été trouvé à Erfurt pour renoncer au conflit. Depuis lors, les tensions n’avaient jamais cessé de monter jusqu’à ce mois de juin 1812. Bonaparte se montra néanmoins très prudent attendant de sécuriser son alliance autrichienne par son mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise tandis qu’il promit à la Prusse une partie du territoire de la Russie.

Napoléon entra donc en guerre avec l’appui de l’ensemble de l’Europe, à l’exception de l’Angleterre et de l’Espagne. La difficulté pour Napoléon a été de former une armée commune avec l’ensemble de ses nations. On l’appelait l’armée des « 20 nations » et fut la première armée européenne de l’histoire. L’armée française était en effet embourbée en Espagne et donc ne pouvait réaliser seule l’exploit d’envahir la Russie. Il y avait donc 270 000 soldats français, 20 000 prussiens, 30 000 autrichiens, 30 000 polonais, 80 000 allemands et 20 000 italiens. Pour Napoléon, cette diversité se révélera plus tard totalement désastreux en termes de cohérence militaire.

 

La campagne militaire

Le 23 juin 1812, Napoléon franchit le Niémen à la tête de 600 000 hommes, la plus grande armée de l’histoire. La veille, l’empereur haranguait ses soldats : « Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s’accomplir »*. Pourtant, au lieu de trouver l’armée russe en face de lui, Bonaparte entre dans un pays vide. Les habitants ont fui leurs maisons tandis que l’armée russe reste introuvable. La seule présence humaine fut celle d’un cosaque sur l’autre rive du Niémen.

Chateaubriand décrit d’ailleurs cette anecdote : « A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l’autre rive. Un officier de cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont. « Français. -Pourquoi venez-vous en Russie ? -Pour vous faire la guerre. » Le cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point ; silence universel. »

Durant plusieurs semaines, l’armée de l’empereur ne rencontre aucun adversaire s’enfonçant profondément dans la plaine russe. Cette situation inquiète Napoléon. Avec une ligne de ravitaillement aussi étirée et des soldats fatigués par la marche, l’armée napoléonienne est vulnérable aux assauts de l’armée russe. Pour la première fois, l’empereur doute. Il se souvient des avertissements de Talleyrand et de Caulaincourt. « Je suis bon français ; je l’ai prouvé ; je le prouverai encore, lui avait dit ce dernier, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu’elle perdra l’armée, la France et l’empereur. » Talleyrand dira plus tard que la Russie fut « le commencement de la fin ».

Pourtant, l’Empereur ne les avait pas écoutés. Pire, les deux hommes s’étaient vus écartés, Talleyrand se voyant qualifié de « merde dans un bas de soie » puis se trouva surveillé par Savary, le nouveau ministre de l’intérieur.

Le 17 Août 1812, après deux mois de jeu à cache-cache entre Napoléon et Alexandre, l’armée russe est enfin en vue pour défendre Smolensk. Hélas pour Bonaparte, les soldats russes se retirent une nouvelle fois avant de livrer bataille. Smolensk est occupé mais Napoléon n’est pas rassuré. La Russie tardait à être vaincue tandis que l’été était sur le point de s’achever. L’Empereur lui-même envisageait de s’arrêter à Smolensk puis renonça. Comme l’affirme Chateaubriand : « Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l’Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés. »

Bataille-de-Smolensk

 

Ce fut finalement le 7 Septembre 1812 à Borodino qu’eu lieu la bataille tant attendue. Se rapprochant inexorablement de Moscou, l’armée napoléonienne venait de traverser les terribles plaines marécageuses séparant Smolensk de Moscou. Le général en chef russe, Kutuzoff, proposa alors de créer une ligne fortifiée protégeant Moscou. Il rompit ainsi avec la stratégie de son prédécesseur, le général Barclay, pour qui la meilleure stratégie était de pratiquer la Terre brûlée et d’éviter à tout prix le combat avant l’hiver.

La bataille de Borodino, que les français appellent « bataille de la Moskova », fut l’une des plus grandes batailles de l’histoire militaire. « Allons ouvrir les portes de Moscou ! » s’écriait Bonaparte avant d’entamer l’affrontement. Dès les premières heures de la bataille, le combat vire à la boucherie. Les deux armées se neutralisent dans un flot ininterrompu de sang et de larmes. Finalement, l’armée de Napoléon prend le meilleur sur celle de Kutuzoff. Mais le prix de la victoire semble démesuré.

bataille de borodino

 

L’Empereur a perdu 80 000 hommes dans cette bataille dont 49 généraux. A la vue de ce triste spectacle, le comte de Ségur ne cachait pas son écœurement : « L’Empereur parcourut le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d’un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris ; à l’horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d’horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres ; des bivouacs silencieux ; plus de chants, points de récits : une morne taciturnité ».

En dépit de lourdes pertes, la bataille de Borodino permit à Napoléon d’entrevoir rapidement la prise de Moscou.

 

L’incendie de Moscou

Kutuzoff arriva à Moscou le 13 septembre à la tête d’une armée certes défaite mais repliée en bonne ordre. Le soir même, le conseil de guerre décida l’évacuation de la ville laissant une petite garnison sous le commandement de Rostopchine dont le seul objectif est de ralentir la progression de l’ennemie.

Le 14 Septembre, à deux heures de l’après-midi, Napoléon entre dans Moscou et visite en conquérant le Kremlin. Il est surpris. La ville est déserte, les rues sont abandonnées et toutes les fenêtres sont fermées. A deux heures du matin, le feu commence à ravager la ville. Les maisons étant pour la plupart en bois, l’incendie se répand comme une traînée de poudre touchant même le Kremlin. Rien n’arrête le feu qui déchaîné engloutit l’ensemble de la ville. « Des gorgones et des méduses, écrit Chateaubriand, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d’autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. » La fumée rendait l’air irrespirable tandis que les cris des hommes brûlés devenaient aussi habituels que le chant des oiseaux. « Jamais, dira Napoléon, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l’incendie de Troie n’égaleront la réalité de celui de Moscou. »

incendie de moscou

 

Du 14 au 20 Septembre, le feu détruit les neuf dixièmes de la ville. La responsabilité de l’incendie reste encore aujourd’hui sujette à caution. Chateaubriand est convaincu que ce fut Rostopchine seule qui a pris la décision sans en avertir ni Kutuzoff ni le Tsar. Il est clair que Rostopchine a ordonné la destruction de la ville mais aurait-il pu prendre à lui tout seul une décision aussi radicale ? Dans tous les cas, l’éphémère gouverneur de Moscou décida avant l’entrée des français de miner la ville et libéra les prisons pour entretenir le chaos. Dans une lettre, il assume ses choix : « Ici vous ne trouverez que des cendres ».

incendie moscou 2

 

Une fois l’incendie éteint, Napoléon resta à Moscou dans l’attente d’une capitulation russe qui n’arriva jamais. Or, plus il attend, plus il sait que le froid va tomber sur la Russie piégeant son armée. Il n’a que des mauvais choix devant lui. Soit il fait de Moscou un camp retranché pour passer l’hiver, auquel cas il serait dans l’impossibilité de gouverner son empire du fait du manque de communication. Soit il marche vers Saint-Pétersbourg mais se serait prendre le risque de faire marcher son armée en plein hiver. Enfin, il pourrait décider la retraite avant que l’hiver ne tombe avec une armée russe à ses basques.

Ce fut cette dernière option qui fut choisie par l’Empereur. Il quitta Moscou le 18 Octobre mais il était déjà trop tard, bien trop tard.

 

La Bérézina et la désastreuse retraite de Russie

Napoléon retourna sur le chemin qu’il avait emprunté pour prendre Moscou. Toutes les villes étaient vides avec des habitations entièrement détruites par la Terre brûlée n’offrant aucun abri aux soldats lorsque l’Hiver tomba. Le 23 Octobre, Napoléon est encore confiant. Mortier a fait sauter le Kremlin et le climat n’est pas hostile. Tout se complique le 6 Novembre quand le thermomètre afficha dix-huit degrés au-dessous de zéro. Comme l’indique Chateaubriand : « Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. »

Les jours suivant sont pires encore. Les soldats meurent de froid tandis que les retardataires sont impitoyablement massacrés par des colonnes de cosaques. Dans Le médecin de campagne, Balzac fait parler le commandant Genestas : « C’était pendant la retraite de Moscou. Nous avions plus l’air d’un troupeau de bœufs harassés que d’une grande armée. » Les chevaux ne survivent également pas au froid tout comme les pièces d’artillerie qui gelés sont devenues inutilisables. Napoléon, lui-même, constatait le désastre : « Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. […] D’autres se couchaient sur la terre, s’endormaient : un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. »

campagne de russie

 

Le moral des soldats déclinait encore davantage lorsqu’ils apprirent que l’Empereur les avait quittés pour revenir d’urgence à Paris. Un coup d’état venait de s’y produire mené par le général Malet. Ce dernier avait fait croire que l’Empereur était mort en Russie et tout le monde l’a cru. Le plus problématique pour Napoléon, c’est qu’à aucun moment le gouvernement n’a pensé au Roi de Rome, le fils de Bonaparte, pour stopper la conjuration alors même que cet enfant est l’héritier direct et légitime de l’empereur. Par la même, on s’aperçoit de toute la fragilité du régime napoléonien ne reposant in fine que sur la personnalité de l’Empereur.

retraite de moscou 2

 

Sur le chemin de Paris le 23 Novembre, Napoléon est bloqué devant la rivière glacée de la Bérézina.  La grande armée y est alors réduite à l’état de spectres et est menacée d’anéantissement par deux armées russes qui l’encerclent. C’est grâce à l’exploit de sapeurs hollandais que Napoléon franchit la rivière le 26 Novembre. Les russes attaquent les ponts de fortune le 28. Si une partie importante de la Grande armée, ou ce qu’il en reste, a pu traverser la rivière avec l’Empereur, des dizaines de milliers d’hommes sont encore sur l’autres rives. Pendant toute la journée du 28, les maréchaux Oudinot et Ney sacrifient leurs hommes pour protéger les ponts. En sous-nombre, ils réussissent l’exploit de tenir les ponts jusqu’au matin du 29 et sauve Napoléon du désastre. A 9h, les ponts sont incendiés sur ordre de l’empereur. 10 000 retardataires n’ont pas pu traverser et sont capturés par les russes tout comme une quantité impressionnante de matériel.

retraite de russie 3

 

Devant Vilnius le 5 Décembre, Bonaparte confia à Murat le commandement pour repartir au plus vite à Paris. Le 14 Décembre, Murat franchit le Niémen à la tête de 30 000 hommes alors qu’ils étaient 600 000 à avoir traversé ce fleuve en Juin. Arrivé à Gumbinnen, il dit aux officiers : « Il n’est plus possible de servir un insensé ; il n’y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l’Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités ».

Cette campagne de Russie fut donc un véritable désastre. La France y a perdu près de 200 000 de ses meilleurs soldats. Mais plus que tout, l’Empereur a perdu en Russie son aura et son prestige qui lui servaient de bouclier depuis la campagne d’Italie. Pour la première fois, la providence semblait échapper à Bonaparte et dans toute l’Europe les peuples se mirent à rêver à la fin imminente de son règne.

 

*Toutes les citations sont extraites des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand

Le Roman de Napoléon : L’Europe sous Napoléon (9/15)

Le Roman de Napoléon : L’Europe sous Napoléon (9/15)

« Napoléon a épuisé la bonne volonté des français, fait abus de leurs sacrifices, couvert l’Europe de tombes, de cendres et de larmes ; pourtant, ceux-là mêmes qu’il fit tant souffrir, les soldats, lui furent les plus fidèles, et de nos jours encore, malgré le temps écoulé, les sentiments différents, les deuils nouveaux, des foules, venues de tous les points du monde, rendent hommage à son souvenir et s’abandonnent, près de son tombeau, au frisson de la grandeur. Tragique revanche de la mesure, juste courroux de la raison ; mais prestige surhumain du génie et merveilleuse vertu des armes ! »

De Gaulle, La France et son armée (1938)

« La France connaît mal ma position. Cinq ou six familles se partagent les trônes de l’Europe, et elles voient avec douleur qu’un Corse est venu s’asseoir sur l’un deux. Je ne puis m’y maintenir que par la force ; je ne puis les accoutumer à me regarder comme leur égal qu’en les tenant sous le joug ; mon empire est détruit, si je cesse d’être redoutable. Je ne puis donc rien laisser entreprendre sans le réprimer. […] Au-dedans, ma position ne ressemble en rien à celle des anciens souverains. Ils peuvent vivre avec indolence dans leurs châteaux ; ils peuvent se livrer sans pudeur à tous les écarts d’une vie déréglée ; personne ne conteste leurs droits de légitimité. […] Au-dedans et au-dehors, je ne règne que par la crainte que j’inspire. »

Napoléon se confiant à Chaptal

Cela fait maintenant près de deux ans que Napoléon a quitté Paris pour conquérir le reste de l’Europe. D’Austerlitz à Friedland en passant par Iéna, il enchaîne les victoires militaires lui conférant une aura d’invincibilité à faire trembler tous ses ennemis. « L’aigle ne marche pas, il vole », écrit Chateaubriand. Clausewitz disait de lui qu’il était Hadès, le dieu de la guerre, en personne, réincarnation suprême du génie militaire.

Mais l’emporter sur le champ de bataille est une chose, gouverner sur les décombres de celui-ci est d’un tout autre calibre. En 1807, à Tilsit, Napoléon est convaincu d’avoir gagné la guerre. N’ayant plus d’adversaires sur le continent, il pourra forcer l’Angleterre à négocier une paix durable.

Or, Napoléon a une vision bien précise de ce que sera l’Europe sous sa domination. Il dévoile les grandes lignes de son programme lors d’un discours devant le Sénat français le 11 Août 1807. Ce programme, il l’appelle « le système fédératif européen » et se compose de trois cercles.

Le premier concerne les territoires directement soumis à l’Empire. Le second cercle a trait aux « royaumes napoléonides », gouvernés non plus par Paris mais intégrés dans l’orbite française. Enfin, le dernier cercle concerne les grandes puissances continentales comme la Prusse, l’Autriche ou la Russie.

Pour Napoléon, ce système à trois cercles a pour objectif d’entériner l’hégémonie française tout en assurant la stabilité d’un continent en proie aux désordres issus de la Révolution française. Il n’y a donc jamais eu chez l’Empereur une volonté de créer un « empire universel » comme le pense l’historiographie anglo-saxonne mais plutôt un désir de remodeler le paysage européen à sa volonté.

empire carte

Le premier cercle : l’Empire

L’empire napoléonien compte en tout cent-trente-quatre départements et près de quarante-quatre millions de citoyens soit un quart de la population européenne. En termes d’espace géographique, cet empire ressemble énormément à celui de Charlemagne au début du IXème siècle. Il se compose de la France, son cœur politique, de la Belgique, de la Hollande, de la région de Hambourg et des états pontificaux. Rome fait donc partie de cet ensemble tout comme Turin, Genève, Amsterdam ou Hambourg.

En France, l’empire est encore vu avec une certaine bienveillance par la population. Napoléon est en effet l’homme qui a mis un terme aux troubles révolutionnaires et à la guerre civile qui en a suivi. Peuple fière et revanchard depuis le désastre de la guerre de sept ans (1756-1763), les français accueillent les victoires de « la grande armée » comme la conséquence de leur supériorité civilisationnelle sur le reste de l’Europe.

La popularité de l’Empire repose en fait sur trois piliers : « l’autorité charismatique » (Max Weber) de l’empereur, le prestige des victoires militaires et le soutien durable d’une grande partie des français. Le charisme et le génie militaire de Napoléon créent une forme d’aura entourant sa personne. De fait, il inspire tout à la fois l’amour et la crainte. Mais, cette domination charismatique engendre le risque d’une personnalisation excessive du pouvoir pouvant conduire à une explosion politique en cas de disparition de l’empereur.

De plus, le soutien des français est dû à la fois à la stabilité du régime, stabilité fragile puisqu’elle repose sur les épaules d’un seul homme, et à la garantie des acquis révolutionnaires lui offrant le soutien de la bourgeoisie. Si dès lors, ces conditions ne sont pas réunies, c’est tout l’Empire qui risque de vaciller.

napoléon devant le sénat

 

La Belgique, quant à elle, est un territoire d’une importance primordiale pour Napoléon. Déjà, la France révolutionnaire, au nom des « frontières naturelles », a fait du contrôle de ce pays la priorité de sa politique étrangère. D’une part, historiquement, la France n’a jamais caché son appétit pour les provinces belges. D’autre part, le contrôle de la Belgique permet de fermer à l’Angleterre les voies d’accès au continent. Anvers est ainsi le principal point d’entrée des marchandises anglaises en Europe. La contrôler, c’est donc asphyxier le commerce anglais et de fait priver « la perfide Albion » d’un des principaux outils de sa puissance.

Pour la Hollande, son contrôle repose sur les mêmes objectifs que son voisin belge, à savoir fermer le continent aux navires anglais. La Révolution avait là aussi déjà envahi ce pays créant de toute pièce « une république batave ». Le 5 Juin 1806, Napoléon avait dissous cette république offrant la couronne de Hollande à son frère Louis avant que l’Empereur ne la lui retire pour cause d’oppositions quant à l’application du « blocus continental ». « A sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres », écrivait Chateaubriand. L’essentiel de la richesse du pays étant le fruit du commerce avec l’Angleterre, il est clair que Louis ne pouvait qu’avoir des réticences concernant ce blocus. Napoléon a transformé dès lors « le plat pays » en département français.

L’intégration de la région de Hambourg dans l’Empire relève également de la stratégie suicidaire du blocus continental consistant à contrôler toujours plus de territoires dans le but de fermer le continent aux anglais.

Quant aux états pontificaux, on peut s’interroger sur l’utilité stratégique de les intégrer dans l’empire. Comme l’affirmait Chateaubriand* : « Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos : joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie. » On pourrait arguer que le contrôle de l’Italie fut longtemps un rêve français, rêve qui fut certes brisé à Pavie (1525) mais qui continuait depuis la campagne d’Italie à enflammer l’esprit de Napoléon.

L’erreur de Bonaparte fut d’enlever le Pape de Rome pour l’enfermer à Fontainebleau ce qui n’a pas manqué de choquer jusqu’en France l’ensemble des fidèles catholiques. « Si l’inique invasion de l’Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, écrit Chateaubriand, l’ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral : sans la moindre utilité, il s’aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l’homme et Dieu. »

La réunion des états pontificaux à la France n’avait donc pas d’utilité immédiate. Même les richesses de l’Italie avaient été pillées par les armées du général Bonaparte en 1797 ce qui rendait ces territoires aucunement attractifs pour la France. Sans doute, Bonaparte voyait en Rome le symbole de sa domination sur l’Europe mais il est évident que son attitude envers le Pape lui aliéna bon nombre de soutien chez les catholiques. 

D’Amsterdam à Rome, l’empire français s’étend de la mer du Nord à la péninsule italienne. Administrées directement depuis Paris, les régions qui composent cet Empire sont soumises à des lois largement issues de la Révolution française ce qui a permis à Napoléon de réaliser l’un de ses objectifs, à savoir l’exportation des idéaux révolutionnaires au reste de l’Europe.

Cependant, l’objectif numéro un de l’empereur consistait en réalité à fermer le continent aux intérêts anglais, stratégie qui se révélera à terme désastreuse pour la simple et bonne raison que pour empêcher les marchandises anglaises de s’écouler sur le continent il est nécessaire de contrôler l’ensemble des ports ce qui implique des moyens militaires et financiers que la France ne possède assurément pas.

blocus continental

Le second cercle : les royaumes « napoléonides »

Les royaumes napoléonides se composent du Royaume de Westphalie, de la Confédération du Rhin, de la confédération Helvétique, de l’Italie du nord, de l’Espagne, du Royaume de Naples et du Duché de Varsovie.  Ils consistent en des états indépendants administrativement mais qui se situent dans la zone d’influence française contribuant à alimenter « la grande armée » de Napoléon. En termes diplomatiques, ces états sont dépendants de la volonté française et sont bien souvent dirigés par des proches de l’empereur.

Prenons par exemple, le royaume de Westphalie en Allemagne. Il fut créé de toute pièce par Napoléon en 1806 puis fut confié à Jérôme Bonaparte, le frère de l’Empereur. Pour ce qui est de la Confédération du Rhin, il s’agit d’une fédération d’une quarantaine de royautés « protégées » par l’Empereur.

L’idée vient de Talleyrand. Elle a pour objectif d’empêcher l’unité allemande par la division du pays, le tout sous le contrôle intéressé de Paris. L’unité de l’Allemagne est en effet la principale préoccupation de la diplomatie française depuis François Ier. Qu’elle soit réalisée sous l’égide des Habsbourg de Vienne ou des Hohenzollern de Berlin, l’unification allemande entraînerait l’émergence d’un bloc central très puissant aux frontières de l’hexagone capable d’atteindre en quelques jours la capitale.  Il s’agit donc d’une menace considérable posée à l’existence même de la France.

Richelieu puis Mazarin réussirent à circonscrire la menace lors du traité de Westphalie de 1648 s’appuyant sur les divisions religieuses du pays suite à la guerre de Trente ans (1618-1648). Cependant, l’émergence de la Prusse de Frédéric II lors de la guerre de sept ans (1756-1763) contestant l’ordre westphalien réveilla les craintes de Paris. Louis XV décida alors de jouer l’Autriche contre la Prusse mariant le dauphin, le futur Louis XVI, à la fille de l’impératrice d’Autriche, Marie-Antoinette.

Napoléon décida lui d’aller encore plus loin. En dissolvant le Saint-Empire Romain Germanique et en créant la Confédération du Rhin en 1806, il écarte l’influence autrichienne et prussienne pour lui substituer la mainmise directe de la France. Par la même, il repousse les deux grands états germaniques vers l’Est créant des tensions avec la Russie.

C’est pourtant en plein milieu du triangle Prusse, Russie et Autriche que Napoléon a décidé de ressusciter un état polonais, le grand-duché de Varsovie. On sait depuis le règne d’Henri III, qui fut à la fois roi de Pologne et roi de France, que la France porte un attachement tout particulier à la Pologne. Sans doute la liaison amoureuse qu’entretient l’empereur avec Marie Walewska donne une raison sentimentale à Napoléon pour protéger les intérêts polonais.

Maria_z_Łączyńskich_Walewska

Cependant, isolé au milieu de trois pays qui rêvent de le dépecer et éloigné de son protecteur français avec qui il n’entretient aucune continuité territoriale, le grand-duché de Varsovie était voué à disparaître.  On voit bien là l’erreur de Bonaparte, car, en se portant garant de l’indépendance polonaise, il se fait l’ennemi commun des trois puissances de l’Est au lieu de jouer un rôle d’arbitre dans leurs querelles.

Une autre grave erreur de Bonaparte fut d’envahir l’Espagne. A Sainte-Hélène, Napoléon s’en fera d’ailleurs l’un des plus grands critiques : « Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. » L’objectif de départ était d’envahir le Portugal qui avait refusé d’appliquer le blocus continental contre les produits anglais mais sans flotte l’armée française est obligée au préalable de mettre la main sur l’Espagne.

dos de mayo 1

 

L’empereur va de fait utiliser le conflit qui oppose le roi Charles IV et son fils Ferdinand VII les recevant à Bayonne, l’Espagne étant en effet considérée par Paris comme sa chasse gardée depuis que le petit-fils de Louis XIV, Philippe V y était devenu roi. Pourtant, c’était une ruse. Les deux prétendants sont arrêtés et Napoléon donne la couronne à son frère Joseph, lui-même cédant la couronne de Naples à Murat. Avec Joseph en Espagne, Jérôme en Westphalie, Murat à Naples ou Bernadotte en Suède, Napoléon redessine la carte de l’Europe à sa guise offrant des couronnes à tous ceux qui lui sont proches. C’est alors que se produit deux événements exceptionnels.

Le premier a lieu le 2 Mai 1808. Madrid se soulève alors contre l’occupant dans une journée sacralisée par Goya, la journée du « Dos de Mayo ». Le peuple espagnol vient en fait d’inaugurer « la guérilla », c’est-à-dire un nouveau type d’insurrection où le peuple entier prend les armes, galvanisé qu’il est par la défense de ses traditions contre « le monstre révolutionnaire ». Cette guerre coûtera à la France près de 400 000 hommes. Surtout, le 22 juillet 1808, le général Dupont capitule à Baylen devant l’armée espagnole. Il s’agit là de la première défaite terrestre d’une armée française sous le règne de Napoléon.

dos de mayo 2

 

Contraint de prendre les choses en main, l’Empereur entre à Madrid le 4 Décembre 1808 et replace son frère Joseph sur le trône. Cependant, le coût de l’occupation du « bourbier » espagnol sera particulièrement lourd pour l’armée française. Jamais en tout cas, Napoléon ne pourra se remettre de cet échec dans cette « maudite Espagne ».

Le troisième cercle : les grandes puissances européennes

Le système fédératif napoléonien n’est pas qu’un mode de gouvernance d’un Empire et de ses protectorats, il vise également à poser les bases d’une période de paix en Europe en trouvant un compromis territorial raisonnable entre les grandes puissances.

La Prusse est indiscutablement la grande perdante de cet ordre napoléonien. Toujours traumatisée par sa défaite cinglante à Iéna (1806), elle est réduite à la portion congrue en termes de territoire.

Surtout, son objectif de réaliser l’unité allemande sous son égide a du plomb dans l’aile depuis que Napoléon a créé la Confédération du Rhin. Mais Berlin prépare en silence sa revanche. Empruntant à la France ses atouts idéologiques (la nation) et ses solutions techniques (la conscription), elle refait lentement mais surement surface. C’est d’ailleurs un mode opératoire qui concerne l’ensemble de l’Europe. D’abord surpris par les nouvelles techniques révolutionnaires, les Etats vont petit à petit copier le modèle français pour mieux la combattre.

wagram

 

En Russie, il faudra attendre l’invasion de 1812 pour voir le Tsar s’engager sur cette voie. Pour l’heure, la Russie est l’allié de Napoléon depuis Tilsit. Mais cette alliance demeure fragile, l’empire russe lorgnant avec convoitise sur la Pologne pourtant sous protection française. De plus, la Russie, depuis Pierre Le grand, ne peut accepter d’être repoussée vers l’Est et de fait ne se satisfera jamais d’un ordre européen dans laquelle elle serait marginalisée. La guerre semble donc imminente.

En Autriche, la grogne monte contre le système fédératif français. D’une part, Vienne a été dépossédée de toute influence en Allemagne. D’autre part, la perte de l’Italie du Nord lui ferme l’accès à la Méditerranée. Enclavée et dépossédée de ces territoires de l’Ouest, Vienne craint également la puissance russe à l’Est et l’Empire Ottoman au Sud. C’est pourquoi, elle accueille avec enthousiasme la rébellion paysanne menée par Andréas Hofer dans le Tyrol. Vienne profite également de l’affaire espagnole pour attaquer une armée française affaiblie.

Mais encore une fois, l’Autriche est défaite à Wagram tandis que les partisans d’Hofer sont impitoyablement massacrés par les troupes de Napoléon. La défaite est rude. François Ier d’Autriche est ainsi contraint de donner sa fille Marie-Louise en mariage à l’Empereur, ce dernier ayant décidé de répudier l’impératrice Joséphine parce qu’elle était incapable de lui donner un successeur. Le mariage avec l’archiduchesse d’Autriche sera d’ailleurs plus prolifique, la jeune femme lui donnera ainsi le fils (le roi d’Italie) qu’il espérait tant en Mars 1811.

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Les faiblesses du système fédératif

Le système fédératif souffre donc de plusieurs points d’incohérence donnant à l’ensemble de l’édifice un sentiment patent de fragilité. Tout d’abord, ce système ne s’appuie que sur le rapport de forces militaires favorable à la France et non sur une volonté des Etats. Que ce soit dans les Etats pontificaux qu’en Prusse, en Autriche ou en Russie, personne ne se satisfait de cette organisation de l’Europe. Il suffit dès lors que la France soit affaiblie militairement comme après Baylen pour qu’immédiatement les puissances européennes en profitent pour tenter de détruire le système.

De plus, ce système fédératif a été mis en œuvre surtout pour répondre à la stratégie napoléonienne du blocus continental contre l’Angleterre. Le problème vient du fait qu’en perdant le contrôle des mers à Trafalgar (1805), Napoléon ne peut réussir à asphyxier cette île qu’à condition de contrôler l’ensemble des ports du continent servant de vois d’accès aux produits anglais. De là une fuite en avant permanente de la conquête militaire de la part d’une France de plus en plus incapable à soutenir le rythme. Le « bourbier » espagnol montre d’ailleurs à quel point la France s’épuise dans cette stratégie.

L’empereur est donc à un tournant dans sa politique. Ses victoires militaires masquent en réalité l’impasse stratégique de toute sa politique pour l’Europe.  En d’autres termes, Napoléon continue à remporter des victoires tout en s’éloignant chaque jour davantage de remporter la guerre.

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe