Qu’est-ce qu’être sunnite ? Qu’est-ce qu’être chiite ? Pourquoi ces deux groupes se combattent-ils ? Toutes ces questions sont d’une actualité brûlante. Jamais, les médias n’ont autant parlé de ces deux groupes. Jamais, le besoin de compréhension du conflit sunnite/chiite n’a été aussi grand.
Et pourtant, la surexposition de ce clivage nous aveugle. Au moment où ce conflit fait le tour des images médiatiques, notre compréhension de celui-ci n’a jamais été aussi floue. Il est donc temps de montrer les racines véritables du conflit et toutes ces implications actuelles.
Quelles sont donc les clés de compréhension du clivage sunnite/chiite ?
I) Aux origines du sunnisme et du chiisme
A la mort de Mahomet, le fondateur de l’Islam, en 632, les autorités mecquoises décident de nommer Abou Bakr comme son successeur à la tête de la communauté des croyants, la Oumma. Celui-ci meurt deux ans plus tard en 634 laissant le calife Omar lui succéder.
Omar partira à la conquête de la Syrie, de l’Egypte et du monde perse prenant au passage la ville de Jérusalem. Le calife sera pourtant assassiné par un esclave d’origine perse en 644. Othman prend sa place et entreprend le travail de rédaction définitive du Coran. Il est lui-même assassiné en 656. Dès lors, le gendre et cousin de Mahomet, Ali, devient calife.
Au cours de son califat, Ali fait face à de nombreuses révoltes. La première est fomentée par Aicha, l’épouse préférée de Mahomet, et se termine par la victoire d’Ali lors de la « bataille du chameau ». Peu après, le gouverneur de la Syrie Muawiya, accuse Ali d’avoir participé au complot qui a entraîné l’assassinat d’Othman. A Siffin, dans l’actuel Irak, Muawiya évite le combat contre Ali en ordonnant que ces soldats accrochent des feuillets du Coran au bout de leurs lances.
Révoltés par ce refus de combattre, plusieurs partisans d’Ali tentent de le renverser. Ce sont les Kharijites, l’une des trois branches actuelles de l’Islam. Écrasés lors de la bataille de Nahrawan, c’est néanmoins l’un d’entre eux qui assassine Ali en 661.
Dès lors, la grande majorité des musulmans choisissent de soutenir Muawiya et ce dernier fonde le califat Omeyyade avec Damas comme capitale. Ce sont eux qu’on nommera plus tard les sunnites. A l’inverse, une minorité ne reconnait pas Muawiya comme calife et soutient le fils d’Ali l’imam Hussein. On appellera cette minorité les partisans d’Ali (Shiiat’Ali) d’où le nom de chiites.
Hussein sera décapité par les troupes de Muawiya lors de la bataille de Kerbala en 680. Ce martyr d’Hussein est célébré chaque année lors de la fête de l’Achoura par les chiites. C’est pourquoi on qualifie souvent le chiisme de « religion de martyrs », thème qui sera surexploité notamment par l’Iran lors de la guerre contre l’Irak et par le Hezbollah libanais.
Comme nous pouvons le constater, l’origine du clivage chiite/sunnite n’est pas religieuse mais politique. Il provient d’une guerre de succession au sein même de l’Islam des origines.
II) Qu’est-ce que le sunnisme et le chiisme ?
Le sunnisme et le chiisme sont donc divisés depuis la mort d’Ali. D’abord politique, cette division s’est progressivement transformée en opposition religieuse. Cependant, il ne faut jamais oublier que sur l’essentiel ces deux groupes ne sont pas opposés. Sur la révélation prophétique, sur l’incréation du Coran, sur les cinq piliers de l’Islam, sur la majorité des Hadiths, rien ne les sépare.
L’élément central qui distingue le chiisme et le sunnisme vient du rôle de l’imam. Pour les sunnites, dont le nom est issu de la « sunna » (Tradition), l’imam n’est qu’un savant et un conducteur de prières. A l’inverse pour les chiites, selon Serge Lafitte*, « l’imam est le seul à posséder la pleine connaissance de la loi divine, le seul à détenir l’autorité de son interprétation (Itijihad) et donc le seul à pouvoir définir les principes de droit ».
Ce pouvoir de l’imam va conférer au Chiisme une dimension apocalyptique de la révélation. En effet, pour eux chaque prophète est suivi par des imams qui éclairent le sens caché de la révélation divine. Les chiites croient que cette mission prophétique a été poursuivie par les imams (Ali, Hussein et leurs successeurs). Mahomet étant le dernier prophète, la fin du monde sera précédée par la résurrection de l’imam caché, le dernier imam, qui établira le royaume de Dieu sur terre.
C’est sur ce point que les chiites se divisent entre eux. Les chiites duodécimains, majoritaires en Iran, en Azerbaïdjan et en Irak, pensent qu’après Mahomet douze imams se sont succédés. Le dernier d’entre eux, Mohamed Al-mahdi, disparu en 874, est censé revenir sur terre après une longue période dite « d’occultation » dans laquelle les chiites sont censés se soumettre à toutes les autorités politiques dans l’attente du Mahdi. Au fil du temps, le chiisme duodécimain s’est doté d’un clergé, cas unique dans l’Islam, et ceux depuis que les Safavides (XVIème siècle) ont fait du chiisme la religion d’état de l’empire perse.
Les Zaydites, quant à eux, considèrent que la lignée des imams s’est éteinte avec le sixième imam Zayd Ibn Ali. Ils sont présents principalement au Yémen.
Les ismaéliens sont eux présents en Inde, au Pakistan ou en Afghanistan. Ils voient en Ismail le septième et dernier imam.
Enfin, il existe d’autres branches minoritaires du chiisme, notamment les alaouites, présents en Syrie, au Liban et en Turquie (Alevis) mais aussi les Druzes (Syrie, Liban). Le chiisme n’est donc absolument pas une doctrine unifiée.
Pour les sunnites également, la division règne. On peut distinguer quatre écoles théologiques du sunnisme. Il y a tout d’abord l’école hanafite, majoritaire chez les sunnites, et présents particulièrement en Turquie. Cette école s’inspire d’Abou Hanifa (VIIIe siècle) pour qui une grande liberté d’interprétation (Itijhad) doit être accordée aux juristes pour définir les règles de vie liées à l’Islam.
La seconde école est l’école Malikite. Elle est majoritaire au Maroc et en Afrique du Nord et s’inspire des écrits de Malik Ibn Anas, un jurisconsulte du VIIIe siècle.
La troisième école est l’école Chaféite présente surtout en Indonésie et en Malaisie. Pour son théoricien Mohamed Al-Chafii, l’Islam ne doit pas être soumis à la réflexion personnelle du juriste.
Enfin, la dernière école est l’école hanbalite qui s’appuie sur une lecture littérale du coran et prône l’imitation de Mahomet et de ces compagnons (Salaf). Cette doctrine issue d’Ibn Hanbal (IXe siècle) s’est décomposée au fil des siècles en salafisme, sous l’influence de Rachid Rida (1865-1935), et en wahhabisme, doctrine officielle du royaume saoudien depuis l’alliance entre Mohammed Abd Al-Wahhab et Mohammed Ibn Seoud en 1745. Cette école est majoritaire dans la péninsule arabique et au Pakistan.
Nous pourrions ajouter le soufisme, qui est une doctrine ésotérique voire mystique de l’Islam mais qui a toujours été très minoritaire dans le monde musulman.
Le sunnisme et le chiisme ne sont donc pas deux blocs compacts antagonistes. Au contraire, chaque camp est marqué par des fractures idéologiques importantes. Or, on ne peut pas comprendre la guerre civile qui touche le monde musulman sans comprendre cette pluralité des doctrines religieuses à l’intérieur même de l’Islam.
III) Le conflit sunnite/chiite aujourd’hui
Pendant très longtemps, chiites et sunnites ont pu vivre dans une paix relative. Il est vrai que les califats musulmans ont été régulièrement secoués par des révoltes et des persécutions contre les chiites mais ce n’était rien en comparaison d’aujourd’hui. Depuis 1979, en effet, le conflit sunnite/chiite a pris des proportions dévastatrices.
1979 est la date clé. C’est cette année-là que l’ayatollah Khomeiny** prend le pouvoir en Iran. Cette révolution islamique a toute de suite été ressentie comme une menace pour les pouvoirs conservateurs musulmans.
Pour se défendre, les saoudiens vont utiliser deux leviers. D’une part, ils vont investir massivement, grâce à la rente pétrolière, pour exporter leur doctrine salafiste et wahhabite dans le reste du monde musulman et aussi en Europe. D’autre part, ils vont soutenir la radicalisation d’une partie des sunnites qui vont trouver dans le Djihad armé l’expression de leur frustration. La lutte contre les soviétiques en Afghanistan sera ainsi le moment fondateur du djihadisme.
L’objectif de ces politiques est de faire de la révolution islamique iranienne une révolution aux contours exclusivement chiites. Or, malgré le fait que le mouvement djihadiste a largement échappé à l’emprise saoudienne, cette politique connut un succès considérable.
Elle a en effet inscrit l’idée d’un côté d’une division irréconciliable entre sunnites et chiites et de l’autre côté que le salafisme et le wahhabisme sont les seuls à pouvoir vaincre la menace chiite. Se fracturant sur le cordon sanitaire saoudien, les iraniens ne sont ainsi jamais parvenus à étendre leur influence en dehors des minorités chiites.
C’est en effet une des conséquences de la stratégie saoudienne de voir le bloc chiite pour la première fois s’unir sous la bannière de l’Iran. Paradoxalement c’est du côté des sunnites que la division règne. Se développe en effet une lutte acharnée pour le contrôle de la légitimité religieuse sunnite.
Les hanbalites (salafistes et wahhabites) gagnent du terrain au détriment des autres écoles juridiques. Cependant, l’école hanbalite se voit elle-même divisée entre les salafistes quiétistes non violents et les salafistes djihadistes. Cette division du camp sunnite entraîne des conflits à l’intérieur de ce camp qui viennent se rajouter à la guerre sans merci que se livre les hanbalites et les chiites en Syrie, en Irak, au Yémen ou au Pakistan.
Ce petit rappel historique montre en tout cas que cette opposition actuelle entre chiites et sunnites provient en grande partie d’une rivalité entre les saoudiens et les iraniens qui est d’ordre politique avant d’être religieuse. Le conflit porte en réalité sur la question du leadership dans un monde musulman plus divisé et fragile que jamais.
Les différences entre les sunnites et les chiites sont donc très faibles. Elles sont avant tout politiques liées d’abord à la succession de Mahomet à la tête des croyants puis depuis 1979 à la rivalité entre le royaume saoudien et la république islamique d’Iran pour le leadership du monde musulman. On peut même dire que faire un clivage entre sunnites et chiites ne veut rien dire en soi étant donné l’incroyable diversité des mouvements religieux qui structurent les deux camps. C’est pourquoi il faut se méfier des visions trop schématiques voir simplistes qui entourent les médias d’information aujourd’hui. Le conflit sunnite/chiite n’est en effet qu’une illusion qui masque en réalité le vrai clivage : la rivalité irano-saoudienne.
*Serge Lafitte, Chiites et sunnites, Presses de la renaissance, (2007)
**Pour comprendre tous les enjeux liés au djihadisme international, il faut lire le livre de référence de Gilles Kepel, Djihad, paru peu après le 11 septembre.