La Chine est-elle une puissance verte?

La Chine est-elle une puissance verte?

Depuis 2015 et la diffusion d’un documentaire (Sous le dôme) exposant les ravages de la pollution atmosphérique, la Chine s’est affichée comme l’un des leaders de la lutte contre le réchauffement climatique. Profitant du retrait américain de l’accord de Paris, elle s’est ainsi positionnée comme le fer de lance de la production de biens publics mondiaux. Aujourd’hui, le pays est de loin le premier producteur et consommateur mondial d’énergies renouvelables monopolisant près de 45% des investissements mondiaux dans le secteur de la transition énergétique.

A contrario, l’image de la Chine en termes d’environnement, surtout en Occident, est associée aux nuages de pollution frappant Pékin et aux immenses centrales à charbon qui alimentent la croissance spectaculaire du pays depuis trois décennies. Il existe donc un contraste saisissant entre les intentions affichées par la Chine et la réalité sur le terrain. Dans ces conditions, la Chine peut-elle prétendre au statut de « puissance verte » ?

 

Pékin a définitivement pris le tournant de la transition énergétique

Au début de cette année Alexandria Ocasio-Cortez, une jeune députée du congrès américain, s’était rendue célèbre en appelant son pays à s’engager dans un « green new deal » fait d’investissement dans les énergies renouvelables et d’abandon sur le long terme des énergies fossiles. Or, si la transition énergétique est encore en débat aux Etats-Unis, la Chine, à l’inverse, a lancé depuis quelques années un gigantesque « plan vert » visant à transformer son économie en faveur d’une croissance bas-carbone.

Le pays est ainsi le premier producteur de brevets au monde liés aux énergies renouvelables avec 29% du total global. De même, la Chine a investi en 2017 près de 127 milliards de dollars dans les énergies renouvelables soit plus que l’Europe et les Etats-Unis réunis. Profitant des économies d’échelle considérables que lui procure son immense marché, Pékin s’est positionnée en tant que leader dans de nombreuses filières bas-carbones telles que le photovoltaïque, l’éolien ou encore la production de batteries pour les véhicules électriques. A noter que dans ce dernier cas, le marché automobile chinois est aujourd’hui le plus électrifié du monde.

En 2020, les autorités chinoises appliqueront un marché du carbone similaire au marché des droits à polluer européen ce qui devrait renforcer la tendance à la décarbonation de son économie et de son mix énergétique. L’objectif de Pékin est en fait d’une part de répondre à la demande grandissante des classes moyennes chinoises qui sont très soucieuses des questions environnementales. D’autre part, le parti communiste chinois souhaite utiliser la transition énergétique comme levier de modernisation de sa structure productive et ainsi faciliter la montée en gamme de son économie.

Souhaitant dépasser son statut d’économie à revenue intermédiaire, la Chine mise en effet sur les énergies renouvelables afin de se spécialiser sur des biens à plus haute valeur ajoutée au moment même ou le vieillissement de sa main d’œuvre oblige Pékin à revoir ses avantages comparatifs dans la mondialisation. Cette stratégie est d’autant plus attractive qu’elle se fonde sur le fait qu’en produisant 80% des Terres rares, ces matériaux essentielles aux technologies bas-carbones, le pays possède un avantage compétitif évident à l’avenir sur ce segment.

 

Un pays qui reste encore très polluant

Malgré de réels efforts, il ne faudrait pas croire néanmoins que la Chine soit devenue du jour au lendemain un paradis pour l’environnement. En fait, le pays est toujours le premier émetteur mondial de gaz à effet de serres avec 28% des émissions mondiales. En terme de consommation d’énergies fossiles, Pékin reste aussi et de loin le premier consommateur au monde même si mesurée par habitants cette consommation est beaucoup plus faible qu’aux Etats-Unis. Le Charbon, qui fut le moteur énergétique du décollage chinois, se maintient également à un niveau élevé du mix énergétique avec près de 59% de parts dans le total.

Comment expliquer dès lors ce paradoxe d’un pays à la fois plus gros utilisateur d’énergies renouvelables et d’énergies fossiles ? Tout d’abord, il est nécessaire de réaliser que la demande énergétique chinoise a explosé depuis plusieurs décennies en lien avec sa formidable phase de croissance. Les énergies renouvelables, bien qu’elles montent en puissance, ne suffisent pas à alimenter l’appétit énergétique du pays si bien que malgré une baisse importante de la part du charbon dans le mix énergétique, la production de ce dernier ne fait qu’augmenter en volume. Il est en de même pour toutes les énergies fossiles. De plus, les filières chinoises du renouvelable ont décidé de miser sur les exportations et non sur le recouvrement intérieur de sorte qu’une grande partie de ces modes d’énergie bas-carbone n’alimentent pas le marché chinois. Enfin, le fait que le secteur charbonnier est un gros pourvoyeur d’emplois, et ce généralement dans des provinces sinistrées de la croissance chinoise, pousse le gouvernement à être très prudent quant à la fermeture de centrales à charbon et d’industries polluantes.

 

Une transition énergétique qui impacte négativement les partenaires commerciaux de la Chine

La transformation progressive de l’économie chinoise en une économie bas-carbone n’impacte pas seulement le marché chinois mais l’ensemble de ces partenaires commerciaux. Ces derniers sont en effet très structurés par l’économie chinoise si bien qu’une transformation de celle-ci modifie complètement la structure productive de ces pays. Etant donné l’interdépendance de leurs économies et l’importance qu’ont pris les chaines de valeur aujourd’hui, beaucoup de pays devront ainsi s’adapter aux choix stratégiques pris par Pékin.

Or, deux impacts négatifs de ce changement doivent être mentionnés. D’une part, la transition énergétique chinoise exige un certain nombre de matériaux critiques, du lithium en passant par le cuivre, qui certes permettent de produire des énergies vertes mais qui sont également très destructrices de l’environnement lors de leurs extractions. En achetant massivement ce type de matériaux, la Chine risque ainsi de sous-traiter ses problèmes environnementaux à ses partenaires économiques. Le Chili et l’Australie, par exemple, ont vu ainsi leurs émissions augmenter ces dernières années du simple fait qu’ils sont les principaux fournisseurs de ce type de matériaux.

D’autre part, la montée en gamme de l’industrie chinoise et son repositionnement dans les chaînes de valeur mondiales entraîne un phénomène de délocalisation de la production industrielle à faible valeur ajoutée vers les pays voisins. Le Cambodge ou le Vietnam sont ainsi devenus des destinations privilégiées des IDE chinois. Or, cette migration productive se réalise dans des industries fortement émettrices en CO2. En d’autres termes, les filières industrielles chinoises n’ont fait que déplacer les émissions polluantes du territoire chinois vers ces partenaires commerciaux surtout asiatiques.

 

La position de la Chine est donc pour le moins ambiguë quant à ses efforts de « verdissement ». Tout en étant la championne des énergies renouvelables, elle est également la championne des émissions de CO2 et privilégie depuis plusieurs années non pas la suppression des industries polluantes mais leurs migrations vers d’autres pays. Le cas chinois est en réalité intéressant car il montre à quel point la transition énergétique modifie en profondeur les relations internationales.

Les Routes de la Soie numériques : une mondialisation aux caractéristiques chinoises

Les Routes de la Soie numériques : une mondialisation aux caractéristiques chinoises

« Projet du siècle » pour les uns, « habile habillage marketing » pour d’autres, les nouvelles routes de la Soie suscitent un débat enflammé dans les sphères diplomatiques. Et pourtant, si toute l’attention se porte sur le volet construction de ce projet, il ne faut en aucun cas y sous-estimer la dimension numérique, considérée à Pékin comme un élément clé de sa stratégie. Confrontée au défi technologique américain, la Chine se positionne de nouveau au centre du monde.

 

Une route de la soie numérique 

Depuis 2013 et le lancement officiel du projet BRI (Belt and Road Initiative), Pékin n’hésite pas à afficher ses nouvelles ambitions internationales. S’en est finie de « la montée en puissance pacifique » promue par l’ancienne équipe dirigeante Hu-Wen, place désormais au « rêve chinois » qui pour Xi Jinping signifie ni plus ni moins la restauration de la Chine dans son statut « d’empire du milieu ». Pour atteindre cet objectif, le président chinois mise sur les nouvelles technologies du numérique et compte faire de son pays la grande puissance du « cyberespace ».

Exposé en décembre 2017, son plan vise à utiliser les routes de la soie comme un effet de levier pour booster les capacités numériques de la Chine. Ainsi, chaque pays qui adhère à la BRI se voit proposer des services numériques à des coûts parfois dérisoires. On peut y trouver à la fois des câbles optiques-fibres, des réseaux mobiles, des stations de relais satellitaire, des centres de données ou encore des projets de « Smart Cities ».

Alibaba, le géant chinois du numérique, est, de fait, un acteur clé des routes de la Soie. Dans le cadre du corridor sino-pakistanais, l’entreprise a ainsi acquis Daraz, unique fournisseur de services numériques dans un pays comptant pas moins de 300 millions de consommateurs potentiels. ZTE, un autre géant chinois, opère quant à lui dans 50 des 64 pays ayant adhéré à la BRI. Elle y propose ses services dans la surveillance, le mapping, le Cloud ou l’analyse de données. Dans l’ensemble, ce sont tous les champions numériques chinois qui se positionnent sur ses nouveaux marchés, travaillant de concert avec la direction du parti communiste à Pékin.

 

Faire de la Chine une « cyber-puissance » économique

Alibaba au Pakistan, ZTE au Laos ou au Sri Lanka, les contrats s’accumulent pour les grandes firmes chinoises. Mais s’il est certain que ses entreprises se frottent les mains à l’idée de conquérir de nouveaux marchés, pour Xi et la direction du parti, ce n’est que le début d’un projet plus vaste qui consiste à faire de la Chine une « cyber-puissance ».

L’objectif est en fait double. D’une part, Pékin compte utiliser les routes de la Soie numériques afin de transformer de fond en comble son économie, passant d’une production manufacturière à faible valeur ajoutée à une « économie de la connaissance » à haute valeur ajoutée. D’autre part, la Chine ambitionne d’imposer ses normes et ses standards de « gouvernance numérique » à travers le monde.

En termes économiques, la direction du parti est bien consciente du « gap technologique » qu’elle a hérité vis-à-vis des Etats-Unis. Bien qu’il soit vrai que le pays avait fait des progrès considérables, notamment grâce aux transferts de technologie venant des firmes occidentales, la position de l’économie chinoise dans les flux commerciaux s’apparentait à une spécialisation classique des pays en voie de développement, à savoir des biens industriels à faible valeur ajoutée. Un Apple sortant des usines de Shenzen était ainsi assemblé en Chine mais l’essentiel de la valeur était en réalité capté par les opérateurs californiens.

Pour sortir de cette impasse, Xi a annoncé le plan « China Manufacturing 2025 » fixant pour le pays un objectif de 45% de part de marché mondiale dans les terminaux mobiles et 60% pour la fibre optique. Se positionnant ainsi sur des biens à plus forte intensité technologique, la Chine espère se spécialiser sur une production à haute valeur ajoutée à un moment où, du fait du vieillissement de sa population, sa compétitivité-prix commence à décliner.

 

La Chine impose ses standards de gouvernance à l’échelle du globe

En termes de normes, Pékin souhaite utiliser les routes de la soie pour imposer ses standards de « gouvernance numérique » à l’échelle du monde. Cette dernière peut se définir comme étant l’ensemble des modes de pilotage et de régulation dans le domaine du numérique. Par exemple, la Chine considère Internet comme un espace d’information strictement délimité par la puissance étatique, on parle alors de « cyber-souveraineté », tandis que les Etats-Unis défendent un modèle de gouvernance numérique plus libéral et transnational.

Or, en favorisant la mondialisation des géants chinois du numérique, la BRI offre à Pékin l’immense avantage d’exporter son modèle de gouvernance à travers le monde. Déjà, selon le think Tank Freedom House, près d’une trentaine de pays ont adopté les normes chinoises et ce nombre risque d’augmenter d’année en année à mesure que la Chine étende ses routes de la Soie. Loin d’être un Internet libre comme l’avaient rêvés les entrepreneurs de la Silicon Valley, l’Internet du futur sera plus probablement un Internet aux normes chinoises. Les conséquences politiques y seraient alors spectaculaires.

En effet, avec un cyberespace aux mains des gouvernements, la liberté d’expression et celle de s’informer y seraient forcément affectées. De même, les Etats-Unis perdraient un instrument précieux de leur « soft power » et un élément clé de leur politique de promotion des idéaux démocratiques dans le monde. Dans ce cadre de gouvernance, par exemple, les « printemps arabes », dans lequel Facebook a joué un très grand rôle, n’auraient probablement jamais eu lieu.

D’ailleurs Washington a très bien compris l’enjeu, l’administration Trump ayant expulsé l’opérateur chinois ZTE de tout marché public et a demandé à ses alliés de faire de même. La récente arrestation de la directrice financière de Huawei au Canada s’inscrit également dans ce nouveau schéma de « guerre froide numérique ».

Ce que craignent par-dessus-tout les Etats-Unis, ce sont les projets chinois de faire de la BRI un grand marché du cyberespace dont le nombre de consommateurs serait deux à trois plus élevé qu’en Occident. Les économies d’échelle et surtout les effets de réseau liés à ce type de technologie donneraient alors à la Chine un avantage compétitif primordial dans la future grande bataille du numérique. Déjà, pour ne pas s’écarter de ces marchés émergents, Google est sur le point de se plier aux normes chinoises avec son projet Dragonfly censé répondre aux demandes de censure de Pékin.

 

La BRI n’est donc pas qu’un grand projet d’infrastructures reliant la mer de Chine à l’Europe. Comme le montre le numérique, son objectif est en réalité de refonder les normes et les standards internationaux à son profit, faisant de la Chine une véritable « puissance normative » à l’échelle du globe. Pékin agit de fait comme « l’empire du milieu » d’une mondialisation aux caractéristiques de plus en plus chinoises.

Les « nouvelles routes de la Soie » : une vision globale (première partie)

Les « nouvelles routes de la Soie » : une vision globale (première partie)

Au début du dix-huitième siècle, l’empire chinois fut sans doute la plus grande puissance mondiale. Forte d’une avance technologique impressionnante et d’une productivité agricole bien supérieure à ce qui se faisait en Europe, il pouvait se targuer d’avoir une influence au-delà-même de ses propres frontières. Ses produits inondaient ainsi l’Asie Centrale et venaient trouver des débouchés jusqu’à l’Océan Indien et les marges orientales de l’Europe. Ces « routes de la soie », comme on les a appelées, furent le moteur du rayonnement de la puissance chinoise pendant des siècles.

Malheureusement, la Révolution industrielle en Europe occidentale puis la colonisation de l’Asie par l’Occident et la Russie ont mis fin à cette période d’expansion. Découpée en morceau par les « traités inégaux », la Chine rentra alors dans la période la plus noire de son histoire depuis les « Royaumes combattants ». Pourtant, en Septembre 2013, c’est depuis la capitale d’une Chine de nouveau conquérante que Xi Jinping a dévoilé son plan de « nouvelles routes de la soie » (Belt and road initiatives- BRI) dont le coût est estimé à plus de mille milliards de dollars.

Pour le président chinois et son peuple, ce projet n’est pas seulement une nécessité économique, il est surtout d’ordre symbolique, voir même affective, tant la « Route de la Soie » fut au cœur de l’histoire chinoise. Par la même, le PCC réaffirme son ancrage historique et son ambition de redevenir une puissance mondiale.

Quels sont les bases de ce projet ? Comment Pékin compte le mettre en œuvre ? Et quels sont les impacts géopolitiques d’une telle initiative ?

Dans cette première partie, je ne répondrais qu’au deux premières questions, à savoir sur la mise en œuvre effective de ces nouvelles « Routes de la Soie ». Les impacts géopolitiques de ce projet seront traités dans les articles suivants.

 

Un projet gigantesque

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Dévoilée en 2013, l’initiative des nouvelles « Routes de la Soie » est considérée aujourd’hui comme une priorité absolue pour Pékin tant au niveau économique que sécuritaire.

Économiquement, la Chine connaît un boom sans précédent depuis les réformes de Deng Xiaoping en 1978. Représentant moins d’1% des échanges mondiaux en 1976, le pays est aujourd’hui le premier exportateur mondial et l’un des touts premiers en termes d’importations. Avec une croissance en moyenne de 9,5% par an, l’économie chinoise a dépassé celle du Japon en 2010 et devrait dépasser les Etats-Unis à l’horizon 2025.

De plus, cette croissance a créé une classe moyenne comptant pas moins de 400 millions de personnes qui sont désireux de vivre selon les standards des ménages occidentaux. Cela exige donc des ressources gigantesques en matières premières pour satisfaire l’appétit de plus en plus dévorant de la population chinoise. La Chine est ainsi le premier consommateur mondial de métaux précieux. Or, le pays ne possède pas les ressources suffisantes pour entretenir un tel niveau de croissance économique sur le long-terme. La Chine parvient ainsi à nourrir 23% de la population mondiale en ne possédant guère que 7% des terres arables. Il lui faut donc impérativement à la fois se fournir ces matières premières indispensables et les acheminer vers le territoire national.

En excluant le recours à la colonisation qui lui aliénerait l’ensemble de la planète, Pékin mise sur la diversité pour acquérir les ressources manquantes à son économie. Grâce à son statut de puissance financière, elle ne cesse de signer des contrats aux quatre coins de la planète, et en particulier dans « l’île-monde » de Mackinder, à savoir l’Afrique et l’Asie. Son pétrole lui vient ainsi de Birmanie, d’Iran, du Soudan, du Kazakhstan ou encore du Nigéria. D’autres ressources lui viennent de Mongolie, d’Australie, du Congo ou de Mozambique. Quasiment l’ensemble des pays africains et asiatiques qui possèdent des ressources naturelles sont ainsi des fournisseurs du marché chinois.

Mais Pékin ne pourrait en rien en profiter s’il n’existait pas des voies d’acheminement vers la Chine. C’est ici tout l’objet des « nouvelles Routes de la Soie ». Celles-ci peuvent se diviser en deux parties, une terrestre et une maritime. Le projet va même beaucoup plus loin qu’un simple acheminement des produits vers la chine mais vise également à relier les marchés chinois et européens en évitant les traditionnelles voies de passage du Pacifique qui sont dominées par la marine américaine.

Sur le plan terrestre, la Chine est sur le point de construire un réseau de chemin de fer reliant son territoire à l’Allemagne et passant par quatre pays, le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne. Ce projet, appelé « New Eurasian Land Bridge », a pour objectif de relier directement les deux pointes de l’Eurasie, de Berlin jusqu’à Pékin. Au nord de son territoire, le pays a investi sur une ligne ferroviaire et autoroutière qui traverse la Mongolie pour finir en Sibérie orientale. La Mongolie étant un des plus grands producteurs de minéraux comme le Cuivre et la Sibérie de pétrole et de gaz, la Chine s’assure ainsi un approvisionnement sécurisé venant de ses deux voisins du Nord. Ce projet fait aussi suite au gigantesque accord gazier sino-russe qui vise à créer des pipelines le long de l’Extrême-Orient russe à quelques kilomètres de la frontière chinoise.

Une autre route est en construction reliant le territoire chinois à la Turquie en passant par Téhéran et l’Asie centrale, l’objectif étant encore une fois de rejoindre de manière terrestre le continent européen. Plus au Sud, Pékin finance un projet de liaison terrestre qui passera par le Cambodge, le Laos et la Thaïlande avant d’atteindre le port de Singapour.

Sur le plan maritime, « l’empire du milieu » s’active également pour construire des ports et des voies de liaison permettant d’acheminer directement les marchandises vers les façades océaniques. Les ressources primaires africaines sont ainsi transportées vers la Corne de l’Afrique qui sert de porte d’entrée vers l’Océan Indien. Les chinois construisent ainsi une voie de chemin de fer reliant Nairobi, au Kenya, au port de Mombasa, port largement modernisé par des investissements chinois. L’autre porte d’entrée et de sortie des intérêts chinois en Afrique est le port de Djibouti dont Pékin est sur le point de renforcer le réseau ferré qui le relie à Ababa, au cœur de l’Ethiopie.

Ces marchandises venant d’Afrique sont ensuite exportées vers l’Océan Indien où la Chine finance des points d’entrée portuaire importants, notamment à Gwadar au Pakistan, à Hambantota au Sri Lanka et Chittagong au Bangladesh. Chacun de ses ports, sauf celui du Sri Lanka car c’est une île, sont ensuite reliés au territoire chinois par des voies routières ou ferroviaires. Au Pakistan, le gouvernement chinois a ainsi construit une autoroute traversant littéralement tout le territoire, de la mer d’Oman jusqu’à Kashgar au Xinjiang.  Au Bangladesh, une route est construite reliant Kolkata à Kunming, au sud de la Chine et qui passe également par la Birmanie, un des principaux fournisseurs de pétrole de « l’empire du milieu ».

En Europe, le pays s’est rendu maître d’une grande partie du port de Pirée, en Grèce, ce qui lui donne un accès direct au marché européen et compte même investir dans le port de Venise en Italie.

Enfin, en Asie du sud-Est, la Chine est sur le point de bâtir une route maritime allant de Singapour à Fuzhou, au centre du pays, en passant par Djakarta, en Indonésie et par Haiphong au Vietnam. Une route supplémentaire est même prévue jusqu’en Malaisie.

Pour résumer, le projet des nouvelles routes de la Soie comporte pour l’heure six voies terrestres, au sud en direction de Singapour, au nord en direction de la Sibérie, vers le sous-continent indien à travers le Pakistan et aussi le Bangladesh, vers l’Europe en passant par la Russie et au sud en passant par l’Iran et la Turquie. Sur le plan maritime, la Chine crée un réseau qui part du Pirée puis rejoint Djibouti et Mombasa via le canal de Suez avant de parcourir l’océan Indien vers le Pakistan, le Bangladesh et le Sri Lanka avant d’atteindre Singapour puis de franchir le détroit de Malacca pour rejoindre l’Indonésie, le Viêtnam puis enfin la Chine.

Etant donné l’ampleur du projet, Pékin est contraint de trouver des financements à la hauteur de la tâche. C’est pourquoi, le pays a mis sur pied la Banque Asiatique d’Investissement (BAI), dont le capital atteint les 100 milliards de dollars. Avec cet outil, la Chine tente de mettre en commun un pool monétaire afin de partager le fardeau financier des nouvelles « Routes de la Soie ». Aujourd’hui, près de 61 pays ont adhéré à cette banque multi-étatique même si 49% des financements sont assurés par la seule Chine. 4,2 milliards de dollars ont aussi été prêtés par la BAI depuis le début du projet en 2015.

C’est donc un projet tentaculaire qui met en jeu l’Europe, l’Afrique, l’Asie centrale, le sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est. L’objectif global d’un tel projet est à la fois de favoriser les exportations de produits chinois dans ces régions mais aussi, et surtout, d’acheminer les ressources et autres produits nécessaires au bon développement de la croissance économique de la Chine. Bien évidemment, l’impact des « nouvelles routes de la Soie » ne se limite pas à des considérations économiques mais implique également un changement géostratégique majeur dans l’équilibre mondial.

L’Amérique et le péril afghan

L’Amérique et le péril afghan

L’Afghanistan fait de nouveau parler de lui. Après des années d’oubli, le pays s’est rappelé au bon (ou plutôt mauvais) souvenir des occidentaux. Le 21 Août dernier, le président Trump a annoncé un plan de renforcement de la présence américaine prenant le contre-pied du plan de 2014 prévoyant un retrait progressif des forces de l’OTAN. Le secrétaire d’Etat à la défense Jim Matthis a confirmé ce revirement le 28 Août par l’envoi de 4000 combattants supplémentaires s’ajoutant aux 11000 soldats déjà présents. On est bien sûr loin des 100 000 marines présents lors de l’invasion de l’Afghanistan en 2001. Renforcer la présence américaine peut paraître avisé à première vue, personne ne peut contester en effet la faiblesse du régime afghan et le retour en force des djihadistes. Pourtant, si l’envoi de troupes était nécessaire pour éviter l’effondrement du régime, rien ne dit qu’il soit suffisant pour stabiliser le pays.

Quels sont les obstacles à la stabilité de l’Afghanistan ?

 

I) L’obstacle géographique

Napoléon disait que « les Etats font la politique de leur géographie ». Dans le cas de l’Afghanistan, la géographie joue indiscutablement un rôle négatif pour assurer l’unité du pays. L’Afghanistan est en effet un pays aux deux tiers montagneux du nord-Est à la frontière iranienne. Au nord-Est, le massif de l’Hindu Kush culmine facilement à plus de 3000 mètres d’altitude, certains pics atteignent les 7000 mètres, rendant impossible l’établissement d’une économie pérenne. Ce massif ensuite décline en altitude plus la frontière iranienne se rapproche. Les montagnes sont néanmoins suffisamment hautes pour rendre impraticables tous types de récolte poussant les populations à adopter une vie pastorale.

Dans certaines vallées comme celles du Pandjchir au nord et celle du Helmand au Sud-Est, certaines récoltes subsistent comme celles des prunes et des poires mais sont peu à peu remplacées par la culture du pavot beaucoup plus rentable. L’opium est ainsi devenu la principale ressource du pays. Tirant profit de ces énormes bénéfices, les talibans ont fait du contrôle des champs de pavot une priorité absolue d’autant plus que les américains sont réticents à arrêter le trafic par crainte d’un effondrement économique du pays.

La géographie et le relief constituent donc pour l’Afghanistan un obstacle presque insurmontable à son développement économique. Pire, ils ont tendance à enclaver davantage ce pays l’empêchant de s’insérer dans le commerce mondial. D’une certaine manière, seule la culture de l’opium lui assure un lien avec l’économie-monde d’où son importance capitale pour les différents belligérants. A ces difficultés économiques se rajoute l’avantage qu’offre ce terrain aux stratégies de guérilla. Formé de hautes montagnes et d’étroites vallées, l’Afghanistan offre un terrain idéal aux embuscades. Il faut en outre ajouter que le climat y est particulièrement rigoureux limitant ainsi considérablement l’avantage technologique des forces de l’OTAN. Dans ce cadre plus que défavorable, le renforcement militaire américain ne saurait inverser le rapport de forces tant économique que militaire.

relief afghanistan

 

II) L’obstacle militaire : l’Afghanistan comme « cimetière des empires »

Nous avons vu que la difficulté du relief pose des problèmes considérables à une occupation militaire. Dans son histoire, le pays a souvent été envahis mais les occupant n’ont jamais pu tenir le terrain pendant longtemps. L’Afghanistan fut pourtant un carrefour situé entre les civilisations perses et indiennes, sa position stratégique aiguisant l’appétit de ses voisins. Surtout, sa géographie empêche l’émergence d’une unité centralisée et entraîne à l’inverse l’éparpillement du pays entre des différents groupes rivaux. Aux réseaux tribaux, pierre angulaire de la société afghane, s’ajoutent les rivalités ethniques entre pachtounes, majoritaires, et un nombre conséquent de peuples perso-hindous.

Cette division est un trait durable du pays. Néanmoins, deux éléments parviennent à maintenir une certaine unité culturelle entre afghans : un même mode de vie pastoral et la religion musulmane. Dès lors que ces deux piliers sont menacés, les afghans arrivent à s’unir pour repousser les envahisseurs. Ce fut le cas par deux fois contre les anglais au XIXième siècle puis contre les soviétiques en 1979.

Combattant au nom du Djihad et de la protection du Dar-El-Islam, les afghans ont toujours affiché une grande capacité militaire et une détermination sans faille pour combattre leurs ennemis. Churchill disait qu’en Afghanistan « chaque homme est un guerrier, un politicien et un théologien ». A partir des années 80, cette dimension islamique du combattant afghan s’est renforcée, nourrie par les capitaux saoudiens et émiratis, protégée également par la passivité américaine. L’Afghanistan est devenue dès lors le berceau du Djihad et un sanctuaire pour les organisations terroristes. D’ailleurs, une fois que le djihadisme s’est divisé entre les partisans d’Al-Qaeda et ceux de l’Etat Islamique, le théâtre afghan a fait lui aussi l’objet d’une guerre intra-djihadiste entre talibans et membres de l’EI.

Cette compétition entre djihadistes favorise le jeu américain d’autant plus que les forces gouvernementales afghanes ne sont absolument pas prêtes à relever le défi d’un retrait de l’OTAN. Malgré les milliards investis, l’armée afghane est de fait composée majoritairement de soldats peu motivés et de généraux corrompus. Le gouvernement afghan est lui-même très divisé entre le président Ashraf Ghani, pachtoune et le premier ministre Abdullah Abdullah, tadjik. Ne pouvant donc compter sur des alliés locaux, l’armée américaine ne pourra stabiliser le pays qu’à la condition de s’appuyer sur des alliés régionaux puissants. Et là aussi le bât blesse.

 

III) L’Afghanistan : victime de ses voisins ?

Si la géographie et la culture guerrière de l’Afghanistan sont des obstacles à sa stabilité, que dire alors de ses pays voisins désireux d’utiliser le pays afghan comme un terrain de jeu de leurs propres intérêts stratégiques.

On peut voir trois grands blocs entourant l’Afghanistan : le bloc perse à l’Ouest, le bloc indo-pakistanais à l’Est et le bloc centre-asiatique au nord. Pendant longtemps, l’Afghanistan a joué le rôle d’état-tampon entre ces trois grands blocs. Au XIXième siècle, le nord centre asiatique faisait partie de l’empire russe et l’Est indo-pakistanais était sous domination anglaise. Cette configuration spécifique a permis au pays d’être préservé de toute colonisation. Or, ce privilège s’est payé par l’enfermement du peuple afghan dans ses traditions. L’industrialisation n’a ainsi jamais pu pénétrer le territoire afghan de même que les valeurs occidentales de démocratie ou de libéralisme n’ont touché qu’une partie marginale de la population. Cette coupure vis-à-vis du monde extérieur explique en grande partie le rejet massif du marxisme qui s’est exprimé dès 1978 et qui sera le prélude à l’intervention soviétique. Elle explique également la difficulté qu’ont les afghans de passer d’une culture féodale à une culture capitaliste moderne. Dans ce pays, les liens tribaux priment sur la main invisible du marché.

De fait, les investissements internationaux ne touchent qu’une toute petite partie du territoire, Kaboul et sa région. De même, les relations difficiles avec ses voisins ne permettent pas à l’Afghanistan de s’insérer dans un marché économique commun. L’Iran d’une part se méfie d’un gouvernement trop pro-américain à sa frontière ainsi que d’une rébellion talibane sunnite hostile aux chiites. D’autre part, l’accès à l’Asie centrale est en grande partie fermé par la barrière naturelle qu’est l’Hindu Kush et ne représente qu’un marché limité pour les produits afghans. Enfin, le Pakistan semble le débouché le plus prometteur. Cependant, les pakistanais jouent depuis longtemps un rôle trouble en Afghanistan. Considérant le pays afghan comme à la fois une profondeur stratégique vis-à-vis de l’Inde et comme un tremplin pour ses ambitions en matières premières en Asie Centrale, le Pakistan soutient de manière implicite les talibans depuis le départ des troupes soviétiques en 1989. Les talibans sont eux-mêmes issus des madrassas (écoles coraniques) pakistanaises et bénéficient de sanctuaires dans les zones tribales de l’Ouest du Pakistan dans les régions de Peshawar et de Quetta. La porosité de la frontière afghano-pakistanaise leur permet également de circuler librement entre les deux pays et de se réfugier en cas de défaites militaires comme ce fut le cas en 2001.

Ce rôle déstabilisant du Pakistan n’a en tout cas jamais cessé malgré les menaces américaines de geler les milliards d’aide octroyés à l’armée pakistanaise. La situation s’est d’autant plus compliquée que le Pakistan est entré dans une crise politique grave avec la destitution de Nawaz Sharif, le premier ministre, pour corruption. La stabilité de l’Afghanistan passe en effet par un revirement stratégique de son voisin. Or ce type de décision nécessite un leadership politique fort à Islamabad qui aujourd’hui fait défaut.

 

L’envoi de troupes supplémentaires américaines est donc une condition nécessaire mais non suffisante pour maintenir la paix en Afghanistan. Nécessaire car sans l’appui de l’OTAN l’armée afghane s’effondrerait laissant le champ libre aux djihadistes pour refaire de l’Afghanistan un camp d’entrainement géant du djihad global comme il le fut avant le 11 Septembre. Non suffisante car les obstacles aussi bien géographiques, militaires que culturels, sans compter le rôle déstabilisateur du voisin pakistanais, ne permettent ni la défaite des talibans ni le développement économique du pays, pourtant gages de la stabilité à long-terme. La solution s’apparente en fait à une quadrature du cercle presque impossible à réaliser. D’ici là, l’Afghanistan n’a pas fini de faire parler de lui…

Anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong: la Chine et le dilemme de la puissance

Anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong: la Chine et le dilemme de la puissance

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Lorsque Louis-Napoléon Bonaparte a écrit cette citation, il aurait pu passer pour un fou tant la Chine était l’homme malade du monde.

Aujourd’hui, cette citation apparaît comme prophétique. La Chine est devenue la seconde puissance économique mondiale. Elle devance même les Etats-Unis en termes de PNB (produit national brut). Son armée est l’une des plus puissantes du monde avec la mise en service récente du Liaoning, premier porte-avions 100% chinois.

La Chine s’est donc bien réveillée et elle n’hésite plus à le montrer. Pour le 20ième anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong dans l’orbite chinois, Pékin met en scène sa réussite. Elle met surtout un point d’orgue à montrer que la cité est bien sous souveraineté chinoise. Des milliers de drapeaux ont ainsi été distribués tandis que les rues se coloraient en jaune et rouge, les couleurs de la République populaire de Chine. Les 7 millions de hongkongais représentant 3% du PIB chinois font l’objet d’une attention toute particulière de la part de Pékin.

C’est qu’Hong-Kong n’est pas qu’une simple cité prospère, puissante financièrement. Elle est avant tout le symbole de la revanche de la Chine. Revanche vis-à-vis de la Grande Bretagne qui l’avait humiliée en 1842 après la guerre de l’opium. Revanche sur elle-même après avoir vécu plus de deux siècles d’une décadence difficilement explicable.

Avant la Révolution industrielle, si l’on prend les chiffres de l’économiste Angus Maddison, la Chine était en effet de loin la première puissance mondiale. Dans tous les domaines, ce pays avait une longueur d’avance. Sur le plan économique, les rendements agricoles étaient de 2 à 3 fois supérieurs à ceux de la France ou de la Grande Bretagne à la même époque. Sur le plan militaire, la Chine possédait une flotte capable de réaliser des expéditions jusqu’en Afrique avec des commandants d’exception tels que Zheng He. Enfin, sa culture était si riche que tous les envahisseurs, même les hordes mongoles, l’ont adopté sans exception. Le célèbre Marco Polo avait d’ailleurs lui-même appelé son récit de voyage en Chine : Le Livre des merveilles.

Pourtant, « l’empire du milieu » s’est replié sur lui-même. Incapable de profiter de son avance technique, il a complètement raté le train de la Révolution industrielle. Au 19ième siècle, cet empire se voit morceler aux profits des puissances occidentales et japonaises. Les fameux « traités inégaux » vont ainsi abolir de facto toute souveraineté politique. L’orgueil légendaire des chinois va donc être durablement entamé par cette chute spectaculaire de prestige. En quelques années seulement, la Chine va passer du plus grand pays au monde à un pays subalterne. Malraux se fera l’écho de ce traumatisme dans La Condition Humaine.

C’est de cette humiliation que se nourrit aujourd’hui les dirigeants chinois. Pour eux, il paraît évident que la Chine doit retrouver sa place centrale dans le monde. La chine doit ainsi redevenir cet « empire du milieu » comme elle l’était avant la Révolution industrielle. Surtout, elle doit effacer une bonne fois pour toute le traumatisme ressenti durant les guerres de l’opium. Le rachat en 1997 de Hong-Kong fut donc un véritable exercice de réaffirmation de la place de la Chine dans le monde.

En célébrant 20 ans plus tard l’anniversaire de la rétrocession, la Chine ne fête pas le retour de Hong-Kong dans la mère patrie mais le retour de l’empire du milieu comme grande puissance mondiale. Mieux, ce pays fait subir aux occidentaux ce que ces derniers lui ont fait subir. En rachetant des pans entiers des économies européennes comme le port du Pirée en Grèce ou PSA et le Club Med en France, la Chine devient ainsi un véritable colonisateur économique ruinant la souveraineté des états européens. En matière de géopolitique, la vengeance est un plat qui se mange froid.

Or, le problème c’est que la Chine n’est pas la première puissance mondiale, en tout cas, pas encore. Malgré des moyens financiers considérables, elle est ainsi incapable de projeter ses forces au-delà du seul continent asiatique. Au conseil de sécurité de l’ONU, elle laisse volontairement le leadership anti-occidental à la Russie. Sur le plan monétaire, la Chine refuse de faire du Yuan une monnaie de réserve mondiale comme le dollar ou le yen japonais. Elle n’assume donc aucunement ses responsabilités pour stabiliser le marché des changes. De plus, sa diplomatie est davantage portée sur les accords économiques que sur les accords de sécurité.

Cette frilosité s’explique par la crainte des dirigeants chinois d’assumer un leadership à l’échelle de la planète. L’empire du milieu ne souhaite pas être totalement au centre du jeu. Trop compliqué, trop coûteux, le leadership est aussi trop risqué. Du fait des conditions mêmes de son développement, la Chine ne peut se permettre en effet un conflit durable avec les Etats-Unis. Non seulement ces derniers représentent le principal débouché des exportations chinoises mais ils sont également ces principaux débiteurs en bons du trésor. De même, la Chine a besoin de la flotte navale américaine pour garantir la sécurité du libre commerce sur lequel repose l’essentiel de sa croissance.

La Chine se retrouve donc dans une position ambiguë. D’un côté, elle souhaite redevenir cette grande puissance qui pèse dans les rapports mondiaux et ainsi laver l’affront des traités inégaux. De l’autre, cette ambition risque de menacer gravement la relation sino-américaine dont dépend dans une grande partie l’émergence de la Chine.  A Hong-Kong, d’ailleurs, le président XI s’est bien gardé de contrarier les américains en n’abordant pas la question du rattachement de Taiwan au continent tout en exaltant une Chine devenue de nouveau une grande puissance.

A l’avenir, avec le déclin lent mais continu de l’Amérique, les dirigeants chinois devront choisir entre assumer leurs responsabilités de puissance mondiale ou rester une puissance vouée à jouer un rôle simplement régional comme la Chine l’est aujourd’hui. En tout cas, Louis-Napoléon avait raison, quand la chine s’est éveillée, le monde a tremblé. Le problème, c’est que les dirigeants chinois, eux aussi, sont en train de trembler…

Incertitudes et montée des tensions dans la péninsule coréenne

Incertitudes et montée des tensions dans la péninsule coréenne

Depuis 1947, la Corée du Nord est un mystère de l’histoire. Vivant comme un véritable ermite, ce pays est l’ultime vestige de la guerre froide. On ne commente déjà plus les exécutions aux canons anti-aérien et autres bizarreries d’un régime pris dans une folie dévastatrice.

La Corée du Nord est un monde à part. Un monde où raison et modération n’ont pas leur place. Un monde où le concept même d’humanité semble avoir disparu.

Mais ce monde possède au moins une qualité : sa géographie. « Un Etat fait la politique de sa géographie » disait Napoléon. Ce conseil, la dynastie des Kim l’a parfaitement compris. Coincée entre la Chine d’un côté, le Japon et la Corée du Sud, véritables têtes de pont de la puissance américaine, de l’autre, la Corée du Nord est l’état tampon par excellence.

De par son positionnement territorial, le pays ermite est une zone de fracture d’une lutte qui dépasse le simple cadre Coréen : la rivalité sino-américaine pour l’Hégémon. En d’autres termes, derrière le conflit entre les deux Corées, se décline le spectre d’un conflit global entre les deux superpuissances.

Paradoxalement, c’est donc entre les mains d’un Etat dépassé dirigé par des fous que se trouve la clé de la stabilité non seulement de la région mais peut-être du monde. Si cette pensée peut faire frémir plus d’un, elle est l’atout numéro un de Pyongyang. Elle lui donne en tout cas une formidable marge de manœuvre face au géant chinois, seul allié du régime.

Pour n’importe quel pays allié à Pékin, le développement d’un programme nucléaire militaire serait ainsi un casus belli. Pas pour la Corée du Nord. Excédés, les chinois ont décidé de changer les choses. D’une part, ils ont mis pression sur Kim Jong-Un en réduisant leurs exportations de charbon vers le territoire nord-coréen. D’autre part, ils agissent en coulisse pour changer l’équipe en place à Pyongyeang tout en s’assurant que les fondations du régime ne s’effondrent pas.

Pour Pékin, le pire serait évidemment de voir des soldats américains de l’autre côté de la rivière Yalou. Dans cette optique, on peut raisonnablement penser que le demi-frère de Kim Jong-Un, Kim Jong-Nam, a rencontré des dignitaires chinois avant d’être assassiné à l’aéroport de Kuala Lumpur. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que le « cher leader » assassine un membre de sa famille.

Mise sous pression, la Chine l’est d’autant plus que la montée des tensions dans la péninsule coréenne fait le jeu de son grand rival américain. La menace nord-coréenne est ainsi le principal prétexte de la présence américaine dans la région.

Pour le président Trump, comme pour son prédécesseur, de cette région dépend le leadership de l’Amérique. Il faut donc frapper fort et vite. Renforcement de la présence militaire par l’arrivée sur zone du porte-avion USS Carl Vinson, déploiement du bouclier anti-missile THAAD, le duo Trump-Matthis ne lésine pas sur les moyens.

Pourtant, cette stratégie, payante jusque-là, connaît ses premières difficultés. L’élection de Moon Jae-in, un modéré favorable au dialogue avec le Nord, comme président de la Corée du Sud est une épine dans le pied de Washington. Le premier acte de son mandat fut d’ailleurs de suspendre le déploiement du bouclier anti-missile pour des raisons… environnementales.

Bien sûr, personne n’est dupe, la présidence sud-coréenne ne veut surtout pas se mettre à dos la Chine et son juteux commerce. La visite du président Moon à Washington hier avait donc pour objectif de dissiper les malentendus entre Séoul et la Maison Blanche.

Or, sur le fond, les malentendus persistent. Dès lors, il est fort probable que la Corée du Sud se rapproche de la Chine sans pour autant renoncer à la garantie américaine sur sa sécurité.

Paradoxalement on arriverait à cette situation absurde qui veut que la Corée du Sud lorgne du côté de la Chine tandis que le Nord devient le meilleur allié objectif des Etats-Unis. La géopolitique réserve ainsi parfois quelques belles surprises. Comme quoi Monsieur Napoléon, les Etats ne font pas toujours la politique de leurs géographies…

Pourquoi personne ne veut voir tomber la Corée du Nord ?

Pourquoi personne ne veut voir tomber la Corée du Nord ?

Le 9 septembre 2016, la Corée du Nord a effectué son cinquième essai nucléaire consécutif. Immédiatement après, les médias nord-coréens ont annoncé le succès de l’opération dans des termes euphoriques : « Nos scientifiques ont mené un essai d’explosion atomique d’une tête nucléaire nouvellement mise au point, sur le site d’essais dans le nord du pays ». Dans les faits, il est difficile d’évaluer à quels points le programme nord-coréen est avancé tant « l’état ermite » ne laisse transparaître aucune information. Néanmoins, cet essai a été suffisamment pris au sérieux pour pousser la communauté internationale à réagir. Barack Obama a ainsi déclaré : « les Etats-Unis n’acceptent pas et n’accepteront jamais que la Corée du Nord soit une puissance nucléaire ». Même la Chine a réagi, par la voie de son ministre des affaires étrangères, « cet essai est peu sage, la Chine s’oppose à cet essai nucléaire ». La pluie de condamnations internationales n’a pourtant pas effrayé la dynastie des Kim habituée aux menaces extérieures. C’est que le dernier régime stalinien de la planète semble quasiment intouchable tant son importance géostratégique est cruciale pour un certain nombre d’acteurs de la région. De la Chine aux Etats-Unis en passant par la Corée du Sud, personne, en effet, ne veut voir la Corée du Nord s’effondrer.

Pourquoi aucun pays ne souhaite voir tomber le régime nord-coréen ?

Pour en comprendre les raisons, il est judicieux de prendre en compte les intérêts stratégiques des trois principaux acteurs concernés : la Corée du Sud, les Etats-Unis et la Chine.

 

Le coût exorbitant de la réunification pour la Corée du Sud

La Corée du Sud est l’acteur le plus concerné et le plus directement impacté par les agissements nord-coréens. L’absence de traité de paix suite à la guerre (1950-1953), la non-reconnaissance mutuelle et la rhétorique très agressive de son voisin du nord font peser une menace existentielle à la jeune démocratie sud-coréenne. Pourtant, une réunification, officiellement souhaitée par les sud-coréens, deviendrait un cauchemar pour le pays.

D’une part, l’effort financier consenti par les sud-coréens pour avaler son voisin du nord serait tellement exorbitant qu’il dissuade déjà les milieux d’affaires et les leaders politiques d’envisager toute réunification. Alors que les deux pays étaient aussi peu développés tous les deux au sortir de la guerre inter-coréenne (1953), leur trajectoire économique vont rapidement diverger par la suite. Dès les années 80, la Corée du Sud a réussi le virage de la globalisation. Comme les « autres dragons asiatiques », son succès a reposé sur trois facteurs : taux d’épargne très élevé, intégration aux échanges mondiaux et montée en gamme vers une production à plus haute valeur ajoutée (théorie d’Akamatsu-Shinoara). Au contraire, la Corée du Nord a préféré se replier du monde extérieur en adoptant une politique de planification stalinienne de l’économie. Fort de ces deux modèles, le niveau de vie des coréens diffère fortement. Au Sud, le PIB par habitants annuel était de 36500 (*) dollars en 2015 contre 1800 dollars au Nord. Toute réunification engendrerait donc un transfert financier important entre le nord et le Sud aux frais du contribuable sud-coréen.

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La réunification allemande est souvent considérée comme le symbole d’une réunification réussie. C’est oublier que le coût assumé par les Lander d’Allemagne de l’Ouest a été considérable. Selon l’association berlinoise SED-Staat, la réunification a coûté 2000 milliards d’euros. De plus, l’écart de PIB/hab entre les deux Allemagnes n’était que de 4 alors qu’il est de 20 dans le cas coréen. Ainsi, il faudra aux sud-coréens assumer un coût d’une réunification en proportion du PIB cinq fois supérieur au coût « allemand » ou alors il faudra étaler ce fardeau sur une période cinq fois plus importante qu’en Allemagne. La commission des services financiers sud-coréens estimait dans un rapport que le coût d’une réunification s’établirait à 500 milliards de dollars soit un effort de 7% du PIB pendant une décennie. Ce rapport estime même qu’il faudra vingt ans pour que le PIB par habitant des coréens du Nord atteigne les 10000 dollars annuels soit un niveau inférieur à celui de la Tunisie. Le coût financier s’annonce donc intolérable pour les sud-coréens ce à quoi il faudrait rajouter le coût du démantèlement de la pléthorique armée nord-coréenne.

 

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La Corée du Nord est en effet le pays le plus militarisé au monde avec un total de 49 soldats pour 1000 habitants. Son armée possède des armes élaborées et extrêmement dangereuses si elles viennent à tomber dans de mauvaises mains. La Corée du Sud aura dès lors à gérer tout un processus de sécurisation et de contrôle des immenses réservoirs militaires nord-coréens (fusils AK-47, missiles balistiques, armes chimiques). Pour elle, il s’agira donc d’un véritable casse-tête dans un pays très peu militarisé et peu habitué à gérer des stocks d’armement aussi gigantesques.

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Les sud-coréens sont par conséquent très peu enclins à souhaiter la réunification de la nation coréenne. Etant donné le coût financier exorbitant de la réunification, les leaders sud-coréens se satisfont du statu quo actuel d’autant plus qu’ils peuvent compter sur l’appui intéressé des Etats-Unis.

 

La Corée : enjeu stratégique pour les Etats-Unis

La péninsule coréenne a toujours fait partie des axes majeurs de la politique américaine en Extrême-Orient. Réagissant à la doctrine Kennan du « containement » anti soviétique, l’intervention américaine lors de la Guerre de Corée (1950-1953) a inauguré une forme de protectorat américain de la Corée du Sud. Encore aujourd’hui, près de 28000 militaires américains répartis dans 187 bases assurent la défense de la jeune démocratie face à son voisin du Nord. D’ailleurs, la raison officielle de leur présence est de protéger la Corée du Sud d’une éventuelle agression nord-coréenne. Le traité de sécurité signé entre les deux pays repose clairement sur ce scénario.

Or, la présence de troupes américaines représente un atout stratégique crucial pour les Etats-Unis dans la région. L’extraordinaire développement économique de l’Asie de l’Est et du Sud-Est a en effet considérablement modifié l’ordre mondial. D’après Brzezinski, il y a moins de quarante ans l’Asie orientale représentait tout juste 4% du PNB total du monde tandis que l’Amérique du Nord caracolait en tête avec 35 à 40 %, au milieu des années 90 les deux régions se sont retrouvées à égalité. De même, s’il a fallu plus de cinquante ans aux Etats-Unis pour doubler leur PNB par habitant, il a suffi une dizaine d’années à la Chine et à la Corée du Sud pour obtenir le même résultat. Le centre de gravité de l’économie mondiale se tourne donc clairement vers l’Asie Pacifique. Or, l’essor économique asiatique accroît les tensions pour le contrôle des ressources énergétiques et exacerbe les ambitions nationales. De ce point de vue, la politique de puissance menée par la Chine inquiète l’ensemble de ses voisins. On ne compte plus les différents territoriaux (statut de Taiwan, revendication des iles Senkaku, différents sino-vietnamiens au sujet de la souveraineté maritime) qui chaque jour menace de dégénérer en conflit ouvert. Dans ce contexte, les Etats-Unis font figure de contrepoids à la montée en puissance de la Chine.

 

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L’intérêt de cette région pour garantir le leadership américain a été pris très au sérieux par l’administration Obama qui a adopté une stratégie de « pivotement » vers l’Asie. Au sein de cette stratégie, la Corée du Sud est un partenaire majeur. Avec la présence de troupes sur place, les américains contribuent à faire barrage à l’expansionnisme chinois et constituent un verrou stratégique suffisamment dissuasif pour Pékin. Cependant, si le régime nord-coréen s’effondrerait, plus rien ne justifierait la présence des troupes américaines dans la péninsule coréenne ce qui constituerait pour les Etats-Unis un recul stratégique dans la région. Dans cette perspective, la menace nord-coréenne apparaît comme un « moindre mal » pour les experts américains.

 

La Corée du Nord : un allié bien encombrant pour la Chine

La Chine regarde avec une grande attention la péninsule coréenne. Partageant une frontière commune avec la Corée du Nord et une frontière maritime avec le Sud, elle est concernée en premier chef par les tensions entre les deux pays. Dernier allié de la Corée du Nord, la Chine n’en joue pas moins un jeu très complexe d’équilibre entre le Nord et le Sud pour satisfaire ses intérêts.

La Chine aspire à redevenir « l’empire du milieu » dominant ses voisins asiatiques jusqu’aux humiliantes guerres de l’opium (1842). La Corée du Sud avec ses 28000 militaires américains constituent un des principaux obstacles  à l’hégémonie chinoise dans la région. Pour le surmonter, les chinois envisagent les scénarios suivants :

– Un rapprochement avec la Corée du Sud. Ce rapprochement stratégique entre les deux pays vise dans les faits à rassurer les sud-coréens. Ces derniers, rassurés par la garantie chinoise, auraient donc de moins en moins besoin de la protection américaine. En contrepartie, les sud-coréens attendent des chinois qu’ils fassent pression sur la Corée du Nord pour calmer ses ardeurs nationalistes. La Chine est en effet en termes économiques l’unique assurance-vie du régime des Kim. C’est elle qui lui fournit les biens indispensables pour la survie du peuple nord-coréen et reste quasiment son seul lien avec le reste du monde. La stratégie vise donc pour les chinois à se substituer à l’influence américaine en Corée du Sud écartant de fait l’obstacle militaire américain.

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-La possibilité d’une réunification sous égide chinoise. Une fois la Corée du Sud ancrée dans la sphère d’influence chinoise, les chinois pourront être tentés de faciliter la réunification et ainsi d’éliminer le régime nord-coréen trop imprévisible pour Pékin. Or, les nord-coréens sont conscients de cette menace et s’assure pour torpiller le rapprochement entre Pékin et Seoul. Les agressions nord-coréennes comme à yeonpyeong en 2010 (7 civils sud-coréens tués) et les discours belliqueux des Kim font partie de cette stratégie. De même, le programme nucléaire est moins une assurance-vie vis –à-vis des Etats-Unis que de la Chine. Paradoxalement, le maintien des troupes américaines au Sud constitue le meilleur atout pour la survie du régime nord-coréen en ce qu’elle maintien durablement la Corée du Sud sous influence américaine.

-La réunification sous égide américaine : ce scénario est le pire pour Pékin. Elle engendrera en effet le positionnement de troupes américaines à la frontière chinoise et constituera un obstacle majeur pour ses ambitions territoriales en Mer de Chine.

Aux vues des trois scénarios, la Chine a décidé de se rapprocher de la Corée du Sud tout en soutenant encore la Corée du Nord. Craignant une réunification sous influence américaine, les chinois ne peuvent lâcher le régime des Kim immédiatement tout en s’efforçant  d’attirer la Corée du Sud dans l’orbite chinoise. Ce n’est qu’une fois cet objectif atteint que Pékin peut envisager la réunification et l’effondrement du régime nord-coréen. Ce dernier l’a d’ailleurs bien compris puisque ces provocations visent justement à empêcher le rapprochement entre Pékin et Séoul.

 

 

Quatre acteurs jouent donc un rôle direct dans le conflit coréen. Pour la Corée du Sud, l’effondrement du régime nord-coréen ouvrirai la voie à la réunification qui engendrerait elle-même un coût si exorbitant qu’elle en serait dissuasive pour les leaders sud-coréens. Pour la Corée du Nord, son objectif est de se rendre indispensable à son voisin chinois tout en maintenant son indépendance. Pour les Etats-Unis, les menaces du régime nord-coréen légitiment la présence de 28000 soldats américains ce qui représente pour eux un véritable verrou stratégique face à l’expansion chinoise au cœur même d’un espace en plein essor économique. Enfin, pour les chinois, la Corée du Nord doit sa qualité d’allié seulement par la crainte de Pékin de voir des soldats américains de l’autre côté de la rivière Yalu (frontière entre la Corée du Nord et la Chine). Dès lors que cette crainte sera dissipée, elle pourra envisager de lâcher cet allié encombrant. Aujourd’hui, les conditions ne sont clairement pas réunies pour voir la Chine abandonner le régime nord-coréen, les troupes américaines étant toujours fermement stationnées en Corée du Sud. Dès lors, le régime nord-coréen apparaît comme un « moindre mal » pour l’ensemble des acteurs concernés. Kim-Jong-Un peut donc dormir sur ses deux oreilles tant la perspective d’un changement de régime paraît pour l’heure improbable.

 

 

Livres-sources utilisés :

(*) Les chiffres de cet article sont issus du CIA World Factbook

Le Grand Echiquier, L’Amérique et le reste du monde de Zbigniew Brzezinski

La ligne Durand : autopsie d’une frontière à haut risque

La ligne Durand : autopsie d’une frontière à haut risque

 

 En 2014, deux événements majeurs ont mis en avant l’importance de la question pachtoune au Pakistan. Le premier est un motif d’espoir puisque la jeune Malala, écolière pachtoune pakistanaise blessée à la tête par les talibans, a reçu le prix Nobel de la paix. Le second a horrifié la planète entière puisque 141 personnes dont 132 enfants ont été assassinées par ces mêmes talibans dans une école de Peshawar. Ces deux événements traduisent la difficulté du gouvernement pakistanais à contrôler les zones tribales limitrophes à l’Afghanistan où vivent une majorité de Pachtounes. Il faudra donc s’interroger sur les causes de cette violence exacerbée et les raisons qui ont poussé cette minorité à contester le pouvoir central.

Comment et pourquoi la question pachtoune est-elle devenue le plus grave danger auquel le Pakistan doit faire face depuis l’indépendance ?

 

Aux origines de la Ligne Durand

Au 19ème siècle, deux puissances cherchent à étendre leur empire en Asie centrale. L’une, la Grande-Bretagne tente consolider ses positions établies dans le continent indien, l’autre, la Russie, cherche à atteindre les « mers chaudes »  d’Asie. Ce « grand jeu » entre les deux puissances pousse les deux protagonistes à s’intéresser à l’Afghanistan comme intérêt stratégique. C’est par crainte d’une emprise russe sur le pays que les Britanniques ont lancé deux guerres d’invasion en 1839 et 1878 qui se sont traduites par des échecs. Néanmoins, un accord est trouvé en 1893 entre le négociateur britannique, sir Durand, et le chef pachtoune Abdur Rahman Khan pour la neutralisation de l’Afghanistan comme état tampon entre les deux empires. La ligne Durand délimite donc la frontière entre l’Afghanistan et l’empire Britannique. Elle aura deux conséquences majeures. Premièrement, elle empêche presque toute influence étrangère en Afghanistan dans une société conservatrice et archaïque. Deuxièmement, elle divise le peuple pachtoune en deux puisque seule une minorité d’entre eux vit en Afghanistan. A partir de 1947, la majorité des pachtounes sont intégrés au sein de l’Etat du Pakistan.

 

1979 : Le tournant soviétique

En 1979, une série de révoltes menaçait l’existence d’un régime pro-soviétique à Kaboul. Les soviétiques ont décidé d’intervenir en décembre pour restaurer l’ordre. Le conflit afghan est devenu dès lors un enjeu international. Pour contrer l’offensive soviétique, les Etats-Unis ont appuyé par l’intermédiaire des saoudiens la résistance afghane : les moudjahidines. Or, le Pakistan a joué un rôle fondamental comme base arrière des combattants afghans. Les services secrets pakistanais (ISI), avec le soutien des Etats-Unis, armaient, formaient et finançaient les groupes antisoviétiques. Les zones tribales, notamment Peshawar, sont devenues le centre nostalgique du djihad mondial en guerre contre les Russes. O. Ben Laden était d’ailleurs lui-même présent à Peshawar. Ce conflit, long de près de 10 ans, a favorisé grandement l’infiltration d’islamistes dans les services de sécurité pakistanais et a fait basculer de nombreux Pachtounes dans l’islam radical.

 

1989-2001 : L’instrumentalisation de la question pachtoune

Après le retrait soviétique d’Afghanistan en 1989, le Pakistan a utilisé ses liens privilégiés avec les moudjahidines afghans pour des raisons stratégiques. En effet, pour ce dernier, l’Afghanistan est vu comme une profondeur stratégique en cas de conflit avec l’Inde et comme une porte d’accès vers l’Asie Centrale. De plus, les relations étroites entre l’Inde et le régime soviétique afghan ont renforcé le soutien pakistanais aux rebelles. Or, devant le chaos de l’Afghanistan, les pakistanais ont soutenu massivement le mouvement taliban pachtoune qui a pris Kaboul en 1996. Ils ont reconnu l’émirat proclamé par le Mollah Omar, le chef des talibans, et ont soutenu l’installation du groupe terroriste Al-Qaeda en Afghanistan. Très clairement, le Pakistan a encouragé les Pachtounes pakistanais à soutenir et à aider leurs « frères » afghans. On voit, dès lors, que le gouvernement Pakistanais utilise la minorité pachtoune comme levier d’influence en Afghanistan.

 

2001 : Le retournement de situation

Les attentats du 11 septembre 2001 orchestré par Al-Qaeda ont entrainé une riposte américaine contre les talibans afghans coupables d’avoir hébergé le groupe terroriste. Pour fuir les bombardements américains, les talibans et les membres d’Al-Qaeda se sont réfugiés de l’autre côté de la ligne Durand dans les zones tribales du Pakistan. Ce refuge est naturel quand on connait la difficulté du relief et la solidarité tribale qui joue dans cette région. Par exemple, beaucoup de membres d’Al-Qaeda s’étaient mariés à des femmes pachtounes ayant de la famille des deux côtés de la ligne Durand. Encore aujourd’hui le chef d’Al-Qaeda A. Al-Zawairi se cache dans les zones tribales du Pakistan.

Sous la pression des Etats-Unis pour lutter contre le terrorisme, le président pakistanais Musharraf a décidé de s’associer contre Al-Qaeda moyennant 2 milliards d’aides américaines annuelles et d’autoriser le passage des camions de ravitaillement de l’Otan sur son sol. Cette décision a été négativement perçue par la majorité de la population, clairement anti-américaine, et pour les pachtounes cela a été ressenti comme une trahison. De ce fait, le régime d’Islamabad est devenu un ennemi à abattre pour beaucoup de groupes islamistes. Néanmoins, Islamabad soutient encore, plus discrètement, les talibans afghans de crainte de voir le  régime  d’Hamid Karzai se tourner vers l’Inde, surtout que celui-ci refusait toujours de reconnaitre la ligne Durand et rêvait de rassembler le peuple pachtoune. De même, les services secrets ont été en grande partie infiltrés par les islamistes avant 2001 et donc ils tendent à soutenir en sous-main les groupes djihadistes. C’est pourquoi le Pakistan est accusé de jouer un « double jeu » dans la région provoquant des tensions régulières avec les Etats-Unis. Le cas d’O. Ben Laden tué à Abbottābād, à une centaine de mètres d’une base militaire et de renseignement, a illustré ce « double jeu » pakistanais.

N’ayant pas confiance dans les services pakistanais, le gouvernement Obama a décidé d’une part de mener des opérations sur le sol Pakistanais sans l’autorisation d’Islamabad, comme le raid contre Ben Laden ou encore l’assassinat ciblé par les drones, et d’autre part d’accentuer la pression, par le biais du conditionnement de l’aide de 2 milliards annuelle, sur les militaires pour qu’ils combattent les terroristes dans les zones tribales.

Le principal groupe rebelle djihadiste est le groupe Tehrik-e-Taliban qu’on appelle les talibans pakistanais. Il gagne chaque jour en puissance recrutant principalement dans la minorité pachtoune. Ce point est essentiel car il souligne la division ethnique du Pakistan. Les Pendjabis (de la plaine du Penjab) contrôlent ainsi l’armée et l’économie tandis que les Pachtounes, minoritaires mais dont la majorité de la population vit au Pakistan, ont été marginalisés. D’ailleurs, plus de 85% des soldats de l’armée Pakistanaise sont des Pendjabis. Ils ont donc de grandes difficultés à combattre les talibans pakistanais sur un terrain montagneux qu’ils ne connaissent peu et qui est propice aux guérillas. A chaque grande offensive de l’armée, le Tehrik répond par des attentats sanglants contre les militaires, comme avec le massacre de l’école militaire de Peshawar, et contre les minorités de l’Islam telles les chiites. Il a démontré sa capacité  de nuisance en attaquant l’aéroport de Karachi, où vit une forte population de Pachtounes,  et même en Inde où il est régulièrement à l’origine d’attentat.  Ce groupe est une menace pour la stabilité du Pakistan et de la région.

 

Depuis 1893, le peuple pachtoune est divisé entre l’Afghanistan et ce qui deviendra plus tard le Pakistan. Longtemps instrumentalisé par le gouvernement pakistanais pour servir ses propres intérêts stratégiques, la minorité pachtoune du Pakistan s’est faite néanmoins marginalisée par un pouvoir central largement contrôlé par les Pendjabis. Conjugué avec la décision du gouvernement de s’allier avec les Etats-Unis, la marginalisation explique en grande partie l’émergence d’un courant radical incarné par les talibans pakistanais. Ce dernier, de par ses attaques sanglantes, menace la stabilité du pays qui depuis 1998 possède l’arme nucléaire. Ce problème sera sans doute le plus grand défi qu’aura à faire face Nawaz Sharif, le premier ministre, au cours de son mandat.

 

 

La Russie doit-elle se tourner vers la Chine ?

La Russie doit-elle se tourner vers la Chine ?

 

Lors d’un discours très attendu devant la presse internationale, Vladimir Poutine, le président de la fédération de Russie, a fustigé l’attitude de l’Occident qu’il juge comme « impérialiste ». La crise ukrainienne et les sanctions internationales n’ont pas incité le Kremlin à la modération verbale vis-à-vis des Occidentaux. Beaucoup au sein de l’élite russe estiment que la situation est positive car elle va permettre à la Russie de tourner son économie vers l’Asie et de renforcer son partenariat avec la Chine. Poutine veut « saisir le vent chinois dans les voiles russes ». En effet, depuis 1989, qui marque la reprise des liens diplomatiques entre les deux pays, la Russie et la Chine ont développé un partenariat stratégique caractérisé par des accords économiques, politiques et militaires. Certains analystes parlent d’un axe Moscou-Pékin capable de concurrencer le bloc occidental.

Quelles sont les caractéristiques de ce partenariat ? Est-il si favorable à la Russie ?

 

L’axe Moscou-Pékin : un partenariat stratégique

 

Après des décennies de « schisme Sino-Soviétique », la visite de Gorbatchev à Pékin en Mai 1989 a inauguré une période de fort rapprochement entre les frères ennemis. Une série d’accords de coopération a par la suite renforcé cette tendance. Ainsi, la Chine a accepté de reconnaitre la souveraineté russe sur les îles Bolchoï et Tarabarovov sur le fleuve Amour près de la Mandchourie. Ces dernières ont fait l’objet d’incidents frontaliers récurrents durant les années 60. En 2001, la Russie a reconnu en échange la souveraineté chinoise sur Taiwan, dossier extrêmement sensible pour Pékin. Au niveau international, la Russie et la Chine partagent la même vision des relations internationales, surtout dans le refus de l’ingérence occidentale et des droits de l’homme. Cette proximité idéologique est particulièrement présente dans le dossier syrien où les deux pays ont mis leur véto à toute résolution venant de l’Occident. La Russie et la Chine font en outre partis des BRICS et de la coopération de Shanghai. L’alliance des BRICS visent à concurrencer, par la création de fonds de développement commun,  les institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale considérées comme étant trop occidentales. Le groupe de Shanghai est quant à lui une institution politique qui souhaite renforcer la sécurité et la coopération en Asie Centrale. Crée en 1996 puis renforcé en 2001, ce groupe est composé de la Russie, Chine, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Les chinois s’intéressent de très près à cette région du fait des immenses richesses naturelles qu’elle possède. Pour les russes, le groupe de Shanghai permet de limiter l’avancée américaine dans l’espace post-soviétique, avancée qui s’est traduite par des révolutions de couleur en Ukraine ou en Géorgie. Ce groupe a aussi été créé pour lutter plus efficacement contre le trafic de drogue et le terrorisme islamique. En effet, les drogues, venant particulièrement d’Afghanistan, sont responsables de près de 100 000 morts par an en Russie. La lutte contre le trafic de drogue en Asie centrale est donc une question de santé publique pour le Kremlin. La montée de l’islamisme est une autre inquiétude poussant Pékin et Moscou à renforcer leur coopération. La Chine subit ainsi une rébellion islamique au Xinjiang dans la communauté des Ouigours musulmans. La Russie est aussi touchée par l’islamisme, principalement dans le Caucase russe dans les fédérations à majorité musulmane (Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan). Par conséquent, les russes et les chinois ont mis en œuvre une collaboration stratégique dans un certain nombre de domaines.

 

Le premier domaine de collaboration est le domaine militaire. En effet, la Chine est le premier client des russes. Ainsi, l’empire du milieu absorbe près de 15% des ventes d’armes russes. En 2012, cela représentait plus de 2 milliards de dollars. Cette tendance risque de se renforcer puisque la Chine a augmenté fortement ses dépenses militaires. En plus de la vente d’arme, il existe une véritable coopération entre les deux pays. Des ingénieurs russes et chinois développent en commun des armements comme l’avion de chasse SU-30 et l’hélicoptère de combat MI-17. Un exercice militaire commun a même eu lieu en 2005 dans la péninsule de Shandong simulant un débarquement et ce à quelques centaines de kilomètres de Taiwan.

 

Au niveau économique, les échanges commerciaux russo-chinois se sont fortement accélérés depuis quelques années. Ils représentent aujourd’hui plus de 50 milliards de dollars par an et l’objectif est d’atteindre 200 milliards d’ici 2020. Le but pour le Kremlin est de rééquilibrer son commerce encore trop dépendant de l’Europe. Cette dernière représente près de 50% des exportations russes. Le marché chinois est très prometteur car sa croissance  alimente un besoin important en matières premières. D’ailleurs, la Chine est le premier importateur mondial de pétrole depuis 2013. La Russie, étant le troisième producteur de pétrole du monde et le deuxième pour le gaz, a donc beaucoup à gagner d’une alliance avec ce pays d’autant plus que moins de 10% du gaz russe est vendu à la Chine. Le potentiel est considérable. Cela permettra également de diversifier les clients de la Russie à un moment où les désaccords russo-européens sont de plus en plus importants. Les russes et les chinois  ont signé un contrat de 400 milliards de dollars où  Gazprom s’engage à livrer 68 milliards de m3 de gaz d’ici 30 ans. La livraison est censée commencer dès 2018 et se fera par le biais d’un nouveau gazoduc « Force de Sibérie »  long de 4000 kilomètres dans l’Extrême-Orient russe reliant la Sibérie Orientale à Khabarovsk et Vladivostok. Un autre projet est en discussion sur un gazoduc reliant la Sibérie occidentale à Urumqi en Chine. De plus, le géant russe du pétrole Rosneft a signé un contrat avec le chinois SINOPEC pour livrer plus de 10 millions de tonnes par an pendant 10 ans. Ces accords pétroliers et gaziers sont essentiels pour le Kremlin puisque les hydrocarbures représentent 60% des exportations russes et près de 50% du budget. D’ailleurs, la hausse du niveau de vie en Russie est due en grande partie à l’augmentation des cours du pétrole et du gaz depuis les années 2000.

 

Enfin, la coopération est également financière. En effet, les banques russes ont vu leurs accès aux marchés internationaux se restreindre du fait des sanctions occidentales. Or, la Chine est un pays fortement excédentaire en épargne et est donc en mesure de se substituer aux marchés occidentaux. L’exemple de VTB, une des principales banques russes, songeant à quitter la Bourse de Londres pour celle de Shanghai n’est pas un cas isolé. Les échanges Rouble-Yuans ont ainsi atteint 1,8 milliards de dollars depuis le début des sanctions, un record historique.

 

La Russie et la Chine ont donc développé une coopération stratégique dans les domaines sécuritaires, militaires, économiques et financiers qui est vouée à se renforcer du fait des tensions de plus en plus grandes entre la Russie et l’Occident. Néanmoins, Moscou est prudent et ne souhaite pas une rupture définitive avec l’Europe qui rendrait la Russie dépendante de la Chine.

 

Un axe déséquilibré

 

Si la Russie s’est rapprochée de la Chine au point d’entretenir d’excellentes relations diplomatiques, Moscou se doit d’être prudent vis-à-vis d’une relation qui semble de plus en plus déséquilibrée entre ces deux pays. Ces déséquilibres sont de trois ordres : économiques, politiques et démographiques.

 

Le premier déséquilibre est économique. En effet, les relations commerciales russo-chinoises suivent principalement le schéma suivant : les russes échangent des matières premières contre des produits manufacturés chinois. Selon les statistiques, la nature du commerce russo-chinois a beaucoup évolué depuis quelques années. Ainsi, en 2000 les Hydrocarbures représentaient 7% des exportations russes vers la Chine. En 2012, cette proportion a atteint 73,2%. Sur les produits de machinerie et d’équipement le taux passe de 13,7% à 3% sur la même période. Au contraire, ces mêmes produits chinois représentent près de 53% des importations russes. On voit bien que la Russie importe de plus en plus des produits manufacturés et exporte des produits primaires. En terme économique, on dirait que la Russie se désindustrialise relativement à la Chine. Cette désindustrialisation provient d’un manque de compétitivité de l’industrie russe héritée de l’époque soviétique et d’un Rouble surévalué par rapport au Yuan. D’ailleurs, la baisse actuelle du Rouble peut permettre d’enrayer cette chute de compétitivité. La désindustrialisation entraine un déficit commercial de la Russie vis-à-vis de la Chine d’environ 20 milliards de dollars en 2012. Ce déficit est en hausse au fur et à mesure que les échanges entre les deux pays progressent. Par conséquent, se tourner vers la chine renforcerait la « reprimairisation » (sa dépendance aux hydrocarbures) de l’économie russe au moment même où le Kremlin souhaite au contraire la diversifier. De plus, cette concurrence chinoise met en péril les villes mono-industrielles, héritages de l’Union Soviétique, où vivent près de 25 millions de russes. Cela pose un problème non seulement en termes d’emploi mais également en termes d’aménagement du territoire.

 

Le deuxième déséquilibre est politique. La montée en puissance chinoise est particulièrement visible en Asie centrale. Les chinois investissent de plus en plus dans cette zone, surtout pour l’extraction de matières premières. Cette présence entraine une perte d’influence russe  dans la région. Au Kazakhstan, les investissements chinois augmentent de 20% par an. Ainsi, la firme chinoise CNPC a acquis en 2005 la compagnie kazakhe Petrokazakhstan et un oléoduc reliant le Kazakhstan au Xinjiang a été achevé. Cela participe à la baisse d’influence russe sur ce pays puisque les compagnies russes ne cessent de perdre des parts de marché au profit des compagnies chinoises. La Russie a également perdu beaucoup d’influence en Asie Orientale. Dans le « grand jeu asiatique » elle est relativement absente si l’on compare avec les Etats-Unis et la Chine. La chute de l’Union Soviétique a fait diminuer l’influence russe dans un certain nombre de pays (Corée du Nord, Vietnam, Laos) et cette influence sera difficile à récupérer. En effet, la zone asiatique semble l’objet d’une rivalité entre la Chine et les Etats-Unis, la Russie ne pouvant jouer que le rôle de second derrière les chinois. Pour redevenir une nation influente en Asie Orientale, le pouvoir russe devra trouver des alliés pour faire contrepoids à la puissance imposante de la Chine. D’ailleurs, le Kremlin avait tenté de se rapprocher du Japon mais la tentative a avorté du fait des contentieux toujours existants à propos des îles Kouriles.

 

Le dernier déséquilibre est démographique. La Russie possède 140 millions d’habitants alors que la Chine en compte 1,3 milliards. De plus, la Russie perd tous les ans environ 750 000 habitants. La population russe baisse ainsi chaque année de 0,3%. Le déclin démographique est dû en grande partie aux effets longs de « l’hémorragie soviétique » pendant la seconde guerre mondiale (26 millions de morts) qui a diminué le nombre de femmes mais aussi à la désorganisation du système de santé après 1991 et à la consommation de drogues et d’alcool. Ce déséquilibre démographique est particulièrement grave en Sibérie. Cet immense territoire est en grande partie vide. Moins de 7 millions de russes habitent cette région et ce chiffre va baisser inexorablement du fait de l’exode rural et de l’émigration de ces populations vers la Russie occidentale. De l’autre côté de la frontière, 110 millions de chinois vivent dans les provinces voisines. Or, la Chine a des visées sur la Sibérie puisque celle-ci regorge de matières premières (pétrole, gaz, bois et surtout de l’eau). De plus, une partie des territoires sibériens a appartenu un temps à l’empire chinois. Par exemple, la région de Vladivostok a été cédée par la Chine à la Russie au 19 ème siècle lors des « traités inégaux ». Encore aujourd’hui, les manuels scolaires chinois indiquent : « au-delà du fleuve Amour, la terre nous appartient ». Même si la Chine a reconnu les frontières orientales de la Russie, la presse russe se fait l’écho de la peur du « Zheltaya Ugroza » (« péril jaune ») c’est-à-dire l’arrivée massive de chinois remplaçant la population locale faisant de facto de la Sibérie une terre chinoise. Le professeur à l’INALCO Jean Radvanyi a même prédit que dans moins d’un siècle la Sibérie sera une province chinoise. Cela inquiète les dirigeants russes, conscients de l’importance stratégique de la Sibérie d’autant plus que le réchauffement climatique rend possible une exploitation plus intensive de ses ressources.

 

 

La crise ukrainienne exacerbe les tensions entre la Russie et l’Occident. C’est pourquoi la Chine devient un partenaire fondamental pour le pouvoir russe. La coopération entre les deux pays est très avancée au niveau militaire, économique et financier. L’accord gazier de cette année est l’exemple frappant du poids croissant de la Chine dans la politique russe. Néanmoins, les relations russo-chinoises apparaissent de plus en plus déséquilibrées. Au niveau économique, la Russie est déficitaire vis-à-vis de son voisin. De même, au niveau démographique, le rapport est de 1 à 10 entre les deux pays. Ces déséquilibres posent des problèmes à la Russie en termes d’influence internationale et de souveraineté des territoires sibériens. Par conséquent, la Chine n’est sans doute pas l’eldorado promis par certaines élites russes.