« La vie dans une société moderne liquide ne peut rester immobile. Elle doit se moderniser ou périr. Poussée par l’horreur de l’expiration, la vie dans une société moderne liquide n’a plus besoin d’être attirée par des merveilles imaginées à l’autre bout des travaux de la modernisation. Ici, on est obligé de courir aussi vite qu’on peut pour rester au même endroit, à l’écart de la poubelle où les derniers sont condamnés à atterrir. »
Zygmunt Bauman, La Vie liquide
Depuis son élection, Emmanuel Macron multiplie les initiatives pour favoriser « la mobilité » et « l’innovation » dans tous les secteurs d’activité. Il prévoit d’ailleurs de mettre en œuvre une grande loi sur la mobilité au cours de l’année 2018. Lors d’un discours de campagne, il assurait que son ennemi était « l’assignation à résidence des français ».
Avec Macron, le changement c’est maintenant
« L’immobilisme », « le conservatisme », « le scepticisme face au changement », voilà les nouveaux ennemis de la France selon Macron. Il n’y a d’ailleurs pas un seul jour sans que le président s’en prenne à tous ces obstacles au « nécessaire changement pour le progrès », vieilleries d’un « ancien monde » vouées aux gémonies par le macronisme triomphant. Avec Macron, le changement c’est maintenant ou plutôt le changement c’est tout le temps.
Pour lui, il ne faut jamais cesser « d’innover », de « se transformer » ou de « faire bouger les lignes » dans un éloge permanent pour le mouvement paraphrasant avec son slogan « En Marche » la célèbre citation d’Eduard Bernstein pour qui « le but quel qu’il soit ne signifie rien, le mouvement est tout ».
Taguieff fut le premier à caractériser ce qu’il nomme « le bougisme »* comme le nouvel impératif catégorique des sociétés modernes. Par la même, ces sociétés sont entrées dans une course perpétuelle au changement que Zygmunt Bauman** décrivait comme « une vie liquide », c’est-à-dire « une vie prise dans le flux incessant de la mobilité et de la vitesse ».
En d’autres termes, l’homme moderne se voit constamment incité à se soumettre aux impératifs d’instabilité et de précarité, qui seules peuvent lui permettre de s’adapter à la révolution permanente engendrée par la vie liquide. Or, cette société liquide en est venue à contaminer tous les aspects de la vie humaine.
Macronisme et société liquide
En termes économiques, la vie liquide transforme en effet le cycle de production en une entreprise permanente schumpétérienne de « destruction créatrice » dans laquelle l’innovation vient se substituer aux anciens modes de production. Il n’est dès lors pas étonnant de voir les entreprises demander à leurs employés de « faciliter la conduite du changement » et de se former régulièrement pour « être remis à niveau ».
L’innovation devient aujourd’hui la variable clé du management des entreprises. Macron lui-même souhaite faire de la France une « nation de start-ups », ces dernières représentant justement parfaitement le modèle schumpétérien de cette « course à l’innovation ».
En termes de consommation d’objets, tout doit être fait pour que leurs espérances de vie soient faibles et limitées de telle sorte que le consommateur soit dans l’obligation constante de les renouveler. C’est la fameuse « obsolescence programmée » mise en lumière par Serge Latouche. « L’effet de mode » et « la propagande marketing » feront de toute façon le reste pour vous faire croire qu’il est plus qu’urgent de renouveler votre stock d’objets.
Mais si la vie liquide a un impact certain sur l’économie en général, l’impact le plus désastreux à terme consiste dans la transformation du comportement humain. Dans la vie liquide, en effet, l’homme lui-même devient un objet de consommation renouvelable à souhait et jetable s’il ne réussit pas à s’adapter. Car là se situe le coût humain de la société liquide, en prônant un changement permanent, celui qui n’est pas assez souple pour s’adapter devient tout bonnement inutilisable comme une chaussure hors d’usage.
Aujourd’hui, ce sont par exemple les ouvriers des anciens bassins industriels qui subissent cette relégation dans le domaine terrible de l’obsolescence. Pour le gouvernement, la France doit s’adapter à cette contrainte du changement notamment en facilitant la flexibilité du marché du travail, c’est-à-dire en précarisant tous les contrats de travail pour rendre sa « fluidité » au marché de l’emploi.
Le problème se pose également pour les personnes âgées. La société liquide est en effet une société misant absolument tout sur le « dynamisme, « le renouveau » ou encore « la nouveauté », caractéristiques dont est affublée la jeunesse. C’est pourquoi, la figure du « jeune » devient la référence centrale des sociétés liquides. Par peur de se faire taxer d’obsolescence, les hommes combattent ainsi coûte que coûte la vieillesse souhaitant toute leur vie rester jeune comme des enfants n’ayant pas envie de grandir.
La société liquide favorise donc de fait une gérontophobie sociale dans lequel seule est valorisée l’image du jeune comme incarnation du renouvellement permanent. Macron, lui-même, joue sur sa jeunesse pour apparaître comme l’image du « renouveau » de sorte que le président est à la fois le promoteur et le produit de la « société liquide ».
Société liquide et le vertige de la désappartenance
Plus grave encore, du fait que « la vie dans une société moderne liquide ne peut rester immobile », l’homme doit se délester à la fois d’un héritage culturel et d’un attachement à un territoire s’il veut s’adapter aux nouvelles opportunités offertes par la vie liquide. En effet, premièrement, le passé, l’histoire et tout « l’héritage que l’on a reçus indivis » (Renan) sont assimilés à des principes obsolètes dans un monde qui glorifie sans cesse « l’innovation » et « le changement ».
François-Xavier Bellamy*** y avait d’ailleurs consacré un livre remarquable montrant comment les sociétés occidentales étaient rentrées dans une crise de la « transmission » se dessaisissant volontairement de transmettre l’héritage d’un patrimoine culturel millénaire au nom de la sacro-sainte « nouveauté ». C’est d’ailleurs pourquoi ce patrimoine immatériel est aujourd’hui véritablement menacé de mort par la modernité.
Deuxièmement, l’homme doit abandonner toute appartenance à un territoire ou à une communauté s’il veut rester sans cesse mobile. Dans la société liquide, l’avantage va à l’homme qui se déplace en permanence tel le nomade décrit par Attali**** passant sa vie dans les halls d’aéroport et dans les chambres d’hôtels. Par la même, cet homme nomade se fait l’apôtre de l’ouverture intégrale des frontières et du libre-échange généralisé.
La complaisance vis-à-vis des migrants cherchant du travail en Occident découle également de cette sacralisation de la « mobilité » et du « déplacement ». En cela, la société liquide fabrique un homme à la fois déterritorialisé et déculturalisé s’appliquant à considérer comme « archaïque » tout attachement à une culture particulière.
L’appartenance à une communauté devient dès lors superflue pour l’homme occidental moderne qui se considère lui-même comme « un citoyen du monde ». On assiste donc de fait à l’émergence de la première société d’hommes qui se veulent déracinés, c’est-à dire une société indifférente au sol, au lieu et plus globalement à ses racines. Or, dans ce domaine, le macronisme ne cache pas son aversion pour la culture nationale, le fameux « il n’y a pas de culture française », facilitant à l’inverse une « mobilité » intégrale de la société française et une ouverture généralisée de celle-ci vers l’extérieur.
« Destruction créatrice », « obsolescence programmée », « précarisation », « mobilité permanente », « jeunisme », la société liquide prend des formes différentes mais à chaque fois elle vise à transformer la société en un flux permanent valorisant « le mouvement » et « l’adaptabilité ». Au fond, la société liquide s’en prend à tout ce qui est durable et permanent, à savoir par exemple la culture, le savoir-faire ou encore la nature (sur ce point, la société liquide, de par la mobilité des hommes et le gaspillage des ressources qu’elle engendre a un impact écologique terrifiant).
Or, Macron est le parangon de « l’homme moderne liquide », cette homme-mutant qui « accepte le neuf comme une bonne nouvelle, la précarité comme une valeur, l’instabilité comme un impératif, le métissage comme une richesse »****. Tout le programme macroniste vise en fait à convertir la France à ce type de société sous couvert d’adaptation à la modernité.
*Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme (2001)
**Zygmunt Bauman, La vie liquide (2005)
***François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou l’urgence de transmettre (2014)
****Jacques Attali, L’homme nomade (2003)