L’Europe et Israël : aux sources du grand malentendu

L’Europe et Israël : aux sources du grand malentendu

Dans l’histoire des idées, il y a toujours des dates marquantes qui traduisent un changement bien plus important que ne le pensent les acteurs concernés. Le 13 Octobre 2016 fut incontestablement ce type de moment. Le vote d’une résolution de l’UNESCO niant le lien historique des juifs avec la Palestine fut non seulement un mensonge historique mais également un révélateur de la rupture entre Israël et l’Europe. A l’exception de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, l’ensemble des pays européens, dont la France, se sont en effet abstenus rendant possible l’adoption de ce texte. On peut parler d’un véritable malentendu entre l’Europe et Israël. Le problème que je soulève n’est pas la politique israélienne vis-à-vis des palestiniens, qui est à certains égards d’une grande injustice, mais la relation spécifique qui existe entre l’Europe et Israël. Mon propos sera donc exclusivement tourné vers cette relation historique et affective mise à mal depuis quelques décennies.

Quelles sont les origines du grand malentendu entre européens et israéliens ?

 

Le sionisme : une idée européenne

Lorsque l’idée sioniste émerge à la fin du XIXème siècle (le terme est inventé en 1890 par Léon Pinsker), l’Europe est devenue le berceau de l’Etat-Nation. Partout, le principe des nationalités s’impose comme faisant partie d’un « sens de l’histoire » des peuples européens. Dans ce contexte, et comme le soulignait Hannah Arendt*, l’antisémitisme n’est plus issu d’une haine religieuse mais se sécularise pour se transformer en une haine contre le juif « agent étranger de la communauté nationale ». François Furet y voyait « la nature particulière de l’antisémitisme moderne par rapport à l’antisémitisme médiéval ». La figure du juif est en effet associée au cosmopolitisme, au nomadisme et au déracinement vis-à-vis de toutes attaches traditionnelles. L’antisémitisme d’un Maurice Barrès ou d’un Martin Heidegger est assez éloquent à cet égard.

Pour lutter contre cette perversion de l’idée d’Etats-Nations, certains juifs décideront de s’assimiler aux cultures nationales prônant ce que Léo Strauss** appelait « la solution libérale ». Les pogroms d’Europe centrale et surtout l’Affaire Dreyfus vont mettre à mal cette solution (à tort quand on connaît la réussite d’une certaine assimilation juive en France). Dès lors, Théodore Hertzl et les fondateurs du sionisme vont miser sur l’établissement d’un Etat-Nation juif prenant modèle sur les Etats-Nations européens. Pierre Manent ajoutait « qu’avec le mouvement sioniste, Israël franchit la « haie de la Thora » et s’efforce de devenir une nation « comme les autres » et le peuple juif un peuple comme les autres. » Que les fondateurs du sionisme soient tous d’origine européenne indique bien le fait que le sionisme est à son origine un mouvement géographiquement et philosophiquement européen. D’une certaine manière, les sionistes veulent se débarrasser de l’image du juif apatride et de mettre ainsi fin à près de deux millénaires de diaspora. Le sionisme traduit donc un profond désir de réenracinement dans un territoire et une culture historique de la part du peuple juif imitant par la même le mouvement des peuples européens.

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La rupture avec l’Europe

Lorsque David Ben Gourion proclame l’indépendance d’Israël en 1948, le nouvel Etat ne trouve en Europe que des alliés prêts à le soutenir tant économiquement que politiquement, à l’exception notable de la Grande-Bretagne. L’élite ashkénaze, originaire d’Europe et qui noyaute l’Etat Israélien, ne pouvait que plaire aux chancelleries du vieux continent. La France fut de ce point de vue à la pointe du soutien à Israël, l’alliance militaire entre les deux pays ayant même conduit à la fabrication d’une bombe nucléaire.

Or, cet âge d’or des relations euro-israéliennes fut brisé en 1967. Contrairement à 1956 (affaire de Suez) où Israël ne put rentrer en guerre qu’avec l’accord des puissances européennes, 1967 fut l’année où l’Etat hébreu prit véritablement son indépendance politique vis-à-vis de l’Europe. Engageant le conflit sans l’accord préalable des chancelleries européennes, Israël venait de réaliser sa « sortie d’Europe » décrite par Pierre Manent. La réaction brutale et excessive du Général de Gaulle, qui choqua vivement Raymond Aron***, ne peut être comprise qu’à la lumière de cette rupture. D’une certaine manière, Israël venait d’échapper à son créateur.

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Enracinement israélien contre l’universalisme européen

Après 1967, la rupture fut non seulement d’ordre politique mais également d’ordre métaphysique et culturel. Politique car dorénavant les meilleurs alliés d’Israël ne sont plus les européens mais les américains. Métaphysique et culturel car Israël devient le symbole de la persistance des Etats-Nations et de l’enracinement historique qui ont quasiment disparu en Europe. Rien n’est plus frappant à cet égard que les différences entre les deux jeunesses. Ainsi, au moment où la jeunesse israélienne se sacrifiait pour son pays dans les sables du Sinaï, la jeunesse occidentale fêtait à grands cris l’abolition des contraintes collectives (Mai 68 par exemple).

Il est en effet paradoxal de voir qu’à la même période tandis que les Israéliens goûtaient aux délices de l’enracinement, les européens se sont mis à abandonner leurs particularismes pour se concentrer sur l’universel. Comme le notait avec justesse la philosophe Chantal Delsol**** : « La post-modernité (et surtout en France) veut que le citoyen soit seulement un citoyen, homme universel et ne soit plus décrit comme membre d’un groupe. » Par conséquent, l’homme européen ne croit qu’en des hommes universels débarrassés de toute appartenance à une communauté. Chantal Delsol rajoutait que « l’individu moderne voudrait quitter sa particularité pour afficher directement l’universel- être un humain et non pas un homme ou une femme, être un citoyen du monde et non pas un français ou un allemand. » Dans ce cadre les termes de nation, d’identité ou de frontières sont criminalisés car ces derniers entravent l’avènement d’une humanité réconciliée où l’homme se doit d’être un nomade faisant fi des frontières et des particularités. Nous n’acceptons donc plus de nous définir autrement que par un universalisme « sans frontières » et abstrait. Il est frappant à cet égard de constater qu’alors que les israéliens affichent fièrement leurs racines juives, les européens refusent d’inscrire leurs racines chrétiennes dans le projet constitutionnel de l’UE en 2005. Au fond, les européens ont adopté la culture (nomade, apatride) qu’on attribuait aux juifs au début du siècle dernier, ce que Heidegger appelait « l’enjuivement du monde ».

Or, alors que l’Europe croit en un homme universel niant de fait les communautés historiques, dans un curieux contretemps, les israéliens eux choisissent la voie de l’Etat-Nation. Ils ont en quelques sortes fait leurs l’avertissement de Soljenitsyne pour qui « afin de détruire un peuple, il faut d’abord détruire ses racines ». Les Israéliens deviennent dès lors des adeptes de l’enracinement, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » selon Simone Weil, ce qui est en complet décalage avec l’Europe. Pierre Manent***** résumait ainsi la situation : « Les juifs, dont le destin, témoignant successivement des limites de la chrétienté, puis de l’Etat-nation libéral, semblait appeler la venue d’une humanité qui ne romprait plus aucune séparation intérieure, ne peuvent construire Israël que dans un combat de chaque instant et trouver de sécurité que derrière un long mur ».

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Les européens ont donc l’impression d’être trahis par Israël. Les sionistes, après avoir trouvé leur source d’inspiration en Europe, vont en effet dès 1967 repousser la post-modernité européenne. Préférant l’enracinement au nomadisme, les frontières à la libre circulation, la nation juive à l’universalisme, les israéliens déçoivent et interpellent l’Europe. Il est frappant de constater à ce titre la haine des élites européennes vis-à-vis de Benyamin Netanyahu et leurs mépris de la droite israélienne qualifiée régulièrement de « fasciste ». Or, on peut dire que cette haine de Netanyahu provient moins de sa politique, parfois très contestable, mais de ce qu’il représente en termes de particularismes et d’enracinement. Netanyahu, comme Poutine et Trump, est perçu comme Satan empêchant la parousie d’une humanité unifiée, détachée des particularismes locaux. Cette haine traduit bien l’incompréhension qui règne entre européens et israéliens. Aujourd’hui ce sont deux mondes différents. Si l’un (l’Europe) veut se nier lui-même, l’autre (Israël) au contraire se bat pour sa survie. Si l’un (Europe) voudrait sortir de l’histoire, l’autre à l’inverse ne voudrait en aucun cas en sortir.

 

 

*Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt, Chap. Sur l’antisémitisme

**Spinoza’s Critique of Religion, Léo Strauss

***De Gaulle, Israël et les juifs, Raymond Aron

****La haine du monde : Totalitarismes et Postmodernité, Chantal Delsol

*****La raison des nations, Pierre Manent