« Le libéralisme est une valeur de gauche ». C’est par ces mots en apparence anodins qu’Emmanuel Macron concluait sa conférence du 27 septembre 2015. La gauche ne tarda pas à réagir poussant comme à son habitude des cris d’orfraie. « Traître », « suppôt du capital », « ultralibéral », les insultes pleuvent rue de Solferino. Pour tout homme de gauche respectable, le libéralisme est en effet irrémédiablement associé à la droite. A droite le libéralisme et sa cohorte d’inégalités, à nous le progrès social et l’égalité, entonne-t-on à gauche. Pourtant, rien ne prouve historiquement et philosophiquement que le libéralisme soit de droite. Au contraire, l’émergence de figures de gauche se revendiquant du libéralisme prouve que la droite n’a pas le monopole de la pensée libérale.
Le libéralisme est-il véritablement de droite ?
A l’origine, le libéralisme est une valeur de gauche
La pensée libérale émerge au XVIIIème siècle en France accompagnant le mouvement des lumières et le projet moderne. On l’oublie trop souvent mais le libéralisme fut constitutif du courant moderniste. La pensée libérale s’appuie comme lui sur l’idée que pour atteindre le bonheur l’homme se devait de s’émanciper de ces attaches traditionnelles et acquérir pleinement sa liberté en se détachant de tout déterminisme (1). Ce projet autonomiste se revendique authentiquement des valeurs progressistes dans le sens où l’humanité est sensée suivre un chemin linéaire vers une société idéale.
Or, le libéralisme utilise deux leviers pour créer une société où l’homme serait entièrement libre. D’une part, les libéraux considèrent que la poursuite des intérêts individuels conduit inévitablement à l’intérêt général. Cette philosophie fut pour la première fois défendue par Bernard Mandeville dans sa Fable des abeilles puis reprise par Adam Smith sous le terme de « main invisible du marché », cette dernière étant au cœur de l’idéologie libérale contemporaine de « l’ordre spontané » de Hayek au marché autorégulateur chère aux spéculateurs de Wall Street. D’autre part, la verticalité du pouvoir politique se doit d’être annihilée par une série de contre-pouvoirs visant à éviter tout despotisme. C’est pourquoi De l’esprit des lois de Montesquieu fut la véritable bible du libéralisme politique. Ce concept « d’équilibre des pouvoirs » sera repris par tous les intellectuels libéraux du XIXème siècle de Constant à Guizot en passant par Tocqueville.
Cette double condition de réalisation du libéralisme s’oppose sur bien des points à l’idée conservatrice pour qui l’homme ne saurait exister sans attaches traditionnelles et culturelles. En cela, le « Je ne connais pas d’hommes » (au sens d’un homme nu, séparé des traditions qui unissent la société) de Joseph de Maistre est l’antithèse du Libéralisme. Cette division opposant conservateurs et libéraux va structurer le débat politique, philosophique et même artistique (on pense à la bataille d’Hernani) du début du XIXème (2). Cette configuration place les libéraux à gauche de l’échiquier politique tandis que les conservateurs se placent à droite. Frédéric Bastiat, dont l’œuvre a influencé par la suite Margaret Thatcher et Ronald Reagan, siège alors à l’extrême-gauche. Par conséquent, et même si cela paraît surprenant, le libéralisme est à l’origine une idée de gauche.
1848 et l’avènement d’une nouvelle gauche
La chute de Louis-Philippe et l’avènement de la seconde république en 1848 marque un tournant majeur dans l’histoires des idées politiques en France. La révolution a fait de la classe ouvrière et du peuple (dans son sens plébéien) un acteur politique majeur tandis que la question sociale s’invite dans le débat politique. Apparaît dès lors un mouvement politique collectiviste souhaitant la fin du capitalisme. Ce n’est pas pour rien que Marx et Engels écrivent la même année Le Manifeste du parti communiste. A partir de cette année 1848, se produit ce que l’historien des idées Albert Thibaudet nommait « le mouvement sinistrogyre » (3), c’est-à-dire un mouvement qui déporte vers la gauche les idées politiques. Ainsi, l’avènement du socialisme et du marxisme pousse les libéraux vers la droite. C’est pourquoi René Remond écrivait en 1954 (4) que le libéralisme faisait partie intégrante de la famille de droite à travers la « droite orléaniste ». D’ailleurs, par deux fois, en 1848 et pendant la Commune, les libéraux choisiront l’alliance avec les conservateurs pour écraser les revendications ouvrières ce qui va imprégner à gauche l’image d’un libéralisme non seulement authentiquement de droite mais aussi foncièrement conservateur ce qui est de toute évidence totalement faux.
Le néo-libéralisme et le retour du conservatisme
Après une véritable éclipse politique pendant un siècle, la pensée libérale va renaître de ses cendres dans les années 70. Elle sera servie par un double processus se déroulant quasi-simultanément.
Premièrement, ces années sont marquées par une véritable révolution anthropologique (Marcel Gauchet) bouleversant l’ordre établi. Par une ruse de la raison chère à Hegel, la contre-culture anticapitaliste et libertaire des radical Sixties, dont Mai 68 en est la traduction française, va favoriser la victoire du néo-libéralisme (5). On peut parler de révolution anthropologiquement et philosophiquement libérale car ce mouvement libertaire visait à libérer l’individu de toutes les autorités traditionnelles. Par la même, le libéralisme et le socialisme ont le même objectif d’émancipation de l’individu, ils différent simplement par les moyens d’atteindre cet objectif (liberté absolue d’un côté, collectivisme de l’autre). Il n’est donc pas surprenant que beaucoup des plus ardents défenseurs du libéralisme de nos jours soient d’anciens gauchistes dans leur jeunesse (le cas de J-M Barroso est particulièrement parlant) confirmant l’intuition de Régis Debray pour qui un libéral est en fait un « marxiste retardataire » revenu de ses illusions collectivistes.
Le deuxième facteur de triomphe du néo-libéralisme est d’ordre économique. Le Keynésianisme jusqu’ici tout-puissant ne permet pas de résoudre la crise déclenchée par le choc pétrolier de 1973. Ce sont dès lors les économistes libéraux qui tiennent le haut du pavé. Hayek, Friedman et l’école de Chicago deviennent les vrais maîtres à penser de la nouvelle économie mondialisée.
Fort de ce double mouvement, le libéralisme s’impose comme la force politique dominante même si les français restent globalement réticents vis-à-vis de cette idéologie. A droite, depuis 1974 les libéraux l’ont emporté sur les gaullistes conservateurs. Cependant, le libéralisme ne touche pas que la droite. Une partie de la gauche voyant l’échec du socialisme et de la social-démocratie keynésienne se tourne vers le libéralisme. Macron ne fut donc pas le premier libéral de gauche, il n’est que le successeur des Jacques Delors, Michel Camdessus (ex patron du FMI), Pascal Lamy (ex patron de l’OMC), Jacques Attali ou encore Dominique Strauss-Kahn, tous des authentiques libéraux ayant leurs cartes au parti socialiste. De même, Michel Foucault, l’égérie intellectuelle de la gauche, fut fasciné par la portée émancipatrice du néo-libéralisme (6). Se développe donc au sein de la gauche un véritable courant libéral, encore minoritaire certes mais de plus en plus influent.
Or, depuis les années 90, nous assistons à un retour en force de la pensée conservatrice surtout parmi les classes populaires. Le retour en force des problématiques d’identité, de frontières ou de nations entraîne une droitisation de la société française, ce que le politologue Guillaume Bernard nomme « le mouvement dextrogyre », poussant le libéralisme vers la gauche. Ainsi, François Fillon a moins gagné les primaires du fait de son libéralisme économique que du fait qu’il a su profiter du renouveau conservateur en matière de mœurs au sein de l’électorat de droite. Le libéralisme devient donc de fait de plus en plus une idéologie de centre gauche.
Par conséquent, par un curieux renversement de tendance que seul l’histoire est capable de réaliser, le libéralisme revient à sa place d’origine à gauche de l’échiquier politique après deux siècles à droite. Le renouveau de la pensée conservatrice va entrainer immanquablement une refondation complète de la politique en France. Pour l’instant, la droite n’a pas saisi le mouvement dextrogyre abandonnant des thématiques entières au Front National. De l’autre côté, la gauche n’a pas totalement fait le deuil d’un grand projet de transformation collective même si une fois au pouvoir elle a tendance à s’accoutumer d’un certain libéralisme. C’est ce double phénomène, d’une part une droite de gouvernement qui s’accroche au libéralisme, d’autre part une gauche tentée par le « social-libéralisme » (expression médiatique qui au demeurant ne veut strictement rien dire) qui donne l’illusion d’un dépassement du clivage gauche-droite incarné par Macron. En réalité, nous assistons au retour de la configuration politique du XIXème siècle avec son courant conservateur (FN et une partie de la droite), libéral (une partie de la droite et de la gauche) et une gauche utopique (le PS de Hamon et Mélenchon). Ce sera de mon point de vue le clivage structurant de la politique dans les prochaines décennies.
(1)Voir l’ouvrage de Jean-Claude Michea, Le Complexe d’Orphée.
(2)Voir le livre de Jacques Julliard, Les gauches françaises.
(3)Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France.
(4)René Rémond, Les Droites en France.
(5)Voir l’ouvrage de Christopher Lasch, La culture du narcissisme.
(6)Voir le livre de Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le libéralisme, la théorie et la politique.