Le Roman de Bonaparte : La campagne de Russie (10/15)

Le Roman de Bonaparte : La campagne de Russie (10/15)

« En arrière comme en avant, il est désormais le maître des siècles s’il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d’arrêter le monde et n’a pas celle de s’arrêter : il ira jusqu’à ce qu’il ait conquis la dernière couronne qui donne du prix à toutes les autres, la couronne du malheur. »

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

« Son épée est le fléau de l’univers. » (Pouchkine parlant de Napoléon)

 

Napoléon ne pouvait voir plus beau spectacle. 600 000 hommes avançant en uniformes, fusils et baïonnettes à la main tel une rivière d’hommes et d’acier s’étirant à perte de vue. Depuis qu’il a franchi le Niémen, l’empereur est sur le qui-vive. Le fleuve lui a rappelé des souvenirs douloureux. Ce fut au milieu de celui-ci qu’Alexandre avait juré d’appliquer le blocus continental. Cinq années s’étaient passées depuis mais la blessure ne s’était jamais vraiment refermée.

Par deux fois, à Tilsit et à Erfurt, le Tsar Alexandre s’était engagé à interdire l’importation de produits anglais conformément au décret signé à Berlin en 1806 par Bonaparte. Or, pas une seule fois, le Tsar n’avait tenu sa promesse. Napoléon étant convaincu que le seul moyen de vaincre l’Angleterre était de l’asphyxier économiquement, la trahison russe ne pouvait conduire selon lui qu’à la guerre. L’invasion de la Russie vise donc d’abord à fermer les ports russes aux navires anglais.

Mais l’explication économique ne saurait suffire. L’empereur est en réalité pris dans une fuite en avant de conquête perpétuelle. Etant persuadé que son pouvoir repose uniquement sur le prestige de ses victoires militaires, Napoléon est un ogre ayant toujours besoin de faire la guerre pour se rassasier. En entrant en Russie, l’empereur des français ne fait donc qu’accomplir une de ses passions : assouvir son désir infini de conquête.

niémen

 

Les germes du conflit franco-russe

Avant le XVIIIème siècle, la Russie n’a jamais été une préoccupation pour les français. Occupés à se libérer de la domination mongole, les russes n’avaient alors aucune ambition européenne. Ce fut à partir de Pierre Le Grand que la Russie mit en œuvre une véritable politique tournée vers l’Europe. Mais ce fut surtout sous le règne de Catherine II que St-Pétersbourg se transforma en une puissance européenne s’impliquant à la fois dans la guerre de sept ans et dans l’invasion de la Pologne.

Plus tard, la Révolution française créa en Russie une forme d’électrochoc. L’européanisation progressive de la Russie est alors devenue un danger pour les élites impériales de peur d’une contagion des idées révolutionnaires. Un puissant mouvement intellectuel vantant le particularisme russe se mit de fait à condamner tout importation de la culture française rejetant l’héritage des Lumières. Des penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph De Maistre furent même accueillis en grande pompe au sein de la cour impériale.

En 1796, la mort de Catherine II mis fin au conflit franco-russe. Le Tsar Paul Ier décida en effet d’imposer la neutralité de son pays dans la guerre qui déchire l’Europe. Cependant, le 11 Mars 1801, Paul Ier est étranglé dans son palais et Alexandre est proclamé empereur. Ce dernier appuya l’Angleterre et l’Autriche contre Bonaparte après la rupture de la paix d’Amiens en 1803. L’exécution du duc d’Enghien quelques mois plus tard renforça un sentiment anti-français parmi les élites russes, sentiment déjà très puissant depuis 1789.

catherine II

En 1805, les russes subissent une humiliation nationale à Austerlitz puis sont successivement battus à Eylau et à Friedland. C’est donc dans ce contexte de défaites militaires qu’Alexandre décida en 1807 de négocier avec l’empereur des Français. Cette rencontre, dite de Tilsit, fut l’un des grands succès de la diplomatie napoléonienne, la Russie acceptant l’application du blocus continental en contrepartie d’un projet commun d’invasion de l’Empire Ottoman. Pourtant, cet accord ne fut jamais appliqué. A Paris, Napoléon prit la décision de recréer un état polonais, le Duché de Varsovie, sous son influence sur un territoire revendiqué par les Russes.

Pour ces derniers, la Pologne est plus qu’un territoire, c’est la voie d’accès vers l’Europe. En contrôlant la Pologne, la Russie se place donc incontestablement dans la famille des puissances européennes. A l’inverse, exclure toute influence russe en Pologne est considéré par le Tsar comme une manière de l’évincer des affaires européennes. « Me voilà renvoyé au fond de mes forêts » aurait-il dit peu après Tilsit. On peut comprendre dès lors pourquoi la Russie refuse d’appliquer le blocus continental.

Alexandre Ier de Russie

 

En 1808, les tensions étaient déjà montées d’un cran entre les deux pays. Ce ne fut que de justesse et au prix de l’habileté diplomatique de Talleyrand et de Nesslrode qu’un accord a été trouvé à Erfurt pour renoncer au conflit. Depuis lors, les tensions n’avaient jamais cessé de monter jusqu’à ce mois de juin 1812. Bonaparte se montra néanmoins très prudent attendant de sécuriser son alliance autrichienne par son mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise tandis qu’il promit à la Prusse une partie du territoire de la Russie.

Napoléon entra donc en guerre avec l’appui de l’ensemble de l’Europe, à l’exception de l’Angleterre et de l’Espagne. La difficulté pour Napoléon a été de former une armée commune avec l’ensemble de ses nations. On l’appelait l’armée des « 20 nations » et fut la première armée européenne de l’histoire. L’armée française était en effet embourbée en Espagne et donc ne pouvait réaliser seule l’exploit d’envahir la Russie. Il y avait donc 270 000 soldats français, 20 000 prussiens, 30 000 autrichiens, 30 000 polonais, 80 000 allemands et 20 000 italiens. Pour Napoléon, cette diversité se révélera plus tard totalement désastreux en termes de cohérence militaire.

 

La campagne militaire

Le 23 juin 1812, Napoléon franchit le Niémen à la tête de 600 000 hommes, la plus grande armée de l’histoire. La veille, l’empereur haranguait ses soldats : « Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s’accomplir »*. Pourtant, au lieu de trouver l’armée russe en face de lui, Bonaparte entre dans un pays vide. Les habitants ont fui leurs maisons tandis que l’armée russe reste introuvable. La seule présence humaine fut celle d’un cosaque sur l’autre rive du Niémen.

Chateaubriand décrit d’ailleurs cette anecdote : « A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l’autre rive. Un officier de cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont. « Français. -Pourquoi venez-vous en Russie ? -Pour vous faire la guerre. » Le cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point ; silence universel. »

Durant plusieurs semaines, l’armée de l’empereur ne rencontre aucun adversaire s’enfonçant profondément dans la plaine russe. Cette situation inquiète Napoléon. Avec une ligne de ravitaillement aussi étirée et des soldats fatigués par la marche, l’armée napoléonienne est vulnérable aux assauts de l’armée russe. Pour la première fois, l’empereur doute. Il se souvient des avertissements de Talleyrand et de Caulaincourt. « Je suis bon français ; je l’ai prouvé ; je le prouverai encore, lui avait dit ce dernier, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu’elle perdra l’armée, la France et l’empereur. » Talleyrand dira plus tard que la Russie fut « le commencement de la fin ».

Pourtant, l’Empereur ne les avait pas écoutés. Pire, les deux hommes s’étaient vus écartés, Talleyrand se voyant qualifié de « merde dans un bas de soie » puis se trouva surveillé par Savary, le nouveau ministre de l’intérieur.

Le 17 Août 1812, après deux mois de jeu à cache-cache entre Napoléon et Alexandre, l’armée russe est enfin en vue pour défendre Smolensk. Hélas pour Bonaparte, les soldats russes se retirent une nouvelle fois avant de livrer bataille. Smolensk est occupé mais Napoléon n’est pas rassuré. La Russie tardait à être vaincue tandis que l’été était sur le point de s’achever. L’Empereur lui-même envisageait de s’arrêter à Smolensk puis renonça. Comme l’affirme Chateaubriand : « Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l’Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés. »

Bataille-de-Smolensk

 

Ce fut finalement le 7 Septembre 1812 à Borodino qu’eu lieu la bataille tant attendue. Se rapprochant inexorablement de Moscou, l’armée napoléonienne venait de traverser les terribles plaines marécageuses séparant Smolensk de Moscou. Le général en chef russe, Kutuzoff, proposa alors de créer une ligne fortifiée protégeant Moscou. Il rompit ainsi avec la stratégie de son prédécesseur, le général Barclay, pour qui la meilleure stratégie était de pratiquer la Terre brûlée et d’éviter à tout prix le combat avant l’hiver.

La bataille de Borodino, que les français appellent « bataille de la Moskova », fut l’une des plus grandes batailles de l’histoire militaire. « Allons ouvrir les portes de Moscou ! » s’écriait Bonaparte avant d’entamer l’affrontement. Dès les premières heures de la bataille, le combat vire à la boucherie. Les deux armées se neutralisent dans un flot ininterrompu de sang et de larmes. Finalement, l’armée de Napoléon prend le meilleur sur celle de Kutuzoff. Mais le prix de la victoire semble démesuré.

bataille de borodino

 

L’Empereur a perdu 80 000 hommes dans cette bataille dont 49 généraux. A la vue de ce triste spectacle, le comte de Ségur ne cachait pas son écœurement : « L’Empereur parcourut le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d’un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris ; à l’horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d’horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres ; des bivouacs silencieux ; plus de chants, points de récits : une morne taciturnité ».

En dépit de lourdes pertes, la bataille de Borodino permit à Napoléon d’entrevoir rapidement la prise de Moscou.

 

L’incendie de Moscou

Kutuzoff arriva à Moscou le 13 septembre à la tête d’une armée certes défaite mais repliée en bonne ordre. Le soir même, le conseil de guerre décida l’évacuation de la ville laissant une petite garnison sous le commandement de Rostopchine dont le seul objectif est de ralentir la progression de l’ennemie.

Le 14 Septembre, à deux heures de l’après-midi, Napoléon entre dans Moscou et visite en conquérant le Kremlin. Il est surpris. La ville est déserte, les rues sont abandonnées et toutes les fenêtres sont fermées. A deux heures du matin, le feu commence à ravager la ville. Les maisons étant pour la plupart en bois, l’incendie se répand comme une traînée de poudre touchant même le Kremlin. Rien n’arrête le feu qui déchaîné engloutit l’ensemble de la ville. « Des gorgones et des méduses, écrit Chateaubriand, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d’autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. » La fumée rendait l’air irrespirable tandis que les cris des hommes brûlés devenaient aussi habituels que le chant des oiseaux. « Jamais, dira Napoléon, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l’incendie de Troie n’égaleront la réalité de celui de Moscou. »

incendie de moscou

 

Du 14 au 20 Septembre, le feu détruit les neuf dixièmes de la ville. La responsabilité de l’incendie reste encore aujourd’hui sujette à caution. Chateaubriand est convaincu que ce fut Rostopchine seule qui a pris la décision sans en avertir ni Kutuzoff ni le Tsar. Il est clair que Rostopchine a ordonné la destruction de la ville mais aurait-il pu prendre à lui tout seul une décision aussi radicale ? Dans tous les cas, l’éphémère gouverneur de Moscou décida avant l’entrée des français de miner la ville et libéra les prisons pour entretenir le chaos. Dans une lettre, il assume ses choix : « Ici vous ne trouverez que des cendres ».

incendie moscou 2

 

Une fois l’incendie éteint, Napoléon resta à Moscou dans l’attente d’une capitulation russe qui n’arriva jamais. Or, plus il attend, plus il sait que le froid va tomber sur la Russie piégeant son armée. Il n’a que des mauvais choix devant lui. Soit il fait de Moscou un camp retranché pour passer l’hiver, auquel cas il serait dans l’impossibilité de gouverner son empire du fait du manque de communication. Soit il marche vers Saint-Pétersbourg mais se serait prendre le risque de faire marcher son armée en plein hiver. Enfin, il pourrait décider la retraite avant que l’hiver ne tombe avec une armée russe à ses basques.

Ce fut cette dernière option qui fut choisie par l’Empereur. Il quitta Moscou le 18 Octobre mais il était déjà trop tard, bien trop tard.

 

La Bérézina et la désastreuse retraite de Russie

Napoléon retourna sur le chemin qu’il avait emprunté pour prendre Moscou. Toutes les villes étaient vides avec des habitations entièrement détruites par la Terre brûlée n’offrant aucun abri aux soldats lorsque l’Hiver tomba. Le 23 Octobre, Napoléon est encore confiant. Mortier a fait sauter le Kremlin et le climat n’est pas hostile. Tout se complique le 6 Novembre quand le thermomètre afficha dix-huit degrés au-dessous de zéro. Comme l’indique Chateaubriand : « Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. »

Les jours suivant sont pires encore. Les soldats meurent de froid tandis que les retardataires sont impitoyablement massacrés par des colonnes de cosaques. Dans Le médecin de campagne, Balzac fait parler le commandant Genestas : « C’était pendant la retraite de Moscou. Nous avions plus l’air d’un troupeau de bœufs harassés que d’une grande armée. » Les chevaux ne survivent également pas au froid tout comme les pièces d’artillerie qui gelés sont devenues inutilisables. Napoléon, lui-même, constatait le désastre : « Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. […] D’autres se couchaient sur la terre, s’endormaient : un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. »

campagne de russie

 

Le moral des soldats déclinait encore davantage lorsqu’ils apprirent que l’Empereur les avait quittés pour revenir d’urgence à Paris. Un coup d’état venait de s’y produire mené par le général Malet. Ce dernier avait fait croire que l’Empereur était mort en Russie et tout le monde l’a cru. Le plus problématique pour Napoléon, c’est qu’à aucun moment le gouvernement n’a pensé au Roi de Rome, le fils de Bonaparte, pour stopper la conjuration alors même que cet enfant est l’héritier direct et légitime de l’empereur. Par la même, on s’aperçoit de toute la fragilité du régime napoléonien ne reposant in fine que sur la personnalité de l’Empereur.

retraite de moscou 2

 

Sur le chemin de Paris le 23 Novembre, Napoléon est bloqué devant la rivière glacée de la Bérézina.  La grande armée y est alors réduite à l’état de spectres et est menacée d’anéantissement par deux armées russes qui l’encerclent. C’est grâce à l’exploit de sapeurs hollandais que Napoléon franchit la rivière le 26 Novembre. Les russes attaquent les ponts de fortune le 28. Si une partie importante de la Grande armée, ou ce qu’il en reste, a pu traverser la rivière avec l’Empereur, des dizaines de milliers d’hommes sont encore sur l’autres rives. Pendant toute la journée du 28, les maréchaux Oudinot et Ney sacrifient leurs hommes pour protéger les ponts. En sous-nombre, ils réussissent l’exploit de tenir les ponts jusqu’au matin du 29 et sauve Napoléon du désastre. A 9h, les ponts sont incendiés sur ordre de l’empereur. 10 000 retardataires n’ont pas pu traverser et sont capturés par les russes tout comme une quantité impressionnante de matériel.

retraite de russie 3

 

Devant Vilnius le 5 Décembre, Bonaparte confia à Murat le commandement pour repartir au plus vite à Paris. Le 14 Décembre, Murat franchit le Niémen à la tête de 30 000 hommes alors qu’ils étaient 600 000 à avoir traversé ce fleuve en Juin. Arrivé à Gumbinnen, il dit aux officiers : « Il n’est plus possible de servir un insensé ; il n’y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l’Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités ».

Cette campagne de Russie fut donc un véritable désastre. La France y a perdu près de 200 000 de ses meilleurs soldats. Mais plus que tout, l’Empereur a perdu en Russie son aura et son prestige qui lui servaient de bouclier depuis la campagne d’Italie. Pour la première fois, la providence semblait échapper à Bonaparte et dans toute l’Europe les peuples se mirent à rêver à la fin imminente de son règne.

 

*Toutes les citations sont extraites des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand

La weltanschauung hitlérienne : les nazis et leur vision du monde

La weltanschauung hitlérienne : les nazis et leur vision du monde

En 1961, en plein procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt venait de publier un article retentissant sur la « banalité du mal » *. La philosophe tentait alors de comprendre comment ce fonctionnaire autrichien avait pu organiser un crime aussi monstrueux que l’extermination presque industrielle des peuples juifs et tziganes. C’est que pour elle, cet homme est pris dans un système idéologique le privant de toute capacité de réflexion et devient de fait une forme de robots appliquant mécaniquement les ordres qui lui sont assignés. Il est vrai que ce schéma est un peu réducteur et néglige assurément l’adhésion personnelle de cet homme à l’idéologie nazie mais l’intérêt du travail de Arendt est d’essayer de comprendre l’impensable et ainsi de saisir en profondeur la structure de pensée qui a poussé des milliers d’hommes à exterminer six millions de juifs.

Aujourd’hui, un tel travail doit être une nouvelle fois entrepris car à l’exception de quelques ouvrages remarquables sur le sujet**, le Nazisme et surtout sa vision du monde (Weltanschauung) sont de moins en moins étudiés et donc compris par nos contemporains. Certes, le documentaire Apocalypse Hitler diffusé il y a quelques années sur France 2 a connu un beau succès d’audience mais en dépit de toutes ses qualités, le documentaire ne s’intéresse qu’à la forme (terreur, guerre, les camps) du Nazisme sans analyser le fond, à savoir l’idéologie qui sous-tend et qui donne un sens aux actes des nazies. Car là se situe le problème actuel, en ne regardant que les actions des nazis, nous avons totalement oublié la matrice de pensée qui structure ces actions. C’est pourquoi j’ai décidé d’essayer, du haut de ma modeste personne, de comprendre la weltanschauung hitlérienne et l’idéologie nazie.

 

L’idéologie selon Hannah Arendt

Avant d’analyser en détail le nazisme, il nous faut s’intéresser à l’idéologie en elle-même et aux mécanismes qui permettent de comprendre comment l’idéologie structure la pensée d’un individu. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt décrit de manière remarquable ce processus. Bien entendu, le Nazisme ne fut pas la seule idéologie dans l’histoire des hommes. Le communisme et le libéralisme sont également des idéologies tout comme peut l’être aujourd’hui le progressisme. Le point central d’une idéologie, c’est qu’elle « est la logique d’une idée ». Par la même nous dit Arendt, « l’idéologie traite l’enchaînement des événements comme s’il obéissait à la même loi que l’exposition logique de son idée ».

En d’autres termes, l’idéologie se présente comme une loi historique permettant à l’homme d’expliquer le passé, le présent et le futur au moyen d’un processus logique. Par exemple, le communisme donne à ceux qui y adhèrent une compréhension d’ensemble du mouvement historique par le biais de « la lutte des classes ». Ainsi, pour un marxiste, des événements historiques telle que la Révolution française ou la Révolution bolchevique sont regardées au prisme de la loi historique de la lutte entre le bourgeois et le prolétaire. Comme l’affirme Arendt, l’idéologie est donc « une idée qui permet d’expliquer le mouvement de l’histoire comme un processus unique et cohérent. »

Pris dans ce processus logique, l’homme est prisonnier d’un schéma dans lequel tout lui paraît intelligible. Toute pensée devient dès lors subordonnée à l’idéologie de telle sorte que l’individu ne pense plus qu’à l’intérieur d’une matrice déterminée par la logique idéologique. L’idéologie apparaît ainsi comme une vérité scientifique embrigadant l’individu dans un mouvement de pensée unique et cohérent.

 

L’idéologie chez les nazis

L’idéologie nazie fonctionne comme toutes les autres idéologies. Comme elles, le Nazisme offre à ces adhérents une explication logique et cohérente du mouvement historique. Raymond Aron parlait justement de « philosophie de l’histoire » entendue de sorte que l’histoire suivrait une « loi » naturelle qui est celle de l’idéologie. Pour les communistes, cette loi est économique. Pour les nazis, elle est biologique et fondée sur une vision exclusivement raciale. La grande difficulté aujourd’hui réside dans notre incapacité absolue à penser cette vision raciale du monde d’où une tendance à réduire le Nazisme à des éléments connus comme l’impérialisme, le nationalisme où la dictature personnelle. Mais tous ces attributs du régime nazi ne prennent leur sens qu’à partir de l’idéologie. En d’autres termes, l’idéologie nazie donne au nationalisme et à l’impérialisme hitlérien une connotation spécifique lui attribuant un sens totalement différent que les autres nationalismes ou impérialismes.

Cette vision du monde nazie qui représente le fondement de cette idéologie fut exposée une première fois dans Mein Kampf en 1925 puis connut un approfondissement à l’aide d’une grande partie de l’élite intellectuelle allemande à partir de janvier 1933. Le fait que des grands intellectuels comme Heidegger ou Carl Schmitt ont pu être soumis à l’idéologie nazie n’a jamais manqué d’étonner mais il faut rappeler que comme le montre Georges Orwell dans ses romans, l’intellectuel est en réalité beaucoup plus enclin à tomber dans l’idéologie que l’homme normal. Loin de l’image du nazi idiot et stupide, la réalité historique a montré au contraire que le régime nazi a recruté l’essentiel de ses cadres parmi les hauts diplômés des universités allemandes. Ainsi, parmi les quatre commandants des Einsatzgruppen, trois sont diplômés d’un doctorat à l’université. C’est que tous ces hommes d’un haut niveau intellectuel sont prisonniers de l’idéologie dont ils sont subjugués et totalement aliénés.

La propagande et la terreur n’ont d’ailleurs joué qu’un rôle mineur pour attirer les intellectuels, c’est la puissance de la logique idéologique qui explique leurs adhésions au Nazisme. Par la même, il se saisissait d’une pseudo-loi historique leur offrant une compréhension logique et cohérente du monde. Or, dans ce schéma, tout fait est interprété selon la logique idéologique et ne peut se comprendre en-dehors de ce cadre. Une théorie aussi fausse que l’inégalité des races peut dès lors se présenter comme la théorie la plus rationnelle qui existe.

En fait, dans l’idéologie nazie comme dans le communisme, l’idéologie se base au départ sur une théorie fausse mais dès lors qu’à partir de cette théorie l’ensemble qui suit est cohérent et logique alors c’est toute l’idéologie qui est parée d’une vertu de rationalité. Il s’agit donc d’une perversion du rationalisme tel qu’il est apparu au moment de la Renaissance. Ce qui fait la puissance des idéologies nazis et communistes, c’est que toute moralité, toute éthique est sacrifiée sur l’autel de la nécessité historique, « la lutte des classes » pour le communisme, « la guerre raciale » pour le Nazisme. C’est pourquoi des individus aussi intelligents que Heidegger, Sartre, Schmitt ou Merleau-Ponty ont justifié des crimes de masse, prisonniers qu’ils étaient d’une idéologie mortifère. Les élites allemandes sous Hitler comme celles de l’URSS sous Staline étaient donc soumis à un conditionnement idéologique qui les ont détachés à la fois de tout bon sens et des vertus morales nécessaires pour s’opposer aux crimes commis au nom des « lois » naturelles du mouvement historique.

 

La Weltanschauung hitlérienne

C’est donc une fois qu’on a compris les ressorts de l’emprise idéologique sur les comportements humains que nous devons analyser la propre vision idéologique du Nazisme. Le fondement de cette dernière est simple, elle consiste à présenter le monde comme une gigantesque guerre raciale dans lequel les nazis mettent en place une hiérarchisation en fonction de critères biologiques. Pour Hitler et les nazis, tout, de l’art au droit en passant même par les idées politiques, découlent de la race. Dans Mein Kampf, Hitler dit par exemple : « Contrairement aux mondes bourgeois et judéo-marxiste, la philosophie populaire estime que l’importance de l’humanité réside dans les éléments fondamentaux de la race. Elle ne voit dans l’Etat qu’un moyen destiné à atteindre une fin sur laquelle doit se maintenir et se préserver l’existence de l’homme en tant que race. »

Ainsi, selon lui, « une œuvre de culture, fût-elle une cathédrale médiévale, une peinture de la Renaissance ou un traité de philosophie grecque n’est pas le produit de l’inspiration ou du libre-arbitre d’un individu mais le produit du déterminisme racial. » ** C’est pourquoi les nazis emploient l’expression « d’art dégénéré », c’est-à-dire déchu de son genre et de son espèce. Dans cette logique, la race est une notion statique au sens où elle est nécessairement similaire depuis le début de l’histoire des hommes. De fait pour les nazis, le métissage est une abomination puisqu’il conduit à la dégénérescence de la race et ainsi à son extermination progressive. Les lois de Nuremberg en 1935 seront la mise en œuvre de cette idéologie.

De même, les nazis interprètent l’histoire en fonction d’une guerre des races prenant appui sur une théorie absurde d’une Grèce antique composée de Germains. Ainsi, ils voient dans la Grèce de Platon l’âge d’or de l’humanité étant donné qu’étant de la race supérieure des nordiques, les grecs anciens ont inventé la société idéale. On retrouve ici la conviction qu’ont les nazis que la grandeur d’une société n’est que le produit d’un déterminisme racial, la qualité d’une société ne dépendant in fine que de la qualité de la race. Les aryens étant pour les nazis la race la plus supérieure, une société composée seulement d’Aryens ne pourrait être que la plus grande société possible comme le fut la Grèce de Platon et de Socrate. Or, selon eux, cette société s’est effondrée sous l’effet de l’intégration de peuples inférieurs comme les perses suite aux conquêtes d’Alexandre Le Grand. S’en est suivi dès lors un lent déclin dû à la dégénérescence raciale qu’a conduit le métissage dans les empires grecs puis romains. Même le Christianisme avec sa morale universaliste est considéré par les nazis comme un facteur de dissolution de la race nordique.

Or, c’est à cette longue dégénérescence que le Nazisme veut mettre fin. Hitler propose alors d’être celui qui va sauver la race nordique d’une extermination certaine. Son objectif est de créer une communauté raciale composée exclusivement d’aryen et d’hommes de race germanique et nordique. De fait, pour atteindre son but, il prendra des mesures impitoyables comme l’extermination des handicapés, la stérilisation des femmes alcooliques et malades ou encore la liquidation des minorités non allemandes. Mais là encore, la société allemande trouvera normal l’application de ces mesures pris qu’ils sont dans le système idéologique que j’ai expliqué dans la deuxième partie.

Il faut toujours se rappeler que dans la vision du monde nazie, le destin de l’humanité dépend du sort de la race supérieure ce qui induit que cette dernière doit être préservée à tout prix. Si d’ailleurs on se place dans cette idéologie, le fait de protéger la race nordique revient à protéger l’humanité toute entière. Ainsi, les nazis justifient l’extermination de peuples entiers au nom de la survie de l’humanité. On voit là tous les effets désastreux de l’idéologie et du raisonnement logique qui la sous-tend. Toute la politique étrangère sera ainsi orientée selon cette logique raciale et notamment la conquête du Lebensraum à l’Est servant « d’espace vital » au peuple aryen. Il n’y a donc jamais eu chez Hitler de logique utilitaire ou économique. Toute sa pensée se tourne vers la construction d’un espace racialement pure au mépris de toute considération morale et économique. Par exemple, les nazis n’ont jamais envisagé autre chose que l’exclusion ou l’extermination des juifs alors même que le bon sens économique commanderait de les utiliser comme des « travailleurs-esclaves », comme d’ailleurs le préconisait l’ensemble du patronat allemand à cet époque.

Le fait est que les nazis considèrent la nécessité raciale avant l’utilité économique. Les juifs eux-mêmes, dans les camps de concentration, n’ont longtemps pas cru à la politique d’extermination, se croyant protégé par leur utilité économique en tant que travailleur. C’est qu’il n’avait pas compris la logique intrinsèque du nazisme qui est justement de faire passer « la lutte des races » avant toute considération économique. Pour les nazis, le juif doit être exterminé en priorité car il se trouve être la race inférieure. En tant que telle, la société qu’il promeut marque le déclin inexorable de l’humanité. Mais pour Hitler, le « juif » va encore plus loin puisque non seulement il menace la survie de l’humanité mais il s’attache à dissoudre la race germanique dans un métissage des races. C’est ainsi que pour le Nazisme, le « juif » devient le symbole des idées universalistes que sont le libéralisme, le communisme ou encore le Christianisme.

Il y va donc de la survie de l’humanité pour Hitler d’exterminer les juifs. Par conséquent, c’est au nom de cette idéologie que les Einsatzgruppen ont liquidé tant de juifs en Ukraine ou dans les pays baltes convaincus qu’ils étaient qu’ils agissaient en fait pour le bien de l’humanité. L’idéologie crée ainsi chez ces individus une absence totale de morale et de réflexion. Au nom de sa propre logique, elle les pousse à commettre des crimes inenvisageables en dehors d’elle. Bien sûr, ce principe idéologique ne peut reposer que sur une adhésion préalable des individus à ce schéma de pensée. Il est de fait tout à fait vrai de considérer que Hannah Arendt a sous-estimé l’adhésion personnelle des individus à l’idéologie nazie dans son rapport sur Eichmann. L’idéologie nazie, reposant sur la weltanschauung hitlérienne, est donc au fondement de toutes les décisions du IIIème Reich.

 

*Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal (1963)

** Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (2017)

Affaire SUD-Education nationale : Le racisme des antiracistes

Affaire SUD-Education nationale : Le racisme des antiracistes

C’est la nouvelle affaire qui fait grand bruit au sein de l’éducation nationale. Après l’organisation d’un camp d’été « décolonial » interdit aux blancs en Août dernier, c’est maintenant au tour des ateliers « anti-discriminations » de faire polémique. Organisés par le syndicat SUD de l’éducation nationale, ces ateliers ont pour objectif de « lutter contre toutes les formes de discrimination » et vise à libérer la parole des professeurs qui subissent ce type d’injustice.

Le problème réside dans le fait que ces ateliers sont à la fois interdits aux blancs et sont formés en fonction des communautés d’origine des professeurs (noirs, asiatiques, musulmans). En d’autres termes, il s’agit de lutter contre le racisme et les discriminations au moyen d’une nouvelle forme de racisme et de ségrégation raciale. A travers cette initiative, c’est donc en fait toute la stratégie de l’antiracisme qui est mise à nue.

Quelle est donc cette stratégie ? Quel est le réel objectif idéologique des antiracistes ?

 

Substituer la question raciale à la question sociale

Dans la pensée antiraciste, la France serait divisée entre un groupe dominant, les blancs « gaulois », qui monopoliseraient la richesse et les places sociales et un groupe dominé, les minorités non-blanches, qui elles seraient interdites de réussir du fait d’une discrimination quotidienne qui pèse sur elles. Cette vision est de plus en plus reprise dans les médias et provient d’une image de la société fracturée entre la ville et les « banlieues ». Il y aurait ainsi « des quartiers défavorisés », concentrant les minorités et la pauvreté, et les villes où se concentrent les blancs et la richesse.

C’est d’ailleurs dans cette logique qu’est apparue la notion de « discrimination positive » dont l’ancien directeur de Sciences-Po Paris Richard Descoings s’était fait le héraut. Elle consistait à imposer des quotas raciaux à l’entrée de l’école sous le modèle de « l’affirmative action » américain. Le problème de ce type de politique c’est qu’elle introduit de fait un racisme volontaire puisqu’elle prend appui non pas sur la sélection mais sur la détermination raciale des individus. Il s’agit donc de prendre un individu du fait de sa couleur de peau ou de ses origines ethniques mais aussi dans un même mouvement de ne pas prendre un individu pour ces mêmes raisons raciales. En cela, la « discrimination positive » n’est pas une « anti-discrimination » mais au contraire une nouvelle discrimination à l’encontre d’une autre catégorie de la population.

Le drame de cette politique c’est qu’elle substitue la question raciale à la question sociale. Les inégalités ne sont plus dès lors une conséquence sociale mais seraient le fruit d’un rapport de force entre « les blancs » et les minorités. Or, cette conception de la société française est complètement fausse. La majorité des classes populaires ne vit ainsi pas dans les « banlieues » mais dans ce que Christophe Guilluy appelle « la France périphérique » *, à savoir ces communes rurales et péri-urbaines déclassées par la mondialisation. « Aveuglés par la thématique du « ghetto » et par les tensions inhérentes à la société multiculturelle, nous dit Guilluy, on oublie souvent que les rares ascensions sociales en milieu populaire sont aujourd’hui le fait de jeunes issus de l’immigration. »

Aujourd’hui, il est tout aussi difficile pour un enfant de Guéret dans la Creuse que pour un enfant de Clichy-sous -Bois de monter dans l’échelle sociale. Il n’y a donc aucunement de racisme organisé de la part de la société française mais seulement un système favorable au maintien des classes supérieures dans leurs positions du fait de leur maîtrise des codes et des réseaux propres à la mondialisation économique. Faire du racisme la cause première des inégalités, c’est donc d’une part crée des tensions raciales alors que le problème est social et d’autre part c’est assimiler la « France périphérique » à une population à la fois riche et raciste. Au fond, on pourrait retrouver dans cette description toute la pensée de la gauche moderne.

 

Imposer la ségrégation raciale

Le 16 Mai 2013, l’Assemblée Nationale votait la suppression de la notion de race dans la constitution. Décrit comme « aberrant » par le rapporteur de la proposition, la race n’en continue pas moins d’imposer son poison à l’ensemble de la société au moyen de l’antiracisme. C’est ici un paradoxe qui ne manque pas de m’étonner tous les jours. En effet, c’est au moment où l’on condamne le mot « race » que les antiracistes de tous poils organisent des événements interdits aux blancs. L’antiracisme ne cesse donc de racialiser la société française recréant en permanence selon Pascal Bruckner** « la malédiction qu’il prétend combattre ».

Aujourd’hui, tout conflit, désaccord ou malaise est regardé sous le prisme de la détermination raciale par ces organisations. Pour elles, la société française serait intrinsèquement raciste envers ses minorités. Pire, l’Etat lui-même encouragerait cette tendance en formant un « apartheid » territorial. Il s’agit en fait pour les antiracistes de traduire en France les schémas communautaristes américains dans lequel la société se divise en fonction de critères raciaux. Ainsi, la France sera divisée en communautés raciales vivant toutes repliées sur elles-mêmes de sorte que tous les français se voient imposer une identité raciale déterminée. C’est ici l’objectif premier de toutes les organisations antiracistes.

Or, c’est justement ce type de raisonnement qui forme un racisme structurel encré comme aux Etats-Unis dans la culture d’une société. Diviser cette dernière en fonction de critères raciaux comme le font les antiracistes, c’est donc in fine favoriser l’entretien d’un racisme structurel d’une communauté envers les autres. Comme l’écrit Pascal Bruckner, « l’antiracisme, devenu la religion civile des temps modernes, s’est transformé en hostilité permanente de chacun contre chacun, en rhétorique de la récrimination. » Le risque bien évidemment est de créer des enclaves communautaires imperméables.

Il est quand même tout à fait paradoxal de voir des antiracistes critiquer « l’identitarisme » du Front National tout en poussant les minorités à affirmer leur singularité identitaire. En d’autres termes, l’antiracisme contemporain n’est d’une certaine façon que le miroir du repli identitaire des électeurs du Front National, l’envers d’une même médaille.

L’affaire des ateliers « anti-discriminations » représente donc l’exemple-même de la dérive raciste de l’antiracisme. Prisonnier d’une conception raciale de la société française, les antiracistes pratiquent allègrement une ségrégation raciale inspirée du modèle américain. En somme, il n’y a en réalité aujourd’hui pas plus racistes qu’un antiraciste.

 

*Christophe Guilluy, La France périphérique, Comment on a sacrificié les classes populaires

**Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire, islamophobie et culpabilité

Saad Hariri : les vraies raisons de la crise

Saad Hariri : les vraies raisons de la crise

Nous sommes le 16 Novembre. Saad Hariri, ancien premier ministre du Liban, vient enfin d’accepter l’offre du président Macron de venir en France après deux semaines d’une crise diplomatique intense entre Riyad et Beyrouth. Tout avait commencé par l’annonce surprise de la démission du premier ministre libanais depuis la capitale saoudienne le 4 novembre dernier provoquant un séisme politique au Liban. Depuis, Saad Hariri est resté au pays des Saoud pour « sa sécurité » se disant menacé par le Hezbollah et l’Iran. L’accusation n’est en soit pas surprenante tant la milice chiite aidée par « les gardiens de la révolution » iraniens a régulièrement assassiné ses ennemis politiques dont le père de Saad, Rafik Hariri en 2005.

Il y a pourtant dans la démarche de Saad Hariri des zones d’ombre qui laissent à penser que cette démission doit être replacer dans un dessein plus large. Que ce soit par la tonalité « étrange » du discours du 4 Novembre où que ce soit par la rareté des apparitions publiques du leader libanais, toute cette affaire sent le parfum amer de la manipulation. J’en suis d’ailleurs convaincu, Saad Hariri a été l’objet d’une tentative de déstabilisation saoudienne dans la région.

 

La situation au Liban

Avant de comprendre le jeu ambigu de l’Arabie Saoudite, il nous faut prendre en compte la situation du Liban pour essayer de déterminer si les « menaces » dont Saad Hariri se dit avoir fait l’objet sont fondées ou pas.

Premièrement, il est clair que le Liban traverse une période difficile. La guerre civile en Syrie est une catastrophe pour Beyrouth tant la Syrie jouait un rôle de « grand frère » pour le pays depuis les accords de Taef en 1989. Il faut toujours avoir à l’esprit que l’armée syrienne occupait le pays jusqu’en 2005 laissant une influence politique durable dans le pays. Le Liban est d’autant plus concerné par l’affaire syrienne que la composition ethnique y est quasi similaire d’où une crainte latente de voir les affrontements syriens se déporter vers le Liban. On retrouve de fait à Beyrouth des communautés alaouites et chiites qui soutiennent Assad et des communautés sunnites qui au contraire soutiennent les rebelles.

De même, l’arrivée d’un million de réfugiés syriens n’a fait qu’accroître les tensions dans un pays déjà pauvre dont l’Etat est incapable de fournir un minimum de sécurité à ses citoyens. Il existe donc un vrai risque d’exportation de la guerre civile syrienne vers le Liban.

Cependant, pour l’instant, le Liban reste étrangement uni. Sans doute le souvenir de la précédente guerre civile (1976-1992) joue un rôle de frein aux velléités guerrières mais la raison tient davantage à la classe politique libanaise qui a réussi pour l’heure à gérer habilement les tensions. La nomination, elle-même, de Saad Harari en tant que premier ministre visait justement à créer une forme d’unité nationale.

Le fait est qu’aucun des groupes politiques libanais ne souhaitent le conflit. Pour les sunnites, hormis quelques radicaux islamistes, un conflit serait une impasse tant cette communauté est minoritaire démographiquement. Pour les chrétiens maronites, toute instabilité conduirait à la situation de l’Irak ou de la Syrie dans lequel les chrétiens sont massacrés par des groupes islamistes. Enfin, pour le Hezbollah chiite, sa stratégie consiste à ne surtout pas exporter le conflit syrien au Liban étant donné que la milice pro-iranienne est déjà engagée fortement en Syrie.

Aucun des acteurs n’a dès lors intérêt à créer le chaos au Liban. Par conséquent, prétendre que Saad Hariri est « menacé » pour ses opinions anti-Assad est soit exagéré, soit une pure invention.

 

Une purge chez les Saoud

L’argument de la sécurité de l’ancien premier ministre pose donc quelques questions d’autant plus que le président libanais Michel Aoun n’affirme n’avoir reçu aucune information concernant une tentative d’assassinat contre son premier ministre.

En réalité, la raison de cette démission surprise se trouve à Riyad où au même moment se déroule une purge sans précédente. Le 3 Novembre, soit le jour même de l’arrivée de Hariri dans la capitale saoudienne, près de deux-cents hommes d’affaires, princes ou ministres sont arrêtés en Arabie Saoudite pour corruption. Cette purge vise avant tout à éliminer des opposants politiques au nouveau prince héritier, Mohamed Ben Salmane, « MBS », et leurs soutiens dans les milieux d’affaires.

La légitimité en tant qu’héritier au trône du fils du roi Salmane n’est en effet guère acceptée au sein de l’establishment saoudien. Premièrement, Ben Salmane a pris la place dans l’ordre de succession du prince Mohamed Ben Nayef qui comptait de nombreux soutiens à Riyad. Deuxièmement, ce type de procédure est plutôt rare au royaume wahhabite, dont la succession est adelphique (passant de frères en frères) et remet donc en cause l’équilibre tribale de la monarchie. Enfin, MBS souhaite mettre en œuvre un plan de modernisation tant économique que sociétale lésant de nombreux intérêts et notamment ceux du clergé wahhabite. Il apparaît donc que les arrestations du 3 Novembre soient la conséquence de cette « guerre civile » interne au sein de la famille Saoud.

Or, Saad Hariri possède la double nationalité libanaise et saoudienne du fait de son père Rafik qui fut le principal promoteur immobilier de la famille royale saoudienne durant le règne du roi Fahd (1982-2005). Les Hariri sont donc liés fortement financièrement au clan de l’ancien roi Fahd, clan qui justement fait l’objet de la purge engagée par le prince Ben Salmane. Le premier ministre libanais est donc une victime collatérale de la lutte de pouvoir à Riyad.

 

Une affaire sous fond de rivalité irano-saoudienne

Saad Hariri est victime, selon moi, de la purge saoudienne du 3 Novembre dernier. Mais l’affaire ne s’arrête pas là car celle-ci a lieu dans un contexte régional tout particulier. Je n’expliquerai pas dans cet article tous les tenant et les aboutissants de la rivalité irano-saoudienne car cette dernière a déjà fait l’objet d’un certain nombre de mes articles. Par contre, cette rivalité explique en partie le traitement subi par l’ancien premier ministre du Liban.

Le pays est en effet soumis à lutte d’influence entre les deux pays, les saoudiens soutenant les partis sunnites tandis que l’Iran contrôle le Hezbollah. Le parti de Hariri est lui-même financé par les saoudiens. Pourtant, la décision de Saad Harari de se mettre à la tête d’un gouvernement d’union national avec le soutien du Hezbollah a provoqué la consternation à Riyad.

C’est que pour les saoudiens, l’Iran ne fait qu’avancer ses pions dans la région dominant l’Irak depuis la chute de Saddam Hussein et soutenant largement le mouvement Houthiste au Yémen. Or, c’est dans ce contexte de défaite diplomatique qu’accède au pouvoir une nouvelle génération de dirigeants, Mohamed Ben Salmane en Arabie Saoudite et Mohamed Ben Zayeb aux Emirats Arabes Unis. Pour ces deux princes héritiers, les monarchies du golfe ont été trop complaisantes vis-à-vis de l’Iran ces dernières années et prônent à l’inverse davantage de dureté face à Téhéran. Ben Salmane est ainsi celui qui a poussé son père à intervenir au Yémen, une première pour un pays qui compte habituellement sur les Etats-Unis pour se défendre.

Cette stratégie plus ferme a reçu l’appui de Donald Trump lors de son voyage à Riyad prônant un front uni anti-iranien avec Israël et l’Egypte. Pour Ben Salmane, il est donc inconcevable que Saad Hariri puisse se mettre d’accord avec le Hezbollah. Il le considère ainsi soit comme un traître soit comme un imbécile offrant le Liban à l’influence iranienne. Contraindre le premier ministre libanais, c’est donc s’attacher à briser l’union nationale libanaise et ainsi replacer la communauté sunnite libanaise dans l’orbite saoudienne.

 

Comme nous pouvons le voir, l’affaire Hariri n’est pas la conséquence d’un climat d’insécurité à Beyrouth mais le double produit d’une lutte interne à Riyad et d’une rivalité géostratégique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Malheureusement, cette affaire met en péril la stabilité du Liban. Il est donc primordiale de voir Saad Hariri revenir dans son pays et c’est dans l’intérêt de la France et de la région de tout faire pour garantir son retour.

Le Roman de Napoléon : L’Europe sous Napoléon (9/15)

Le Roman de Napoléon : L’Europe sous Napoléon (9/15)

« Napoléon a épuisé la bonne volonté des français, fait abus de leurs sacrifices, couvert l’Europe de tombes, de cendres et de larmes ; pourtant, ceux-là mêmes qu’il fit tant souffrir, les soldats, lui furent les plus fidèles, et de nos jours encore, malgré le temps écoulé, les sentiments différents, les deuils nouveaux, des foules, venues de tous les points du monde, rendent hommage à son souvenir et s’abandonnent, près de son tombeau, au frisson de la grandeur. Tragique revanche de la mesure, juste courroux de la raison ; mais prestige surhumain du génie et merveilleuse vertu des armes ! »

De Gaulle, La France et son armée (1938)

« La France connaît mal ma position. Cinq ou six familles se partagent les trônes de l’Europe, et elles voient avec douleur qu’un Corse est venu s’asseoir sur l’un deux. Je ne puis m’y maintenir que par la force ; je ne puis les accoutumer à me regarder comme leur égal qu’en les tenant sous le joug ; mon empire est détruit, si je cesse d’être redoutable. Je ne puis donc rien laisser entreprendre sans le réprimer. […] Au-dedans, ma position ne ressemble en rien à celle des anciens souverains. Ils peuvent vivre avec indolence dans leurs châteaux ; ils peuvent se livrer sans pudeur à tous les écarts d’une vie déréglée ; personne ne conteste leurs droits de légitimité. […] Au-dedans et au-dehors, je ne règne que par la crainte que j’inspire. »

Napoléon se confiant à Chaptal

Cela fait maintenant près de deux ans que Napoléon a quitté Paris pour conquérir le reste de l’Europe. D’Austerlitz à Friedland en passant par Iéna, il enchaîne les victoires militaires lui conférant une aura d’invincibilité à faire trembler tous ses ennemis. « L’aigle ne marche pas, il vole », écrit Chateaubriand. Clausewitz disait de lui qu’il était Hadès, le dieu de la guerre, en personne, réincarnation suprême du génie militaire.

Mais l’emporter sur le champ de bataille est une chose, gouverner sur les décombres de celui-ci est d’un tout autre calibre. En 1807, à Tilsit, Napoléon est convaincu d’avoir gagné la guerre. N’ayant plus d’adversaires sur le continent, il pourra forcer l’Angleterre à négocier une paix durable.

Or, Napoléon a une vision bien précise de ce que sera l’Europe sous sa domination. Il dévoile les grandes lignes de son programme lors d’un discours devant le Sénat français le 11 Août 1807. Ce programme, il l’appelle « le système fédératif européen » et se compose de trois cercles.

Le premier concerne les territoires directement soumis à l’Empire. Le second cercle a trait aux « royaumes napoléonides », gouvernés non plus par Paris mais intégrés dans l’orbite française. Enfin, le dernier cercle concerne les grandes puissances continentales comme la Prusse, l’Autriche ou la Russie.

Pour Napoléon, ce système à trois cercles a pour objectif d’entériner l’hégémonie française tout en assurant la stabilité d’un continent en proie aux désordres issus de la Révolution française. Il n’y a donc jamais eu chez l’Empereur une volonté de créer un « empire universel » comme le pense l’historiographie anglo-saxonne mais plutôt un désir de remodeler le paysage européen à sa volonté.

empire carte

Le premier cercle : l’Empire

L’empire napoléonien compte en tout cent-trente-quatre départements et près de quarante-quatre millions de citoyens soit un quart de la population européenne. En termes d’espace géographique, cet empire ressemble énormément à celui de Charlemagne au début du IXème siècle. Il se compose de la France, son cœur politique, de la Belgique, de la Hollande, de la région de Hambourg et des états pontificaux. Rome fait donc partie de cet ensemble tout comme Turin, Genève, Amsterdam ou Hambourg.

En France, l’empire est encore vu avec une certaine bienveillance par la population. Napoléon est en effet l’homme qui a mis un terme aux troubles révolutionnaires et à la guerre civile qui en a suivi. Peuple fière et revanchard depuis le désastre de la guerre de sept ans (1756-1763), les français accueillent les victoires de « la grande armée » comme la conséquence de leur supériorité civilisationnelle sur le reste de l’Europe.

La popularité de l’Empire repose en fait sur trois piliers : « l’autorité charismatique » (Max Weber) de l’empereur, le prestige des victoires militaires et le soutien durable d’une grande partie des français. Le charisme et le génie militaire de Napoléon créent une forme d’aura entourant sa personne. De fait, il inspire tout à la fois l’amour et la crainte. Mais, cette domination charismatique engendre le risque d’une personnalisation excessive du pouvoir pouvant conduire à une explosion politique en cas de disparition de l’empereur.

De plus, le soutien des français est dû à la fois à la stabilité du régime, stabilité fragile puisqu’elle repose sur les épaules d’un seul homme, et à la garantie des acquis révolutionnaires lui offrant le soutien de la bourgeoisie. Si dès lors, ces conditions ne sont pas réunies, c’est tout l’Empire qui risque de vaciller.

napoléon devant le sénat

 

La Belgique, quant à elle, est un territoire d’une importance primordiale pour Napoléon. Déjà, la France révolutionnaire, au nom des « frontières naturelles », a fait du contrôle de ce pays la priorité de sa politique étrangère. D’une part, historiquement, la France n’a jamais caché son appétit pour les provinces belges. D’autre part, le contrôle de la Belgique permet de fermer à l’Angleterre les voies d’accès au continent. Anvers est ainsi le principal point d’entrée des marchandises anglaises en Europe. La contrôler, c’est donc asphyxier le commerce anglais et de fait priver « la perfide Albion » d’un des principaux outils de sa puissance.

Pour la Hollande, son contrôle repose sur les mêmes objectifs que son voisin belge, à savoir fermer le continent aux navires anglais. La Révolution avait là aussi déjà envahi ce pays créant de toute pièce « une république batave ». Le 5 Juin 1806, Napoléon avait dissous cette république offrant la couronne de Hollande à son frère Louis avant que l’Empereur ne la lui retire pour cause d’oppositions quant à l’application du « blocus continental ». « A sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres », écrivait Chateaubriand. L’essentiel de la richesse du pays étant le fruit du commerce avec l’Angleterre, il est clair que Louis ne pouvait qu’avoir des réticences concernant ce blocus. Napoléon a transformé dès lors « le plat pays » en département français.

L’intégration de la région de Hambourg dans l’Empire relève également de la stratégie suicidaire du blocus continental consistant à contrôler toujours plus de territoires dans le but de fermer le continent aux anglais.

Quant aux états pontificaux, on peut s’interroger sur l’utilité stratégique de les intégrer dans l’empire. Comme l’affirmait Chateaubriand* : « Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos : joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie. » On pourrait arguer que le contrôle de l’Italie fut longtemps un rêve français, rêve qui fut certes brisé à Pavie (1525) mais qui continuait depuis la campagne d’Italie à enflammer l’esprit de Napoléon.

L’erreur de Bonaparte fut d’enlever le Pape de Rome pour l’enfermer à Fontainebleau ce qui n’a pas manqué de choquer jusqu’en France l’ensemble des fidèles catholiques. « Si l’inique invasion de l’Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, écrit Chateaubriand, l’ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral : sans la moindre utilité, il s’aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l’homme et Dieu. »

La réunion des états pontificaux à la France n’avait donc pas d’utilité immédiate. Même les richesses de l’Italie avaient été pillées par les armées du général Bonaparte en 1797 ce qui rendait ces territoires aucunement attractifs pour la France. Sans doute, Bonaparte voyait en Rome le symbole de sa domination sur l’Europe mais il est évident que son attitude envers le Pape lui aliéna bon nombre de soutien chez les catholiques. 

D’Amsterdam à Rome, l’empire français s’étend de la mer du Nord à la péninsule italienne. Administrées directement depuis Paris, les régions qui composent cet Empire sont soumises à des lois largement issues de la Révolution française ce qui a permis à Napoléon de réaliser l’un de ses objectifs, à savoir l’exportation des idéaux révolutionnaires au reste de l’Europe.

Cependant, l’objectif numéro un de l’empereur consistait en réalité à fermer le continent aux intérêts anglais, stratégie qui se révélera à terme désastreuse pour la simple et bonne raison que pour empêcher les marchandises anglaises de s’écouler sur le continent il est nécessaire de contrôler l’ensemble des ports ce qui implique des moyens militaires et financiers que la France ne possède assurément pas.

blocus continental

Le second cercle : les royaumes « napoléonides »

Les royaumes napoléonides se composent du Royaume de Westphalie, de la Confédération du Rhin, de la confédération Helvétique, de l’Italie du nord, de l’Espagne, du Royaume de Naples et du Duché de Varsovie.  Ils consistent en des états indépendants administrativement mais qui se situent dans la zone d’influence française contribuant à alimenter « la grande armée » de Napoléon. En termes diplomatiques, ces états sont dépendants de la volonté française et sont bien souvent dirigés par des proches de l’empereur.

Prenons par exemple, le royaume de Westphalie en Allemagne. Il fut créé de toute pièce par Napoléon en 1806 puis fut confié à Jérôme Bonaparte, le frère de l’Empereur. Pour ce qui est de la Confédération du Rhin, il s’agit d’une fédération d’une quarantaine de royautés « protégées » par l’Empereur.

L’idée vient de Talleyrand. Elle a pour objectif d’empêcher l’unité allemande par la division du pays, le tout sous le contrôle intéressé de Paris. L’unité de l’Allemagne est en effet la principale préoccupation de la diplomatie française depuis François Ier. Qu’elle soit réalisée sous l’égide des Habsbourg de Vienne ou des Hohenzollern de Berlin, l’unification allemande entraînerait l’émergence d’un bloc central très puissant aux frontières de l’hexagone capable d’atteindre en quelques jours la capitale.  Il s’agit donc d’une menace considérable posée à l’existence même de la France.

Richelieu puis Mazarin réussirent à circonscrire la menace lors du traité de Westphalie de 1648 s’appuyant sur les divisions religieuses du pays suite à la guerre de Trente ans (1618-1648). Cependant, l’émergence de la Prusse de Frédéric II lors de la guerre de sept ans (1756-1763) contestant l’ordre westphalien réveilla les craintes de Paris. Louis XV décida alors de jouer l’Autriche contre la Prusse mariant le dauphin, le futur Louis XVI, à la fille de l’impératrice d’Autriche, Marie-Antoinette.

Napoléon décida lui d’aller encore plus loin. En dissolvant le Saint-Empire Romain Germanique et en créant la Confédération du Rhin en 1806, il écarte l’influence autrichienne et prussienne pour lui substituer la mainmise directe de la France. Par la même, il repousse les deux grands états germaniques vers l’Est créant des tensions avec la Russie.

C’est pourtant en plein milieu du triangle Prusse, Russie et Autriche que Napoléon a décidé de ressusciter un état polonais, le grand-duché de Varsovie. On sait depuis le règne d’Henri III, qui fut à la fois roi de Pologne et roi de France, que la France porte un attachement tout particulier à la Pologne. Sans doute la liaison amoureuse qu’entretient l’empereur avec Marie Walewska donne une raison sentimentale à Napoléon pour protéger les intérêts polonais.

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Cependant, isolé au milieu de trois pays qui rêvent de le dépecer et éloigné de son protecteur français avec qui il n’entretient aucune continuité territoriale, le grand-duché de Varsovie était voué à disparaître.  On voit bien là l’erreur de Bonaparte, car, en se portant garant de l’indépendance polonaise, il se fait l’ennemi commun des trois puissances de l’Est au lieu de jouer un rôle d’arbitre dans leurs querelles.

Une autre grave erreur de Bonaparte fut d’envahir l’Espagne. A Sainte-Hélène, Napoléon s’en fera d’ailleurs l’un des plus grands critiques : « Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. » L’objectif de départ était d’envahir le Portugal qui avait refusé d’appliquer le blocus continental contre les produits anglais mais sans flotte l’armée française est obligée au préalable de mettre la main sur l’Espagne.

dos de mayo 1

 

L’empereur va de fait utiliser le conflit qui oppose le roi Charles IV et son fils Ferdinand VII les recevant à Bayonne, l’Espagne étant en effet considérée par Paris comme sa chasse gardée depuis que le petit-fils de Louis XIV, Philippe V y était devenu roi. Pourtant, c’était une ruse. Les deux prétendants sont arrêtés et Napoléon donne la couronne à son frère Joseph, lui-même cédant la couronne de Naples à Murat. Avec Joseph en Espagne, Jérôme en Westphalie, Murat à Naples ou Bernadotte en Suède, Napoléon redessine la carte de l’Europe à sa guise offrant des couronnes à tous ceux qui lui sont proches. C’est alors que se produit deux événements exceptionnels.

Le premier a lieu le 2 Mai 1808. Madrid se soulève alors contre l’occupant dans une journée sacralisée par Goya, la journée du « Dos de Mayo ». Le peuple espagnol vient en fait d’inaugurer « la guérilla », c’est-à-dire un nouveau type d’insurrection où le peuple entier prend les armes, galvanisé qu’il est par la défense de ses traditions contre « le monstre révolutionnaire ». Cette guerre coûtera à la France près de 400 000 hommes. Surtout, le 22 juillet 1808, le général Dupont capitule à Baylen devant l’armée espagnole. Il s’agit là de la première défaite terrestre d’une armée française sous le règne de Napoléon.

dos de mayo 2

 

Contraint de prendre les choses en main, l’Empereur entre à Madrid le 4 Décembre 1808 et replace son frère Joseph sur le trône. Cependant, le coût de l’occupation du « bourbier » espagnol sera particulièrement lourd pour l’armée française. Jamais en tout cas, Napoléon ne pourra se remettre de cet échec dans cette « maudite Espagne ».

Le troisième cercle : les grandes puissances européennes

Le système fédératif napoléonien n’est pas qu’un mode de gouvernance d’un Empire et de ses protectorats, il vise également à poser les bases d’une période de paix en Europe en trouvant un compromis territorial raisonnable entre les grandes puissances.

La Prusse est indiscutablement la grande perdante de cet ordre napoléonien. Toujours traumatisée par sa défaite cinglante à Iéna (1806), elle est réduite à la portion congrue en termes de territoire.

Surtout, son objectif de réaliser l’unité allemande sous son égide a du plomb dans l’aile depuis que Napoléon a créé la Confédération du Rhin. Mais Berlin prépare en silence sa revanche. Empruntant à la France ses atouts idéologiques (la nation) et ses solutions techniques (la conscription), elle refait lentement mais surement surface. C’est d’ailleurs un mode opératoire qui concerne l’ensemble de l’Europe. D’abord surpris par les nouvelles techniques révolutionnaires, les Etats vont petit à petit copier le modèle français pour mieux la combattre.

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En Russie, il faudra attendre l’invasion de 1812 pour voir le Tsar s’engager sur cette voie. Pour l’heure, la Russie est l’allié de Napoléon depuis Tilsit. Mais cette alliance demeure fragile, l’empire russe lorgnant avec convoitise sur la Pologne pourtant sous protection française. De plus, la Russie, depuis Pierre Le grand, ne peut accepter d’être repoussée vers l’Est et de fait ne se satisfera jamais d’un ordre européen dans laquelle elle serait marginalisée. La guerre semble donc imminente.

En Autriche, la grogne monte contre le système fédératif français. D’une part, Vienne a été dépossédée de toute influence en Allemagne. D’autre part, la perte de l’Italie du Nord lui ferme l’accès à la Méditerranée. Enclavée et dépossédée de ces territoires de l’Ouest, Vienne craint également la puissance russe à l’Est et l’Empire Ottoman au Sud. C’est pourquoi, elle accueille avec enthousiasme la rébellion paysanne menée par Andréas Hofer dans le Tyrol. Vienne profite également de l’affaire espagnole pour attaquer une armée française affaiblie.

Mais encore une fois, l’Autriche est défaite à Wagram tandis que les partisans d’Hofer sont impitoyablement massacrés par les troupes de Napoléon. La défaite est rude. François Ier d’Autriche est ainsi contraint de donner sa fille Marie-Louise en mariage à l’Empereur, ce dernier ayant décidé de répudier l’impératrice Joséphine parce qu’elle était incapable de lui donner un successeur. Le mariage avec l’archiduchesse d’Autriche sera d’ailleurs plus prolifique, la jeune femme lui donnera ainsi le fils (le roi d’Italie) qu’il espérait tant en Mars 1811.

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Les faiblesses du système fédératif

Le système fédératif souffre donc de plusieurs points d’incohérence donnant à l’ensemble de l’édifice un sentiment patent de fragilité. Tout d’abord, ce système ne s’appuie que sur le rapport de forces militaires favorable à la France et non sur une volonté des Etats. Que ce soit dans les Etats pontificaux qu’en Prusse, en Autriche ou en Russie, personne ne se satisfait de cette organisation de l’Europe. Il suffit dès lors que la France soit affaiblie militairement comme après Baylen pour qu’immédiatement les puissances européennes en profitent pour tenter de détruire le système.

De plus, ce système fédératif a été mis en œuvre surtout pour répondre à la stratégie napoléonienne du blocus continental contre l’Angleterre. Le problème vient du fait qu’en perdant le contrôle des mers à Trafalgar (1805), Napoléon ne peut réussir à asphyxier cette île qu’à condition de contrôler l’ensemble des ports du continent servant de vois d’accès aux produits anglais. De là une fuite en avant permanente de la conquête militaire de la part d’une France de plus en plus incapable à soutenir le rythme. Le « bourbier » espagnol montre d’ailleurs à quel point la France s’épuise dans cette stratégie.

L’empereur est donc à un tournant dans sa politique. Ses victoires militaires masquent en réalité l’impasse stratégique de toute sa politique pour l’Europe.  En d’autres termes, Napoléon continue à remporter des victoires tout en s’éloignant chaque jour davantage de remporter la guerre.

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

La grande catastrophe économique qui vient

La grande catastrophe économique qui vient

Au début du XVIIIème siècle, l’Angleterre inaugure une nouvelle forme de société connue plus tard sous le nom de capitalisme. Karl Marx en sera indiscutablement un des plus grands critiques pourfendant un système dont « l’extension continue du règne de la marchandise est inscrite au plus profond de sa logique et qui ne peut s’accommoder d’un état dans lequel la saturation des marchés pèserait sur sa dynamique de croissance » (Philippe Moati). La croissance, justement, est le cœur de la dynamique du capitalisme. Ce dernier doit toujours être en mouvement dans une logique « d’accumulation illimitée du capital » où tous rapports et comportements sociaux sont soumis in fine à des intérêts exclusivement marchands. En étendant son emprise sur la société, le capitalisme fait donc de la croissance l’alpha et l’oméga des sociétés humaines.

Or, cette dynamique de croissance ne peut se réaliser d’après Marx qu’à partir de trois facteurs de production : le travail, le capital et la productivité globale des facteurs de production. En dernière instance, seul le travail vivant est réellement indispensable dans la mesure où si la grève des travailleurs d’un pays devenait générale, l’économie de ce pays s’arrêterait sur le champ. Pourtant, le capitalisme est pris dans une contradiction fondamentale, que Marx nomme « baisse tendancielle du taux moyen de profit », pour la simple et bonne raison que s’il repose sur l’exploitation du travail, il lui faut également prendre sans cesse appui sur une révolution technologique permanente afin d’augmenter la productivité globale des facteurs de production. Deux des trois facteurs de production connaissent donc un antagonisme fondamental minant à terme la nécessaire accumulation du capital (ce qu’aujourd’hui nous nommons « la croissance »).

Crise et survie du capitalisme

Cette théorie de Marx, bien qu’elle soit brillante, s’est heurtée plusieurs fois sur le mur de la réalité. En effet, que ce soit en 1882 au moment de l’effondrement boursier de L’Union Générale qu’en 1929, le capitalisme s’est toujours relevé des périodes de crises si bien que la prédiction marxiste a perdu beaucoup de son aura intellectuelle. C’est que Marx a sous-estimé la capacité du capitalisme à survivre à travers la « société de consommation ». Inventée dans les années vingt aux Etats-Unis, cette société permet au système capitaliste de surmonter « la crise des débouchés » dont Sismondi avait montré qu’elle est inhérente à ce système. Aux moyens d’une propagande publicitaire implacable, le marketing, et par le biais d’une redistribution des revenus visant à faire de l’homme un « homme-consommateur », le capitalisme a pu semble-t-il dépasser la loi de la baisse tendancielle des taux de profit. Cette période est même considérée aujourd’hui comme un âge d’or alors même qu’elle fut la période clé où l’homme s’est soumis aux dictats de l’économie.

Cependant, cette phase « fordo-keynesienne » s’est fracassée dans les années 70 devant le décroissement inexorable de la productivité. Le schéma marxiste s’est donc remis en place, le plein-emploi et l’exploitation du travail se retrouvant de nouveau en contradiction avec la productivité globale. Pour surmonter cette nouvelle épreuve, le capitalisme s’est appuyé sur la montée en puissance du capital fictif. Le développement proprement hallucinant de la sphère financière au détriment de « l’économie réelle » a en effet conduit selon Michéa « à asseoir la plus grande partie du nouveau mode d’accumulation du capital, non plus sur la valeur déjà produite mais bien au contraire sur la seule valeur anticipée de la croissance future ». En d’autres termes, la nouvelle richesse capitalistique représente « une accumulation de droits, titres juridiques, sur une production à venir ». Selon la banque des règlements internationaux, le secteur financier est déjà plus de vingt fois supérieur au PIB mondial ce qui signifie que le capital fictif crée vingt fois plus de richesses que la production concrète de marchandises.

L’économie de bulles

On peut voir aisément tous les dangers d’un tel mode d’accumulation capitalistique. La « croissance » repose donc in fine sur une promesse de production de richesses futures en croisant les doigts que les anticipations soient effectivement similaires à la croissance réelle dans l’avenir. En d’autres termes, l’essentiel du mode de croissance actuel consiste « à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ».  Dans ce système, la dette qu’elle soit publique ou privée est un outil fondamental pour faire tourner la machine. La fuite en avant du crédit permet en effet à une personne détentrice d’un titre financier de détenir un droit sur un avenir que la société capitaliste « ne possède assurément pas » ( Lohoff et Trenkle). Le risque principal est de voir ces promesses de remboursement futur ne jamais se réaliser d’autant plus que plus l’écart entre la production financière et le PIB est important, moins il y a de chances pour que la dette cumulée de la planète puisse être couverte par la croissance économique à venir.

Il suffit dès lors que les prévisions soient fausses pour voir le système s’effondrer. Ce fut le cas lors du krach asiatique de 1997 suite à une prévision trop optimiste des prix de l’immobilier en Thaïlande ou en 2001 après que les acteurs financiers s’étaient aperçus que « la nouvelle économie » créée beaucoup moins de richesses que prévue. En 2008, ce furent les prix de l’immobilier aux Etats-Unis qui avaient été beaucoup trop optimistes entraînant la pire crise financière de l’histoire. Comme on peut le voir, l’économie repose sur des promesses de rendements futurs dont il est quasiment impossible de prévoir. On assiste donc à la formation de bulles financières qui aujourd’hui sont les seuls à produire de la richesse, bien qu’elle soit fictive. Les sociétés occidentales sont donc aujourd’hui des « économies de bulles » reposant sur la promesse absurde de voir la croissance économique future couvrir la pyramide mondiale des dettes accumulées à l’ensemble du globe.

Or, l’aliénation à la croissance est telle que personne ne souhaite mettre fin à ce système dont Maurice Allais disait qu’il « repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile ». A chaque crise financière, les Etats et les banques centrales préfèrent abonder le marché de nouvelles liquidités par le biais de QE (Quantitative Easing) et de rachat de dettes comme si les pouvoirs publics donnaient gratuitement de l’argent à des joueurs de casino qui seraient incapables de faire face à leurs obligations après un pari perdu. En somme, la richesse produite aujourd’hui provient de l’accumulation de dettes dont on espère qu’elles seront couvertes par une croissance future largement hypothétique. Le destin de l’économie mondiale est donc entièrement dans les mains « d’un avenir » dont en fait on ne sait rien.

 Le capitalisme est ainsi arrivé à un tournant. Il fut d’abord un système d’offres avant de se voir sauvé par la « société de consommation ». Aujourd’hui, la richesse produite provient exclusivement de la sphère financière et du capital fictif. Ce sont à la fois les dettes et les promesses futures qui régulent ce nouveau mode économique. Or, dans ce système, les crises sont quasi permanentes car ces promesses sur l’avenir ne sont presque jamais réalisées, la croissance réelle ne pouvant plus couvrir le montant astronomique des dettes. Il s’ensuit que ce mode de production fondé non pas sur la production réelle mais sur des paris sur l’avenir court tout droit vers la catastrophe.

Le Roman de Napoléon (8/15) : Napoléon à la conquête de l’Est de l’Europe (1805-1807)

Le Roman de Napoléon (8/15) : Napoléon à la conquête de l’Est de l’Europe (1805-1807)

« L’ambition de Bonaparte n’est pas du tout une ambition comme celle que nous pouvons tous éprouver : d’atteindre un certain but dons nous nous contentons ; c’est une ambition qui n’a plus de but final et le plus beau mot qu’il ait eu là-dessus, c’est sa réponse à Murat, qui lui disait : « On assure que vous êtes si ambitieux que vous voudriez vous mettre à la place de Dieu le Père », et Bonaparte de s’écrier : « Dieu le Père ? Jamais, c’est un cul-de-sac ! » C’est pourquoi il est vain de chercher le but final de la politique de Bonaparte. »

Georges Lefebvre, La France du Directoire

« Le soir du 4 Décembre 1805, Napoléon voulut visiter à pied et incognito tous les bivouacs ; mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il fut reconnu. Il serait impossible de peindre l’enthousiasme des soldats en le voyant. Des fanaux de paille furent mis en un instant au haut de milliers de perches, et 80 000 hommes se présentèrent au-devant de l’Empereur en le saluant par des acclamations ; les uns pour fêter l’anniversaire de son couronnement, les autres disant que l’armée donnerait le lendemain son bouquet à l’Empereur. […] L’Empereur dit, en entrant dans son bivouac, qui consistait en une mauvaise cabane de paille sans toit que lui avaient faite les grenadiers : « Voilà la plus belle soirée de ma vie, mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens. Je sens, au mal que cela me fait, qu’ils sont véritablement mes enfants, et en vérité, je me reproche quelque fois ce sentiment, car je crains qu’il ne finisse par me rendre inhabile à faire la guerre. »

Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’empereur Napoléon III

 

La campagne contre l’Autriche

La couronne d’Empereur venait à peine d’être placée sur sa tête que Napoléon décida d’ajouter à son palmarès un nouveau titre de gloire. Le 26 Mai 1805, comme Charlemagne prenant la couronne des lombards, Napoléon se proclame lui-même Roi d’Italie. « Peu à peu l’Italie entière se range sous les lois, écrit Chateaubriand*, il [Napoléon]l’attache à son diadème, comme au XVIe siècle les chefs de guerre mettaient un diamant en guise de bouton à leur chapeau ». Pour l’Autriche, c’est un véritable Casus Belli. En Italie, elle avait l’habitude de s’y sentir chez elle. Avec ce petit bourgeois corse de Napoléon, elle a été chassée de son arrière-cour. L’Autriche rejoint ainsi la coalition de Pétersbourg avec l’Angleterre et la Russie.

Napoléon le sait, à trois contre un, il a peu de chances de l’emporter sur le champ de bataille. Il lui faut donc vaincre les autrichiens avant que les Russes puissent leur porter secours. Repoussant l’invasion de l’Angleterre, inimaginable si vous n’avez pas la maîtrise des mers, Napoléon transporte son armée « comme un nuage » de Boulogne à la rive du Rhin. Le 1er Octobre 1805, l’empereur harangue ses cent soixante mille soldats et franchit le Rhin. Le 20, les français écrasent les autrichiens à Ulm puis prennent Munich et Salzbourg. Le 13 Novembre, Napoléon entre à Vienne en conquérant. « Les desseins de la Providence ne s’accomplissaient pas moins avec ceux de Napoléon, admet Chateaubriand, on voit marcher à la fois Dieu et l’homme. »

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Pour les autrichiens, c’est la débandade. L’empereur François a fui Vienne avec une armée en déroute. Heureusement pour lui, les russes sont enfin là. Pour Napoléon, il faut frapper vite avant que la totalité de l’armée russe rejoigne les autrichiens. Vaincus, ces derniers seront obligés de capituler forçant les russes à se retirer et laissant ainsi l’Angleterre seule face à la « grande armée ».

Mais l’empereur des français fait face à un sérieux problème. Son avance fut tellement fulgurante que les lignes de ravitaillement s’étirent dangereusement. Il n’a également plus de réserves et ses soldats sont harassés marchant sans interruption depuis deux mois de Boulogne au sud de l’Autriche. Pour espérer vaincre, Napoléon doit concentrer l’ennemi, supérieur en nombre, en un seul champ de bataille. Plus ce champ sera petit, plus la supériorité numérique austro-russe perdra de son intérêt. L’empereur choisit donc son champ de bataille. Il choisit Austerlitz.

 

Austerlitz, le chef d’œuvre tactique de Napoléon

Le plan de Napoléon est simple. Il consiste à faire croire aux austro-russes que l’armée française est sur le point de battre en retraite. Le 28 novembre, il abandonne le plateau de Pratzen pourtant d’une haute valeur stratégique. Le 29 Novembre, il sacrifie volontairement la cavalerie du général Treilhard aux cosaques. Le 30, il engage des négociations d’armistice avec le prince Dolgoroukov, envoyé du Tsar Alexandre. Revenu d’une entrevue avec l’empereur, Dolgoroukov déclare : « Napoléon tremblait de peur. J’ai vu l’armée française à la veille de sa perte. Notre avant-garde suffirait à l’écraser ». Bonaparte fait également croire aux alliés qu’il ne possède pas de réserves au moment même où Davout marche avec 8 000 hommes depuis Vienne pour soutenir sa position.

Enfin, pour appâter ses ennemis, Napoléon allège son flanc droit coupant la route de Vienne. Le 2 Décembre 1805, la bataille s’engage. Comme prévu, les austro-russes quittent le plateau de Pratzen pour attaquer le flanc droit de Bonaparte. Celui-ci semble d’abord être submergé et sans appui avant que Davout n’arrive avec ses 8 000 hommes. Ces derniers avaient marché 110 Km en 48 heures. Sur le plateau de Pratzen, l’armée du général Soult sort du brouillard et attaque les russes. Dans le camp des alliés, c’est la panique. Le plateau est pris par les français à 9 h du matin. Les canons y sont installés offrant à Napoléon une position idéale d’autant plus que le « soleil d’Austerlitz » venait de se lever permettant aux français de voir clairement l’ensemble du champ de bataille. En effet, ce dernier est un rectangle de huit kilomètres sur douze fermé au sud par des étangs gelés. Bloqués entre les forces de Davout et le plateau de Pratzen, les austro-russes sont décimés par les canons de Soult. A 11 heures, les alliés tentent le tout pour le tout pour reprendre le plateau. C’est un massacre.

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Après avoir escaladé le plateau, les soldats alliés sont accueillis par les 20 000 hommes de Soult et la garde impériale, l’élite de l’armée française. La cavalerie russe tente de soutenir l’offensive mais est vaincue. A 13 heures, le Tsar et son état-major quittent le champ de bataille. N’ayant plus de commandement, 20 000 soldats russes tentent de fuir en empruntant les étangs gelés. Le général Andrault décrit la panique dans les rangs russes : « Il faut avoir été témoin de la confusion qui régnait dans notre retraite (ou plutôt de notre fuite) pour s’en faire une idée. Il ne restait pas deux hommes d’une même compagnie ensemble […] les soldats jetaient leurs fusils et n’écoutaient plus leurs officiers, ni leurs généraux ; ceux-ci criaient, fort inutilement, et couraient comme eux. » Dans les étangs gelés, les soldats et les cheveux se noient. Seuls 2 000 d’entre eux réussissent à atteindre l’autre rive.

Napoléon a gagné. Les russes et les autrichiens sont en déroute. Austerlitz restera comme la plus grande victoire militaire de l’histoire de France. Sa victoire fut, au fond, construite sur son génie tactique et sa capacité d’adaptation aux contraintes du terrain. Pour lui, « malheur à un général qui arrive sur le champ de bataille avec un système ». « Dans la guerre, la part des principes y est minime ; rien n’y est idéologie », écrit-il. Bonaparte n’admettait pas qu’on considère la guerre comme une science. Il aurait été très certainement surpris par les travaux de Clausewitz sur l’art de la guerre.

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Mais la principale force de Napoléon réside dans sa capacité à soulever l’amour et l’enthousiasme de ces soldats. En face d’armées commandées par des princes et des nobles incapables de s’intéresser aux sorts de leurs hommes, l’Empereur se montrera toujours proche de ses soldats, bivouaquant avec eux et les tutoyant comme s’il fut leur égal. « Dans mes campagnes, dira-t-il, j’avais coutume d’aller sur les lignes, dans les bivouacs, m’asseoir auprès du plus simple soldat, de causer, de rire et de plaisanter avec lui. Je me suis toujours fait gloire d’être l’homme du peuple. » ** Cette proximité entre les officiers et les soldats caractérisent l’organisation de la grande armée. Purs produits de l’égalité révolutionnaire, les officiers français se faisaient un devoir de se mettre au même niveau que du « troufion » de base. C’est sur ce principe que réside l’incroyable cohésion de l’armée française.

Dans cet esprit, Napoléon reçoit l’empereur d’Autriche le 4 Décembre au milieu de ses hommes : « Je vous reçoit dans le seul palais que j’habite depuis deux mois. » François répondit par un laconique trait d’humour : « Vous savez si bien tirer parti de cette habitation qu’elle doit vous plaire. » Le 26 Décembre, l’Autriche signe le traité de Presbourg mettant fin à la guerre laissant les mains françaises libres d’agir en Italie et en Allemagne. Napoléon ne traîne d’ailleurs pas pour en profiter. Dès le 27 Décembre, il destitue les rois Bourbon de Naples pour donner la couronne à son frère Joseph. En Hollande, il place son autre frère Louis sur le trône. En Allemagne, il crée la confédération du Rhin et dissout le vieil empire romain germanique. Or, cette dernière décision aura des conséquences inattendues.

 

Réorganisation de l’Allemagne et guerre contre la Prusse

La décision de Napoléon d’abattre le Saint-Empire Romain Germanique passa à l’époque relativement inaperçue. L’entité qui fut bâtie par Otton le grand en 962 avait depuis longtemps perdu de sa superbe au point de faire l’objet de moqueries, la plus célèbre étant celle de Voltaire. Déjà, à l’époque de Charles Quint, l’empire s’était déchiré entre catholiques et réformés conduisant à la paix d’Augsbourg de 1555. Un siècle plus tard, la guerre de Trente ans avait une nouvelle fois ravagé l’empire aboutissant au traité de paix de Westphalie en 1648. Cette situation d’un empire totalement morcelé faisait le jeu de la France qui craignait l’encerclement par les Habsbourg. La France et l’Autriche étaient d’ailleurs les garants de l’accord de Westphalie jusqu’à l’émergence d’une nouvelle puissance : la Prusse.

Cette dernière s’était taillée une réputation de « meilleure armée du monde » lors de la guerre de sept ans et son influence sur l’Allemagne ne faisait que grandir au fur et à mesure que l’Autriche s’affaiblissait. C’est pourquoi Berlin, après avoir consommé son échec à Valmy en 1792, a laissé Vienne s’épuiser dans un combat sans fin contre la France révolutionnaire. Cependant, la nouvelle organisation de l’Allemagne par Napoléon préoccupa sérieusement la Prusse.

A travers la Confédération du Rhin, la France s’est crée une zone d’influence en Allemagne, un « glacis » diront plus tard les soviétiques, éloignant le rêve de Berlin de voir l’Allemagne se réunifier sous sa bannière, projet qui ne sera atteint que par Bismarck en 1870. Poussé par les russes et les anglais, Frédéric-Guillaume III de Prusse accepte d’entrer en guerre contre la France.

Pour Napoléon, la nouvelle sonne comme un coup de tonnerre. Avec une Autriche vaincue et une Russie expulsée vers l’Est, Bonaparte comptait bien pousser les anglais à la paix. L’invasion de l’île était en effet impossible après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar devant la flotte anglaise. Certes, Nelson avait été tué mais les anglais possédaient la maîtrise des mers ce qui empêchait tout débarquement sur les côtes anglaises. L’empereur était pourtant convaincu que si Londres voyait ses alliés continentaux être battus, elle serait contrainte de négocier. Suprême optimisme qui conduira à la décision absurde du blocus continental.

En septembre 1806, Napoléon se lance à la conquête de la Prusse. Le 14 Octobre, l’empereur écrase les prussiens à Iéna puis à Auerstaedt. A Iena, Hégel dira en voyant passer Napoléon : « J’ai vu passer l’âme du monde à cheval ». Le 27, les français paradent à Berlin. La Prusse est écrasée. En moins de deux mois, la soi-disant « meilleure armée du monde » a explosé en plein vol. Ce fiasco sera ressenti comme un véritable traumatisme par les prussiens et une partie des allemands.

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Goethe a beau faire l’éloge de l’empereur, la population n’a jamais accepté l’occupation française. Se forme alors un courant critique des idées révolutionnaires françaises, trop individualistes, trop universalistes pour à l’inverse célébrer le particularisme germanique. Face au code civil napoléonien, on voit fleurir « un droit purement germanique » attaché à la communauté et aux droits du sang au détriment de l’individualisme révolutionnaire. Face à la conception politique de la Nation française comme « démos », les allemands opposent la nation comme « ethnos », c’est-à-dire comme communauté liée par la culture et le sang. Fichte conceptualisa le principe national allemand dans son Discours à la nation allemande en 1808.

Sous l’occupation napoléonienne, on assiste donc à la naissance d’un sentiment national allemand comme si quelque part la Révolution française avait réussi à exporter la primauté nationale au sein de l’Europe. « Le Saint Empire à peine détruit, écrivait François Mitterrand, l’empereur des français, effaçant les réseaux mineurs de frontières, créant corps à l’idée nationale, apporta à l’Allemagne l’unité. »

 

Guerre contre les russes et accord de Tilsit

Napoléon ne pouvait bien sûr concevoir un tel résultat à sa politique. Confiant, il croit encore qu’il peut tenir les rênes de l’Europe grâce à la puissance de son armée. Pour le moment, il est vrai, tout lui réussit. Le 26 Novembre 1806, il chasse les russes de Varsovie puis le 8 Février 1807 il remporte d’une courte tête la bataille d’Eylau en Prusse-Orientale (aujourd’hui dans l’enclave russe de Kaliningrad). Cette bataille acharnée inspirera plus tard Balzac dans Le Colonel Chabert. Le 14 juin, les russes sont écrasés à Friedland. Le 25 du même mois, les deux empereurs de France et de Russie se retrouvent à Tilsit.

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L’entrevue se déroule sur un radeau au beau milieu du Niémen. Les deux hommes se font du charme. Les promesses pleuvent. Alexandre jure qu’il appliquera le blocus continental signé par Napoléon à Berlin le 21 Novembre 1806 en vue d’asphyxier l’économie anglaise. Le Tsar « de toutes les Russies » jure également qu’il renonce à la Pologne. Bonaparte, lui, reconnaît la souveraineté russe sur la Finlande et la Suède et accepte de partager avec les russes l’Empire Ottoman. Tilsit fut en fait un immense « jeu de dupes » entre les deux empereurs, l’un comme l’autre se faisant des promesses qu’ils n’avaient aucune intention de tenir. La paix est signée mais tout le monde sait que l’accord n’est qu’une trêve, rien de plus. Avec Bonaparte, la guerre est devenue un état permanent de la société française.

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*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

**Texte extrait dans le livre de Patrice Gueniffey, Napoléon et De Gaulle, Deux héros français