Brexit: Deal ou no Deal ?

Brexit: Deal ou no Deal ?

Tout ça pour rien, serait-on tenté d’affirmer. Après des mois de batailles au sein de son parti pour finalement concocter le plan « Chequers » (du nom de la résidence d’été du premier ministre britannique), Theresa May s’est vue prier de revoir sa copie lors du sommet de Salzbourg du 20 Septembre dernier. Pour le président Français, ce projet était tout simplement « inacceptable » tandis que Donald Tusk, le président du conseil européen, avertissait les britanniques que leur plan « ne fonctionnera pas ». A Berlin, Angela Merkel estimait « qu’il y a beaucoup de travail à réaliser avant d’atteindre un accord ».

Et pourtant, la date butoir du 29 Mars prochain approche à grands pas si bien que l’on s’interroge sur la capacité des deux partis à trouver un motif d’entente. Il est clair, en effet, qu’il faudra des semaines, voire des mois, avant que Theresa May et son gouvernement ne parviennent à formaliser un nouveau plan susceptible de rallier l’ensemble des conservateurs. La tâche sera rendue d’autant plus difficile que la pression des décideurs économiques et financiers ne fera que monter en puissance à mesure que la perspective d’un non-accord sera de plus en plus probable.

Parviendra-t-on à un accord ? Et quels sont les obstacles qui mettent à mal les négociations ?

 

Pour l’instant, aucune raison de céder à la panique…

Depuis quelques semaines, les signaux d’alarmes se multiplient outre-Manche quant à la perspective d’un « no deal » aux effets catastrophiques. Dans les tabloïds, il n’y ainsi pas un jour qui passe sans son lot de nouvelles apocalyptiques supposées s’abattre sur la Grande Bretagne après la date limite du 29 Mars. De façon plus sérieuse, des hauts officiels britanniques tel le gouverneur de la banque centrale ou encore le président de la fédération patronale, ont eux aussi mis en garde contre les conséquences négatives d’une absence d’accord.

Mais pour l’heure, si ce scénario est envisagé, il n’est pas le plus probable et ce pour deux raisons fondamentales. D’une part, aucune des deux parties n’a intérêt à se quitter sans un accord, même si celui-ci se fait à minima. Côté anglais par exemple, près de 40% du commerce extérieur se réalise avec l’Union européenne. Un « No deal » entraînerait certainement une crise économique et financière, au moins à court terme. A cela, il faut ajouter le fait que l’essentiel des produits de consommation de la vie courante viennent d’Europe, sans compter qu’une rupture brutale impacterait de facto l’ensemble des accords commerciaux britanniques avec le monde. Il est dès lors probable que la Grande-Bretagne subira un chamboulement économique tel que le cabinet de Theresa May préférera rechercher « un Bad Deal » plutôt qu’un « No Deal ».

Côté européen, la perspective d’une rupture brutale est aussi envisagée avec angoisse. La France affiche ainsi un excédent commercial vis-à-vis de Londres de l’ordre de 12 Milliards d’euros et est engagée avec son partenaire britannique dans une coopération étroite en matières militaires et diplomatiques. L’Allemagne possède également un excédent commercial considérable qui risque de se dilapider à partir du 29 Mars tandis qu’énormément d’établissements financiers ont des liens privilégiés avec la City de Londres. Là aussi, comme pour les britanniques, les européens seront plus enclins au « Bad Deal » qu’au « No deal ».

La deuxième raison d’être optimiste est qu’il est fort probable que, plus la date limite approche, plus la peur d’un non-accord poussera les deux partis à trouver des accommodations auxquelles pour l’heure elles ne sont pas prêtes à souscrire. En d’autres termes, c’est le sentiment d’urgence qui généralement débloque les négociations. Aujourd’hui, paradoxalement, il est encore trop tôt pour voir Londres ou Bruxelles céder aux revendications de l’autre partie, chacun étant convaincu qu’il possède suffisamment de temps pour retourner le rapport de forces en sa faveur. En revanche, plus la « deadline » approchera, plus la volonté d’un compromis sera au rendez-vous.

 

…Mais quelques raisons de s’inquiéter tout de même

Aujourd’hui, les négociations du Brexit patinent du fait non pas des conditions commerciales et financières de la sortie du Royaume-Uni mais sur la question de la libre-circulation des personnes. Comme l’avait affirmé Michel Barnier, le négociateur de la commission européenne, les deux parties se sont en fait accordées sur au moins 80% des points de négociation. De la période transitoire de trois ans qui devrait suivre le Brexit à l’accord sur la facture budgétaire de 40 milliards d’euros que devra verser Londres, beaucoup a déjà été fait. Et pourtant, ces 80% disparaîtront si les parties ne trouvent pas un consensus sur les 20% restants car les parlements nationaux ne peuvent ratifier le traité que si celui-ci est complet.

De ce point de vue, la négociation ne concerne vraiment que l’épineuse question de la liberté de circulation des personnes. Pour les européens, en effet, la Grande Bretagne ne peut accéder au marché unique que si les quatre libertés fondamentales suivantes sont respectées : libre circulation de l’information, des marchandises, des capitaux et des hommes. Sur cette dernière, Londres refuse catégoriquement de céder. Pour Theresa May, il est évident que l’origine même du Brexit se trouve dans la profonde angoisse migratoire du peuple britannique, alimentée notamment par l’arrivée d’un million de travailleurs venus des pays d’Europe de l’Est dans les années 2000. Céder sur ce point serait pour elle une trahison du vote des électeurs lors du référendum, trahison qui serait, de plus, un véritable boulet électoral pour le parti conservateur dans les années qui viennent.

A l’inverse, les européens restent fermes sur le principe de la liberté de mouvement. Ils refusent en effet ce qu’ils appellent « un marché unique à la carte » qui pourrait donner des idées à d’autres pays européens. Et de fait, si l’Europe répond favorablement aux exigences britanniques, ces derniers auraient tous les avantages du marché unique sans l’inconvénient migratoire, ce qui laisserait à coup sûr la porte ouverte à d’autres Etats européens pour demander un traitement similaire. Autant dire que l’Union Européenne ne peut se permettre d’être accommodante.

Dans ce cadre, la question nord-irlandaise prend une importance fondamentale. Les accords du Vendredi Saint, signés en 1998 et qui ont mis fin au conflit entre protestants et catholiques, prévoyaient en effet la libre-circulation des personnes entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Or, en refusant la liberté de circulation, le gouvernement britannique se place en rupture avec ces accords alors que l’Union Européenne, elle-même, supervise leurs mises en œuvre. Cette position dogmatique, Theresa May la doit à son erreur politique d’avoir dissous le parlement, pourtant majoritairement conservateur, en juin 2017. Dorénavant, elle ne peut gouverner qu’au prix d’une alliance avec les unionistes irlandais qui refusent de céder sur la question des frontières entre les deux Irlandes. Il est donc impossible pour Theresa May de répondre aux attentes européennes sous peine de voir son gouvernement être renversé, ce qui entraînerait de nouvelles élections périlleuses pour les conservateurs.

Comme nous pouvons le constater, la question de la libre-circulation des personnes est l’obstacle principal à un accord. Les deux parties semblent n’avoir que très peu de marges de manœuvres et surtout rien pour l’heure ne montre un quelconque progrès dans ces négociations. Pourtant, aux vues des intérêts économiques et financiers des deux côtés de la Manche, il me parait encore peu probable qu’au soir du 29 Mars les relations soient rompues sans un agrément. A la fin, Européens et Britanniques préféreront toujours un « Bad Deal » plutôt qu’un « No deal ».

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

« Les américains viennent de Mars, les européens de Vénus »

Robert Kagan, La puissance et la faiblesse (2003)

 

Certains livres méritent d’être relus tant ils s’appliquent parfaitement au contexte actuel. Quinze ans après sa sortie, La Puissance et la Faiblesse de Robert Kagan est incontestablement l’un d’entre eux. Décrivant les Etats-Unis comme « venant de Mars et les européens de Vénus », il pointait du doigt la différence fondamentale de vision du monde entre les deux rives de l’Atlantique, différence qui n’a guère disparu de nos jours.

Il écrivait ainsi en 2003 : « Les Etats-Unis recourent plus vite à la force et, par comparaison avec l’Europe, s’accommodent moins bien de la diplomatie. En général, les Américains considèrent que le monde est partagé entre le bien et le mal, entre les amis et les ennemis, alors que, pour les Européens, le tableau est plus complexe. […] Ils essaient d’influencer sur l’autre par des voies subtiles et indirectes. Ils tolèrent plus volontiers l’échec et se montrent plus patients quand les solutions tardent à venir. Face à un problème, ils sont en général plus favorables à une réaction pacifique et préfèrent la négociation, la diplomatie et la persuasion à la coercition. »

Ecrivez ces lignes aujourd’hui et vous retrouverez sensiblement les mêmes contradictions entre Washington et l’Europe. Trump méprise ainsi la diplomatie, n’hésitant pas à se retirer des accords multilatéraux de Paris (sur le climat) et de Vienne (sur le nucléaire iranien), et fonde sa politique extérieure sur une pure application des rapports de force. A l’inverse, les européens se sont faits les chantres d’un ordre multilatéral fondé sur le droit international.

Cette différence de philosophie internationale mérite donc plus que jamais que l’on s’y attarde si l’on veut comprendre la grande divergence actuelle entre les Etats-Unis de Trump et l’Europe des 27.

 

Une Amérique hobbesienne et une Europe Kantienne

L’immense intérêt de l’ouvrage de Kagan est de mettre fin au mythe de « l’Occident » pris comme un tout indivisible et de replacer à l’inverse les contradictions philosophiques fondamentales qui sous-tendent les politiques étrangères entre les deux rives de l’Atlantique. Pour lui, les Etats-Unis seraient ainsi par essence une puissance « hobbesienne » tandis que l’Europe céderait à l’idéalisme kantien.

Pour Hobbes, en effet, le monde se compose d’abord d’un « Etat de nature » dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Épris de considérations égoïstes et désireux de dominer l’autre, les hommes se retrouvent dans la crainte permanente quant à leur sécurité physique privilégiant dès lors une véritable soumission à un Etat, le Léviathan, qui leur apporte en contrepartie la paix et la prospérité.

hobbes

Or, même si Hobbes n’a jamais écrit sur les relations internationales proprement dites, on peut considérer que l’image d’un état de nature chaotique et violent s’applique aussi aux relations entre peuples. Souhaitant se protéger, ces derniers ont eu historiquement tendance à se soumettre à un « Léviathan », c’est-à-dire à un empire ou à une puissance hégémonique. Les Etats-Unis ont joué ce rôle de garant des pays démocratiques contre l’URSS et continuent aujourd’hui à être le « Léviathan » des monarchies du Golfe dans cet Etat de nature qu’est le Moyen-Orient.

De plus, Hobbes montrait que l’Etat Léviathan avait tendance à être en constante expansion territoriale s’il voulait garantir au mieux la protection de ses sujets. En d’autres termes, la paix mondiale ne peut provenir que de l’empire ou de l’hégémonie d’une nation, cette dernière étant dans l’obligation d’imposer l’ordre et de mettre fin à l’Etat de nature.

En cela, les Etats-Unis sont l’incarnation même de cette puissance hégémonique hobbesienne. D’une part, ils sont convaincus d’être un pays élu par Dieu pour libérer le monde de la tyrannie et du chaos, soit en termes hobbesiens de jouer le rôle de Léviathan. D’autre part, ils conçoivent l’ordre international comme un clivage entre le monde libre protégé par l’hégémonie américaine et le monde non-libre, dont Washington a l’obligation morale de convertir aux principes démocratiques. C’est pourquoi, les Etats-Unis n’hésitent pas utiliser les contraintes militaires ou économiques pour atteindre cet objectif.

Au contraire, l’Europe est fondamentalement kantienne dans son approche des relations internationales. Pour Kant, s’inspirant de Hobbes, ces dernières sont d’abord régies par la loi du plus fort de l’Etat de nature. Mais dans son Projet de paix perpétuelle (1795), et contrairement au philosophe anglais, le père de l’Aufklärung refuse que la paix mondiale soit imposée par un Léviathan. Il prône plutôt une fédération mondiale d’Etats liés entre eux par des lois internationales et par le libre-échange. Il ajoute même que cette fédération ne peut pas s’étendre au moyen de la guerre car sinon la liberté cesserait d’exister. Au contraire, selon lui c’est l’attractivité d’une fédération en paix qui permettrait la globalisation de ce principe fédératif.

kant

Il écrivait ainsi : « La possibilité de réaliser une telle fédération, qui peu à peu embrasserait tous les États, et qui les conduirait ainsi à une paix perpétuelle, peut être démontrée. Car si le bonheur voulait qu’un peuple aussi puissant qu’éclairé, pût se constituer en république (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative ; d’autres États pourraient y adhérer pour garantir leur liberté d’après les principes du droit international, et cette alliance pourrait ainsi s’étendre insensiblement et indéfiniment ».

Kant avait donc établi en théorie ce que sera la construction européenne un siècle et demi plus tard.

Bien sûr, certains diront que cette distinction entre puissance hobbesienne et fédération kantienne n’est pas tout le temps exact. Certains démocrates sont ainsi plus proches de Kant que de Hobbes. De même, en Europe, la Grande-Bretagne et la France défendent des politiques de puissance hobbesienne. Mais ces exemples sont davantage l’exception que la règle. Les présidents démocrates ont ainsi conduit des politiques militaires musclées que ce soit au Vietnam, en Yougoslavie ou encore en Libye, loin de l’idéalisme kantien. De même, la France et le Royaume-Uni semblent s’aligner sur une politique multilatérale de respect des droits internationaux, bien que la tentation de la force n’ait jamais vraiment disparu.

L’un inspiré par Hobbes, l’autre par Kant, Washington et l’Europe n’envisagent pas les relations internationales avec les mêmes points de vue idéologiques. En matière d’intervention militaire, de multilatéralisme et de libre-échange, par exemple, les divergences sont en tout point frappantes.

 

Trois exemples concrets de divergence philosophique euro-américaine

Pour ce qui est de l’intervention militaire, les Etats-Unis et l’Europe partagent des vues différentes, voire opposées, principalement dans la justification de la guerre. Comme nous l’avons vu, en tant que Léviathan hobbesien, les américains considèrent comme légitimes les interventions militaires visant à défendre la démocratie et les droits humains dans le monde, et ce, sans nécessiter le besoin de le justifier par le droit international. Le cas de l’Irak est évidemment emblématique de cette vision du monde mais auparavant les interventions en Somalie ou au Kosovo rentraient déjà dans ce cadre.

Bush iraq

A l’inverse, les européens voient dans la guerre l’ultime recours une fois toutes les actions diplomatiques épuisées. Ils sont, de même, extrêmement sensibles à l’argument du droit international. Comme Kant l’avait montré, une fédération comme l’Europe a pour but de s’ériger en modèle pour la paix dans le monde. Les européens se voient d’ailleurs comme l’incarnation même, étant donné leur histoire, qu’il est possible de dépasser les velléités conflictuelles en vue de bâtir une ère de paix. Le discours de Dominique De Villepin à l’ONU en 2003 est typique de la philosophie kantienne de l’Europe. Or, en se pensant soi-même comme symbole de paix, les européens ne peuvent admettre une politique de puissance militaire sans se déjuger. C’est d’ailleurs pourquoi une Europe de la Défense ne pourrait être qu’exclusivement défensive, se limitant à la défense du territoire européen et non pas servir, comme on a tendance à le rêver à Paris, comme instrument de puissance hors d’Europe.

de villepin 2003

Le deuxième exemple de divergence grave entre américains et européens repose sur l’importance du multilatéralisme. Pour les américains, les institutions et accords multilatéraux ne sont que des outils à leur disposition pour favoriser l’expansion de l’Etat hobbesien à l’échelle du globe. Par exemple, l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 visait à contraindre Pékin à s’aligner sur les normes occidentales si bien que la libéralisation du marché chinois aurait dû favoriser l’essor de la démocratie. De même l’accord sur l’Iran, en plus de l’arrêt du programme nucléaire, avait pour objectif de renforcer, par la fin des sanctions commerciales, le développement d’une classe moyenne qui pousserait inévitablement les ayatollahs vers la sortie.

Mais dès lors que ces institutions multilatérales échouent à exporter la démocratie, comme dans le cas de la Chine ou de l’Iran, les américains préfèrent bien souvent négliger ces institutions et forcer seuls la décision diplomatique par une politique de rapport de forces comme sous les présidences Bush ou Trump. En fait, pour Washington, le multilatéralisme n’a d’utilité que dès lors qu’il renforce son hégémonie hobbesienne, sinon elle choisit l’unilatéralisme.

Pour l’Europe, à l’inverse, le multilatéralisme est le principe clé sur lequel elle repose. L’union Européenne est en tant que tel une institution multilatérale ce qui fait d’elle la défenseure la plus acharnée d’un tel ordre. Reprenant le rêve kantien, les européens voient dans ces institutions les premiers pas vers une fédération mondiale dont l’UE est censée montrer la voie. Les accords de paris puis sur l’Iran ont été ainsi perçus comme l’ébauche d’une telle fédération. On comprend dès lors le gouffre philosophique qui existe entre une Europe rêvant d’une fédération mondiale et les Etats-Unis convaincus de leur prééminence et de leur rôle providentiel. Les profondes divergences de vue quant au rôle de la Cour pénale internationale incarnent parfaitement cet état de fait.

Enfin, le libre-échange est devenu une pomme de discorde entre les deux alliés. Il est vrai que Trump, en mettant en œuvre une politique protectionniste, s’est détourné de la tradition ricardienne de la politique étrangère américaine. Néanmoins, il ne faudrait pas croire que le libre-échange ait la même signification des deux côtés de l’Atlantique. Ce point est d’ailleurs totalement sous-estimé mais il est pourtant crucial car il explique largement le tournant mercantiliste de Trump.

Pour les Etats-Unis, en effet, le libre-échange est un instrument utilisé en vue de satisfaire les intérêts économiques américains et exporter la démocratie par le marché dans un rôle purement hobbesien de Léviathan. Or, dès lors, qu’en Amérique, une partie importante de l’électorat perçoit le libre-échange comme une menace pour leur prospérité et que l’ouverture économique a échoué ces dernières années à étendre les principes démocratiques dans le monde, et même a favorisé la montée d’autocratie comme la Chine, l’ouverture des échanges a perdu beaucoup de son capital politique.

Au contraire, pour les européens, le libre-échange va bien au-delà des simples considérations économiques. Il est en fait vu comme l’instrument indispensable pour faire advenir la fédération mondiale d’Etats unis par la loi internationale et l’union économique comme Kant l’avait préconisé. En d’autres termes, alors qu’en Amérique le débat commercial reste subordonné à des considérations pragmatiques, l’Europe a adopté une vision parfaitement idéologique du libre-échange. C’est pourquoi, pour les européens, toute politique protectionniste, même à l’échelle européenne, est inconcevable car elle serait contraire à leurs propres principes philosophiques. Il n’est qu’à voir le zèle incroyable de la commission européenne pour signer des accords de libre-échange pour comprendre qu’à Bruxelles, cette politique n’a que peu à voir avec l’économie et beaucoup à voir avec la philosophie.

libre-échange europe canada

Comme Robert Kagan l’avait montré dans La Puissance et la Faiblesse, les Etats-Unis et l’Europe ont donc deux visions différentes des relations internationales. D’un côté, l’Amérique et son Etat souverain hobbesien. De l’autre, l’Europe et son rêve de fédération kantienne. D’un côté, un pays qui joue sur les rapports de force. De l’autre, une union qui les refuse catégoriquement. Tout, en fait, sépare les deux rives de l’Atlantique si l’on prend en compte leur rapport à la philosophie internationale. Les américains ne comprennent pas l’Europe et les européens ne comprennent pas l’Amérique. Et pourtant, ils sont tous deux alliés depuis plus d’un siècle. Comment expliquer dès lors la résilience d’une alliance entre ces deux partenaires si différents l’un de l’autre ?

 

 

Loi sur la Shoah : pourquoi la Pologne a eu raison de la promulguer ?

Loi sur la Shoah : pourquoi la Pologne a eu raison de la promulguer ?

La Pologne fait encore parler d’elle. C’est que depuis la victoire des conservateurs, le gouvernement polonais est systématiquement accusé d’entrave à la démocratie. Varsovie fait en fait l’objet d’une propagande venue de France et d’Allemagne dont l’objectif est de condamner d’avance ce peuple qui a le tort de vouloir rester lui-même. Du refus de l’immigration à la défense de l’identité catholique, un monde sépare dorénavant l’Europe de l’Ouest de la Pologne.

Quoi qu’il fasse, le gouvernement polonais sera soupçonné de « dérive nationaliste » ou de « politiques réactionnaires ». C’est pourquoi l’offensive médiatico-politique de l’Occident contre la loi sur la Shoah approuvée par le président Duda il y a quelques jours ne doit pas faire illusion. Elle vise en réalité à démoniser le gouvernement et le peuple polonais, ces irréductibles qui ne se sont toujours convertis au paradis promis par l’Occident.

Pierre Hazan dans le Temps définit ainsi cette loi comme « une tentative de réécrire l’histoire ». Dominique Moisi dans Les Echos ajoutait qu’elle « est le dernier signe de l’inquiétante dérive de l’Europe centrale et orientale ». Même le ministre Jean-Yves Le Drian s’inquiétait « d’un carcan imposé au peuple polonais par des options nationalistes tout à fait regrettables ». Enfin, l’inénarrable Daniel Cohn-Bendit voyait dans cette loi le symbole d’un « véritable révisionnisme historique » de la part de la Pologne.

 

La Pologne pendant la seconde guerre mondiale

Comme nous pouvons le constater, des médias aux hommes politiques, la loi polonaise subit un torrent ininterrompu de critiques. C’est que pour eux, le peuple polonais a participé au génocide des nazis comme complices. Il est vrai que certains polonais, quelques milliers au maximum, ont participé à la shoah en aidant la machine de guerre hitlérienne. Il est vrai aussi que l’antisémitisme a toujours été très puissant en Pologne. Mais dire que le « peuple » polonais a joué un rôle dans le génocide me paraît non seulement exagéré mais faux.

En effet, quelques milliers de personnes ne représentent pas le peuple polonais. D’ailleurs, le gouvernement polonais actuel n’a jamais nié la participation individuelle de certains polonais. Sa loi criminalise ce qui accuse l’Etat polonais, et non un citoyen lambda, d’être complice des nazis. Cette loi sépare donc strictement l’individu de l’Etat. Un polonais en tant qu’individu peut toujours être condamné pour participation au génocide mais pas l’Etat. Il est donc totalement de faux de dire que le gouvernement polonais veut nier la Shoah et la complicité de certains polonais aux crimes nazis.

Ce que souhaite Varsovie, c’est d’affirmer une vérité historique, à savoir que l’Etat polonais n’a jamais pris part au génocide et ceux pour une raison simple, c’est qu’il n’existait plus. Dès Septembre 1939, l’invasion allemande puis soviétique selon les modalités secrètes du pacte germano-soviétique, mettait fin à l’Etat polonais. En clair, à la fin du mois de Septembre 1939, il n’y a plus de Pologne. D’ailleurs, les élites polonaises sont systématiquement liquidées par les occupants allemands et soviétiques (Massacre de Katyn).

L’objectif était simple. Il s’agissait de détruire pour toujours toute entité, toute administration polonaise. Il n’y a donc jamais eu comme en France un gouvernement nationale sous l’occupation comme le fut l’Etat français de Vichy. Au contraire, la Pologne fut administrée directement par Berlin et par Moscou. Elle fut même démembrée entre l’Ouest, annexé au Reich, le Centre, dominé par une administration nazie de Hans Franck, et l’Est, administré par Moscou. Dire qu’il existait un Etat polonais à cette période est de fait totalement absurde.

Dès lors, la shoah sur le territoire Polonais décidée après la conférence de Wannsee de janvier 1942, est le fait exclusif du Reich hitlérien puisque c’est lui qui administre la Pologne. Il ne peut avoir comme en France une complicité de l’Etat polonais car celui-ci n’existe plus. Dire par conséquent qu’en affirmant l’innocence de l’Etat polonais c’est « réécrire l’histoire » comme le fait le monde médiatico-politique, ce n’est pas seulement faux, c’est de la malhonnêteté.

Le gouvernement polonais a donc raison de rétablir la vérité historique. Comment en effet faire croire qu’on peut accuser l’Etat polonais de complicité dans le génocide des juifs alors que celui-ci n’existait plus ? Affirmer cette vérité toute simple, ce n’est pas « réviser l’histoire » mais au contraire redonner au polonais la pleine vérité historique.

 

Le dogme de la Shoah

Sans doute est-ce pourquoi cette loi est si décriée en Occident. Car dès lors qu’on traite du génocide des juifs, les élites médiatico-politiques défendent en réalité un dogme, celui de la responsabilité collective de l’occident quant au sort des Juifs. Auschwitz est devenu « l’ornière morale » des occidentaux dans lequel s’est imposé un discours unique qui criminalise toute pensée dissidente.

Ce dogme, naît dans les années 70 suite à la pression du lobby juif et la victoire idéologique des historiens moralistes américains, prétend que l’extermination des juifs n’est pas le fait que des nazis mais de toute l’Europe, mis à part quelques « justes ». Or, ce mensonge est défendu avec force par nos élites pour des raisons politiques.

Ce que Le Drian, Cohn-Bendit et les autres défendent en réalité n’est pas la vérité historique, car nous l’avons vu l’Etat polonais n’existait plus durant la Shoah, mais le mensonge qui fait de toutes les nations européennes les co-responsables du génocide. Il s’agit avant tout de réécrire l’histoire dans le but de condamner les peuples européens à l’auto-flagellation et à la haine de soi.

La culpabilité du régime nazi est de fait noyée dans un ensemble d’Etat-Nations européens accusés collectivement d’avoir pris part à l’extermination des juifs. Ce dogme de la participation collective aux génocides joue en fait pour les peuples le rôle dévolu autrefois au « péché originel » dans la tradition chrétienne. Il est un mythe dont se servent les élites pour condamner les Nations et hâter l’avènement de leur utopie post-nationale européenne.

En voulant affirmer la vérité d’une Pologne qui dans sa très grande majorité n’a jamais participé au génocide, le gouvernement commet l’audace suprême et intolérable d’innocenter la Nation et le peuple polonais d’un crime qu’il n’a pas commis.

La loi polonaise est donc la première pierre d’achoppement d’un dogme qui cache volontairement la vérité historique. Non, l’Etat polonais n’est aucunement responsable ou complice de la Shoah. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir un livre d’Histoire pour le constater. L’enjeu est pourtant essentiel. Car à travers la responsabilité collective des peuples européens, ce sont les Nations qui sont montrées du doigt comme si au fond chaque Etat-Nation contenait en lui les germes du génocide. En tentant d’échapper à ce chantage, la Pologne nous aide enfin à entrevoir la fin d’un dogme tout autant idéologique que mensonger.

Pourquoi l’européisme est un héritage du catholicisme

Pourquoi l’européisme est un héritage du catholicisme

Emmanuel Macron a le mérite d’être clair sur l’Europe. Contrairement à ses prédécesseurs pour qui la construction européenne devait se réaliser à l’abri du regard des français, le président affirme haut et fort un projet fédéraliste européen. Lors de deux discours à Athènes et dans l’amphithéâtre de Sciences-po, il a symbolisé sa vision de l’Europe sous l’expression de « souveraineté européenne ».

Selon lui, les défis mondiaux étant d’ampleur internationale, seule l’échelle européenne permettrait de résoudre les nouvelles problématiques auxquels le monde doit faire face. Ainsi, la politique macronienne consiste à renforcer l’Etat supranational européen au détriment des souverainetés nationales. Que ce soit sur le budget de la zone euro, la création d’une agence européenne de renseignement où la formation d’une armée européenne, le macronisme vise à déposséder petit à petit les nations au profit d’organismes supranationaux.

Dans cette structure, Bruxelles prendra en charge la majorité des compétences dévolues actuellement aux Etats. Mais si la France peut compter sur le soutien de pays comme l’Italie, l’Espagne ou encore l’Allemagne, des pays du nord et de l’Est sont eux vent debout contre ce projet. Ce qui est fascinant c’est que cette géographie épouse trait pour trait les divisions religieuses du continent. Ainsi, de la même manière que Max Weber avait montré le développement du capitalisme en fonction des invariants anthropologiques religieux, on pourrait montrer que la construction européenne repose sur ces mêmes invariants religieux.

En quoi la dimension religieuse structure encore aujourd’hui la construction européenne ?

 

Le catholicisme : invariant structurel de la construction européenne

Ma thèse vise à démontrer qu’il n’y a aucun hasard au fait que ce soit les pays catholiques comme la France, l’Italie ou l’Espagne qui soient les plus favorables à un Etat supranational européen. Je suis convaincu que le catholicisme, bien qu’il ne soit plus pratiqué en tant que foi, est un vecteur fondamental de l’européisme des peuples européens. Il est primordial de comprendre que malgré le fait que la religion ne joue plus son rôle d’institution normative dans les sociétés modernes, les peuples vivent encore largement de sa fécondité. Ainsi, la culture, la morale ou l’éthique restent encore largement influencées par l’anthropologie religieuse*.

Le catholicisme naît au sein de l’empire Romain sous les empereurs Constantin puis Théodose. De fait, cette religion baigne dans l’idée d’impérium romain, c’est-à-dire un pouvoir de commandement des hommes s’inscrivant comme une autorité autonome indépendante du pouvoir de l’empereur. A la fin de l’empire romain, il existait donc deux autorités concurrentes : l’empereur et le pape.

Après l’effondrement de l’empire, l’Europe post-romaine se divise entre de nombreuses autorités politiques mais qui toutes sont soumises à une autorité supérieure qui commande la norme morale qu’est l’église. Ainsi donc on retrouve la différence entre le pouvoir temporel des Etat et le pouvoir spirituel de Rome. Ce dernier, en tant qu’autorité morale supérieure agit en réalité comme une institution supranationale, c’est-à-dire comme une entité qui au nom de Dieu impose sa doxa morale aux Etats. Rome s’adresse non pas aux nations mais à « une communauté catholique » qui transcende les appartenances nationales.

Par conséquent, l’anthropologie catholique favorise une culture supranationale fondée sur un dépassement des Etats-Nations. Ces derniers ont d’ailleurs longtemps eu un rapport ambigu avec l’Eglise catholique. La France, par exemple, lors de la Révolution, a dû s’atteler à la déchristianisation pour mieux affirmer son prisme national. Il est donc tout à fait logique à l’inverse que ce soient les pays catholiques (L’Irlande, la France, l’Espagne, le Portugal ou l’Italie) où se trouvent les plus grands partisans d’une Europe supranationale.

Il existe tout de même des exceptions en la personne de la Pologne et du groupe de Višegrad (Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie). Ces pays sont en effet à la fois catholiques et hostiles à un Etat supranational européen. Cependant, le catholicisme polonais (ou hongrois), d’une part, est un catholicisme national au sens où il fait figure de socle au particularisme national polonais. D’autre part, la Pologne n’a jamais été dominée par l’Empire Romain, excluant de fait toute trace de « l’impérium » de Rome. La même chose s’applique aux pays du Groupe de Višegrad. De plus, les aléas historiques d’un peuple ayant connu des périodes de domination, voir des tentatives d’extermination culturelle, a forgé chez les polonais un attachement viscéral au principe national. La Pologne et ses voisins de Višegrad sont donc en quelque sorte une exception qui confirme la règle anthropologique d’un espace catholique favorisant l’illusion supranationale.

 

L’Europe protestante est attachée à l’Etat-Nation

Le premier élément qu’il faut souligner est le fait que le protestantisme a gagné des territoires qui n’ont jamais fait partie de l’empire romain. Fernand Braudel l’avait déjà remarqué dans Grammaire des civilisations : « Cependant, la vieille Europe, plus attachée, sans doute, à ses traditions religieuses anciennes et qui la liaient étroitement à Rome, a maintenu le lien, tandis que la nouvelle Europe, plus mêlée, plus jeune, moins bien attachée à sa hiérarchie religieuse, a consommé la rupture. Une réaction nationale, déjà, se devine. »

Ces territoires avaient d’ailleurs été largement contraints de se convertir au christianisme comme le furent les hongrois et les saxons sous Charlemagne. Par conséquent, lorsque Luther publie ses quatre-vingt-quinze thèses, cette future Europe protestante n’est pas culturellement influencée par la séparation romaine entre le pouvoir temporel de l’Etat et le pouvoir spirituel de l’Eglise. C’est pourquoi le protestantisme n’a jamais connu cette différenciation fondamentale du catholicisme. Au contraire, les églises réformées ne sont pas des autorités supranationales comme l’est l’Eglise catholique favorisant ainsi la culture nationale.

Les églises protestantes sont divisées en de multiples chapelles chacune étant étroitement liées au pouvoir politique nationale. Le cas le plus exemplaire est sans nul doute celui de l’Angleterre. Fondée par Henri VIII, l’église anglicane est une autorité religieuse exclusivement nationale se limitant strictement aux territoires contrôlés par le roi, chef de l’Eglise. De fait, l’anglicanisme crée chez les anglais un tropisme national qui se méfie viscéralement de toute institution supranationale. C’est pourquoi il faut voir le Brexit comme la conséquence de cet invariant religieux qu’est l’anglicanisme.

Dans cette optique, il est tout à fait normal de voir des pays de culture protestante comme la Hollande, la Suède, le Danemark ou l’Angleterre s’opposer avec virulence au projet supranational européen. Le protestantisme joue donc ici un rôle fondamental pour expliquer pourquoi ces pays souhaitent une Europe fondée sur la coopération économique entre les nations, projet qui renvoie d’ailleurs à l’ancienne AELE (association européenne de libre-échange) et non un projet supranational.

 

Le cas allemand 

Nous avons donc expliqué la profonde division entre l’Europe catholique et l’Europe protestante quant au projet européen. Il existe néanmoins un pays qui ne semble pas au premier abord entré dans ce schéma, et ce pays c’est l’Allemagne.

L’Allemagne est en effet un pays culturellement divisé entre le catholicisme, présent dans l’Ouest et dans le Sud du pays, et le protestantisme, présent dans le Nord et l’Est. Dominé par les protestants depuis 1870, le pays a connu une révolution majeure en 1945. Divisé en deux territorialement, il fut également divisé en deux culturellement. Ainsi, la RFA fut dominée par une classe politique essentiellement d’origine catholique de Adenauer à Khôl en passant par Helmut Schmitt. Encore aujourd’hui, les deux grands partis que sont le SPD et la CDU sont majoritairement composés de catholiques à leur sommet. On peut donc comprendre pourquoi l’Allemagne, vue comme un pays protestant, s’est immédiatement enthousiasmé pour la construction d’un Etat supranational européen. Il est vrai que Merkel est d’origine protestante mais elle est l’un des rares protestants dans monde politique allemand dominé par les catholiques. De même, les dernières élections générales ont montré que l’AFD, parti eurosceptique, faisait ces meilleurs scores en Allemagne de l’Est, c’est-à-dire dans une région de culture protestante.

Les invariants anthropologiques religieux s’appliquent donc aussi en Allemagne où les régions catholiques semblent plus enclines à accepter le dépassement de l’Etat-Nation.

 

Par conséquent, à l’exception du groupe de Višegrad, qui pour des raisons historiques est hostile à un état supranational européen malgré le fait qu’il soit de culture catholique, la carte de l’Europe montre une division culturelle entre l’Europe catholique et l’Europe protestante. Héritiers de l’impérium transnational de l’Eglise catholique, les pays de culture catholique comme la France, l’Italie ou l’Espagne sont plus enclins à accepter la domination des institutions supranationales tandis que les pays protestants, héritiers d’une culture religieuse nationale, s’y opposent. Cette explication en fonction des invariants religieux nous montre donc que loin d’être dépassée par l’économisation du monde, la culture religieuse continue à jouer un rôle primordial dans les représentations politiques des peuples européens.

 

 

 

 

*Fernand Braudel dans Grammaire des civilisations exprimait clairement cette logique aujourd’hui trop oubliée : « De bout en bout de l’histoire d’Occident, il (le christianisme) reste au cœur d’une civilisation qu’il anime, même quand il se laisse emporter ou déformer par elle, et qu’il englobe, même lorsqu’elle s’efforce de lui échapper. Car penser contre quelqu’un, c’est rester dans son orbite. Athée, un Européen est encore prisonnier d’une éthique, de comportements psychiques, puissamment enracinés dans une tradition chrétienne. » Pour faire simple, un athée est un chrétien qui ne croit pas en Dieu.

Petites considérations personnelles sur la crise catalane

Petites considérations personnelles sur la crise catalane

Historiquement, les rapports entre Madrid et Barcelone ont toujours été compliqués. Qu’on songe au petit-fils de Louis XIV, Philippe V, écrasant les catalans au début du XVIIIème. Qu’on songe également à la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939 et à la répression sanglante du général Franco. Ce ne fut qu’à la mort de ce dernier que les tensions se sont apaisées dérivant vers une simple rivalité footballistique entre le « barça » et le « réal ». Bien entendu, cet adoucissement des relations n’a pas entraîné la disparition d’une identité culturelle catalane spécifique. D’ailleurs, la constitution espagnole de 1978 avait reconnu cette spécificité catalane en inscrivant le terme « nationalité » pour définir le peuple catalan.

Les relations entre Madrid et Barcelone étaient donc davantage une coexistence pacifique qu’une fraternité des peuples. Pourtant, cette coexistence s’est transformée petit à petit en une véritable défiance allant même jusqu’au divorce. Les catalans se sont mis à revendiquer toujours plus d’autonomie et toujours moins de solidarité avec le reste de l’Espagne. De Barcelone à Tarragona en passant par Gironna, les catalans ont redécouvert leurs racines et leurs coutumes. Même l’histoire fut réappropriée au service du nationalisme catalan.

On a cru d’abord à un effet de manche. Après tout, à l’heure de l’effacement des cultures locales au bénéfice de l’uniformisation techno-marchande imposée par la mondialisation, la « catalanité » apparaît comme un vestige d’un passé que l’on a appris à oublier, ou au mieux, un folklore pour touriste. Regardez comment nos élites dénigrent la nation et vous comprendrez mieux « l’archaïsme catalan ». Et pourtant, plus les années passent, plus le nationalisme catalan se renforce. « La mondialisation implique la Balkanisation, nous dit Regis Debray, plus nous avons une base culturelle commune, plus le besoin de différenciation, de redifférenciation après cette unification se fait sentir. »

La Catalogne ne fait donc pas exception à ce « réenracinement des peuples » confirmant la thèse de Gauchet pour qui « la Mondialisation est le vecteur de l’universalisation de l’Etat-Nation ». Il n’y a guère que l’Europe pour ne pas le comprendre. Alors, bien sûr, certains parlent « d’égoïsme territorial ». Ils ont raison. Mais faudrait-il ajouter que la Catalogne est plus qu’un peuple, elle est une nation. Or, l’Etat-Providence et la solidarité n’ont de sens que dans le cadre national qui crée au sein du peuple une communauté « de semblables » dans lequel je peux me reconnaître. L’égoïsme fiscal catalan n’est ainsi que le fruit de ce sentiment national catalan.

Certains diront que l’indépendantisme est minoritaire au sein de la société catalane. Peut-être est-ce vrai mais en réalité personne ne le sait. On aurait pu le savoir en cas de référendum mais Madrid a tout fait pour l’en empêcher. Il est d’ailleurs surprenant de voir les représentants du gouvernement espagnol répéter à qui veut l’entendre que s’il y avait référendum le « non » l’aurait emporté tout en matraquant les votants qui se rendent aux urnes. Si vous êtes si sûr d’être majoritaires pourquoi dès lors vouloir empêcher les gens de voter ?

Ils disent même que ce référendum est « contraire à la démocratie et à l’Etat de droit ». Donc, si je comprends bien, le vote serait contraire à la démocratie ! Orwell aurait écrit des pages sublimes si on lui avait dit qu’un jour on défendrait la démocratie en empêchant les électeurs d’aller voter. L’argument de l’état de droit est aussi fallacieux car c’est le même tribunal constitutionnel qui avait annulé en 2010 la réforme du statut de la Generalitat pourtant approuvée par référendum et par voie parlementaire en Espagne. Dès lors, pourquoi se dire encore une démocratie lorsque le droit désapprouve le jugement des urnes ?

De même, les non-indépendantistes argumentent du fait que la participation au référendum fut faible avec 43% d’électeurs. Mais, il faut dire qu’eux-mêmes ont refusé de participer au référendum tout en approuvant les actions de la Guardia civil à l’encontre des votants. 43% est d’ailleurs un chiffre élevé si l’on prend en compte les conditions du scrutin, c’est même plus que la participation au second tour des législatives en France. Au fond, le gouvernement de Madrid et les non-indépendantistes refusent depuis le début tout débat démocratique s’abritant derrière l’Etat de droit, c’est-à-dire derrière la force.

Ce qui est absurde c’est qu’ils désignent du doigt les indépendantistes comme des « putschistes » et pire comme ceux qui « ont créé une division insurmontable à l’intérieur du peuple catalan ». Mais qui refusent depuis le début le débat d’idée ? Cet argument est d’autant plus idiot qu’il faut être aveugle pour ne pas voir que la société catalane a toujours été divisée et que ce n’est pas le référendum qui est à l’origine de cet état de fait. De même, la démocratie a toujours été un facteur de division puisqu’elle vise à la confrontation des opinions contraires. Si vous ne voulez pas de division, allez déménager en Chine ou en Corée du Nord !

Vous l’avez compris, je suis sidéré par les événements de Catalogne. Pourquoi ne pas avoir accepté un référendum comme ce fut le cas en Ecosse ou au Québec ? Dans les deux cas, le vote s’était déroulé dans le calme et ni les écossais ni les québécois n’avaient fait sécession. Après tout, le chantage des milieux économiques, devenu depuis quelques années l’arme absolue de l’oligarchie européenne, aurait fait pencher la balance en faveur du non. De plus, les Etats Européens auraient su menacer les électeurs d’une expulsion de la Catalogne toujours, dans un style orwellien, au nom « de la fraternité entre les peuples ».

Mais le pire est le déclenchement de l’article 155 par Madrid permettant au gouvernement espagnol de mettre sous tutelle la Generalitat. Cette suspension de l’autonomie entraîne immédiatement la destitution des autorités catalanes pourtant élues démocratiquement. Que cet acte purement anti-démocratique soit accueilli avec soulagement à Bruxelles ne me surprend guère, les institutions européennes n’ayant jamais eu de légitimité démocratique. Là où je suis surpris c’est l’apathie générale des peuples européens comme s’ils avaient intégré le fait qu’aujourd’hui on ne vit plus en démocratie. Partout en Europe, hormis en Suisse et en Grande-Bretagne, la souveraineté populaire est en train de mourir et nous regardons ailleurs. La crise catalane en est un symptôme et nous ferions mieux de l’observer de près, de très près…

Catalogne, Flandre, Kurdistan : Le nouvel âge du nationalisme

Catalogne, Flandre, Kurdistan : Le nouvel âge du nationalisme

Le monde serait-il devenu fou ? Après l’Ecosse, la Flandre ou le Kurdistan irakien, voici que la Catalogne se met à rêver d’indépendance. Le référendum organisé dimanche dernier nonobstant le fait que moins de 50% des électeurs sont allés voter témoigne d’un refus de plus en plus important de la part de la population catalane d’être dominée par Madrid. Au Kurdistan irakien, nous avons assisté aux mêmes images de votants heureux d’être enfin affranchis du pouvoir central. Partout dans le monde, les mouvements sécessionnistes se multiplient transformant le monde en multitude de petites nations. C’est ce que j’appelle le troisième âge du nationalisme.

 

Les deux premiers âges du nationalisme

Le premier âge fut formé au moment de la Révolution française et court jusqu’en 1945. Cette période vit le moment de décantation entre la forme impériale et la forme nationale. La nation est alors confrontée à un surmoi impérial qui travaille de façon souterraine les peuples orientant « le nationalisme » dans une logique impériale d’expansion. La France coloniale fut l’exemple typique de ces « nations impériales » qui furent tout à la fois, et de manière paradoxale, faiseuses de guerre et berceau de la démocratie. Encore aujourd’hui, la Nation est malheureusement regardée à travers ce prisme.

Le second âge du nationalisme s’étend de 1945 à 1991 et concerne le monde entier à l’exception de l’URSS, véritable anomalie qui de fait ne durera pas. Ce nationalisme se débarrasse de ses habits impériaux pour former de véritables Etat-Nations se reconnaissant mutuellement les uns des autres même si des conflits territoriaux ou des guerres civiles peuvent toujours apparaître. Comme le souligne, Marcel Gauchet*, cette période est caractérisée par la fin de la domination coloniale, le début d’une globalisation économique, la pacification européenne et l’extinction de la forme-empire, le dernier avatar étant l’URSS.

Dans cette configuration, la logique de la « zone d’influence » se substitue à la logique de conquête du premier âge du nationalisme tandis que les nations se mettent à coopérer entre elles au sein d’organisations internationales toujours plus nombreuses. Le second âge du nationalisme vit d’ailleurs le nombre d’Etat dans le monde exploser, passant d’une cinquantaine de pays à près de deux-cents. On peut considérer cette période comme le moment de « désimpérialisation du monde » ponctuée in fine par le triomphe de la forme nationale. Mais ce second âge du nationalisme s’est terminé paradoxalement avec la chute de l’URSS.

 

Le troisième âge du nationalisme

A partir de 1991, en effet, deux éléments viennent bouleverser la forme nationale sans pour autant la rendre obsolète comme on l’entend souvent. On assiste donc davantage à une refondation de l’Etat-Nation qu’à sa disparition. L’échec européen repose largement sur ce malentendu. Le premier élément modifiant la nature de l’Etat-Nation est l’accélération de la mondialisation marchande et la stratégie des firmes transnationales de diviser internationalement le travail qui en découle. Le second élément provient de la liberté de circulation du capital mise en œuvre depuis le consensus de Washington au début des années 80. Ce sont ces deux éléments qui favorisent le sécessionnisme régional.

Les Etat-Nations se sont en effet formés selon une logique de redistribution territoriale dans lequel les régions riches payent pour les régions pauvres afin d’assurer leur développement. Mais cette ère du « keynésianisme territorial » est désormais battue en brèche par la globalisation. D’une part, la mondialisation favorise la concentration des activités dans des régions bien précises selon un schéma décrit par Paul Krugman dans son livre Geography and trade. Cette concentration favorise ensuite le développement d’inégalités territoriales entre des régions intégrées à la mondialisation et les autres. Or, ces régions intégrées, étant de plein pied insérées dans une concurrence mondiale, sont de plus en plus réticentes à assurer une solidarité avec les régions pauvres qui grèvent leur compétitivité.

Avant, en effet, lors du premier et second âge du nationalisme, le keynésianisme territorial visait à créer un vaste marché intérieur servant de débouchés aux régions riches. Aujourd’hui, le marché étant mondial, les régions riches peuvent très bien se passer des régions pauvres pour écouler leur production. Ces dernières deviennent donc une forme de « boulet » accroché au pied des régions riches les handicapant dans un monde devenu ultra-concurrentiel. L’avantage de cette redistribution a donc totalement disparue pour les régions riches tandis que le coût lui est encore bien présent. C’est donc cette disproportion entre coût et avantage qui explique pourquoi les régions pauvres d’Espagne, par exemple, sont vues comme un fardeau pour les riches catalans. C’est ce même schéma qui s’applique pour les flamands vis-à-vis des wallons, pour les écossais vis-à-vis des anglais ou dans une moindre mesure pour les kurdes contre les irakiens.

De même, la division internationale de la production prônée par les firmes transnationales, ce que Porter appelait les « chaînes de valeur globalisées », repose sur la mise en concurrence de territoires en fonction d’avantages sociaux ou fiscaux. Craignant de ne plus être attractives, les régions riches répugnent à financer la redistribution territoriale dont le coût tant social que fiscal lui apparaît démesuré pour rester compétitives.

A ce problème de solidarité s’ajoute l’impact de la mobilité du capital. Ce dernier, totalement libre, choisit sa location en fonction principalement d’avantages fiscaux. Attirer le capital nécessite donc une fiscalité attrayante ce qui entraîne une diminution des ressources de l’Etat-Providence favorisant par la même ce que Laurent Davezies** nomme « le nouvel égoïsme territorial ». En d’autres termes, les habitants des régions riches voyant leurs ressources diminuer seront d’autant plus réticents à donner une partie de ces ressources aux autres régions. Ce type de micro-état se sont d’ailleurs multipliés ces dernières années de Monaco au Liechtenstein en passant par St-Marin.

La mondialisation marchande et la libre circulation des capitaux ont donc pour effet de favoriser l’émergence d’un nouveau nationalisme, régional celui-là. Comme l’écrit Laurent Davezies : « Après le nationalisme européen du XIXe siècle, après le nationalisme décolonisateur du XXe siècle, le nationalisme régional s’affirme aujourd’hui comme un mouvement d’idées et un but pour le XXIe siècle. » Bien entendu, je ne nie pas l’attachement profond de ces régions à leur identité culturelle mais leur volonté d’indépendance repose beaucoup plus sur cet égoïsme territorial engendré par la mondialisation. On voit bien d’ailleurs qu’à travers les trois âges du nationalisme, la nation-empire a laissé place à la nation-région. Loin d’être disqualifiés par la mondialisation, les Etat-Nations ont tendance à se multiplier et à se miniaturiser sous l’effet de cette même mondialisation. En bref, nous n’avons sans doute pas fini d’entendre parler du sécessionnisme régional.

 

*Marcel Gauchet, Le nouveau monde

**Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme territorial

Le vrai/faux des élections en Grande Bretagne

Le vrai/faux des élections en Grande Bretagne

Theresa May a donc perdu son pari. Convoquant de nouvelles élections pour conforter sa majorité, elle s’est prise les pieds dans le tapis ne parvenant pas à atteindre la majorité absolue. La presse ne mâche pas ses mots. « Fiasco », « désastre », « désaveu », Theresa May est clouée au pilori.

Pourtant, à regarder de plus près cette élection est nettement plus difficile à analyser que ne le laissent supposer les titres des tabloïds. C’est pourquoi j’ai décidé d’écrire cet article sous l’angle original du vrai/faux pour pouvoir faire toute la lumière sur ces élections.

 

1) Ces élections sont un échec pour Theresa May. (Vrai)

Pour commencer, le premier ministre britannique s’était imposée peu après le Brexit. David Cameron ayant démissionné après son échec au référendum et les pro-brexit Boris Johnson, Michael Davis ou Michael Gove étant minoritaires au sein des Tories, le parti conservateur avait choisi cette femme consensuelle et expérimentée, ancienne ministre de l’intérieur pendant six ans, pro-remain tout en étant eurosceptique.

Il faut toujours rappeler que la grande majorité de la classe politique britannique est eurosceptique ce qui ne signifie pas qu’elle voulait majoritairement quitter l’Union Européenne. Il faut rappeler également que près de 128 des 330 députés conservateurs, dont cinq ministres du cabinet Cameron, ont fait campagne pour le Brexit ce qui permet de relativiser les accusations de « populisme ».

En tout cas, Theresa May s’était imposée comme la véritable patronne du parti et avait réussi ses débuts au 10 Downing Street. Les sondages lui étant très favorables, elle a décidé de convoquer des élections législatives anticipées. Rappelons que la chambre des communes est issue de l’élection de 2015 dans lequel le leader tory n’était pas Theresa May mais David Cameron. Par cette élection, May souhaitait donc bénéficier d’une légitimité électorale qu’elle ne possédait pas. Or, elle qui voulait obtenir plus de 330 sièges n’en a finalement obtenue que 318. Donc oui, cette élection est bien un échec.

 

2) Theresa May a raté sa campagne. (Vrai)

May a incontestablement manqué sa campagne électorale.

D’une part, placée très haut dans les sondages, elle n’a pas réalisé une campagne de terrain suffisante, au contraire des travaillistes très mobilisés.

D’autre part, la vague d’attentats qui secoue la Grande-Bretagne ces derniers mois lui a porté un préjudice extrêmement grave. Sa responsabilité fut en effet pointée du doigt par ses opposants du fait qu’occupant le poste de ministre de l’intérieur elle a supprimé près de 20000 postes de policiers, des coupes dénoncés par les services de renseignement.

Le plus étrange, c’est que c’est Jeremy Corbyn, le leader travailliste, qui porta ces accusations, lui l’islamo-gauchiste qui trouvait la politique de May trop répressive. Comme on dit en France, c’est l’hôpital qui se fout de la charité !

De même, elle a considérablement sous-estimé la menace de l’Etat Islamique n’élevant le seuil d’alerte qu’au lendemain des attentats de Manchester malgré les inquiétudes des services de sécurité. Pour toutes ces raisons, Theresa May a perdu les quelques dizaines de milliers de voix lui permettant d’atteindre la majorité absolue.

 

3) Les conservateurs ont connu un véritable fiasco. (Faux)

Si l’on se fie aux médias, les Tories auraient connu une défaite sans précédente et une percée historique du parti travailliste. Or, ce n’est absolument pas le cas. Avec 318 députés contre 261 pour le Labour, le parti conservateur est largement en tête. Il est vrai qu’ils ont perdu 12 sièges par rapport à 2015 alors que les travaillistes ont gagné plus de 30 sièges. Mais en nombre de voix, le parti conservateur gagne environ deux millions de voix supplémentaires (13 contre 11 millions en 2015).

Surtout les Tories font un score largement supérieur aux élections de 2010, considérées comme un triomphe pour David Cameron (318 députés aujourd’hui contre 306 en 2010). Le score important des travaillistes provient principalement de l’effondrement du SNP, parti nationaliste écossais, qui perd près de 21 sièges (56 contre 35). Le SNP de Nicolas Sturgeon, principal rival des travaillistes en Ecosse, a fait les frais de ses pressions indépendantistes.

Les conservateurs ont donc obtenu un bon score lors de ces élections. L’absence de majorité absolue est davantage due à la forte mobilisation de l’électorat travailliste qu’au faible score des Tories.

 

4) Theresa May doit démissionner. (Faux)

A l’affichage des résultats, Corbyn a appelé May à la démission, cet appel fut ensuite relayé ensuite de manière très complaisante par les médias français. Or, en obtenant 318 sièges, Theresa May est à 8 sièges de la majorité absolue (326 sièges).

Pour obtenir cette majorité absolue, elle peut s’appuyer sur le DUP, le parti unioniste nord-irlandais, proche des conservateurs qui a obtenu 10 sièges. Il ne fait donc presqu’aucun doute que Theresa May sera de nouveau au 10 Downing Street dans un gouvernement tories-DUP.

 

5) Jeremy Corbyn peut devenir premier ministre. (Faux)

Le bon score des travaillistes avec 261 députés ne leur permet pas d’entrevoir la majorité absolue. Il leur manque en effet 65 sièges pour l’atteindre.

Le seul moyen serait de coaliser l’ensemble des forces présentes au parlement contre les conservateurs. Or, si le soutien des verts (1 siège), des indépendants (1 siège), du Sinn Fein (parti catholique nord-irlandais, 7 sièges) ou du Plaid CYMRU (nationalistes gallois, 4 sièges) semble acquis, le SNP, les libéraux-démocrates et le DUP vont être très difficiles à convaincre.

Le SNP (nationalistes écossais) avec ses 35 députés ne peut entrer dans une coalition qu’à condition qu’un référendum sur l’indépendance de l’Ecosse soit organisée ce à quoi les travaillistes se sont opposés durant toute la campagne. Pour les libéraux-démocrates, le programme très à gauche de Corbyn est une raison suffisante pour ne pas s’allier. Enfin, le DUP ne pourra jamais entrer dans une coalition dans laquelle le Sinn Fein sera présent. En effet, trop de contentieux historiques opposent ces deux partis nord-irlandais. Le leader travailliste, malgré ses jérémiades ne pourra donc pas avoir une majorité suffisante pour gouverner.

 

6) Le Brexit a joué un rôle dans l’élection (faux)

On entend souvent ces derniers jours que le ralentissement britannique serait dû aux premières conséquences du Brexit. Or, cette affirmation est entièrement fausse. Elle frise parfois la malhonnête intellectuelle.

Comme le Brexit n’était pour rien dans la bonne santé britannique l’année dernière et au premier trimestre, de même, il n’est pour rien quant au ralentissement de la croissance. L’article 50 du traité de Lisbonne a été en effet adopté par le parlement anglais le 13 Mars.

Jusqu’à aujourd’hui, les deux parties sont en train de former leurs plans de négociation. Par conséquent, la négociation n’a même pas commencé et tous les accords passés restent en vigueur. Afin de juger des conséquences du Brexit il faudra probablement attendre une à deux années après la sortie définitive soit 2020, 2021.

 

7) L’UKIP paye les conséquences du Brexit (Faux)

Le parti UKIP est un parti dont l’importance est davantage médiatique que politique. En effet, Nigel Farage, le leader historique du parti, avait réussi à devenir incontournable médiatiquement au point qu’en France on pensait que l’UKIP était la principale force du Brexit alors qu’en fait une partie minoritaire, mais non négligeable des conservateurs avait fait le plus gros du boulot, celui de la crédibilité.

La retraite de Farage a en tout cas entraîné une crise de leadership au sein de l’UKIP.  Ce dernier est aussi un parti qui compte tenu du mode de scrutin uninominal à un tour n’est quasiment pas présent à Westminster. En 2015, il avait obtenu 1 député, en 2017, aucun. Obtenant près de 4 millions de voix en 2015, l’Ukip avait par exemple moins de député (1 seul seulement) que le SNP (56 députés pour 1,5 millions de voix) ou les libéraux-démocrates (8 députés avec 2,5 millions de voix). Le voir donc disparaître de Westminster n’est pas une surprise. Le Brexit n’a donc joué aucun rôle dans cette disparition.

 

8) L’élection va affaiblir la position britannique dans les négociations avec l’Union Européenne (Vrai)

L’élection de juin 2017 affaiblit clairement la position du gouvernement britannique dans la prochaine négociation. Elle indique en tout cas que la position de Teresa May est floue quant au choix du Hard Brexit ou du soft Brexit. Ses propres électeurs n’ont pas entraperçu un cap clair, un plan solide pour permettre aux britanniques de surmonter l’obstacle.

Néanmoins, il ne faut pas enterrer la perfide Albion si vite. Il ne faut pas oublier que l’Union européenne est elle-même très divisée quant à la stratégie à adopter. La Grande-Bretagne pourra très certainement jouer de ses divisions pour renverser le rapport de force. De même, on insiste beaucoup sur l’ampleur des négociations juridiques à mener. La Grande Bretagne ne devra-t-elle pas négocier plus de 8000 textes administratifs ! Or, étant membre des principales organisations internationales comme l’OTAN, l’ONU ou encore l’OMC, elle n’a pas besoin de négocier tous ces textes.

Par exemple, si même elle ne trouvait pas d’accord commercial avec l’UE, elle bénéficierait de la réglementation de l’OMC dont on ne peut pas dire qu’elle ne soit pas favorable au libre-échange. De même, la Grande Bretagne pourra bénéficier de l’acte unique européen qui permet la liberté de circulation des capitaux dans l’UE vis-à-vis des tiers. En réalité, le seul grand point délicat dans la négociation sera la question du passeport financier pour la City.

 

Chacune des affirmations ci-dessus ont été tirées du traitement des élections britanniques par les journalistes français. J’espère donc avoir rétabli une part de vérité au milieu d’un traitement médiatique qui me paraissait partial voire faux. Espérons que dans les prochains jours l’élection sera analysée avec davantage de rigueur qu’elle ne l’a été jusqu’à maintenant.

Macron à Berlin : Pourquoi le programme européen d’Emmanuel Macron est-il impossible à mettre en oeuvre?

Macron à Berlin : Pourquoi le programme européen d’Emmanuel Macron est-il impossible à mettre en oeuvre?

15 mai 2012. François Hollande était depuis quelques heures le septième président de la république. Jean-Marc Ayrault s’installait à peine à Matignon. Ce jour-là un terrible orage s’était abattu sur la région parisienne, triste présage d’un quinquennat désastreux. Malgré les avertissements, Hollande était resté ferme, il ira à Berlin quoiqu’il arrive. C’est qu’il était confiant « le président normal ». Élu avec 52% des voix, il arrivait à Berlin pour « faire entendre raison » à la chancelière. La France avait voté, elle exigeait une transformation de l’Europe. Si le voyage s’était passé à peu près convenablement (un éclair a néanmoins frappé l’avion du président comme quoi Zeus lui-même a tenté d’éviter le pire pour la France !), la rencontre entre les deux chefs d’Etat fut une douche froide. Revenu avec presque rien dans ses poches, Hollande l’ambitieux était déjà à terre. Bientôt viendra Hollande le gestionnaire.

 5 ans plus tard, rebelote. Macron va à Berlin avec un projet ambitieux tout auréolé de sa victoire. Merkel, elle, attend devant le palais du Reichstag. Habituée, Macron est le quatrième président qu’elle a connu, elle sait calmer les ardeurs du coq français. Mais, cette fois, nous-dit-on, c’est différent. Macron sera celui qui replacera la France en Europe comme si Sarkozy et Hollande étaient des anti-européens convaincus. Cette vision manichéenne m’exaspère. En plus d’être simpliste, elle masque la réalité. Tout serait en somme une question de volonté. On se croirait revenu au temps de Leni Riefenstdhal, qui tourna pour les nazis le célèbre Triomphe de la volonté. Non, la volonté ne suffit pas, surtout quand les propositions ne sont tout simplement pas réalistes. Je vais prendre deux exemples.

 

1) Le mythe de l’Europe sociale

En 1957, Pierre Mendès France votait contre le Traité de Rome en raison de l’absence de mesures sociales. En 1992, pour convaincre les français d’approuver le traité de Maastricht, Jacques Delors inventait « l’Europe sociale ». Mot-valise s’il en est, Delors ne concevait sans doute pas cette « Europe sociale » de la même manière qu’un ouvrier lorrain. Il n’est en tout cas pas un jour sans que l’on entende la nécessité d’harmoniser les modèles sociaux et fiscaux au sein de l’union européenne, en clair, de créer « l’Europe sociale ». Macron lui-même en a fait un objectif programmatique : « Nous exigerons que soit mis en place un socle de droits sociaux européens, en définissant des standards minimums en matière de droits à la formation, de couverture santé, d’assurance chômage ou de salaire minimum. »

Au départ, l’idée est séduisante. Entre la Bulgarie, dont le salaire minimum est de 215 euros et le Luxembourg, dont ce même salaire minimum est de 2000 euros, les écarts sont tels qu’il est tentant pour réduire les coûts de délocaliser en Bulgarie. Pour éviter ce type de comportement, il est logique de considérer que faire converger les droits sociaux et fiscaux soit une bonne chose. Le petit hic, c’est que c’est impossible.

En effet, premièrement, chaque pays possède son propre modèle social et fiscal. La France a par exemple un système social très généreux et protecteur qui à lui-seul représente 15% des dépenses sociales du globe. Ce modèle est le fruit d’une histoire particulière dans laquelle le général De Gaulle avait dû céder devant la puissance des communistes en 1945. Il est intransposable dans d’autres pays qui n’ont pas la même culture historique et ceux d’autant plus qu’il ruinerait leur compétitivité à l’international. En matière fiscale, le Luxembourg et l’Irlande vivent de leur dumping et donc n’accepteront jamais une harmonisation des taux d’imposition.

Deuxièmement, une telle harmonisation suppose un consensus entre les 27. Si admettons qu’il puisse exister, le curseur social serait dans une moyenne des pays de l’Union européenne. Or, la France qui est la plus généreuse avec le Danemark serait de facto perdante. L’harmonisation tant vantée ne serait donc pas la transposition du modèle social français à l’ensemble de l’Europe mais la fin même de son existence.

Enfin, le pays le plus puissant d’Europe l’Allemagne ne souhaite surtout pas cette harmonisation. Sa compétitivité à l’international dépend en effet entièrement de la main d’œuvre à bas coût de son hinterland d’Europe de l’Est comme l’avait très bien montré l’économiste Guillaume Duval*. L’Europe sociale serait un suicide pour l’Allemagne.

« L’Europe sociale » apparaît donc comme ce qu’elle est, un enfumage servant à faire croire aux peuples européens à « des lendemains qui chantent » aussi illusoires que mensongers.

 

2)L’invraisemblable budget européen et l’inutile parlement de la zone euro

Dans son programme, Macron souhaite mettre en œuvre un budget et un parlement de la zone euro : « Nous proposerons de créer un budget pour la zone euro avec 3 fonctions (investissements d’avenir, assistance financière d’urgence et réponse aux crises économiques). Nous proposerons de créer un poste de ministre de l’Economie et des Finances de la zone euro, qui aura la responsabilité du budget de la zone euro, sous le contrôle d’un Parlement de la zone euro, rassemblant les parlementaires européens des Etats membres. »

Pour le budget européen, sachez qu’il en existe déjà un. Bien sûr, l’objectif est de l’augmenter de manière à le faire passer de moins de 2% du PIB (aujourd’hui) à plus de 20% comme l’est le budget fédéral américain. Cela permettrait en effet de fonder cette union de transfert allant des pays excédentaires aux pays déficitaires. Ce serait la seule solution pour lutter contre la tendance à l’hétérogénéisation de la zone euro comme l’avait brillamment montré l’économiste canadien Robert Mundell. Cependant, pour qu’il existe un tel budget, il faudrait des transferts budgétaires d’un niveau tellement importants, de l’ordre de 8 à 10% du PIB allemand selon Patrick Artus, que l’Allemagne n’acceptera jamais. Un tel niveau n’est d’ailleurs possible que s’il existe « un peuple européen » qui demeure pour l’heure introuvable.

De plus, Macron souhaite créer un parlement de la zone euro. Celui-ci n’est absolument pas impossible à mettre en œuvre mais il est inutile. En effet, comme le parlement européen dont il serait issu, le parlement de la zone euro n’aurait aucun pouvoir décisionnel d’une part, et n’aurait aucune légitimité d’autre part. En effet, comme le répète avec insistance J-P Chevènement**, « la légitimité démocratique repose dans les nations ». Nous oublions à tort la leçon de Raymond Aron pour qui des institutions n’effacent jamais mille ans d’histoire nationale. Au lieu donc de créer un parlement de la zone euro, il faudrait au contraire renforcer le conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, seul organe issu d’une vraie légitimité démocratique. De même, l’idée de David Cameron de créer un droit de veto des parlements nationaux sur toute décision européenne me paraît de bon sens. Un parlement de la zone euro serait donc inutile et créerait une usine à gaz supplémentaire dans une institution qui n’en manque déjà pas.

 

Par conséquent, comme vous pouvez le remarquer, je ne me joins aucunement à la doxa médiatique qui voudrait faire de Macron le nouveau sauveur de l’Europe. Au contraire ces propositions sont soit impossibles à mettre en œuvre comme « l’Europe sociale » ou l’élévation du budget européen, soit tout simplement inutiles comme la création d’un parlement de la zone euro. Mendès France disait que « s’il n’y a pas de politiques sans risques, il y a des politiques sans chance. » Avec Macron, nous sommes en plein dedans.

*Guillaume Duval, Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes (2013)

*Jean-Pierre Chevènement, L’Europe sortie de l’histoire?  (2015)

L’Europe et Israël : aux sources du grand malentendu

L’Europe et Israël : aux sources du grand malentendu

Dans l’histoire des idées, il y a toujours des dates marquantes qui traduisent un changement bien plus important que ne le pensent les acteurs concernés. Le 13 Octobre 2016 fut incontestablement ce type de moment. Le vote d’une résolution de l’UNESCO niant le lien historique des juifs avec la Palestine fut non seulement un mensonge historique mais également un révélateur de la rupture entre Israël et l’Europe. A l’exception de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, l’ensemble des pays européens, dont la France, se sont en effet abstenus rendant possible l’adoption de ce texte. On peut parler d’un véritable malentendu entre l’Europe et Israël. Le problème que je soulève n’est pas la politique israélienne vis-à-vis des palestiniens, qui est à certains égards d’une grande injustice, mais la relation spécifique qui existe entre l’Europe et Israël. Mon propos sera donc exclusivement tourné vers cette relation historique et affective mise à mal depuis quelques décennies.

Quelles sont les origines du grand malentendu entre européens et israéliens ?

 

Le sionisme : une idée européenne

Lorsque l’idée sioniste émerge à la fin du XIXème siècle (le terme est inventé en 1890 par Léon Pinsker), l’Europe est devenue le berceau de l’Etat-Nation. Partout, le principe des nationalités s’impose comme faisant partie d’un « sens de l’histoire » des peuples européens. Dans ce contexte, et comme le soulignait Hannah Arendt*, l’antisémitisme n’est plus issu d’une haine religieuse mais se sécularise pour se transformer en une haine contre le juif « agent étranger de la communauté nationale ». François Furet y voyait « la nature particulière de l’antisémitisme moderne par rapport à l’antisémitisme médiéval ». La figure du juif est en effet associée au cosmopolitisme, au nomadisme et au déracinement vis-à-vis de toutes attaches traditionnelles. L’antisémitisme d’un Maurice Barrès ou d’un Martin Heidegger est assez éloquent à cet égard.

Pour lutter contre cette perversion de l’idée d’Etats-Nations, certains juifs décideront de s’assimiler aux cultures nationales prônant ce que Léo Strauss** appelait « la solution libérale ». Les pogroms d’Europe centrale et surtout l’Affaire Dreyfus vont mettre à mal cette solution (à tort quand on connaît la réussite d’une certaine assimilation juive en France). Dès lors, Théodore Hertzl et les fondateurs du sionisme vont miser sur l’établissement d’un Etat-Nation juif prenant modèle sur les Etats-Nations européens. Pierre Manent ajoutait « qu’avec le mouvement sioniste, Israël franchit la « haie de la Thora » et s’efforce de devenir une nation « comme les autres » et le peuple juif un peuple comme les autres. » Que les fondateurs du sionisme soient tous d’origine européenne indique bien le fait que le sionisme est à son origine un mouvement géographiquement et philosophiquement européen. D’une certaine manière, les sionistes veulent se débarrasser de l’image du juif apatride et de mettre ainsi fin à près de deux millénaires de diaspora. Le sionisme traduit donc un profond désir de réenracinement dans un territoire et une culture historique de la part du peuple juif imitant par la même le mouvement des peuples européens.

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La rupture avec l’Europe

Lorsque David Ben Gourion proclame l’indépendance d’Israël en 1948, le nouvel Etat ne trouve en Europe que des alliés prêts à le soutenir tant économiquement que politiquement, à l’exception notable de la Grande-Bretagne. L’élite ashkénaze, originaire d’Europe et qui noyaute l’Etat Israélien, ne pouvait que plaire aux chancelleries du vieux continent. La France fut de ce point de vue à la pointe du soutien à Israël, l’alliance militaire entre les deux pays ayant même conduit à la fabrication d’une bombe nucléaire.

Or, cet âge d’or des relations euro-israéliennes fut brisé en 1967. Contrairement à 1956 (affaire de Suez) où Israël ne put rentrer en guerre qu’avec l’accord des puissances européennes, 1967 fut l’année où l’Etat hébreu prit véritablement son indépendance politique vis-à-vis de l’Europe. Engageant le conflit sans l’accord préalable des chancelleries européennes, Israël venait de réaliser sa « sortie d’Europe » décrite par Pierre Manent. La réaction brutale et excessive du Général de Gaulle, qui choqua vivement Raymond Aron***, ne peut être comprise qu’à la lumière de cette rupture. D’une certaine manière, Israël venait d’échapper à son créateur.

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Enracinement israélien contre l’universalisme européen

Après 1967, la rupture fut non seulement d’ordre politique mais également d’ordre métaphysique et culturel. Politique car dorénavant les meilleurs alliés d’Israël ne sont plus les européens mais les américains. Métaphysique et culturel car Israël devient le symbole de la persistance des Etats-Nations et de l’enracinement historique qui ont quasiment disparu en Europe. Rien n’est plus frappant à cet égard que les différences entre les deux jeunesses. Ainsi, au moment où la jeunesse israélienne se sacrifiait pour son pays dans les sables du Sinaï, la jeunesse occidentale fêtait à grands cris l’abolition des contraintes collectives (Mai 68 par exemple).

Il est en effet paradoxal de voir qu’à la même période tandis que les Israéliens goûtaient aux délices de l’enracinement, les européens se sont mis à abandonner leurs particularismes pour se concentrer sur l’universel. Comme le notait avec justesse la philosophe Chantal Delsol**** : « La post-modernité (et surtout en France) veut que le citoyen soit seulement un citoyen, homme universel et ne soit plus décrit comme membre d’un groupe. » Par conséquent, l’homme européen ne croit qu’en des hommes universels débarrassés de toute appartenance à une communauté. Chantal Delsol rajoutait que « l’individu moderne voudrait quitter sa particularité pour afficher directement l’universel- être un humain et non pas un homme ou une femme, être un citoyen du monde et non pas un français ou un allemand. » Dans ce cadre les termes de nation, d’identité ou de frontières sont criminalisés car ces derniers entravent l’avènement d’une humanité réconciliée où l’homme se doit d’être un nomade faisant fi des frontières et des particularités. Nous n’acceptons donc plus de nous définir autrement que par un universalisme « sans frontières » et abstrait. Il est frappant à cet égard de constater qu’alors que les israéliens affichent fièrement leurs racines juives, les européens refusent d’inscrire leurs racines chrétiennes dans le projet constitutionnel de l’UE en 2005. Au fond, les européens ont adopté la culture (nomade, apatride) qu’on attribuait aux juifs au début du siècle dernier, ce que Heidegger appelait « l’enjuivement du monde ».

Or, alors que l’Europe croit en un homme universel niant de fait les communautés historiques, dans un curieux contretemps, les israéliens eux choisissent la voie de l’Etat-Nation. Ils ont en quelques sortes fait leurs l’avertissement de Soljenitsyne pour qui « afin de détruire un peuple, il faut d’abord détruire ses racines ». Les Israéliens deviennent dès lors des adeptes de l’enracinement, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » selon Simone Weil, ce qui est en complet décalage avec l’Europe. Pierre Manent***** résumait ainsi la situation : « Les juifs, dont le destin, témoignant successivement des limites de la chrétienté, puis de l’Etat-nation libéral, semblait appeler la venue d’une humanité qui ne romprait plus aucune séparation intérieure, ne peuvent construire Israël que dans un combat de chaque instant et trouver de sécurité que derrière un long mur ».

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Les européens ont donc l’impression d’être trahis par Israël. Les sionistes, après avoir trouvé leur source d’inspiration en Europe, vont en effet dès 1967 repousser la post-modernité européenne. Préférant l’enracinement au nomadisme, les frontières à la libre circulation, la nation juive à l’universalisme, les israéliens déçoivent et interpellent l’Europe. Il est frappant de constater à ce titre la haine des élites européennes vis-à-vis de Benyamin Netanyahu et leurs mépris de la droite israélienne qualifiée régulièrement de « fasciste ». Or, on peut dire que cette haine de Netanyahu provient moins de sa politique, parfois très contestable, mais de ce qu’il représente en termes de particularismes et d’enracinement. Netanyahu, comme Poutine et Trump, est perçu comme Satan empêchant la parousie d’une humanité unifiée, détachée des particularismes locaux. Cette haine traduit bien l’incompréhension qui règne entre européens et israéliens. Aujourd’hui ce sont deux mondes différents. Si l’un (l’Europe) veut se nier lui-même, l’autre (Israël) au contraire se bat pour sa survie. Si l’un (Europe) voudrait sortir de l’histoire, l’autre à l’inverse ne voudrait en aucun cas en sortir.

 

 

*Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt, Chap. Sur l’antisémitisme

**Spinoza’s Critique of Religion, Léo Strauss

***De Gaulle, Israël et les juifs, Raymond Aron

****La haine du monde : Totalitarismes et Postmodernité, Chantal Delsol

*****La raison des nations, Pierre Manent

Pourquoi l’Europe ne sera jamais une entité politique ?

Pourquoi l’Europe ne sera jamais une entité politique ?

Avis de tempête sur Bruxelles ! L’ouragan Trump venant des Etats-Unis est en train de balayer toutes les conventions entre les européens et leur grand « fédérateur » américain tandis que les britanniques ont décidé de quitter le bateau Europe en plein naufrage. Pour répondre à ces défis, nos eurocrates n’ont que les mots « unité » et « intégration » à leurs bouches. En somme, il faut toujours plus d’Europe pour sauver l’Europe. C’est bien connu ! « Les chauffards qui ont perdu le contrôle de leur véhicule ont souvent le réflexe d’accélérer, quitte à entraîner les passagers vers le précipice » (1).  Et si les européistes s’étaient fourvoyés dans une utopique union politique ?

Et si l’Europe ne sera au fond jamais une véritable entité politique ?

 

Une construction avant tout économique

J’appelle une véritable entité politique toute communauté de destin « donnant le sentiment qu’ils (les peuples) disposent d’un instrument pour comprendre le monde et peser sur son cours » selon la frappante expression du philosophe Marcel Gauchet (2).

Dès l’origine, l’Europe s’est construite sur la croyance que l’intégration économique engendrerait de facto une unité politique. Jean Monnet fut le grand inspirateur de ce programme. D’après Marcel Gauchet, « Monnet estime que l’on va pouvoir instaurer en Europe un gouvernement rationnel basé sur la coordination économique. » Pour ce marchand de cognac, la seule vérité n’est qu’économique où telle que l’avait dit Adam Smith la main invisible du marché s’assurera de transformer la somme des intérêts individuels en intérêt général. Les Etats nationaux sont ainsi voués à être dissous dans un grand marché économique et « confondus à la façon des capitaux de deux firmes concurrentes » selon la formule de De Gaulle. Monnet a donc fait sienne l’analyse de Benjamin Constant pour lequel l’âge de l’organisation de la production et des échanges s’est substitué à l’âge des grandes idéologies politiques.

Cette méthode « Monnet » connut un succès considérable au sein des élites européennes. Elle fut publiquement théorisée par un économiste hongrois Bela Balassa. Selon lui, une entité politique se construit en 5 étapes : ouverture des échanges commerciaux, union douanière, marché commun, union économique et union politique. On voit d’après ce schéma qu’on attribue à l’économie le pouvoir de faire émerger une entité politique. Toute la construction européenne, du traité de Rome (1957) à Maastricht (1992) fut donc basée sur cette théorie élevée au rang de dogme par les européistes.

 

Les contre-exemples américains et allemands

L’Europe s’est construite en prenant appui sur des modèles historiques : la construction des Etats-Unis et l’avènement de l’unité allemande au XIXème siècle. C’est pourquoi les élites parlent constamment des « Etats-Unis d’Europe » pour justifier leur fuite en avant.

Les Etats-Unis ne se sont-ils pas construits à partir de 13 Etats distincts ? On peut croire à première vue que l’intégration politique américaine est le fruit des échanges commerciaux entre les treize colonies. C’est oublier que toutes ces colonies étaient liées entre elles par un mythe fondateur, celui des pères pèlerins (Pilgrim fathers) créant à l’autre bout du monde une nouvelle « Jérusalem » bénie par Dieu. Cette religion civile, cette « foi Biblico-patriotique » est au cœur de la culture américaine. D’une certaine manière elle est le ciment qui donne le sentiment à un spéculateur de Wall Street et à un fermier de l’Arkansas d’appartenir à une même communauté de destin. L’Europe, à l’inverse, n’a pas de principe transcendant capable de créer un « démos » européen. Au contraire, il s’agit plutôt d’une juxtaposition de 28 peuples comme l’a confirmé l’arrêt de la cour de Karlsruhe (3), la plus haute autorité juridique en Allemagne.

L’Allemagne, justement, de par son unité acquise au XIXème siècle, est également considérée comme un exemple à suivre pour tout européiste en herbe. Les milieux européens présentent en effet régulièrement l’unité allemande comme la conséquence d’une politique d’intégration économique, le « Zollverein » (1834), en omettant le fait qu’il existait déjà une conscience nationale forgée par des siècles de vie commune sous le Saint-Empire Romain Germanique, sentiment qui sera ressuscitée après l’humiliation de Iéna (1806) avant que Sadowa (1865) et Sedan (1870) finissent par « trancher par le fer et le sang la question de l’unité allemande » (4).

Que ce soit aux Etats-Unis et en Allemagne, l’intégration économique n’a été pour rien quant à la construction d’une unité politique. Ce sont davantage les mythologies religieuses et nationales qui furent au fondement de leur construction politique.

 

L’économie ne fait pas société

« La France s’est faite à coup d’épées » nous disait le général De Gaulle, l’Europe se fera à coups de concurrence libre et non faussée nous disent les européistes. L’économie sera donc le principe unificateur d’une Europe déchirée par les divisions religieuses puis par les impérialismes, comme si un ensemble de transactions suffisait à créer une culture commune. C’est là tout le drame de l’Europe actuelle.

« Il se trouve que les hommes ne peuvent s’unir qu’en quelque chose qui les dépasse ». Cette phrase de Régis Debray raisonne avec d’autant plus d’échos que l’Europe s’est abandonnée à un mysticisme économique qui fait de l’accumulation des points de croissance la clé pour résoudre tous les problèmes. Or, « si la politique transforme un tas en tout, l’économie fait d’un tout un tas » (5). En d’autres termes, l’économie ne peut être un principe unificateur, elle ne saurait créer un sentiment d’appartenance à une communauté.

De même que 30 années de mondialisation économique n’ont jamais déboucher sur un gouvernement mondial, encore moins qu’à une hypothétique « fin de l’histoire », l’Europe politique ne peut se construire sur la seule économie. Partager la même monnaie n’a pas rendu les allemands plus proches des grecs. Toute entité politique se fonde en effet sur une croyance, un principe spirituel, une mystique aurait dit Péguy, qui donne à chaque individu le sentiment de faire partie d’un grand dessein. L’économie, quant à elle, est l’empire de l’horizontalité où se mêlent des homo oeconomicus mus exclusivement par la recherche de leurs propres intérêts au détriment de tout grand destin collectif.

 

« Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple » (6). Ernest Renan ne pouvait pas mieux définir ce qu’est un peuple. Or, toute entité politique repose sur un peuple ayant des valeurs et des objectifs communs ou alors il s’agit d’un empire qui exerce sa domination par la contrainte. Forcé de constater qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de peuple européen permettant l’avènement d’une unité politique. La croyance en l’économie comme facteur d’unité politique s’est brisée sur la réalité. C’est au moment où l’intégration économique est la plus complète que les peuples européens deviennent les plus sceptiques sur l’idée européenne. Autant aux Etats-Unis qu’en Grande Bretagne et qu’en Chine, la loi du marché trouve son contrepoids dans une mystique biblico-patriotique ou nationale forgeant par là-même une communauté politique. A l’opposé en Europe, l’économie est devenue sa propre fin sans aucun culte collectif en mesure de compenser son emprise. C’est pourquoi l’Europe n’est pas une entité politique mais plutôt une ploutocratie, un despotisme mou de plus en plus coupé des peuples européens.

 

 

(1) L’expression est tirée d’une boutade de Jean-Pierre Chevènement dans son dernier livre Un défi de Civilisation, chap. « L’Europe après le Brexit ».

 (2) Comprendre le malheur français, Marcel Gauchet, chap. « Piège européen »

(3) Arrêt de la cour de Karlsruhe du 30 juin 2009.

(4) Expression tirée du livre de Jean-Pierre Chevènement Un défi de Civilisation, chap. « France-Allemagne : deux peuples dans l’histoire »

(5) Expression de Régis Debray dans son livre L’Erreur de calcul

 (6) Qu’est-ce qu’une Nation ? de Ernest Renan