La visite du président russe a souvent tourné à la polémique. La dernière en date celle du 29 mai 2017 ne fait pas exception. Après tout, pourquoi faire tant d’honneur à Poutine ? Pourquoi l’inviter au Trianon, ce joyau de l’architecture française qui plaisait tant à Marie-Antoinette ?
C’est qu’Emmanuel Macron a très bien compris comment fonctionne la diplomatie. Il ne faut jamais oublier que la manière dont on reçoit un chef d’état étranger est aussi important que les pourparlers diplomatiques eux-mêmes. Inviter Poutine à Versailles, c’est donc lui montrer que son pays compte. De même, le président Macron est un homme d’histoire. Il sait qu’il y a 300 ans presque jour pour jour le tsar Pierre Le Grand effectua une tournée triomphale dans le royaume capétien. Rencontrant Madame de Maintenon, la seconde épouse de Louis XIV, il s’est mis sur les traces des personnes qui ont côtoyé le roi soleil qui a toujours été son modèle. Cette visite fut si triomphale que Saint-Simon pouvait écrire que la France regarda le tsar comme « un prodige dont elle demeura charmée ».
Surtout, Pierre le Grand est le symbole d’une Russie tournée vers l’Europe. Il fit construire sur les bords de la Neva ce qui deviendra plus tard Saint-Pétersbourg servant « de fenêtre sur l’Europe » comme il aimait à le dire. Il définira lui-même la frontière du continent européen sur l’Oural.
Le fait d’accueillir Poutine sous le patronage historique de Pierre le Grand, c’est donc pour Macron envoyer un signal très clair. Oui, la Russie fait partie de cette « maison commune européenne ». Oui la Russie peut être un partenaire dans le futur. Je pense que cette stratégie est la bonne même si des obstacles ne vont pas tarder à apparaître.
Peut-on considérer la Russie comme un allié ?
I) La Russie : pays dans l’histoire à la fois allié et ennemi
Pierre le Grand fut le grand inspirateur du tournant occidentaliste de la Russie. Mais plus important encore, il a fait entrer la Russie dans le concert des grandes puissances européennes. Son successeur Catherine II continuera cette politique. Pendant la guerre de sept ans (1765-1772), cette dernière s’alliera ainsi avec la France et l’Autriche contre l’Angleterre et la Prusse. Diderot et Voltaire seront alors les symboles de cette amitié franco-russe.
Plus tard, la Révolution française n’affectera pas cette amitié. Il faudra vraiment attendre Napoléon pour voir pour la première fois s’affronter français et russes. Austerlitz, Friedland, Eylau, Borodino, toutes ces batailles légendaires nourriront l’imaginaire des deux peuples. Pourtant, malgré l’invasion de son pays, le tsar Alexandre sera particulièrement bienveillant envers les français. Pétrie de culture des Lumières, il admirait tellement notre pays qu’il s’est opposé aux plans de l’anglais Wellington et du prussien Blücher qui voulaient faire payer à la France son épopée napoléonienne.
Malheureusement, les romantiques et les révolutionnaires vont faire de la Russie le pays réactionnaire par exemple. Dénonçant la « sainte-alliance », ils vont imprimer l’image d’un pays arriéré, conservateur et archaïque. C’est d’ailleurs à cette époque que le marquis de Custine publie son célèbre pamphlet antirusse Lettres de Russie. Cette Russophobie trouvera un débouché dans la Guerre de Crimée (1853-1856).
C’est pourtant quelques années plus tard que les relations franco-russes vont connaître leur âge d’or. Traumatisés par la capitulation de Sedan devant les Prussiens de Bismarck, les français vont trouver en la Russie cet allié de revers au Reich Allemand. Le traité signé en 1892 inaugure alors une ère de rapprochement sans précédent entre les deux peuples. Les français seront éblouis par les ballets russes, les romans de Dostoïevski ou encore les pièces de théâtre de Tchekhov tandis que leur épargne ira financier le transsibérien et l’industrie russe.
En 1914, c’est l’offensive russe sur Tannenberg permettant d’immobiliser la moitié des forces allemandes qui rend possible la victoire française sur la Marne. Malgré la révolution bolchévique de 1917, la Russie sera une nouvelle fois l’allié naturel de la France contre les nazis, en tout cas à partir de 1941*. On ne peut d’ailleurs pas penser la politique conciliante de De Gaulle envers les soviétiques sans avoir à l’esprit que pour lui s’il n’y avait pas eu Stalingrad, la libération de la France aurait été impossible.
Si la Russie et la France sont des alliés naturels dans l’adversité, ils ne sont pas amis pour autant. L’indépendance de la Pologne a été ainsi pendant longtemps un point de discorde entre les deux pays. De Gaulle avait lui-même combattu en faveur de cette indépendance face à l’armée rouge de Trotski en 1920. De même, lors de la crise des missiles de Cuba puis devant la construction du mur de Berlin, le général avait soutenu résolument le camp occidental.
La Russie a donc bien souvent été davantage un allié qu’un ennemi de la France. Les deux pays ont historiquement noué des liens culturels très forts propices à des influences mutuelles. Néanmoins, ces deux pays entretiennent des relations ambivalentes qu’on pourrait ne qualifier de « ni ami, ni ennemi », c’est-à-dire une forme d’estimation mutuelle teintée d’absence de confiance réciproque.
II) Les divergences franco-russes
N’étant ni notre allié ni notre ennemie, la Russie n’en joue pas moins un rôle essentiel dans les affaires du monde. La relation franco-russe permettait à la France d’avoir un dialogue constructif avec le pays des tsars. Or, cette relation s’est fortement détériorée depuis l’élection de François Hollande en 2012. L’annulation des ventes des Mistrals, l’adoption de sanctions économiques ou encore l’imbroglio diplomatique entourant l’inauguration d’une nouvelle église orthodoxe russe près de la Tour Eiffel, on ne compte plus les couacs entre François Hollande et Vladimir Poutine. Emmanuel Macron hérite donc d’une situation difficile face à la Russie. Il a brillamment voulu remettre en selle cette relation franco-russe lors du trois centièmes anniversaires de la visite de Pierre le Grand à Paris. Néanmoins, cette volonté peut trouver sur son chemin deux obstacles : l’Ukraine et la Syrie.
En Ukraine, l’accord de Minsk doit être respecté. Il prévoit notamment une autonomie des régions séparatistes de Lougansk et Donetsk et l’établissement de nouvelles élections. Or, aucune des deux parties ne respectent ces engagements. La France, garante de l’accord de Minsk, doit faire tout son possible pour pousser le gouvernement Porochenko à respecter les termes de l’accord, principalement le projet de décentralisation des régions séparatistes. D’autre part, si elle souhaite que la partie russe respecte sa partie de l’accord, la diplomatie française doit s’assurer que l’Ukraine n’intégrera jamais l’OTAN. Ce programme dit de « finlandisation » de l’Ukraine ne pourra réussir qu’avec l’accord de Washington. Le fait que Trump soit président représente d’ailleurs une opportunité, ce dernier cherchant une certaine « détente avec Moscou ». En tout cas, la France pourrait jouer le rôle d’intermédiaire rassurant les russes d’un côté et convaincant les américains d’abandonner toute prétention de l’OTAN sur l’Ukraine de l’autre. Ce scénario est le seul qui puisse apporter la paix à ce pays sur le long-terme.
Le second point de désaccord franco-russe concerne le dossier syrien. La France souhaite en effet le départ de Bachar Al-Assad et la disparition du califat de l’EI. Les russes quant à eux ne veulent surtout pas d’un effondrement de l’Etat syrien qui pourrait compromettre leurs bases maritimes (Tartous) et aériennes (Lattaquié), d’où le fait qu’ils visent davantage les rebelles que l’Etat Islamique Pour trouver un plan pour la paix en Syrie, il faudra pour la France accepter les exigences russes en matière de maintien des structures du parti Baas. Un scénario à l’Irakienne serait ainsi la pire des solutions. En échange, la Russie pourrait très bien abandonner Bachar qui serait remplacé par une personnalité plus consensuelle. Le choix de cette personnalité pourrait être déterminé après des négociations entre les parties prenantes. Une fois la Russie rassurée sur ses positions en Syrie, elle sera encline à aider la France pour combattre véritablement l’Etat Islamique. La France devra donc revoir sa position sur le conflit syrien, elle devra non plus exiger la fin du régime syrien mais devra s’atteler en coopération avec les russes à faire émerger une personnalité de ce même régime capable de former un gouvernement d’union nationale à la place de Bachar.
Par conséquent, Emmanuel Macron devra se monter moins dogmatique que son prédécesseur envers la Russie. Il lui faudra renier avec la tradition française qui considère la Russie ni comme un allié ni comme un ennemi mais comme une puissance dont les intérêts doivent être respectés. Sur l’Ukraine, la France doit s’efforcer de mettre hors-jeu les prétentions américaines « d’otaniser » ce pays. Sur la Syrie, la diplomatie française devra prendre en compte l’intérêt immédiat des russes, à savoir ne pas voir l’Etat syrien s’effondrer comme son homologue irakien en 2003. Ce n’est qu’en prenant en compte ces paramètres que puisse se forger un véritable dialogue constructif entre la Russie et la France.
*Avant le 22 juin 1941, l’URSS était allié du Reich hitlérien. Molotov, ministre des affaires étrangères, avait qualifié l’invasion de la France comme « d’un splendide succès ».