Le triomphe d’Erdogan?

Le triomphe d’Erdogan?

Vendredi 15 juillet 2016. Plus de 30 ans après le coup d’Etat de 1980, les chars sont de nouveau dans les rues d’Istanbul et d’Ankara. Des milliers de soldats prennent d’assaut les points stratégiques comme les ponts, les gares ou les aéroports. Les putschistes bombardent également le parlement et le palais présidentiel. Depuis sa résidence de vacance, le président démocratiquement élu Recep Tayyip Erdogan appelle ses partisans à « descendre dans la rue » et à faire barrage au coup d’Etat. putsch turquieLa télévision nationale étant aux mains des putschistes, Erdogan utilise les réseaux sociaux et l’extraordinaire capacité de mobilisation de son parti l’AKP (parti pour la justice et le développement). Mal préparés et minoritaires au sein des forces armées (police et armée), les putschistes ne font pas long feu. Ils sont arrêtés le lendemain et Erdogan peut revenir en triomphateur à Istanbul. Fort d’un soutien populaire massif, le président turc peut se targuer d’une légitimité renforcée après la tentative de putsch. Sa popularité est généralement mal comprise de la part des occidentaux, Erdogan apparaissant davantage comme un dictateur qu’un leader populaire et charismatique. Pourtant, Erdogan a remporté toutes les élections depuis 2003 et bénéficie du soutien d’une grande partie des turcs. Comme nous pouvons le constater avec le putsch manqué, cette popularité ne signifie pas une absence de risques pour lui et pour l’ensemble de la Turquie.

Quelles sont les raisons de sa popularité ? Quelles sont les menaces qui pèsent sur lui et sur la Turquie ?

Le soutien des turcs à Erdogan s’explique d’abord pour des raisons économiques, politiques et personnelles (1ère partie). Nous le verrons, il bénéficie également d’une sociologie électorale qui lui est grandement favorable (2ème partie). Enfin, nous montrerons les risques majeurs pesant sur lui et par conséquent sur l’ensemble de la Turquie (3ème partie).

 

Les raisons de la popularité d’Erdogan

De 2003 à aujourd’hui, Recep Tayyip Erdogan jouit d’une popularité inégalée dans l’histoire de la république de Turquie. Dans certains milieux, il bénéficie même d’une aura quasi céleste digne d’un culte de la personnalité, la propagande en moins. On peut le comparer aux leaders populaires sud-américains tels Hugo Chavez au Venezuela ou Evo Morales en Bolivie. De mon point de vue, cette popularité repose sur trois facteurs : le développement de l’économie, la stabilité politique et la personnalité charismatique d’Erdogan lui-même.

Le premier facteur de popularité renvoie à une dimension économique. L’AKP, le parti d’Erdogan, a été en effet fondé au moment où la Turquie subissait une de ses plus graves crises économiques de son histoire. En 2001, l’ensemble des pays émergents sont confrontés à une fuite massive de capitaux consécutive à une remontée des taux d’intérêt américains. La livre turque s’effondre ce qui entraîne des faillites en cascade dans le secteur bancaire endetté en dollars. Le FMI met sous tutelle la Turquie et lui impose un plan d’ajustement budgétaire drastique. Ressentie comme un véritable traumatisme dans un pays marqué par le nationalisme, la mise sous tutelle du FMI a grandement favorisé la victoire de l’AKP aux élections législatives de 2003. Ce dernier, il faut souligner, avait une réputation de bonne gestion économique dans les villes qu’ils contrôlaient (Istanbul, Ankara). Une fois premier ministre, Erdogan appliquera la politique de libéralisation préconisée par le FMI. Harmonisant le droit des affaires sur celui pratiqué en Europe, il met en œuvre un programme très libéral en matière d’économie. Facilitant l’arrivée massive de capitaux étrangers, la Turquie connaît une croissance spectaculaire atteignant en moyenne 4% dans la décennie 2000. L’inflation, qui était de plus de 120% avant l’arrivée aux affaires de l’AKP, est retombée à moins de 10%. Le PIB par habitant a été multiplié par trois. Le succès économique de l’AKP explique en partie la popularité d’Erdogan.

pib hab turquieLe second facteur explicatif est d’ordre politique. Le gouvernement d’Erdogan va en effet modifier de manière impressionnante la législation pour la rendre plus compatible avec le droit européen. Le processus d’adhésion à l’Union Européenne exige le respect d’un certain nombre de principes démocratiques et libéraux. Quoi qu’on en pense, jusqu’en 2013, l’AKP va transformer le droit turc en le rendant davantage conforme aux exigences européennes offrant de nouveaux droits aux citoyens turcs. De l’amendement élargissant la liberté d’association à la limitation de la compétence des tribunaux militaires en passant par le renforcement des droits du justiciable, le gouvernement Erdogan aura pendant longtemps le satisfecit de Bruxelles en termes de liberté publique. Nous verrons par la suite que cette amélioration des droits s’inscrivait dans une stratégie plus large de conquête de pouvoir sous fond de revanche d’une partie de la population vis-à-vis des élites kémalistes. En tout cas, de nombreux turcs sont encore reconnaissants à l’AKP de leur avoir donner des droits sociaux et juridiques supplémentaires dans un pays habitué à la toute-puissance de l’Etat.

Enfin, le dernier facteur de popularité repose sur la personnalité d’Erdogan. Le président turc est doté d’une capacité à enflammer les foules et à impressionner son auditoire. Cette personnalité se trouve en adéquation avec la culture turque teintée de « césaro-papisme » et de leader providentiel comme Mustapha Kemal (Atatürk). La société turque a toujours été traversée par une aspiration à l’homogénéité qui se doit d’être incarnée par un chef charismatique. culte erdoganComme le souligne le journaliste turc Ahmet Insel « La société turque se sent d’abord victime d’une partie d’elle-même.[…]. C’est pourquoi elle se méfie d’abord d’elle-même et cherche refuge et apaisement sous l’autorité d’un chef, pour chasser de son horizon une guerre civile latente qui travaille l’inconscient collectif. » De même, la personnalité d’Erdogan s’ancre dans la culture des confréries islamiques turques qui s’incarne dans un chef pieux et charismatique. Fort de cette personnalité autoritaire, le président turc s’attire à lui des millions d’électeurs extrêmement fidèles lui vouant un véritable culte de la personnalité.

L’expansion de l’économie, la relative amélioration des droits individuels et la personnalité charismatique d’Erdogan sont donc trois facteurs clés pour comprendre la popularité du président turc. Cependant, ces facteurs n’auraient eu aucun effet s’il n’y avait pas eu une sociologie électorale servant de socle ultime  à la domination de l’AKP.

 

Un Kulturkampf à la turque : la sociologie comme condition du succès d’Erdogan

L’un des traits les plus important de la Turquie moderne est sa relative fracture en grands blocs politiques quasi irréconciliables. Pour aider à la simplification de la situation, je distinguerai 2 blocs selon un schéma classique gauche-droite. Entre ces deux blocs il n’existe pas de transfert de votes. Ce n’est qu’à l’intérieur de ces blocs que des transferts de voix sont possibles. Ainsi, lors des élections du 7 juin 2015 dans laquelle l’AKP a perdu sa majorité absolue, les transferts de voix se sont reportés sur l’extrême droite nationaliste du MHP.

parlement turcA droite de l’échiquier politique se trouve 2 grands partis, l’AKP du président Erdogan et le MHP. Ce bloc conservateur et nationaliste est clairement majoritaire puisqu’il représente à peu près 60% des voix à chaque élection. Sa force tient au fait qu’il possède une « hégémonie sociologique » sur le pays. Premièrement, sur le front ethnique, le bloc conservateur représente la majorité turque face à la minorité kurde (15 à 20% de la population). Les kurdes revendiquent une autonomie politique et culturelle sur les territoires du sud-est ce qui est refusé par les turques par crainte d’une dislocation de la République et au nom d’une culture du centralisme politique issue du Kémalisme. Deuxièmement, au niveau religieux, la droite représente la Turquie sunnite opposée à la minorité alévie (15% de la population). L’Alévisme est un courant hétérodoxe marqué par une approche très libérale de l’Islam. Les alévies n’ont pas le droit de pratiquer leur foi et ne sont pas considérés comme des vrais musulmans par la majorité des turcs. Erdogan d’ailleurs fustige régulièrement cette minorité pour son prétendu caractère « anti-islamique ». Enfin, le vote conservateur provient des populations issues des plateaux anatoliens qui ont émigré dans les grands centres urbains. Cette population, plus pieuse et plus pauvre que le reste du pays, a longtemps été tenue à l’écart du développement économique et du pouvoir politique. C’est l’un des aspects les plus importants de la popularité d’Erdogan. Ce dernier, anatolien d’origine, est le symbole de l’ascension sociale des populations anatoliennes longtemps méprisées par l’élite Kémaliste. Erdogan incarne à lui tout seul cette revanche sociale. Sous son règne, une classe moyenne anatolienne très pieuse a émergé et reste un soutien fidèle à l’AKP. La domination du bloc conservateur est donc le fruit d’une hégémonie sociologique au profit des populations anatoliennes plus religieuses, plus pratiquantes et plus conservatrices.

A gauche, deux partis semblent dominer la vie politique. Le CHP, tout d’abord, est un parti issu des élites traditionnelles kémalistes et laïques. Ses scores électoraux oscillent entre 20 et 25% des voix. Les kémalistes ont été considérablement affaiblis. Le processus d’adhésion à l’Europe a réduit l’essentiel de leurs prérogatives judiciaires. De même, l’armée, pilier traditionnel du Kémalisme (1), a connu des purges considérables depuis l’affaire Ergenekon (2) en 2008. L’autre parti est un nouveau parti, le HDP, qui a fait une entrée fracassante dans le paysage politique en dépassant lors des dernières élections le seuil électoral de 10% des voix nécessaires pour être représenté au parlement. Il pèse entre 10 et 15% des voix. Mouvement pro-kurde dirigé par un leader charismatique kurde Selahattin Demirtas, ce parti a conquis un électorat féministe, laïc et pro-européen. Il s’appuie également sur les mouvements de jeunesse issus de la contestation de 2013 contre la destruction du parc Gezi. Fort de ses résultats électoraux, il prive l’AKP des 60% nécessaires pour changer la constitution au profit d’un régime présidentiel que rêve Erdogan. C’est pourquoi ce parti est l’objet d’une campagne de dénigrement sans précédent de l’AKP qui l’accuse sans preuve de soutenir les rebelles séparatistes kurdes du PKK. Or, les partis de gauche, le CHP et le HDP, sont irréconciliables. De la vision autoritaire de la société à la politique envers les Kurdes en passant par la reconnaissance du génocide arménien, tout oppose ses deux partis. Cette division de la gauche donne les mains libres au bloc conservateur pour dominer la vie politique depuis 13 ans.

 

Les menaces pesant sur la Turquie

Même si Erdogan domine la vie politique depuis 13 ans, son pouvoir reste fragile. Le président turc doit faire face à une conjonction de menaces intérieures et extérieures qui sont autant de zones d’ombre pour sa présidence.

La première menace est intérieure. Elle est de trois ordres. Le premier front oppose Erdogan à l’establishment kémaliste. Si ce dernier a été affaibli, on ne peut pas exclure des tentatives de renversement de l’armée dans un pays habitué aux coups d’Etat même si la dernière tentative de putsch ne semble pas être le fait d’officiers kémalistes. Le deuxième front oppose l’Etat turc à la guérilla kurde du PKK. Depuis 1984, ce groupe mène une lutte armée pour la reconnaissance d’une région autonome kurde voire d’une indépendance des territoires du Sud-Est majoritairement kurdes. Pourtant, un processus de paix était bien engagé avec le soutien actif du leader historique du PKK, Abdullah Ocalan, emprisonné depuis 1999 sur l’île-prison d’Imrali. Ce processus a volé en éclat depuis l’attentat anti-kurde de Suruc en début 2015, le PKK accusant les services secrets turcs d’être derrières les attentats. Depuis lors, le conflit, à l’origine de 40 000 morts depuis 1984, a repris entrainant des affrontements armés dans le Sud-Est et des multiples attentats visant des militaires et des policiers. Le dernier front intérieur oppose personnellement Erdogan à l’imam Fethullah Gulen. Exilé aux Etats-Unis, ce dernier a formé un véritable réseau par le biais d’écoles, de journaux et d’associations. fethullah gulenLes membres de la confrérie de Gulen ont pénétré profondément l’administration et l’armée. D’ailleurs, les Gulenistes ont longtemps été les alliés d’Erdogan, leur influence permettant d’affaiblir les élites kémalistes. La rupture s’est opérée en 2013 lorsque des magistrats appartenant à la mouvance guleniste ont ouvert une enquête pour corruption incluant le propre fils d’Erdogan. La tentative de putsch du 15 juillet semble le fait de militaires gulenistes se sachant l’objet d’une vaste purge dans les mois qui devaient suivre. Par conséquent, la répression qui s’abat sur les membres de la confrérie ou supposés comme tels était prévue de longue date bien avant le putsch. La tentative avortée du 15 juillet n’a fait qu’accélérer les évènements en rendant la répression plus violente, plus aveugle et moins organisée.

Ces menaces intérieures ne doivent pas occulter les menaces extérieures qui pèsent sur la Turquie d’Erdogan. L’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2003 a entrainé un revirement diplomatique considérable. Tournée vers l’Occident depuis la fondation de la république en 1924, la diplomatie turque a adopté une vision néo-ottomane dont l’objectif est de jouer un rôle plus important dans le monde arabe oublié des turcs depuis la fin de l’empire ottoman. Ce choix est en adéquation avec l’électorat de l’AKP pour qui la Turquie s’inscrit non pas dans une société de type occidental mais dans une aire culturelle musulmane. Le maître d’œuvre de cette politique est le professeur Ahmet Davutoglu. Or, cette politique a tourné au fiasco. En Egypte, le président Morsi, proche des turcs, a été renversé par l’armée. Surtout, en Syrie, la Turquie a vu émerger un état kurde autonome (Rojava) à sa frontière qui sert de base arrière au PKK. De plus, les turcs ont sous-estimé la capacité de résistance du régime Assad. La passivité turque envers l’Etat Islamique s’explique par ces deux objectifs : le renversement d’Assad et la lutte pour empêcher la formation d’un état Kurde en Syrie. Or, l’Etat Islamique s’est mis à frapper la Turquie (attentats contre l’aéroport Ataturk, attentats contre une manifestation à Ankara, assassinats de personnalité libérale) lui reprochant l’exploitation d’une base aérienne par les avions de l’Otan bombardant le califat.attenta turquie Partageant 900 kms de frontière avec la Syrie, la Turquie est sous la menace d’une recrudescence des attentats et des assassinats ciblés de l’Etat Islamique par des combattants infiltrés dans les flots de réfugiés ou même des turcs se revendiquant de Daesh. Il est clair d’ailleurs que l’Etat Islamique a pu constituer des réseaux puissants prêts à passer à l’action dans le sud de la Turquie. Devant le fiasco syrien, le président Erdogan a limogé Ahmet Davutoglu et a changé sa politique au profit d’un rapprochement avec Moscou et Tehéran. Le renversement d’Assad n’est plus la priorité alors que l’Etat Islamique est enfin considéré comme l’ennemie au même titre que les Kurdes. La politique extérieure turque a non seulement contribué au chaos syrien mais elle a aussi longtemps fermé les yeux sur Daesh au point que dès lors que celui-ci s’est retourné contre les turcs, ses réseaux étaient déjà constitués menaçant la stabilité du pays.

Menacée sur le plan intérieur (rébellion du PKK, guerre contre Gulen) et extérieur (montée de l’Etat Islamique), la Turquie apparaît plus fragile que ne le laisse penser l’attitude triomphale du président Erdogan.

 

Erdogan et son parti l’AKP ont donc imprimé durablement leur marque sur la Turquie. Instigateur du redressement économique, Erdogan a favorisé la substitution des élites kémalistes au profit d’une nouvelle élite anatolienne pieuse et conservatrice. Or, cela ne signifie pas que le Kémalisme comme idéologie est définitivement enterré. Parmi ces six piliers (populisme, étatisme, républicanisme, révolutionnarisme, nationalisme et laïcité), seule la laïcité est réellement remise en question. Dans les faits, Erdogan se fait l’apôtre d’un kémalisme dépouillé de son tropisme occidental comme l’a montré sa politique autoritaire envers les Kurdes et les gulenistes. Au contraire, c’est vers l’Orient que s’est tourné la Turquie ce qui a conduit au chaos syrien qui menace de s’exporter vers la « Sublime Porte ». La tentative de putsch du 15 juillet a poussé Erdogan à se rapprocher des russes et des chinois. C’est de mon point de vue le seul point positif des évènements actuels, la Turquie ayant enfin décidé de mettre un terme à son double-jeu vis-à-vis de l’Etat Islamique.

 

(1) Le kémalisme est une idéologie politique définie par Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie. Cette idéologie est dotée de six principes-clés: républicanisme, nationalisme, populisme, laïcité, étatisme et révolutionnarisme. Le but de Mustafa Kemal était de rompre avec la tradition ottomane et islamique et de faire de la Turquie un pays occidental. Toute une série de réformes ont été adoptées dans les années 1920 et 1930: passage à l’alphabet latin, interdiction du voile, interdiction des écoles religieuses, droit de vote pour les femmes, abandon du statut de religion d’État de l’Islam, etc.

(2) Cette nébuleuse, dont le nom de code serait Ergenekon, aurait constitué un «Etat dans l’Etat»: les Turcs parlent d’ailleurs « d’Etat profond »pour la qualifier. La révélation de cette affaire a conduit à l’arrestation de près de 500 militaires de haut rang dont des généraux et des amiraux.

Arabie Saoudite: un royaume en pleine tourmente

Arabie Saoudite: un royaume en pleine tourmente

2 janvier 2016. Le ministère de l’intérieur saoudien annonce l’exécution de 47 personnes pour « terrorisme ». Fait partie des personnes exécutées un dignitaire chiite, figure de proue de la contestation anti-régime, Nimr Baqer Al-Nimr. Dès l’annonce de son exécution, des milliers d’iraniens, la plupart manipulés par les pasdarans (services secrets), descendent dans la rue puis saccagent l’ambassade d’Arabie Saoudite. Ce qu’il faut souligner c’est que cette explosion de violence n’est en rien spontanée. Si les autorités iraniennes le souhaitaient, le saccage de l’ambassade aurait été évité. La « république des mollahs » voulait envoyer un message clair au régime saoudien. L’exécution d’une personnalité religieuse chiite est une ligne rouge pour l’Iran dans un contexte de « guerre froide » entre les deux pays. Les saoudiens ont répliqué en poussant les pays sunnites à rompre leurs liens diplomatiques avec l’Iran. Cette escalade des tensions au Moyen-Orient s’inscrit dans une montée des périls pour la monarchie saoudienne qu’ils soient d’ordre économiques, politiques ou diplomatiques. Ces menaces représentent un risque existentiel pour la monarchie.

Quels sont les risques pesant sur le pays ? Quelles sont les stratégies des saoudiens pour y faire face ?

Dans cet article je distinguerai trois risques majeurs pesant sur le régime des Al-Saoud. Le premier facteur de risque concerne l’économie saoudienne qui est dans un état extrêmement  préoccupant (1ère partie). Le deuxième facteur est lié à la politique intérieure minée par des luttes de pouvoir et des tensions croissantes (2ème partie). Enfin, la politique extérieure du royaume est un autre motif d’inquiétude dans une région en proie à un chaos qui semple de plus en plus incontrôlable (3ème partie).

Une économie qui se dirige tout droit vers la faillite

L’économie saoudienne est en crise. Selon un rapport de FMI publié en Octobre 2015, à ce rythme, le royaume pourrait être en faillite d’ici 2020. Avant d’expliquer les causes de l’effondrement de l’économie, il nous faut en analyser les principales caractéristiques.

Depuis la découverte d’immenses réserves pétrolières dans le désert d’Arabie au cours des années 30, les hydrocarbures jouent un rôle central au sein de l’économie saoudienne. Le pays possède 16% des réserves pétrolières mondiales. Il en est également le premier exportateur mondial. La dépendance au pétrole est encore plus prégnante si l’on juge les capacités financières du régime. Ainsi, les ressources pétrolières assurent 87% des revenus budgétaires, 42% du PIB et 90 % des recettes d’exportation. Dès lors que les prix du baril ont augmenté suite au double choc pétrolier de 1973 et de 1979, l’Arabie Saoudite a connu un boom économique et financier considérable.

Or, cette expansion économique s’est brisée depuis quelques années. Les marchés pétroliers sont, en effet, extrêmement volatils, les prix du baril passant de 110 dollars en 2011 à 50 dollars aujourd’hui. Le FMI estime que ce prix se stabilisera autour des 60 dollars à l’horizon 2020. Cette chute des cours s’explique du fait de deux facteurs. D’une part, le ralentissement de la croissance en Chine et dans les pays émergents a réduit la demande disponible poussant à la baisse les prix mondiaux. D’autre part, l’accélération de la production de pétroles non-conventionnels comme le pétrole de schiste en Amérique du Nord a augmenté l’offre. Etant premier producteur mondial avec près de 10 millions de baril produit par jour, l’Arabie Saoudite aurait pu adapter sa stratégie pour faire monter les prix. Au contraire, les saoudiens ont joué la carte de la baisse des prix dans le but de maintenir ses parts de marché vis-à-vis des pétroles non-conventionnels et d’affaiblir le retour de l’Iran dans le concert des nations.

prix du baril de pétrole

Cependant, cette stratégie est sur le point de montrer ses limites. Les prix sont, en effet, inférieurs au prix d’équilibre budgétaire (Break-even point) ce qui conduit le royaume à assumer un déficit budgétaire de près de 80 milliards de dollars soit 18% du PIB. Ce déficit contraint le pays à entamer ses réserves, estimées à 650 milliards de dollars, et à mettre en œuvre une cure d’austérité sans précédent. Ainsi, les subventions sur l’électricité, l’eau et l’essence se sont vues fortement réduites. De même, une partie des entreprises publiques ont vu leur capital ouvert au secteur privé (5% pour Saudi Aramco la compagnie pétrolière du royaume). Le royaume, en réalité, paie un manque de diversification de son économie qui le piège dans ce que les économistes nomment « la maladie hollandaise » (Dutch Disease) (1). Privé de ses ressources financières, le régime saoudien est confronté à une remise en question profonde de son système productif ce qui ne manquera pas de provoquer des remous au sein d’une population habituée à la rente pétrolière et à l’oisiveté (près de 80% de la main d’œuvre est d’origine étrangère). Cette situation est d’autant plus problématique qu’un nombre important de jeunes diplômés, estimés à 10 millions par le FMI, vont rentrer sur le marché du travail d’ici 2020. Les autorités saoudiennes l’ont d’ailleurs bien compris, eux qui ont présenté un plan de diversification de l’économie intitulé « Vision 2030 » qui a pour objet d’investir 140 milliards de dollars dans la santé, les transports et les nouvelles technologies.

déficit budgétaire saudi arabia

La situation économique est donc préoccupante à plus d’un titre. Or, contrairement aux « printemps arabe » de 2011, en cas d’explosion sociale, le royaume n’aura plus la possibilité d’utiliser la rente pétrolière pour acheter la paix.

Une monarchie fragilisée sur le plan interne

La monarchie saoudienne repose sur l’alliance des tribus, et ce depuis le 18ème siècle, début de la dynastie des Al-Saoud. Or, ce jeu complexe entre tribus mine la cohésion interne du royaume et menace de dériver en véritable guerre de succession.

Le royaume repose sur un jeu d’alliance complexe entre les tribus. Dans le but de conquérir des territoires, le fondateur de la monarchie Abdel Aziz Ibn Seoud (1875-1953) a multiplié les alliances tribales, le plus souvent par mariage, offrant des postes clés aux leaders tribaux et une répartition de la rente pétrolière en fonction de la puissance des tribus. Or, ce type d’alliance a entrainé la multiplication du nombre d’héritiers de la couronne. Le roi Ibn Seoud a eu la bagatelle de 53 fils. Pour départager les héritiers du trône, Ibn Seoud a adopté le mode de succession tribal qui consiste à placer son fils aîné comme héritier. Dès lors que celui-ci meurt, le pouvoir n’est pas transmis à son fils mais à son frère le plus puissant, puissance déterminée par ses soutiens dans l’establishment militaire et religieux. Ce système a pour effet d’accentuer la gérontocratie des élites dirigeantes. Ainsi, au roi Abdallah mort à 90 ans en 2015 lui a succédé le roi Salman, 79 ans. Depuis l’accession au trône de Salman, les règles de succession ont été modifiées puisque c’est le roi qui choisit son héritier sous réserve d’une validation par le « conseil d’allégeance », organe contrôlé par les chefs tribaux. Ce mode de succession a permis d’écarter le prince Moqren comme 1er héritier au profit de Mohamed Ben Nayef, l’actuel ministre de l’intérieur. Surtout, il place le fils du roi Salman, Mohammed Ben Salman, comme numéro 2 dans l’ordre successoral.ben salmane Ce dernier, ministre de la défense âgé de 30 ans, compte bien dépoussiérer le royaume économiquement et politiquement. Très influent auprès de son père, il place des technocrates formés en Occident à des postes clés au détriment du partage tribal traditionnel comme l’a montré le récent limogeage du ministre du pétrole Ali Al-Naimi en poste depuis 30 ans. Plus grave, Ben Salman incarne la prépondérance du clan des Soudayri qui truste l’ensemble des postes clés ce qui ne manque pas de susciter des tensions internes à la famille Saoud. De ce point de vue, le remplacement du prince Moqren, membre de la tribu des chammar, rivale des Soudayri, comme premier héritier a représenté l’accaparement du pouvoir par ces derniers. Par conséquent, les rivalités claniques et tribales sont en train de miner la cohésion interne de la monarchie ce qui risque d’entrainer un fort mécontentement parmi les tribus, traditionnelles piliers de l’état saoudien.

La montée des menaces extérieures

En difficulté sur le plan économique et en proie à des divisions internes, la monarchie voit se multiplier les menaces extérieures. L’Arabie Saoudite doit ainsi faire face à la résilience de l’influence iranienne dans le monde arabo-musulman ainsi que l’émergence d’un terrorisme islamique qui a en grande partie échappé à son contrôle.

Il est nécessaire de souligner, dans un premier temps, que les relations entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ont longtemps été très cordiales. A partir de 1979, la révolution « Khomeyniste » remet en cause la relation privilégiée entre les deux pays. D’une part, la révolution iranienne s’est traduite par la prise de pouvoir d’hommes se revendiquant clairement d’un messianisme chiite, considéré comme une hérésie de l’Islam par les saoudiens. D’autre part, le nouveau régime iranien va s’évertuer à contester l’influence saoudienne dans le monde arabe. Dans ce but, les iraniens ont joué sur deux leviers. Le premier reposait sur l’idée que la révolution iranienne provoquerait une onde de choc suscitant un élan révolutionnaire contre les régimes conservateurs dans tout le monde arabe.

IRAN REVOLUTIONLe second levier visait à établir un véritable leadership religieux islamique en jouant notamment sur l’ambiguïté des relations entre l’Occident et les monarchies sunnites. La virulence des discours anti-occidentaux et la fatwa appelant à la mort de Salman Rushdie (1989) du régime iranien doivent être vues à l’aune de cette concurrence pour le leadership sur le discours islamique. Les saoudiens vont répliquer en utilisant une stratégie décrite par Gilles Kepel : « Le containment anti-iranien jouera très tôt sur deux registres : souligner la spécificité chiite du phénomène pour rendre l’identification plus malaisée en milieu sunnite, et, ultérieurement, le réduire à un avatar du nationalisme persan. » Pour mener à bien cette stratégie, les saoudiens vont utiliser leur trésor de guerre financier issu de la rente pétrolière pour exporter leur vision wahhabite (2) de l’Islam partout dans le monde. Les saoudiens vont ainsi financer des mosquées, des associations islamiques et vont former via l’université de Médine des dizaines de milliers d’imam qui une fois retournés dans leur pays vont prêcher la doctrine salafiste et wahhabite. Cette stratégie réussira au-delà des espérances. La vision littérale et rigoriste de l’Islam prônée par le wahhâbisme connaît ainsi une expansion croissante dans le monde musulman et en Occident au détriment des islams plus traditionnels. De plus, l’Iran abandonnera petit à petit toutes velléités d’hégémonie sur l’Islam se faisant plutôt le porte-parole des populations chiites minoritaires au sein du monde musulman même si l’Iran y est davantage vu comme un allié que comme un modèle à imiter. Dans cette guerre froide entre les deux pays, l’Iran connaitra une série de succès extérieurs étendant son influence au Liban via le Hezbollah puis en Irak après la chute de Saddam Hussein (2003). La Syrie, dominée par le clan Assad d’origine alaouite, proche des chiites et allié de l’Iran, devient dès lors un enjeu central pour les saoudiens qui arment et financent des groupe rebelles d’obédience salafiste comme Jaich-Al-Islam, Ahmr Al-Sham ou le front Al-Nosra. De même, le conflit au Yémen a vu pour la première fois le royaume intervenir militairement hors de ses frontières frappant les rebelles houthistes qui se réclament du Zaydisme (3), branche minoritaire du chiisme. Les saoudiens sont donc de plus en plus obnubilés par le conflit avec l’Iran d’autant plus que l’allié et protecteur américain a signé un accord sur le nucléaire consacrant le retour en grâce de l’Iran dans la région (accord du 14 juillet 2015).

Or, la politique anti-iranienne aura une conséquence inattendue qui va se traduire par l’avènement d’un terrorisme global qu’on qualifie à juste titre de « salafo-djihadiste ». En effet, comme l’a remarquablement décrit Gilles Kepel, il existe une très grande porosité entre les milieux salafistes (4) et les milieux djihadistes. Si la grande majorité des salafistes sont quiétistes et non violents, la totalité des djihadistes sont des salafistes. En exportant cette vision littéraliste de l’Islam, l’Arabie Saoudite a joué donc un grand rôle dans l’expansion du terrorisme islamique à l’ensemble du globe. De plus, pour contrecarrer la révolution Khomeyniste les saoudiens n’hésiteront pas à sponsoriser le Djihad afghan contre les soviétiques créant une élite djihadiste transnationale (voir mon article Aux origines du Djihad). La première grande organisation terroriste, le « bureau des services » qui deviendra par la suite Al-Qaeda, a été fondé par deux hommes proches de la famille royal saoudienne Abdallah Azzam et O. Ben Laden. Or, la première guerre du golfe entrainera l’émancipation de ses groupes échappant au contrôle des saoudiens. En effet, peu après l’invasion du Koweït(1990) par Saddam Hussein, le roi Fahd d’Arabie Saoudite fait appel à la protection américaine utilisant les accords du Quincy (5). L’arrivée de centaines de milliers de soldats américains sur la terre des « lieux saints de l’Islam » entrainera la rupture entre Al-Qaeda et la monarchie. L’Arabie Saoudite est donc confrontée à un dilemme inextricable. Etant dépendant de la protection américaine, le pays est de ce fait considéré comme « impie » par des groupes djihadistes, mais les saoudiens ont néanmoins besoin de ces groupes pour contrer l’influence iranienne, d’où une impression de double jeu permanent qui commence à agacer les chancelleries occidentales. L’attitude face à l’Etat Islamique est à cet égard symptomatique de cette stratégie à haut risque. attentat medineD’un côté, Daesh, tourné vers un islam d’inspiration wahhabite, sert les intérêts saoudiens en affaiblissant les gouvernements irakiens et syriens proches de l’Iran. D’un autre côté, l’Etat Islamique appelle les musulmans à renverser le régime saoudien n’hésitant à faire des attentats au cœur du royaume (Médine, Djedda). La situation est d’autant plus préoccupante que la propagande de Daesh trouve un certain écho parmi la jeunesse saoudienne frustrée par l’absence de perspectives d’ascension sociale dans un royaume où tous les postes officiels sont accaparés par une seule famille depuis 1 siècle. De plus, son discours extrémiste ne rebute pas une population éduquée selon une vision ultra-rigoriste de l’Islam, l’Arabie Saoudite étant un « Daesh qui a réussi » comme l’indique justement l’écrivain Algérien Kamel Daoud.

La monarchie se retrouve donc prisonnière de ses choix. Confrontée à une véritable guerre froide avec l’Iran, les saoudiens ont favorisé l’essor d’un terrorisme islamique se réclamant de sa vision littéraliste de l’Islam. La guerre du golfe va mettre à jour la profonde contradiction du pouvoir saoudien. Etant dépendant de la protection américaine, les Saoud ont vu ces mêmes groupes terroristes se retourner contre eux accusant le régime saoudien d’être un agent de l’Occident « impie ».

 

Confrontée à une dégradation rapide de son tissu économique et à une montée des rivalités tribales, la monarchie saoudienne apparaît plus affaiblie que jamais pour affronter les défis majeurs qui traversent le Moyen-Orient. La menace la plus importante aux yeux des saoudiens n’est pas Daesh mais l’Iran. Depuis 1979, la « république des mollahs » représente la principale source d’inquiétude à Riyad poussant les saoudiens a favorisé l’essor d’un radicalisme sunnite. Ce dernier a échappé en grande partie au contrôle saoudien dans les années 90 donnant naissance à des organisations terroristes transnationales comme Al-Qaeda puis Daesh. Depuis 2015, l’Etat islamique multiplie les attentats dans le royaume ce qui oblige les saoudiens à revoir leur ordre de priorité. La nomination comme premier héritier du prince Mohammed Ben Nayef, l’homme qui a réprimé sévèrement les réseaux d’Al-Qaeda dans les années 2000, a d’ailleurs été saluée par l’ensemble des capitales occidentales comme un signe de fermeté à l’égard du terrorisme islamiste. La rupture des liens diplomatiques avec l’Iran en début d’année est plus inquiétante car elle s’opère au moment où le pouvoir iranien cherche à normaliser ses relations avec l’Occident. Or, seul un « traité de Westphalie » délimitant les zones d’influence entre les deux pays est en mesure de stabiliser le Moyen-Orient. Rétablir une relation durable entre l’Iran et l’Arabie Saoudite doit être, de mon point de vue, l’objectif principal des diplomaties occidentales, russes ou chinoises si l’on veut mettre un terme à la « guerre de trente ans » qui déchire le monde musulman.

 

 

(1) L’expression de « maladie hollandaise » désigne, en théorie économique, ce qui est arrivé aux Pays-Bas à la suite de la découverte d’importants gisements de gaz en mer du Nord dans les années 1970. La « manne énergétique » qui s’est alors déversée sur la Hollande, outre un impact inflationniste, a eu des effets d’éviction sur le reste de l’économie du pays.

(2) Mouvement fondé par Mohammed Ben Abdelwahhab au XVIII ème siècle qui préconisait une purge des pratiques populaires telles que le « culte des saints » qu’il considérait pour sa part comme une forme d’idolâtrie (shirk),des impuretés et des innovations dans l’Islam (bid’ah). En 1745, il passa un pacte avec un chef local nommé Mohammed Ibn Saoud, offrant à celui-ci son obéissance politique et lui promettant que la protection et la propagation du mouvement wahhabite entraînerait pour celui-ci « la puissance et la gloire » et le gouvernement sur les « terres et les hommes ».

(3) Mouvement chiite qui considère le 5ème Imam Zayd Ibn Ali, descendant de Mahomet, comme le dernier imam héréditaire. Contrairement aux autres groupes chiites, les Zaydites ne croient pas à la divinisation et à l’infaillibilité de l’imam.

(4) Les divers courants salafistes se perçoivent comme un mouvement de renaissance de l’islam, par un retour à la foi des origines, celle des « pieux prédécesseurs » (Salaf). Les salafistes prétendent ainsi imiter Mahomet en tout, y compris dans leur façon de s’habiller ou de manger. Ils rejettent tout ce qu’ils perçoivent comme des interprétations humaines postérieures à la révélation de Mahomet. De ce point de vue, ils sont assez proches de la pensée wahhabite.

(5) Accord signé en 1945 entre Roosevelt et Abdel Aziz Ibn Seoud qui prévoit  la protection inconditionnelle de la famille Saoud et accessoirement celle du Royaume contre toute menace extérieure éventuelle. En contrepartie, le royaume garantit l’essentiel de l’approvisionnement énergétique américain. L’accord a été renouvelé en 2005 par le président Bush pour 60 ans supplémentaires.