Vendredi 15 juillet 2016. Plus de 30 ans après le coup d’Etat de 1980, les chars sont de nouveau dans les rues d’Istanbul et d’Ankara. Des milliers de soldats prennent d’assaut les points stratégiques comme les ponts, les gares ou les aéroports. Les putschistes bombardent également le parlement et le palais présidentiel. Depuis sa résidence de vacance, le président démocratiquement élu Recep Tayyip Erdogan appelle ses partisans à « descendre dans la rue » et à faire barrage au coup d’Etat. La télévision nationale étant aux mains des putschistes, Erdogan utilise les réseaux sociaux et l’extraordinaire capacité de mobilisation de son parti l’AKP (parti pour la justice et le développement). Mal préparés et minoritaires au sein des forces armées (police et armée), les putschistes ne font pas long feu. Ils sont arrêtés le lendemain et Erdogan peut revenir en triomphateur à Istanbul. Fort d’un soutien populaire massif, le président turc peut se targuer d’une légitimité renforcée après la tentative de putsch. Sa popularité est généralement mal comprise de la part des occidentaux, Erdogan apparaissant davantage comme un dictateur qu’un leader populaire et charismatique. Pourtant, Erdogan a remporté toutes les élections depuis 2003 et bénéficie du soutien d’une grande partie des turcs. Comme nous pouvons le constater avec le putsch manqué, cette popularité ne signifie pas une absence de risques pour lui et pour l’ensemble de la Turquie.
Quelles sont les raisons de sa popularité ? Quelles sont les menaces qui pèsent sur lui et sur la Turquie ?
Le soutien des turcs à Erdogan s’explique d’abord pour des raisons économiques, politiques et personnelles (1ère partie). Nous le verrons, il bénéficie également d’une sociologie électorale qui lui est grandement favorable (2ème partie). Enfin, nous montrerons les risques majeurs pesant sur lui et par conséquent sur l’ensemble de la Turquie (3ème partie).
Les raisons de la popularité d’Erdogan
De 2003 à aujourd’hui, Recep Tayyip Erdogan jouit d’une popularité inégalée dans l’histoire de la république de Turquie. Dans certains milieux, il bénéficie même d’une aura quasi céleste digne d’un culte de la personnalité, la propagande en moins. On peut le comparer aux leaders populaires sud-américains tels Hugo Chavez au Venezuela ou Evo Morales en Bolivie. De mon point de vue, cette popularité repose sur trois facteurs : le développement de l’économie, la stabilité politique et la personnalité charismatique d’Erdogan lui-même.
Le premier facteur de popularité renvoie à une dimension économique. L’AKP, le parti d’Erdogan, a été en effet fondé au moment où la Turquie subissait une de ses plus graves crises économiques de son histoire. En 2001, l’ensemble des pays émergents sont confrontés à une fuite massive de capitaux consécutive à une remontée des taux d’intérêt américains. La livre turque s’effondre ce qui entraîne des faillites en cascade dans le secteur bancaire endetté en dollars. Le FMI met sous tutelle la Turquie et lui impose un plan d’ajustement budgétaire drastique. Ressentie comme un véritable traumatisme dans un pays marqué par le nationalisme, la mise sous tutelle du FMI a grandement favorisé la victoire de l’AKP aux élections législatives de 2003. Ce dernier, il faut souligner, avait une réputation de bonne gestion économique dans les villes qu’ils contrôlaient (Istanbul, Ankara). Une fois premier ministre, Erdogan appliquera la politique de libéralisation préconisée par le FMI. Harmonisant le droit des affaires sur celui pratiqué en Europe, il met en œuvre un programme très libéral en matière d’économie. Facilitant l’arrivée massive de capitaux étrangers, la Turquie connaît une croissance spectaculaire atteignant en moyenne 4% dans la décennie 2000. L’inflation, qui était de plus de 120% avant l’arrivée aux affaires de l’AKP, est retombée à moins de 10%. Le PIB par habitant a été multiplié par trois. Le succès économique de l’AKP explique en partie la popularité d’Erdogan.
Le second facteur explicatif est d’ordre politique. Le gouvernement d’Erdogan va en effet modifier de manière impressionnante la législation pour la rendre plus compatible avec le droit européen. Le processus d’adhésion à l’Union Européenne exige le respect d’un certain nombre de principes démocratiques et libéraux. Quoi qu’on en pense, jusqu’en 2013, l’AKP va transformer le droit turc en le rendant davantage conforme aux exigences européennes offrant de nouveaux droits aux citoyens turcs. De l’amendement élargissant la liberté d’association à la limitation de la compétence des tribunaux militaires en passant par le renforcement des droits du justiciable, le gouvernement Erdogan aura pendant longtemps le satisfecit de Bruxelles en termes de liberté publique. Nous verrons par la suite que cette amélioration des droits s’inscrivait dans une stratégie plus large de conquête de pouvoir sous fond de revanche d’une partie de la population vis-à-vis des élites kémalistes. En tout cas, de nombreux turcs sont encore reconnaissants à l’AKP de leur avoir donner des droits sociaux et juridiques supplémentaires dans un pays habitué à la toute-puissance de l’Etat.
Enfin, le dernier facteur de popularité repose sur la personnalité d’Erdogan. Le président turc est doté d’une capacité à enflammer les foules et à impressionner son auditoire. Cette personnalité se trouve en adéquation avec la culture turque teintée de « césaro-papisme » et de leader providentiel comme Mustapha Kemal (Atatürk). La société turque a toujours été traversée par une aspiration à l’homogénéité qui se doit d’être incarnée par un chef charismatique. Comme le souligne le journaliste turc Ahmet Insel « La société turque se sent d’abord victime d’une partie d’elle-même.[…]. C’est pourquoi elle se méfie d’abord d’elle-même et cherche refuge et apaisement sous l’autorité d’un chef, pour chasser de son horizon une guerre civile latente qui travaille l’inconscient collectif. » De même, la personnalité d’Erdogan s’ancre dans la culture des confréries islamiques turques qui s’incarne dans un chef pieux et charismatique. Fort de cette personnalité autoritaire, le président turc s’attire à lui des millions d’électeurs extrêmement fidèles lui vouant un véritable culte de la personnalité.
L’expansion de l’économie, la relative amélioration des droits individuels et la personnalité charismatique d’Erdogan sont donc trois facteurs clés pour comprendre la popularité du président turc. Cependant, ces facteurs n’auraient eu aucun effet s’il n’y avait pas eu une sociologie électorale servant de socle ultime à la domination de l’AKP.
Un Kulturkampf à la turque : la sociologie comme condition du succès d’Erdogan
L’un des traits les plus important de la Turquie moderne est sa relative fracture en grands blocs politiques quasi irréconciliables. Pour aider à la simplification de la situation, je distinguerai 2 blocs selon un schéma classique gauche-droite. Entre ces deux blocs il n’existe pas de transfert de votes. Ce n’est qu’à l’intérieur de ces blocs que des transferts de voix sont possibles. Ainsi, lors des élections du 7 juin 2015 dans laquelle l’AKP a perdu sa majorité absolue, les transferts de voix se sont reportés sur l’extrême droite nationaliste du MHP.
A droite de l’échiquier politique se trouve 2 grands partis, l’AKP du président Erdogan et le MHP. Ce bloc conservateur et nationaliste est clairement majoritaire puisqu’il représente à peu près 60% des voix à chaque élection. Sa force tient au fait qu’il possède une « hégémonie sociologique » sur le pays. Premièrement, sur le front ethnique, le bloc conservateur représente la majorité turque face à la minorité kurde (15 à 20% de la population). Les kurdes revendiquent une autonomie politique et culturelle sur les territoires du sud-est ce qui est refusé par les turques par crainte d’une dislocation de la République et au nom d’une culture du centralisme politique issue du Kémalisme. Deuxièmement, au niveau religieux, la droite représente la Turquie sunnite opposée à la minorité alévie (15% de la population). L’Alévisme est un courant hétérodoxe marqué par une approche très libérale de l’Islam. Les alévies n’ont pas le droit de pratiquer leur foi et ne sont pas considérés comme des vrais musulmans par la majorité des turcs. Erdogan d’ailleurs fustige régulièrement cette minorité pour son prétendu caractère « anti-islamique ». Enfin, le vote conservateur provient des populations issues des plateaux anatoliens qui ont émigré dans les grands centres urbains. Cette population, plus pieuse et plus pauvre que le reste du pays, a longtemps été tenue à l’écart du développement économique et du pouvoir politique. C’est l’un des aspects les plus importants de la popularité d’Erdogan. Ce dernier, anatolien d’origine, est le symbole de l’ascension sociale des populations anatoliennes longtemps méprisées par l’élite Kémaliste. Erdogan incarne à lui tout seul cette revanche sociale. Sous son règne, une classe moyenne anatolienne très pieuse a émergé et reste un soutien fidèle à l’AKP. La domination du bloc conservateur est donc le fruit d’une hégémonie sociologique au profit des populations anatoliennes plus religieuses, plus pratiquantes et plus conservatrices.
A gauche, deux partis semblent dominer la vie politique. Le CHP, tout d’abord, est un parti issu des élites traditionnelles kémalistes et laïques. Ses scores électoraux oscillent entre 20 et 25% des voix. Les kémalistes ont été considérablement affaiblis. Le processus d’adhésion à l’Europe a réduit l’essentiel de leurs prérogatives judiciaires. De même, l’armée, pilier traditionnel du Kémalisme (1), a connu des purges considérables depuis l’affaire Ergenekon (2) en 2008. L’autre parti est un nouveau parti, le HDP, qui a fait une entrée fracassante dans le paysage politique en dépassant lors des dernières élections le seuil électoral de 10% des voix nécessaires pour être représenté au parlement. Il pèse entre 10 et 15% des voix. Mouvement pro-kurde dirigé par un leader charismatique kurde Selahattin Demirtas, ce parti a conquis un électorat féministe, laïc et pro-européen. Il s’appuie également sur les mouvements de jeunesse issus de la contestation de 2013 contre la destruction du parc Gezi. Fort de ses résultats électoraux, il prive l’AKP des 60% nécessaires pour changer la constitution au profit d’un régime présidentiel que rêve Erdogan. C’est pourquoi ce parti est l’objet d’une campagne de dénigrement sans précédent de l’AKP qui l’accuse sans preuve de soutenir les rebelles séparatistes kurdes du PKK. Or, les partis de gauche, le CHP et le HDP, sont irréconciliables. De la vision autoritaire de la société à la politique envers les Kurdes en passant par la reconnaissance du génocide arménien, tout oppose ses deux partis. Cette division de la gauche donne les mains libres au bloc conservateur pour dominer la vie politique depuis 13 ans.
Les menaces pesant sur la Turquie
Même si Erdogan domine la vie politique depuis 13 ans, son pouvoir reste fragile. Le président turc doit faire face à une conjonction de menaces intérieures et extérieures qui sont autant de zones d’ombre pour sa présidence.
La première menace est intérieure. Elle est de trois ordres. Le premier front oppose Erdogan à l’establishment kémaliste. Si ce dernier a été affaibli, on ne peut pas exclure des tentatives de renversement de l’armée dans un pays habitué aux coups d’Etat même si la dernière tentative de putsch ne semble pas être le fait d’officiers kémalistes. Le deuxième front oppose l’Etat turc à la guérilla kurde du PKK. Depuis 1984, ce groupe mène une lutte armée pour la reconnaissance d’une région autonome kurde voire d’une indépendance des territoires du Sud-Est majoritairement kurdes. Pourtant, un processus de paix était bien engagé avec le soutien actif du leader historique du PKK, Abdullah Ocalan, emprisonné depuis 1999 sur l’île-prison d’Imrali. Ce processus a volé en éclat depuis l’attentat anti-kurde de Suruc en début 2015, le PKK accusant les services secrets turcs d’être derrières les attentats. Depuis lors, le conflit, à l’origine de 40 000 morts depuis 1984, a repris entrainant des affrontements armés dans le Sud-Est et des multiples attentats visant des militaires et des policiers. Le dernier front intérieur oppose personnellement Erdogan à l’imam Fethullah Gulen. Exilé aux Etats-Unis, ce dernier a formé un véritable réseau par le biais d’écoles, de journaux et d’associations. Les membres de la confrérie de Gulen ont pénétré profondément l’administration et l’armée. D’ailleurs, les Gulenistes ont longtemps été les alliés d’Erdogan, leur influence permettant d’affaiblir les élites kémalistes. La rupture s’est opérée en 2013 lorsque des magistrats appartenant à la mouvance guleniste ont ouvert une enquête pour corruption incluant le propre fils d’Erdogan. La tentative de putsch du 15 juillet semble le fait de militaires gulenistes se sachant l’objet d’une vaste purge dans les mois qui devaient suivre. Par conséquent, la répression qui s’abat sur les membres de la confrérie ou supposés comme tels était prévue de longue date bien avant le putsch. La tentative avortée du 15 juillet n’a fait qu’accélérer les évènements en rendant la répression plus violente, plus aveugle et moins organisée.
Ces menaces intérieures ne doivent pas occulter les menaces extérieures qui pèsent sur la Turquie d’Erdogan. L’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2003 a entrainé un revirement diplomatique considérable. Tournée vers l’Occident depuis la fondation de la république en 1924, la diplomatie turque a adopté une vision néo-ottomane dont l’objectif est de jouer un rôle plus important dans le monde arabe oublié des turcs depuis la fin de l’empire ottoman. Ce choix est en adéquation avec l’électorat de l’AKP pour qui la Turquie s’inscrit non pas dans une société de type occidental mais dans une aire culturelle musulmane. Le maître d’œuvre de cette politique est le professeur Ahmet Davutoglu. Or, cette politique a tourné au fiasco. En Egypte, le président Morsi, proche des turcs, a été renversé par l’armée. Surtout, en Syrie, la Turquie a vu émerger un état kurde autonome (Rojava) à sa frontière qui sert de base arrière au PKK. De plus, les turcs ont sous-estimé la capacité de résistance du régime Assad. La passivité turque envers l’Etat Islamique s’explique par ces deux objectifs : le renversement d’Assad et la lutte pour empêcher la formation d’un état Kurde en Syrie. Or, l’Etat Islamique s’est mis à frapper la Turquie (attentats contre l’aéroport Ataturk, attentats contre une manifestation à Ankara, assassinats de personnalité libérale) lui reprochant l’exploitation d’une base aérienne par les avions de l’Otan bombardant le califat. Partageant 900 kms de frontière avec la Syrie, la Turquie est sous la menace d’une recrudescence des attentats et des assassinats ciblés de l’Etat Islamique par des combattants infiltrés dans les flots de réfugiés ou même des turcs se revendiquant de Daesh. Il est clair d’ailleurs que l’Etat Islamique a pu constituer des réseaux puissants prêts à passer à l’action dans le sud de la Turquie. Devant le fiasco syrien, le président Erdogan a limogé Ahmet Davutoglu et a changé sa politique au profit d’un rapprochement avec Moscou et Tehéran. Le renversement d’Assad n’est plus la priorité alors que l’Etat Islamique est enfin considéré comme l’ennemie au même titre que les Kurdes. La politique extérieure turque a non seulement contribué au chaos syrien mais elle a aussi longtemps fermé les yeux sur Daesh au point que dès lors que celui-ci s’est retourné contre les turcs, ses réseaux étaient déjà constitués menaçant la stabilité du pays.
Menacée sur le plan intérieur (rébellion du PKK, guerre contre Gulen) et extérieur (montée de l’Etat Islamique), la Turquie apparaît plus fragile que ne le laisse penser l’attitude triomphale du président Erdogan.
Erdogan et son parti l’AKP ont donc imprimé durablement leur marque sur la Turquie. Instigateur du redressement économique, Erdogan a favorisé la substitution des élites kémalistes au profit d’une nouvelle élite anatolienne pieuse et conservatrice. Or, cela ne signifie pas que le Kémalisme comme idéologie est définitivement enterré. Parmi ces six piliers (populisme, étatisme, républicanisme, révolutionnarisme, nationalisme et laïcité), seule la laïcité est réellement remise en question. Dans les faits, Erdogan se fait l’apôtre d’un kémalisme dépouillé de son tropisme occidental comme l’a montré sa politique autoritaire envers les Kurdes et les gulenistes. Au contraire, c’est vers l’Orient que s’est tourné la Turquie ce qui a conduit au chaos syrien qui menace de s’exporter vers la « Sublime Porte ». La tentative de putsch du 15 juillet a poussé Erdogan à se rapprocher des russes et des chinois. C’est de mon point de vue le seul point positif des évènements actuels, la Turquie ayant enfin décidé de mettre un terme à son double-jeu vis-à-vis de l’Etat Islamique.
(1) Le kémalisme est une idéologie politique définie par Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie. Cette idéologie est dotée de six principes-clés: républicanisme, nationalisme, populisme, laïcité, étatisme et révolutionnarisme. Le but de Mustafa Kemal était de rompre avec la tradition ottomane et islamique et de faire de la Turquie un pays occidental. Toute une série de réformes ont été adoptées dans les années 1920 et 1930: passage à l’alphabet latin, interdiction du voile, interdiction des écoles religieuses, droit de vote pour les femmes, abandon du statut de religion d’État de l’Islam, etc.
(2) Cette nébuleuse, dont le nom de code serait Ergenekon, aurait constitué un «Etat dans l’Etat»: les Turcs parlent d’ailleurs « d’Etat profond »pour la qualifier. La révélation de cette affaire a conduit à l’arrestation de près de 500 militaires de haut rang dont des généraux et des amiraux.