La Turquie est-elle au bord d’une catastrophe économique ?

La Turquie est-elle au bord d’une catastrophe économique ?

Serait-on sur le point d’assister à l’amorce d’une nouvelle ère en Turquie ? Après 16 ans de pouvoir, Erdogan et son parti l’AKP peuvent-ils être battus aux élections présidentielles et législatives du 24 juin prochain ? Bien qu’encore peu probable, l’hypothèse d’une défaite ne semble plus aussi absurde qu’auparavant. Dans les sondages, Erdogan ne dépasse même pas les 43% au premier tour, dure réalité pour le sultan d’Istanbul qui craint plus que jamais une grande coalition au second tour contre lui. Pour les législatives, l’AKP restera le premier parti de Turquie mais risque de perdre sa majorité absolue même dans le cas d’une alliance avec les nationalistes du MHP.

Il s’agit en réalité pour le pouvoir turc du test électoral le plus difficile depuis sa prise de pouvoir en 2002. Erdogan subit en fait les contrecoups d’une économie qui montre de plus en plus des signes de fragilité. Que ce soient en termes d’inflation, d’endettement extérieur ou encore de surévaluation des actifs financiers, la Turquie semble sur le point d’entrer économiquement dans une zone de turbulence. La Turquie est-elle réellement au bord d’une catastrophe économique ?

 

Une économie en surchauffe

 A première vue, l’économie turque se porte bien. La croissance a atteint ainsi 7,4%* en 2017 avec un taux de chômage en baisse de 0,5 points de pourcentage par rapport au début d’année 2017. Sur le long-terme, le PIB par habitant a été multiplié par trois depuis que Recep Tayyip Erdogan a gagné les élections de 2002. C’est d’ailleurs ce succès économique qui explique une grande partie de la popularité de l’AKP. Pourtant, tout indique que cette croissance ne durera pas. Pire, nous assistons en ce moment même au retournement de la conjoncture.

Le signe le plus visible de l’affaissement économique concerne l’inflation. Cette année, la hausse des prix atteint 12,15% contre 10,85% l’année précédente. En d’autres termes, la Turquie connaît un cercle vicieux d’inflation caractéristique d’une économie en surchauffe. D’ailleurs, la situation économique turque ressemble beaucoup à celle des pays occidentaux durant la crise de Stagflation des années 70. D’une part, l’économie turque a connu une croissance de type « fordienne » avec une forte dépendance vis-à-vis de la consommation intérieure. D’autre part, les entreprises comptaient entièrement sur l’absorption des hausses de salaires par les gains de productivité pour augmenter leurs taux de marge.

Or, depuis quelques mois, la productivité ne suit pas la montée des salaires. D’un côté, les gains de productivité atteignent péniblement 7%. De l’autre, les salaires réels, stimulés par la revalorisation de 14% du salaire minimum, sont montés en flèche. Depuis 2010, ces salaires ont ainsi grimpé de près de 46% dépassant largement les courbes de productivité au point d’entraîner une dégradation continue des taux de marges. Les entreprises, par conséquent, augmentent leurs prix d’où l’emballement de l’inflation ces dernières années. Le problème, c’est que cette inflation dégrade la compétitivité des entreprises turques accélérant de fait le déficit de la balance courante.

Or, ce déficit extérieur, en hausse de 14% cette année, fait baisser la livre turque engendrant une inflation sur les produits importés. La Turquie est donc prise dans un cercle vicieux d’inflation et de dépréciation monétaire. La monnaie turque a ainsi perdu 34% de sa valeur face au dollar en un an. La hausse des prix du pétrole risque en plus d’aggraver la facture extérieure du pays. Rongée par l’inflation et ses déficits externes, la Turquie accumule de fait les déséquilibres économiques au point de menacer l’ensemble de sa stabilité financière.

 

La menace d’un effondrement financier

Prise dans un cycle d’inflation-dépréciation monétaire, l’économie turque est soumise à une fuite massive des capitaux étrangers. Or, s’il souhaite mettre fin à ce cercle vicieux, le gouvernement n’aura d’autre choix que d’augmenter les taux d’intérêt réel. Cette augmentation devra d’ailleurs être suffisamment forte pour être crédible aux yeux des investisseurs étrangers. La banque centrale se dit même prête à un choc monétariste similaire à la politique menée par Paul Volcker aux Etats-Unis dans les années 80.

Pourtant, le président Erdogan s’oppose farouchement à toute hausse des taux. C’est que le gouvernement turc craint par-dessus-tout un éclatement rapide et incontrôlé d’une bulle financière qui depuis plusieurs années s’était mise à grossir dans l’ombre de la croissance économique. La Turquie connaît en fait un processus similaire aux économies asiatiques avant l’effondrement financier de 1997. D’une part, on a assisté comme en Asie à une surévaluation progressive de certains actifs financiers, notamment dans l’immobilier, exposant les banques aux risques de possession de créances douteuses à l’avenir. D’autre part, la perte de valeur de la monnaie turque renforce le poids de la dette des institutions financières qui s’étaient en grande partie endettées en devises étrangères, euro et dollars principalement.

Dans les deux cas, les déséquilibres de l’économie turque rendent probables l’éclatement d’une bulle spéculative entraînant de fait une contraction du crédit (Credit Crunch) et un effondrement financier selon le modèle de Minsky**. Il est clair alors qu’une simple hausse des taux d’intérêt pourrait suffire à déclencher un processus financier destructeur pour l’économie turque. C’est pourquoi Erdogan est si réticent à donner raison à sa banque centrale.

Le problème, c’est que cette hausse des taux est en même temps indispensable pour conjurer les déséquilibres inflationnistes ayant justement conduit à la montée de l’endettement extérieur et au risque d’éclatement de la bulle. En d’autres termes, le gouvernement turc se retrouve dans une impasse. D’un côté, s’il choisit d’augmenter les taux d’intérêt, cela aggraverait encore plus le poids de la dette des entreprises turques créant un risque d’insolvabilité qui menacerait le système bancaire dans son ensemble. D’un autre côté, s’il choisit le statut quo sur les taux, il sera incapable de juguler à la fois l’inflation et la chute de sa propre monnaie.

Quel que soit le prochain gouvernement, il n’y aura donc que des mauvaises décisions à prendre pour soulager une économie minée par les déséquilibres. Dans ce contexte, le pays sera à surveiller comme le lait sur le feu ces prochains mois. Nous verrons alors si le « tigre anatolien » retombe bien sur ses quatre pattes.

 

*Tous les chiffres de cet article sont issus du site Trading Economics.

**Le modèle de Minsky se caractérise par une première phase de croissance économique et d’euphorie conduisant les entreprises à sous-évaluer les risques et à accroître leur niveau d’endettement. Vient alors un retournement de conjoncture qui fait effondrer les profits escomptés et pousse les créanciers à augmenter leurs taux. Les entreprises débitrices vendent de fait massivement leurs actifs dans l’espoir de rembourser leurs créanciers ce qui entraînent un surplus d’offre vis-à-vis de la demande d’actifs financiers et un effondrement des valeurs boursières.

Retour de la Grèce sur les marchés financiers : La crise des dettes souveraines est-elle derrière nous ?

Retour de la Grèce sur les marchés financiers : La crise des dettes souveraines est-elle derrière nous ?

Ce fut le 7 Novembre 2009 que tout commença. A peine victorieux des législatives, le premier ministre grec Georges Papandréou dévoila à un monde déjà secoué par la crise de 2008 l’ampleur de l’endettement du pays. Avec un déficit deux fois supérieur à ce qui fut annoncé et une dette abyssale de 120% du PIB, l’annonce du leader grec provoqua une panique sur les marchés financiers, panique qui se répandit alors à toute l’Europe tel un feu de forêt. L’Union Européenne rentra ainsi dans la pire crise économique de son histoire.

9 ans plus tard, à la fin Août, la Grèce fera son grand retour sur les marchés financiers mettant fin à des années de tutelle de ces créanciers internationaux. Il est vrai que le pays va mieux. Fort d’un excédent primaire (hors service de la dette) de 4% du PIB, la Grèce affiche un solide excédent global de 0,8% de son PIB l’encourageant à trouver sur les marchés des taux d’intérêts très bas. Faut-il pour autant verser dans un optimisme lyrique au point de croire que la crise des dettes souveraines serait bel et bien derrière nous ? Trois raisons m’en font douter.

 

L’interrogation sur la solidité des banques grecques

La première raison qui me fait douter de la sortie de crise consiste en une interrogation sur la solidité du système bancaire grec. Bien qu’il fût recapitalisé trois fois depuis le début de la crise, il n’en reste pas moins que des doutes persistent quant à sa capacité à absorber un choc financier d’importance. Ayant encore dans son passif près de 96 milliards d’euros de créances douteuses, le système bancaire est fortement exposé à de prochaines attaques spéculatives.

De plus, malgré le passage réussi aux derniers « stress tests » de la BCE, les banques grecques possèdent bien souvent un ratio de fonds propres insuffisant pour encaisser les risques. Ce problème se pose d’autant plus que le gouvernement grec pourrait s’opposer à toute montée des fonds propres conduisant à un ralentissement du crédit, et donc de la croissance, à un an des législatives.

 

L’insuffisance des mécanismes européens

La seconde raison tient à l’incomplétude de l’intégration économique européenne. La zone euro est en effet loin d’être ce que le célèbre économiste canadien Robert Mundell a appelé une « zone monétaire optimale ». D’une part, la mobilité de la main d’œuvre à l’échelle européenne est entravée par des obstacles culturels. D’autre part, la zone euro souffre d’une absence de fédéralisme budgétaire qui la condamne à trouver dans l’urgence des mécanismes de sauvetage financier.

Certes, il existe bien un mécanisme européen de stabilité pouvant lever jusqu’à 700 milliards d’euros de fond mais il est miné par les dissensions internes entre les différents Etats. Que ce soit en Autriche, en Hollande ou en Finlande, les gouvernements sont de plus en plus réticents à une quelconque solidarité financière. En Allemagne, les bons scores des libéraux du FDP suggèrent également une très grande méfiance de l’opinion publique vis-à-vis des mécanismes de transfert.

Or, sans un fédéralisme budgétaire, la défaillance d’un seul Etat, même petit, peut entraîner un effet de contagion à l’ensemble de l’Europe. Faut-il se souvenir qu’en 2010, la Grèce ne représentait que 2% du PIB européen et pourtant elle fut le point déclencheur de la crise. L’attitude de l’Italie, par exemple, est particulièrement préoccupante si l’on sait qu’une attaque spéculative des marchés sur sa dette ne manquera pas de s’étendre aux pays les plus fragiles.

 

L’absence de rationalité des marchés financiers

Enfin, la dernière raison est à mes yeux la plus grave. Elle concerne la capacité des marchés à se conduire rationnellement en cas de chocs financiers. Loin d’être des agents rationnels, comme tend à le croire l’économie néo-classique, les acteurs de marché choisissent bien souvent de suivre le groupe plutôt qu’analyser rationnellement la situation. Keynes avait appelé ce phénomène la « myopie du marché ».

Prenons l’exemple d’un Etat dont les finances sont bien tenues. Miné par une croissance plus faible que prévue, celui-ci voit son excédent budgétaire se transformer en déficit. Réagissant immédiatement, des acteurs du marché décident de vendre leurs titres puisqu’ils anticipent une baisse prochaine des cours du fait de la dégradation de la situation budgétaire. Malheureusement, selon un cycle auto-réalisateur, ce supplément d’offre crée précisément la baisse des cours anticipée si bien que l’ensemble des détenteurs de titres décident de les vendre. En s’effondrant, le prix des actifs tend à faire augmenter les taux d’intérêts de l’Etat accroissant de surcroît la charge de sa dette.

On peut donc voir qu’un simple retournement de conjoncture suffit pour former une spirale auto-réalisatrice d’endettement public. La Grèce, dont le modèle de croissance est encore fragile, peut ainsi se retrouver vulnérable à l’irrationalité des marchés.

 

Le prochain retour de la Grèce sur les marchés financiers pourrait donc s’avérer beaucoup plus dangereux qu’on ne le pense. Avec un système bancaire encore bancal, une Europe qui n’a guère fait de progrès sur la voie du fédéralisme budgétaire et des marchés toujours aussi volatils, le pays est plus que jamais exposé au retour de ses vieux démons financiers.