Brexit: Deal ou no Deal ?

Brexit: Deal ou no Deal ?

Tout ça pour rien, serait-on tenté d’affirmer. Après des mois de batailles au sein de son parti pour finalement concocter le plan « Chequers » (du nom de la résidence d’été du premier ministre britannique), Theresa May s’est vue prier de revoir sa copie lors du sommet de Salzbourg du 20 Septembre dernier. Pour le président Français, ce projet était tout simplement « inacceptable » tandis que Donald Tusk, le président du conseil européen, avertissait les britanniques que leur plan « ne fonctionnera pas ». A Berlin, Angela Merkel estimait « qu’il y a beaucoup de travail à réaliser avant d’atteindre un accord ».

Et pourtant, la date butoir du 29 Mars prochain approche à grands pas si bien que l’on s’interroge sur la capacité des deux partis à trouver un motif d’entente. Il est clair, en effet, qu’il faudra des semaines, voire des mois, avant que Theresa May et son gouvernement ne parviennent à formaliser un nouveau plan susceptible de rallier l’ensemble des conservateurs. La tâche sera rendue d’autant plus difficile que la pression des décideurs économiques et financiers ne fera que monter en puissance à mesure que la perspective d’un non-accord sera de plus en plus probable.

Parviendra-t-on à un accord ? Et quels sont les obstacles qui mettent à mal les négociations ?

 

Pour l’instant, aucune raison de céder à la panique…

Depuis quelques semaines, les signaux d’alarmes se multiplient outre-Manche quant à la perspective d’un « no deal » aux effets catastrophiques. Dans les tabloïds, il n’y ainsi pas un jour qui passe sans son lot de nouvelles apocalyptiques supposées s’abattre sur la Grande Bretagne après la date limite du 29 Mars. De façon plus sérieuse, des hauts officiels britanniques tel le gouverneur de la banque centrale ou encore le président de la fédération patronale, ont eux aussi mis en garde contre les conséquences négatives d’une absence d’accord.

Mais pour l’heure, si ce scénario est envisagé, il n’est pas le plus probable et ce pour deux raisons fondamentales. D’une part, aucune des deux parties n’a intérêt à se quitter sans un accord, même si celui-ci se fait à minima. Côté anglais par exemple, près de 40% du commerce extérieur se réalise avec l’Union européenne. Un « No deal » entraînerait certainement une crise économique et financière, au moins à court terme. A cela, il faut ajouter le fait que l’essentiel des produits de consommation de la vie courante viennent d’Europe, sans compter qu’une rupture brutale impacterait de facto l’ensemble des accords commerciaux britanniques avec le monde. Il est dès lors probable que la Grande-Bretagne subira un chamboulement économique tel que le cabinet de Theresa May préférera rechercher « un Bad Deal » plutôt qu’un « No Deal ».

Côté européen, la perspective d’une rupture brutale est aussi envisagée avec angoisse. La France affiche ainsi un excédent commercial vis-à-vis de Londres de l’ordre de 12 Milliards d’euros et est engagée avec son partenaire britannique dans une coopération étroite en matières militaires et diplomatiques. L’Allemagne possède également un excédent commercial considérable qui risque de se dilapider à partir du 29 Mars tandis qu’énormément d’établissements financiers ont des liens privilégiés avec la City de Londres. Là aussi, comme pour les britanniques, les européens seront plus enclins au « Bad Deal » qu’au « No deal ».

La deuxième raison d’être optimiste est qu’il est fort probable que, plus la date limite approche, plus la peur d’un non-accord poussera les deux partis à trouver des accommodations auxquelles pour l’heure elles ne sont pas prêtes à souscrire. En d’autres termes, c’est le sentiment d’urgence qui généralement débloque les négociations. Aujourd’hui, paradoxalement, il est encore trop tôt pour voir Londres ou Bruxelles céder aux revendications de l’autre partie, chacun étant convaincu qu’il possède suffisamment de temps pour retourner le rapport de forces en sa faveur. En revanche, plus la « deadline » approchera, plus la volonté d’un compromis sera au rendez-vous.

 

…Mais quelques raisons de s’inquiéter tout de même

Aujourd’hui, les négociations du Brexit patinent du fait non pas des conditions commerciales et financières de la sortie du Royaume-Uni mais sur la question de la libre-circulation des personnes. Comme l’avait affirmé Michel Barnier, le négociateur de la commission européenne, les deux parties se sont en fait accordées sur au moins 80% des points de négociation. De la période transitoire de trois ans qui devrait suivre le Brexit à l’accord sur la facture budgétaire de 40 milliards d’euros que devra verser Londres, beaucoup a déjà été fait. Et pourtant, ces 80% disparaîtront si les parties ne trouvent pas un consensus sur les 20% restants car les parlements nationaux ne peuvent ratifier le traité que si celui-ci est complet.

De ce point de vue, la négociation ne concerne vraiment que l’épineuse question de la liberté de circulation des personnes. Pour les européens, en effet, la Grande Bretagne ne peut accéder au marché unique que si les quatre libertés fondamentales suivantes sont respectées : libre circulation de l’information, des marchandises, des capitaux et des hommes. Sur cette dernière, Londres refuse catégoriquement de céder. Pour Theresa May, il est évident que l’origine même du Brexit se trouve dans la profonde angoisse migratoire du peuple britannique, alimentée notamment par l’arrivée d’un million de travailleurs venus des pays d’Europe de l’Est dans les années 2000. Céder sur ce point serait pour elle une trahison du vote des électeurs lors du référendum, trahison qui serait, de plus, un véritable boulet électoral pour le parti conservateur dans les années qui viennent.

A l’inverse, les européens restent fermes sur le principe de la liberté de mouvement. Ils refusent en effet ce qu’ils appellent « un marché unique à la carte » qui pourrait donner des idées à d’autres pays européens. Et de fait, si l’Europe répond favorablement aux exigences britanniques, ces derniers auraient tous les avantages du marché unique sans l’inconvénient migratoire, ce qui laisserait à coup sûr la porte ouverte à d’autres Etats européens pour demander un traitement similaire. Autant dire que l’Union Européenne ne peut se permettre d’être accommodante.

Dans ce cadre, la question nord-irlandaise prend une importance fondamentale. Les accords du Vendredi Saint, signés en 1998 et qui ont mis fin au conflit entre protestants et catholiques, prévoyaient en effet la libre-circulation des personnes entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Or, en refusant la liberté de circulation, le gouvernement britannique se place en rupture avec ces accords alors que l’Union Européenne, elle-même, supervise leurs mises en œuvre. Cette position dogmatique, Theresa May la doit à son erreur politique d’avoir dissous le parlement, pourtant majoritairement conservateur, en juin 2017. Dorénavant, elle ne peut gouverner qu’au prix d’une alliance avec les unionistes irlandais qui refusent de céder sur la question des frontières entre les deux Irlandes. Il est donc impossible pour Theresa May de répondre aux attentes européennes sous peine de voir son gouvernement être renversé, ce qui entraînerait de nouvelles élections périlleuses pour les conservateurs.

Comme nous pouvons le constater, la question de la libre-circulation des personnes est l’obstacle principal à un accord. Les deux parties semblent n’avoir que très peu de marges de manœuvres et surtout rien pour l’heure ne montre un quelconque progrès dans ces négociations. Pourtant, aux vues des intérêts économiques et financiers des deux côtés de la Manche, il me parait encore peu probable qu’au soir du 29 Mars les relations soient rompues sans un agrément. A la fin, Européens et Britanniques préféreront toujours un « Bad Deal » plutôt qu’un « No deal ».

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

« Les américains viennent de Mars, les européens de Vénus »

Robert Kagan, La puissance et la faiblesse (2003)

 

Certains livres méritent d’être relus tant ils s’appliquent parfaitement au contexte actuel. Quinze ans après sa sortie, La Puissance et la Faiblesse de Robert Kagan est incontestablement l’un d’entre eux. Décrivant les Etats-Unis comme « venant de Mars et les européens de Vénus », il pointait du doigt la différence fondamentale de vision du monde entre les deux rives de l’Atlantique, différence qui n’a guère disparu de nos jours.

Il écrivait ainsi en 2003 : « Les Etats-Unis recourent plus vite à la force et, par comparaison avec l’Europe, s’accommodent moins bien de la diplomatie. En général, les Américains considèrent que le monde est partagé entre le bien et le mal, entre les amis et les ennemis, alors que, pour les Européens, le tableau est plus complexe. […] Ils essaient d’influencer sur l’autre par des voies subtiles et indirectes. Ils tolèrent plus volontiers l’échec et se montrent plus patients quand les solutions tardent à venir. Face à un problème, ils sont en général plus favorables à une réaction pacifique et préfèrent la négociation, la diplomatie et la persuasion à la coercition. »

Ecrivez ces lignes aujourd’hui et vous retrouverez sensiblement les mêmes contradictions entre Washington et l’Europe. Trump méprise ainsi la diplomatie, n’hésitant pas à se retirer des accords multilatéraux de Paris (sur le climat) et de Vienne (sur le nucléaire iranien), et fonde sa politique extérieure sur une pure application des rapports de force. A l’inverse, les européens se sont faits les chantres d’un ordre multilatéral fondé sur le droit international.

Cette différence de philosophie internationale mérite donc plus que jamais que l’on s’y attarde si l’on veut comprendre la grande divergence actuelle entre les Etats-Unis de Trump et l’Europe des 27.

 

Une Amérique hobbesienne et une Europe Kantienne

L’immense intérêt de l’ouvrage de Kagan est de mettre fin au mythe de « l’Occident » pris comme un tout indivisible et de replacer à l’inverse les contradictions philosophiques fondamentales qui sous-tendent les politiques étrangères entre les deux rives de l’Atlantique. Pour lui, les Etats-Unis seraient ainsi par essence une puissance « hobbesienne » tandis que l’Europe céderait à l’idéalisme kantien.

Pour Hobbes, en effet, le monde se compose d’abord d’un « Etat de nature » dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Épris de considérations égoïstes et désireux de dominer l’autre, les hommes se retrouvent dans la crainte permanente quant à leur sécurité physique privilégiant dès lors une véritable soumission à un Etat, le Léviathan, qui leur apporte en contrepartie la paix et la prospérité.

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Or, même si Hobbes n’a jamais écrit sur les relations internationales proprement dites, on peut considérer que l’image d’un état de nature chaotique et violent s’applique aussi aux relations entre peuples. Souhaitant se protéger, ces derniers ont eu historiquement tendance à se soumettre à un « Léviathan », c’est-à-dire à un empire ou à une puissance hégémonique. Les Etats-Unis ont joué ce rôle de garant des pays démocratiques contre l’URSS et continuent aujourd’hui à être le « Léviathan » des monarchies du Golfe dans cet Etat de nature qu’est le Moyen-Orient.

De plus, Hobbes montrait que l’Etat Léviathan avait tendance à être en constante expansion territoriale s’il voulait garantir au mieux la protection de ses sujets. En d’autres termes, la paix mondiale ne peut provenir que de l’empire ou de l’hégémonie d’une nation, cette dernière étant dans l’obligation d’imposer l’ordre et de mettre fin à l’Etat de nature.

En cela, les Etats-Unis sont l’incarnation même de cette puissance hégémonique hobbesienne. D’une part, ils sont convaincus d’être un pays élu par Dieu pour libérer le monde de la tyrannie et du chaos, soit en termes hobbesiens de jouer le rôle de Léviathan. D’autre part, ils conçoivent l’ordre international comme un clivage entre le monde libre protégé par l’hégémonie américaine et le monde non-libre, dont Washington a l’obligation morale de convertir aux principes démocratiques. C’est pourquoi, les Etats-Unis n’hésitent pas utiliser les contraintes militaires ou économiques pour atteindre cet objectif.

Au contraire, l’Europe est fondamentalement kantienne dans son approche des relations internationales. Pour Kant, s’inspirant de Hobbes, ces dernières sont d’abord régies par la loi du plus fort de l’Etat de nature. Mais dans son Projet de paix perpétuelle (1795), et contrairement au philosophe anglais, le père de l’Aufklärung refuse que la paix mondiale soit imposée par un Léviathan. Il prône plutôt une fédération mondiale d’Etats liés entre eux par des lois internationales et par le libre-échange. Il ajoute même que cette fédération ne peut pas s’étendre au moyen de la guerre car sinon la liberté cesserait d’exister. Au contraire, selon lui c’est l’attractivité d’une fédération en paix qui permettrait la globalisation de ce principe fédératif.

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Il écrivait ainsi : « La possibilité de réaliser une telle fédération, qui peu à peu embrasserait tous les États, et qui les conduirait ainsi à une paix perpétuelle, peut être démontrée. Car si le bonheur voulait qu’un peuple aussi puissant qu’éclairé, pût se constituer en république (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative ; d’autres États pourraient y adhérer pour garantir leur liberté d’après les principes du droit international, et cette alliance pourrait ainsi s’étendre insensiblement et indéfiniment ».

Kant avait donc établi en théorie ce que sera la construction européenne un siècle et demi plus tard.

Bien sûr, certains diront que cette distinction entre puissance hobbesienne et fédération kantienne n’est pas tout le temps exact. Certains démocrates sont ainsi plus proches de Kant que de Hobbes. De même, en Europe, la Grande-Bretagne et la France défendent des politiques de puissance hobbesienne. Mais ces exemples sont davantage l’exception que la règle. Les présidents démocrates ont ainsi conduit des politiques militaires musclées que ce soit au Vietnam, en Yougoslavie ou encore en Libye, loin de l’idéalisme kantien. De même, la France et le Royaume-Uni semblent s’aligner sur une politique multilatérale de respect des droits internationaux, bien que la tentation de la force n’ait jamais vraiment disparu.

L’un inspiré par Hobbes, l’autre par Kant, Washington et l’Europe n’envisagent pas les relations internationales avec les mêmes points de vue idéologiques. En matière d’intervention militaire, de multilatéralisme et de libre-échange, par exemple, les divergences sont en tout point frappantes.

 

Trois exemples concrets de divergence philosophique euro-américaine

Pour ce qui est de l’intervention militaire, les Etats-Unis et l’Europe partagent des vues différentes, voire opposées, principalement dans la justification de la guerre. Comme nous l’avons vu, en tant que Léviathan hobbesien, les américains considèrent comme légitimes les interventions militaires visant à défendre la démocratie et les droits humains dans le monde, et ce, sans nécessiter le besoin de le justifier par le droit international. Le cas de l’Irak est évidemment emblématique de cette vision du monde mais auparavant les interventions en Somalie ou au Kosovo rentraient déjà dans ce cadre.

Bush iraq

A l’inverse, les européens voient dans la guerre l’ultime recours une fois toutes les actions diplomatiques épuisées. Ils sont, de même, extrêmement sensibles à l’argument du droit international. Comme Kant l’avait montré, une fédération comme l’Europe a pour but de s’ériger en modèle pour la paix dans le monde. Les européens se voient d’ailleurs comme l’incarnation même, étant donné leur histoire, qu’il est possible de dépasser les velléités conflictuelles en vue de bâtir une ère de paix. Le discours de Dominique De Villepin à l’ONU en 2003 est typique de la philosophie kantienne de l’Europe. Or, en se pensant soi-même comme symbole de paix, les européens ne peuvent admettre une politique de puissance militaire sans se déjuger. C’est d’ailleurs pourquoi une Europe de la Défense ne pourrait être qu’exclusivement défensive, se limitant à la défense du territoire européen et non pas servir, comme on a tendance à le rêver à Paris, comme instrument de puissance hors d’Europe.

de villepin 2003

Le deuxième exemple de divergence grave entre américains et européens repose sur l’importance du multilatéralisme. Pour les américains, les institutions et accords multilatéraux ne sont que des outils à leur disposition pour favoriser l’expansion de l’Etat hobbesien à l’échelle du globe. Par exemple, l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 visait à contraindre Pékin à s’aligner sur les normes occidentales si bien que la libéralisation du marché chinois aurait dû favoriser l’essor de la démocratie. De même l’accord sur l’Iran, en plus de l’arrêt du programme nucléaire, avait pour objectif de renforcer, par la fin des sanctions commerciales, le développement d’une classe moyenne qui pousserait inévitablement les ayatollahs vers la sortie.

Mais dès lors que ces institutions multilatérales échouent à exporter la démocratie, comme dans le cas de la Chine ou de l’Iran, les américains préfèrent bien souvent négliger ces institutions et forcer seuls la décision diplomatique par une politique de rapport de forces comme sous les présidences Bush ou Trump. En fait, pour Washington, le multilatéralisme n’a d’utilité que dès lors qu’il renforce son hégémonie hobbesienne, sinon elle choisit l’unilatéralisme.

Pour l’Europe, à l’inverse, le multilatéralisme est le principe clé sur lequel elle repose. L’union Européenne est en tant que tel une institution multilatérale ce qui fait d’elle la défenseure la plus acharnée d’un tel ordre. Reprenant le rêve kantien, les européens voient dans ces institutions les premiers pas vers une fédération mondiale dont l’UE est censée montrer la voie. Les accords de paris puis sur l’Iran ont été ainsi perçus comme l’ébauche d’une telle fédération. On comprend dès lors le gouffre philosophique qui existe entre une Europe rêvant d’une fédération mondiale et les Etats-Unis convaincus de leur prééminence et de leur rôle providentiel. Les profondes divergences de vue quant au rôle de la Cour pénale internationale incarnent parfaitement cet état de fait.

Enfin, le libre-échange est devenu une pomme de discorde entre les deux alliés. Il est vrai que Trump, en mettant en œuvre une politique protectionniste, s’est détourné de la tradition ricardienne de la politique étrangère américaine. Néanmoins, il ne faudrait pas croire que le libre-échange ait la même signification des deux côtés de l’Atlantique. Ce point est d’ailleurs totalement sous-estimé mais il est pourtant crucial car il explique largement le tournant mercantiliste de Trump.

Pour les Etats-Unis, en effet, le libre-échange est un instrument utilisé en vue de satisfaire les intérêts économiques américains et exporter la démocratie par le marché dans un rôle purement hobbesien de Léviathan. Or, dès lors, qu’en Amérique, une partie importante de l’électorat perçoit le libre-échange comme une menace pour leur prospérité et que l’ouverture économique a échoué ces dernières années à étendre les principes démocratiques dans le monde, et même a favorisé la montée d’autocratie comme la Chine, l’ouverture des échanges a perdu beaucoup de son capital politique.

Au contraire, pour les européens, le libre-échange va bien au-delà des simples considérations économiques. Il est en fait vu comme l’instrument indispensable pour faire advenir la fédération mondiale d’Etats unis par la loi internationale et l’union économique comme Kant l’avait préconisé. En d’autres termes, alors qu’en Amérique le débat commercial reste subordonné à des considérations pragmatiques, l’Europe a adopté une vision parfaitement idéologique du libre-échange. C’est pourquoi, pour les européens, toute politique protectionniste, même à l’échelle européenne, est inconcevable car elle serait contraire à leurs propres principes philosophiques. Il n’est qu’à voir le zèle incroyable de la commission européenne pour signer des accords de libre-échange pour comprendre qu’à Bruxelles, cette politique n’a que peu à voir avec l’économie et beaucoup à voir avec la philosophie.

libre-échange europe canada

Comme Robert Kagan l’avait montré dans La Puissance et la Faiblesse, les Etats-Unis et l’Europe ont donc deux visions différentes des relations internationales. D’un côté, l’Amérique et son Etat souverain hobbesien. De l’autre, l’Europe et son rêve de fédération kantienne. D’un côté, un pays qui joue sur les rapports de force. De l’autre, une union qui les refuse catégoriquement. Tout, en fait, sépare les deux rives de l’Atlantique si l’on prend en compte leur rapport à la philosophie internationale. Les américains ne comprennent pas l’Europe et les européens ne comprennent pas l’Amérique. Et pourtant, ils sont tous deux alliés depuis plus d’un siècle. Comment expliquer dès lors la résilience d’une alliance entre ces deux partenaires si différents l’un de l’autre ?

 

 

La fin de l’ordre libéral international

La fin de l’ordre libéral international

Dans toute l’histoire de l’Amérique, jamais sans doute un président n’avait été autant critiqué en affaires étrangères que Donald Trump. Exprimant son opposition, le célèbre stratège Joseph Nye affirmait ainsi que le président américain constitue « la principale menace à la paix mondiale ». Guerres commerciales, volonté de retrait des principales institutions internationales, menaces contre le multilatéralisme, le président américain a choisi la manière forte pour s’attaquer à l’ordre international. Bien qu’en partie regrettable, cette politique n’aurait dû en aucun cas nous surprendre. En effet, loin d’être le résultat du seul Donald Trump, « l’America First » en politique extérieure n’est que le fruit du délitement progressif de l’ordre libéral international.

Il est vrai que ce dernier a obtenu des résultats extraordinaires dans le passé en termes de prospérité et de paix, mais les fondements sur lequel il reposait sont en train de disparaître. D’ailleurs, sa désagrégation est bien antérieure à Trump lui-même, celui-ci étant bien plus la conséquence de cette évolution que la cause fondamentale.

Comme l’a récemment affirmé Graham Allison (en image ci-dessous) dans Foreign Affairs*, plutôt que de s’accrocher à un ordre international en déliquescence, il serait plus judicieux de prendre acte de son obsolescence et de trouver une nouvelle configuration répondant davantage aux défis contemporains. Cela ne veut évidemment pas dire que ce nouvel ordre ne doit être ni multilatérale, ni libérale ou démocratique, mais il ne serait être une version réactualisée de l’ancien ordre libéral en voie d’effondrement. En d’autres termes, l’ordre libéral international est de facto condamné. L’objectif de cet article sera donc de comprendre les causes de ce délitement.

graham allison

 

L’ordre libéral international

J’appelle par « ordre libéral international », l’ensemble des institutions et des conventions diplomatiques mises en œuvre par les Etats-Unis et leurs alliés depuis 1945 en vue d’assurer leur sécurité et leur prospérité dans le monde. Cet ordre était fondé par et pour cette nouvelle puissance hégémonique qu’était l’Amérique après la seconde guerre mondiale. C’est ici un élément clé si l’on veut comprendre le délitement actuel de cet ordre.

En effet, contrairement à l’idée répandue d’une générosité américaine, l’ordre libéral visait avant tout à défendre exclusivement les intérêts de Washington menacés par la montée en puissance soviétique. D’ailleurs, selon Allison, « les Etats-Unis n’ont historiquement jamais promu le libéralisme dans le monde tant que celui-ci n’était pas en adéquation avec ses propres intérêts »*. Si l’on prend exemple sur le Plan Marshall, il est ainsi ridicule d’affirmer que cette politique fut conçue par pur amour pour les droits de l’homme et la Démocratie. Pour l’Administration Truman, il était clair que le meilleur moyen d’empêcher l’Europe de tomber complètement sous le joug soviétique était d’y faciliter le rétablissement de la prospérité.

De même, Washington était convaincue qu’exporter la Démocratie et l’économie de marché était la meilleure arme contre la propagande communiste. L’ordre libéral international était donc de facto une structure visant à promouvoir les intérêts américains à l’échelle de la planète. En tant que tel, il reposait sur trois piliers.

Le premier concernait la disposition géographique de l’ordre libéral. Car, très loin d’être un ordre international, il fut bien longtemps, jusqu’en 1989, un ensemble minoritaire dans le monde. En réalité, il ne fut guère qu’un bloc occidental dans un monde bipolaire avec l’URSS et ses satellites sans oublier tout un bloc de pays non-alignés. Regroupant l’ensemble du continent américain, à l’exception de Cuba, une partie du monde arabe, de l’Europe occidental et de l’Asie Pacifique, cet ordre ne concentrait qu’une partie très minoritaire de la population mondiale sans compter que ni l’Eurasie, ni la Chine, ni l’Inde n’en faisaient partie.

En plus de cette dimension territoriale et démographique limitée, l’ordre libéral n’existait que par la volonté américaine de prendre en charge sa sécurité. Du pacte du Quincy avec les Saoudiens en 1945 à l’OTAN (en image) en 1949 en passant par l’ANZUS où les traités militaires Américano-japonais et coréens, les Etats-Unis ont multiplié les alliances militaires qu’ils contrôlaient à 100% dans le seul but de lutter contre l’influence soviétique. On peut d’ailleurs voir dans l’attitude américaine, consistant à soutenir les dictatures anti-communistes en Amérique Latine ou les monarchies arabes, la preuve même que l’ordre libéral avait peu à voir avec la Démocratie et beaucoup à voir avec les intérêts immédiats de Washington.

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Enfin, toujours dans l’objectif de renforcer la coalition anti-soviétique, les Etats-Unis vont accompagner un processus d’intégration économique par le biais de politiques de libre-échange et de stabilisation monétaire. Créant à partir des accords de Bretton Woods un ensemble d’institutions libérales comme le GAAT, la BIRD ou le FMI, Washington se mua en champion de l’économie de marché dans le monde. Mais là encore, cette politique fut totalement déterminée par la satisfaction des intérêts américains. En plus de lutter contre le communisme, l’ordre économique libéral favorisait de surcroît l’économie américaine en avance technologiquement et désespérément en quête de nouveaux marchés.

L’ordre libéral international s’est donc construit dans un contexte particulier de guerre froide dans lequel cet ordre servait au mieux les intérêts américains, qu’ils étaient sécuritaires ou économiques. Or, dès que l’Union Soviétique a disparu en tant que menace, il s’est produit une coupure de plus en plus grande entre la promotion de cet ordre libéral et les intérêts de Washington.

 

La grande rupture où quand l’ordre libéral n’est plus bon pour les Etats-Unis

Après la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’URSS, nombreux étaient ceux qui voyaient dans ces événements l’extension à la planète tout entière de l’ordre libéral occidental. Francis Fukuyama publia un livre célèbre La Fin de l’Histoire et Le dernier homme qui capte très bien l’air du temps. Pourtant, rien ne s’est déroulé comme prévu si bien que même la puissance tutélaire, les Etats-Unis, a perdu toute volonté de défendre cet ordre. C’est qu’entre-temps, la situation géopolitique s’est modifiée de telle sorte qu’elle a progressivement sapé les fondements mêmes du consensus sur lequel reposait cet équilibre. En d’autres termes, sa victoire idéologique contre l’URSS a paradoxalement rendu l’ordre libéral international beaucoup plus difficile à tenir.

D’après nos trois piliers décrits plus haut, on peut tout de suite voir un changement radical de structure de cet ordre. Tout d’abord, autrefois confiné au continent américain et à des têtes de pont sur le continent eurasiatique, l’ordre libéral est devenu global. Hormis Cuba et la Corée du Nord, tous les pays de la planète se sont plus ou moins convertis au commerce international et à ses institutions. L’OMC (Ex-GATT) est ainsi passée de 48 pays au moment de la guerre froide à 162 aujourd’hui.

Mais si l’ordre libéral s’est bel et bien internationalisé, le coût supporté par son garant américain devient de facto plus lourd à payer. La situation est d’autant plus critique que l’effondrement de l’influence soviétique a crée des trous noirs géopolitiques où dominent la violence et le chaos. Les Etats-Unis furent dès lors obligés d’intervenir dans des régions autrefois inaccessibles comme en Somalie en 1993, au Liban lors de la guerre civile, au Yémen puis en Afghanistan et en Irak. Or, toutes ces interventions extérieures se sont soldées par des échecs retentissants engloutissant des trillions de dollars de dette.

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Fatigués et ruinés par ces conflits, les américains ne peuvent également pas davantage compter sur leurs alliés pour partager le fardeau. Au contraire, les pays européens, au premier rang duquel l’Allemagne, se comportent en passager clandestin profitant de la sécurité américaine sans rien payer en contrepartie. Élu sur une promesse de retrait, Barack Obama fut le premier président à enterrer partiellement l’ordre libéral en refusant le rôle hégémonique de son pays, quittant l’Irak au milieu du chaos, rejetant toute intervention en Syrie même après que la « ligne rouge » fut dépassée par Assad, et laissant la France et le Royaume-Uni en première ligne dans le conflit libyen. Ce « leadership from behind » est la preuve même qu’avant l’arrivée de Donald Trump, les Etats-Unis ne souhaitaient plus assumer leur rôle habituel de puissance hégémonique et de puissance garante de l’ordre libéral.

L’Amérique a en fait atteint depuis 2009 ce point de rupture décrit par Paul Kennedy comme étant celui d’un « overstretched empire » dans lequel la puissance tutélaire d’un ordre international n’a plus la volonté de jouer son rôle protecteur. Pire, c’est ce même rôle hégémonique qui en absorbant toute l’énergie américaine a fait le jeu de la Chine qui elle n’assume aucune responsabilité internationale, créant une dichotomie flagrante entre l’ordre libéral et les intérêts stratégiques américains.

De plus, loin d’accompagner les intérêts sécuritaires des Etats-Unis, cet ordre s’est montré incapable de répondre aux nouveaux défis du terrorisme et de la cyber-menace. Construit pour lutter contre les soviétiques, il s’est fondé sur des alliances militaires, notamment avec les monarchies wahhabites du Golfe ou le Pakistan, qui à l’époque étaient pleinement justifiées mais qui aujourd’hui paraissent contradictoires avec la lutte contre l’Islam radical. Faut-il se rappeler que les terroristes du 11 Septembre étaient tous issus du royaume saoudien, pays pourtant sous protection américaine. Dans le domaine informatique aussi, l’OTAN est impuissante à protéger l’Occident contre les ingérences russes et chinoises.

11 septembre

Enfin, les intérêts économiques américains ne sont plus assurés au sein de l’ordre libéral international. Autrefois grand bénéficiaire du libre-échange, les Etats-Unis se sont vus rattrapés économiquement par leurs alliés occidentaux dès les années 70. Embarqués dans le même bateau contre le communisme, les américains pardonnaient alors facilement à leurs alliés ce déséquilibre commercial. Mais depuis 1991, le déficit de la balance courante, qui représente une perte financière considérable, n’est plus accepté par le contribuable américain, celui-ci devenant en conséquence de plus en plus critique vis-à-vis du libre-échange.

Le cas le plus grave est celui de la Chine. Etant intégrée à l’ordre libéral par son adhésion à l’OMC en 2001, cette dernière accumule les excédents commerciaux vis-à-vis des Etats-Unis sans pour autant cesser d’être un rival géostratégique. Vue d’un américain moyen, c’est donc l’ordre libéral inventé par et pour les Etats-Unis qui permet à la Chine de monter en puissance et de dépasser à terme le pays de l’Oncle Sam. Comment s’étonner dès lors que le peuple américain se détourne du libre-échange ?

D’ailleurs, dorénavant, une majorité de l’électorat républicain est opposée aux traités de Libre-échange, ce qui est un véritable retournement historique. Ceci crée parfois des paradoxes comme dans le cas du partenariat trans-pacifique, outil destiné à la base pour former un bloc anti-chinois mais qui a dû être abandonné sous la pression de l’électeur américain. Cela traduit en fait une colère grandissante aux Etats-Unis contre un ordre globalisé souvent perçu à tort ou à raison comme étant la principale source d’inégalités et d’appauvrissement de la classe ouvrière.

 

Trump et son « America First » ne sont donc pas apparus de nulle part. En s’attaquant à un ordre international libéral déjà moribond, il ne fait que suivre l’opinion croissante d’une partie des américains. Consciente d’une dichotomie croissante entre le maintien de cet ordre et les intérêts américains, cette opinion n’a cessé de gagner du terrain. En réalité, ceux qui défendent cet ordre au nom de ses succès passés n’ont pas compris que ses fondements mêmes se sont désagrégés depuis 1991. Bâti peu après la seconde guerre mondiale pour conjurer la menace soviétique, il n’a pas survécu à la fin de la guerre froide. Par une ruse de la raison chère à Hegel, c’est au moment où il a semblé triompher que l’ordre libéral a commencé à se déliter posant de nouvelles questions quant à la construction d’un nouvel ordre international.

*Graham Allison, The Myth of the Liberal Order, From historical Accident to Conventionnal Wisdom, Foreign Affairs