Les Routes de la Soie numériques : une mondialisation aux caractéristiques chinoises

Les Routes de la Soie numériques : une mondialisation aux caractéristiques chinoises

« Projet du siècle » pour les uns, « habile habillage marketing » pour d’autres, les nouvelles routes de la Soie suscitent un débat enflammé dans les sphères diplomatiques. Et pourtant, si toute l’attention se porte sur le volet construction de ce projet, il ne faut en aucun cas y sous-estimer la dimension numérique, considérée à Pékin comme un élément clé de sa stratégie. Confrontée au défi technologique américain, la Chine se positionne de nouveau au centre du monde.

 

Une route de la soie numérique 

Depuis 2013 et le lancement officiel du projet BRI (Belt and Road Initiative), Pékin n’hésite pas à afficher ses nouvelles ambitions internationales. S’en est finie de « la montée en puissance pacifique » promue par l’ancienne équipe dirigeante Hu-Wen, place désormais au « rêve chinois » qui pour Xi Jinping signifie ni plus ni moins la restauration de la Chine dans son statut « d’empire du milieu ». Pour atteindre cet objectif, le président chinois mise sur les nouvelles technologies du numérique et compte faire de son pays la grande puissance du « cyberespace ».

Exposé en décembre 2017, son plan vise à utiliser les routes de la soie comme un effet de levier pour booster les capacités numériques de la Chine. Ainsi, chaque pays qui adhère à la BRI se voit proposer des services numériques à des coûts parfois dérisoires. On peut y trouver à la fois des câbles optiques-fibres, des réseaux mobiles, des stations de relais satellitaire, des centres de données ou encore des projets de « Smart Cities ».

Alibaba, le géant chinois du numérique, est, de fait, un acteur clé des routes de la Soie. Dans le cadre du corridor sino-pakistanais, l’entreprise a ainsi acquis Daraz, unique fournisseur de services numériques dans un pays comptant pas moins de 300 millions de consommateurs potentiels. ZTE, un autre géant chinois, opère quant à lui dans 50 des 64 pays ayant adhéré à la BRI. Elle y propose ses services dans la surveillance, le mapping, le Cloud ou l’analyse de données. Dans l’ensemble, ce sont tous les champions numériques chinois qui se positionnent sur ses nouveaux marchés, travaillant de concert avec la direction du parti communiste à Pékin.

 

Faire de la Chine une « cyber-puissance » économique

Alibaba au Pakistan, ZTE au Laos ou au Sri Lanka, les contrats s’accumulent pour les grandes firmes chinoises. Mais s’il est certain que ses entreprises se frottent les mains à l’idée de conquérir de nouveaux marchés, pour Xi et la direction du parti, ce n’est que le début d’un projet plus vaste qui consiste à faire de la Chine une « cyber-puissance ».

L’objectif est en fait double. D’une part, Pékin compte utiliser les routes de la Soie numériques afin de transformer de fond en comble son économie, passant d’une production manufacturière à faible valeur ajoutée à une « économie de la connaissance » à haute valeur ajoutée. D’autre part, la Chine ambitionne d’imposer ses normes et ses standards de « gouvernance numérique » à travers le monde.

En termes économiques, la direction du parti est bien consciente du « gap technologique » qu’elle a hérité vis-à-vis des Etats-Unis. Bien qu’il soit vrai que le pays avait fait des progrès considérables, notamment grâce aux transferts de technologie venant des firmes occidentales, la position de l’économie chinoise dans les flux commerciaux s’apparentait à une spécialisation classique des pays en voie de développement, à savoir des biens industriels à faible valeur ajoutée. Un Apple sortant des usines de Shenzen était ainsi assemblé en Chine mais l’essentiel de la valeur était en réalité capté par les opérateurs californiens.

Pour sortir de cette impasse, Xi a annoncé le plan « China Manufacturing 2025 » fixant pour le pays un objectif de 45% de part de marché mondiale dans les terminaux mobiles et 60% pour la fibre optique. Se positionnant ainsi sur des biens à plus forte intensité technologique, la Chine espère se spécialiser sur une production à haute valeur ajoutée à un moment où, du fait du vieillissement de sa population, sa compétitivité-prix commence à décliner.

 

La Chine impose ses standards de gouvernance à l’échelle du globe

En termes de normes, Pékin souhaite utiliser les routes de la soie pour imposer ses standards de « gouvernance numérique » à l’échelle du monde. Cette dernière peut se définir comme étant l’ensemble des modes de pilotage et de régulation dans le domaine du numérique. Par exemple, la Chine considère Internet comme un espace d’information strictement délimité par la puissance étatique, on parle alors de « cyber-souveraineté », tandis que les Etats-Unis défendent un modèle de gouvernance numérique plus libéral et transnational.

Or, en favorisant la mondialisation des géants chinois du numérique, la BRI offre à Pékin l’immense avantage d’exporter son modèle de gouvernance à travers le monde. Déjà, selon le think Tank Freedom House, près d’une trentaine de pays ont adopté les normes chinoises et ce nombre risque d’augmenter d’année en année à mesure que la Chine étende ses routes de la Soie. Loin d’être un Internet libre comme l’avaient rêvés les entrepreneurs de la Silicon Valley, l’Internet du futur sera plus probablement un Internet aux normes chinoises. Les conséquences politiques y seraient alors spectaculaires.

En effet, avec un cyberespace aux mains des gouvernements, la liberté d’expression et celle de s’informer y seraient forcément affectées. De même, les Etats-Unis perdraient un instrument précieux de leur « soft power » et un élément clé de leur politique de promotion des idéaux démocratiques dans le monde. Dans ce cadre de gouvernance, par exemple, les « printemps arabes », dans lequel Facebook a joué un très grand rôle, n’auraient probablement jamais eu lieu.

D’ailleurs Washington a très bien compris l’enjeu, l’administration Trump ayant expulsé l’opérateur chinois ZTE de tout marché public et a demandé à ses alliés de faire de même. La récente arrestation de la directrice financière de Huawei au Canada s’inscrit également dans ce nouveau schéma de « guerre froide numérique ».

Ce que craignent par-dessus-tout les Etats-Unis, ce sont les projets chinois de faire de la BRI un grand marché du cyberespace dont le nombre de consommateurs serait deux à trois plus élevé qu’en Occident. Les économies d’échelle et surtout les effets de réseau liés à ce type de technologie donneraient alors à la Chine un avantage compétitif primordial dans la future grande bataille du numérique. Déjà, pour ne pas s’écarter de ces marchés émergents, Google est sur le point de se plier aux normes chinoises avec son projet Dragonfly censé répondre aux demandes de censure de Pékin.

 

La BRI n’est donc pas qu’un grand projet d’infrastructures reliant la mer de Chine à l’Europe. Comme le montre le numérique, son objectif est en réalité de refonder les normes et les standards internationaux à son profit, faisant de la Chine une véritable « puissance normative » à l’échelle du globe. Pékin agit de fait comme « l’empire du milieu » d’une mondialisation aux caractéristiques de plus en plus chinoises.