MBS : Sauveur ou danger pour la monarchie saoudienne ?

MBS : Sauveur ou danger pour la monarchie saoudienne ?

« Regarde les animaux qui sont d’une taille exceptionnelle : le ciel les foudroie et ne les laisse pas jouir de leur supériorité ; mais les petits n’excitent point sa jalousie. Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi : sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure. »*

Hérodote, Les histoires 

 

Sur une carte, elle n’était guère qu’un bout de désert coincé entre la Jordanie et le golfe d’Aqaba séparant le royaume saoudien de son voisin égyptien. Il n’y avait rien à l’exception de kilomètres de sables s’étendant à perte de vues. Mais depuis 2017, ce néant a laissé place à un chantier gigantesque où des travailleurs venus d’Asie s’exténuent à créer de toutes pièces la nouvelle « cité du futur ». Car NEOM, c’est son nom, se veut la ville modèle pour l’avenir, à la fois moderne, connectée et robotisée.

Cette cité futuriste, c’est le grand projet de Mohamed Ben Salman (MBS), le prince héritier d’Arabie Saoudite et fils du roi Salman. Désireux de faire du royaume un champion du monde du numérique, MBS a lancé une transformation complète de la stratégie économique du pays, baptisée Vision 2030. NEOM est le symbole de cette révolution. Grandiose, gigantesque, hors-normes, la ville est à la mesure des ambitions du prince, sans limites. Et pourtant, malgré sa toute-puissance, MBS semble être tombé dans « l’hubris », ce penchant dont les grecs disaient qu’il est à l’origine de toutes les tragédies humaines. Comme Hérodote* l’avait d’ailleurs souligné, une trop grande ambition mène bien souvent à des catastrophes, le ciel rabattant « toujours ce qui dépasse la mesure ». En d’autres termes, à force de s’approcher trop près du soleil, MBS pourrait bien s’y brûler les ailes.

Il est évident que le prince héritier peut être perçue au premier chef comme une chance pour la monarchie. Âgé seulement de 32 ans, il offre ainsi un sérieux coup de rajeunissement pour un royaume rongé depuis des années par une gérontocratie grandissante des fils du roi fondateur Ibn Saoud. En même temps, MBS incarne le nécessaire changement de génération qui voit une jeunesse longtemps frustrée par ses aînés enfin accéder aux postes de responsabilité. Une fois devenu Roi, il sera de facto le premier souverain qui n’aura jamais connu l’homme qui a donné son nom au royaume. Etant lui-même ministre de la défense et conseiller économique spécial auprès de son père, le roi Salman, MBS s’est déjà attelé à nommer des jeunes technocrates à des postes clés faisant entrer massivement la jeune génération au sein de l’appareil d’Etat.

L’une des premières conséquences de ce changement fut que bien des tabous de la monarchie n’ont pas tardé à tomber tel un fuit mur. Sur le plan économique, premièrement, MBS et ses partisans remettent en cause la dépendance du pays au pétrole souhaitant à l’inverse spécialiser le royaume dans la production de biens et de services à haute technologie et à forte valeur ajoutée. Ce plan, Vision 2030, se paye d’ailleurs le luxe de porter atteinte à la sacro-sainte institution nationale qu’est la compagnie pétrolière Saudi Aramco dont une partie du capital a été privatisée en vue de financer un fond d’investissement public. Sur le plan religieux aussi, le prince héritier s’est montré enclin à desserrer un peu l’étau qui corsète la société autorisant notamment les femmes à conduire seules, immense révolution quand on connaît le rigorisme extrême du wahhabisme saoudien.

En réalité, Mohamed Ben Salman s’attaque de front aux trois piliers fondamentaux de la politique saoudienne, les intérêts pétroliers, le clergé wahhabite et la toute-puissance de l’ancienne génération, trois piliers dont le déclin commençait à se faire sentir depuis quelques années. Mais si on peut légitimement se féliciter de ces changements, la manière de les mettre en œuvre par le prince laisse craindre un affaiblissement durable de la monarchie.

Car le prince s’est imposé au détriment de ce qui fondait l’exceptionnelle stabilité de cette dernière. Celle-ci, subissant la menace permanente de périls intérieurs tels que l’instabilité des prix du pétrole, sa principale ressource ou bien encore le risque inhérent du radicalisme religieux, s’est toujours protégée aux moyens d’une répartition intelligente du pouvoir au sein de la famille Saoud entre les différentes tribus, toutes liées par mariage à la famille royale. Le pouvoir était ainsi collégial et représentatif d’un équilibre interne entre les factions, chacune étant associée au pouvoir en fonction de son importance. Le roi lui-même devait consulter au préalable les représentants des factions avant de prendre toute décision. Même la composition du gouvernement devait refléter cet équilibre.

Contrairement à une démocratie ou à une monarchie classique, la légitimité politique de la monarchie saoudienne auprès de sa population lui venait donc d’une affiliation tribale représentée au cœur même du pouvoir. Or, avec MBS tout cet équilibre qui avait si bien fonctionné est sur le point de rompre. Certes, il est exact de dire que l’identité tribale s’estompe chez les jeunes générations mais en nommant des technocrates à la place de membres de la famille royale, le prince héritier met de côté les leaders tribaux qui servaient d’intermédiaires nécessaires entre le peuple et ses dirigeants.

Pire, en ayant une administration à sa main, MBS supprime les contre-pouvoirs officieux qui régissaient la monarchie abandonnant de fait le principe de collégialité de la décision pour un mode autoritaire du pouvoir lié à sa personne. La monarchie saoudienne se transforme ainsi à l’image de son prince. Plus ambitieuse d’un côté, mais moins prudente et surtout moins rationnelle de l’autre, elle commet des fautes diplomatiques inhabituelles depuis l’ascension de MBS.

En novembre dernier, le prince a ainsi fait arrêter une grande partie de l’élite économique du pays pour ne pas avoir soutenu son plan Vision 2030 ce qui a conduit à une chute de l’investissement. Quelques jours plus tard, il poussa à la démission le premier ministre libanais Saad Hariri entraînant une rupture diplomatique entre les deux pays et une condamnation internationale sans appel contre la monarchie. Plus grave encore, furieux de voir le Qatar signer un accord gazier avec l’Iran, MBS a décidé de mettre en œuvre un blocus économique contre ce petit pays avec pour résultat de le pousser dans les bras des turques et des iraniens.

Comme nous pouvons le constater, bien qu’en voulant réformer, le prince héritier n’a fait qu’accroître les risques intérieurs en minant l’équilibre historique des pouvoirs et la légitimité populaire du régime tout en affaiblissant considérablement son pays sur la scène internationale. Son manque de patience et de recul diplomatique fait même peser un climat de tensions extrêmes avec l’Iran dont le conflit par procuration avec les rebelles houthistes au Yémen s’éternise depuis des mois. Hérodote avait raison. A force de pécher par Hubris, Mohamed Ben Salman et la monarchie s’exposent inévitablement à un probable retour de bâton.

L’impuissance des palestiniens

L’impuissance des palestiniens

Le jeudi 7 Décembre, Donald Trump a annoncé mettre en œuvre la résolution de déménager l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem votée par le Congrès en 1995. Cette décision a provoqué un tollé international de Paris à Tokyo en passant par Ankara. Dans la rue, des milliers de palestiniens ont défilé brûlant des drapeaux américains et s’en sont pris aux forces de sécurité israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. La mobilisation fut néanmoins bien plus faible qu’attendue écartant pour l’heure le risque d’une Intifada généralisée dans les territoires palestiniens.

 

Pour l’instant, l’heure n’est pas au chaos annoncé au Proche-Orient. De la faible mobilisation populaire à la timide réaction des pays arabes pour répondre à la décision du président américain, l’Intifada, mot magique de la médiasphère, semble désormais tomber dans l’oreille d’un sourd. Il y a 20 ans, cette décision aurait entraîné des soulèvements massifs. Aujourd’hui, rien ou presque.

Jamais peut-être, la population palestinienne n’avait paru aussi résigné et fataliste. En un mot, les palestiniens sont victimes du sentiment d’impuissance, sentiment d’autant plus terrible qu’il est particulièrement injuste. Cette impuissance est en réalité le fruit d’une succession d’échecs de la part des palestiniens pour remettre en cause le rapport de force écrasant en faveur d’Israël.

Nous savons depuis 1967 que l’Etat Hébreu ne peut être vaincu militairement par n’importe quelle puissance arabe. Les divisions blindées d’Ariel Sharon avaient alors balayé l’Egypte Nassérienne en seulement quelques heures. Depuis lors, et après une tentative encore infructueuse en 1973, plus aucun pays arabe n’avait osé affronter directement l’invincible Tsahal. L’Egypte de Sadate avait d’ailleurs acté la supériorité israélienne en reconnaissant l’Etat Hébreu lors des accords de Camp David en 1979. Pour les autres, syriens ou jordaniens, l’affrontement armée était devenu inenvisageable.

Privé de ses grands frères arabes, le peuple palestinien trouvera dans la guerre du Liban les leviers pour inverser le rapport de force. Faisant face à une guérilla menée par le Hezbollah, Israël sera pour la première fois incapable de vaincre militairement. Dans ce contexte, la première Intifada de 1987 reprendra à son niveau les techniques de « soulèvement » initiées au Liban face à un Etat Hébreu pris à revers. Reprenant à leurs comptes la citation de Mao pour qui « la guérilla doit se déplacer parmi le peuple comme un poisson nage dans la mer », l’Intifada des palestiniens se révélera si dommageable selon Gilles Kepel « pour l’Etat juif, son image internationale et son identité morale, qu’il contraindra ses dirigeants à envisager un processus de reconnaissance de l’OLP ».

Le soulèvement de 1987 fut donc un succès total du peuple palestinien modifiant un rapport de force qui leur était jusqu’à alors particulièrement défavorable. S’ensuivit dès lors une victoire politique des palestiniens entérinée avec les accords d’Oslo de 1993. La leçon de ces accords est par conséquent limpide : seule une modification substantielle du rapport de force peut contraindre Israël à négocier.

L’enlisement du processus d’Oslo dans les années 90 traduit à l’inverse un changement de ce rapport de force en faveur des israéliens. La seconde Intifada qui va suivre sera ainsi un échec complet pour les palestiniens. Ayant eu le temps d’apprendre de leurs erreurs, les autorités israéliennes ont trouvé facilement la parade aux manifestations de rue et à la violence urbaine. De nouveaux impuissants à modifier le rapport de force, les palestiniens tenteront de nouvelles stratégies dans l’objectif de faire plier l’Etat hébreu mais ce sera à chaque fois un échec.

Le Hamas, tout d’abord, choisira la voie de la guérilla armée mais la stratégie israélienne de blocus de la Bande de Gaza conduira inexorablement cette stratégie vers l’impasse. Isolé dans son réduit gazaoui, le groupe islamiste n’a jamais réussi à modifier quoique soit au rapport de force.

L’OLP, quant à elle, choisira la voie de l’internationalisation de la cause palestinienne. Là encore, cette stratégie n’a pas réussi à faire bouger les lignes. Les Etats-Unis n’ont jamais été autant pro-israélien qu’aujourd’hui et les européens sont de fait impuissants sans l’impulsion décisive de Washington. Quant aux pays arabo-musulmans, ils sont obnubilés par leurs conflits internes (Syrie, Libye, Liban, Yémen, Irak) et par la « guerre par procuration » menée entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.

Les palestiniens se retrouvent donc seuls à assumer un rapport de force qui leur est chaque jour plus défavorable ne trouvant aucune stratégie pour inverser cette tendance. On peut comprendre dès lors pourquoi Israël profite de cette situation exceptionnelle de supériorité pour avancer ses pions trouvant dans la colonisation le moyen de réaliser ses objectifs stratégiques. Pour les palestiniens, en revanche, les échecs ont fait le lit de l’impuissance, sentiment qui aujourd’hui semble gagner l’ensemble de la société.

Israël se retrouve donc dans une situation telle de domination que pour l’heure tout indique que ce pays est sur le point de remporter la guerre. Rongés par l’impuissance et le fatalisme, les palestiniens semblent de fait prisonniers d’un rapport de force entièrement en leur défaveur. Tout le désespoir des palestiniens est là.

Saad Hariri : les vraies raisons de la crise

Saad Hariri : les vraies raisons de la crise

Nous sommes le 16 Novembre. Saad Hariri, ancien premier ministre du Liban, vient enfin d’accepter l’offre du président Macron de venir en France après deux semaines d’une crise diplomatique intense entre Riyad et Beyrouth. Tout avait commencé par l’annonce surprise de la démission du premier ministre libanais depuis la capitale saoudienne le 4 novembre dernier provoquant un séisme politique au Liban. Depuis, Saad Hariri est resté au pays des Saoud pour « sa sécurité » se disant menacé par le Hezbollah et l’Iran. L’accusation n’est en soit pas surprenante tant la milice chiite aidée par « les gardiens de la révolution » iraniens a régulièrement assassiné ses ennemis politiques dont le père de Saad, Rafik Hariri en 2005.

Il y a pourtant dans la démarche de Saad Hariri des zones d’ombre qui laissent à penser que cette démission doit être replacer dans un dessein plus large. Que ce soit par la tonalité « étrange » du discours du 4 Novembre où que ce soit par la rareté des apparitions publiques du leader libanais, toute cette affaire sent le parfum amer de la manipulation. J’en suis d’ailleurs convaincu, Saad Hariri a été l’objet d’une tentative de déstabilisation saoudienne dans la région.

 

La situation au Liban

Avant de comprendre le jeu ambigu de l’Arabie Saoudite, il nous faut prendre en compte la situation du Liban pour essayer de déterminer si les « menaces » dont Saad Hariri se dit avoir fait l’objet sont fondées ou pas.

Premièrement, il est clair que le Liban traverse une période difficile. La guerre civile en Syrie est une catastrophe pour Beyrouth tant la Syrie jouait un rôle de « grand frère » pour le pays depuis les accords de Taef en 1989. Il faut toujours avoir à l’esprit que l’armée syrienne occupait le pays jusqu’en 2005 laissant une influence politique durable dans le pays. Le Liban est d’autant plus concerné par l’affaire syrienne que la composition ethnique y est quasi similaire d’où une crainte latente de voir les affrontements syriens se déporter vers le Liban. On retrouve de fait à Beyrouth des communautés alaouites et chiites qui soutiennent Assad et des communautés sunnites qui au contraire soutiennent les rebelles.

De même, l’arrivée d’un million de réfugiés syriens n’a fait qu’accroître les tensions dans un pays déjà pauvre dont l’Etat est incapable de fournir un minimum de sécurité à ses citoyens. Il existe donc un vrai risque d’exportation de la guerre civile syrienne vers le Liban.

Cependant, pour l’instant, le Liban reste étrangement uni. Sans doute le souvenir de la précédente guerre civile (1976-1992) joue un rôle de frein aux velléités guerrières mais la raison tient davantage à la classe politique libanaise qui a réussi pour l’heure à gérer habilement les tensions. La nomination, elle-même, de Saad Harari en tant que premier ministre visait justement à créer une forme d’unité nationale.

Le fait est qu’aucun des groupes politiques libanais ne souhaitent le conflit. Pour les sunnites, hormis quelques radicaux islamistes, un conflit serait une impasse tant cette communauté est minoritaire démographiquement. Pour les chrétiens maronites, toute instabilité conduirait à la situation de l’Irak ou de la Syrie dans lequel les chrétiens sont massacrés par des groupes islamistes. Enfin, pour le Hezbollah chiite, sa stratégie consiste à ne surtout pas exporter le conflit syrien au Liban étant donné que la milice pro-iranienne est déjà engagée fortement en Syrie.

Aucun des acteurs n’a dès lors intérêt à créer le chaos au Liban. Par conséquent, prétendre que Saad Hariri est « menacé » pour ses opinions anti-Assad est soit exagéré, soit une pure invention.

 

Une purge chez les Saoud

L’argument de la sécurité de l’ancien premier ministre pose donc quelques questions d’autant plus que le président libanais Michel Aoun n’affirme n’avoir reçu aucune information concernant une tentative d’assassinat contre son premier ministre.

En réalité, la raison de cette démission surprise se trouve à Riyad où au même moment se déroule une purge sans précédente. Le 3 Novembre, soit le jour même de l’arrivée de Hariri dans la capitale saoudienne, près de deux-cents hommes d’affaires, princes ou ministres sont arrêtés en Arabie Saoudite pour corruption. Cette purge vise avant tout à éliminer des opposants politiques au nouveau prince héritier, Mohamed Ben Salmane, « MBS », et leurs soutiens dans les milieux d’affaires.

La légitimité en tant qu’héritier au trône du fils du roi Salmane n’est en effet guère acceptée au sein de l’establishment saoudien. Premièrement, Ben Salmane a pris la place dans l’ordre de succession du prince Mohamed Ben Nayef qui comptait de nombreux soutiens à Riyad. Deuxièmement, ce type de procédure est plutôt rare au royaume wahhabite, dont la succession est adelphique (passant de frères en frères) et remet donc en cause l’équilibre tribale de la monarchie. Enfin, MBS souhaite mettre en œuvre un plan de modernisation tant économique que sociétale lésant de nombreux intérêts et notamment ceux du clergé wahhabite. Il apparaît donc que les arrestations du 3 Novembre soient la conséquence de cette « guerre civile » interne au sein de la famille Saoud.

Or, Saad Hariri possède la double nationalité libanaise et saoudienne du fait de son père Rafik qui fut le principal promoteur immobilier de la famille royale saoudienne durant le règne du roi Fahd (1982-2005). Les Hariri sont donc liés fortement financièrement au clan de l’ancien roi Fahd, clan qui justement fait l’objet de la purge engagée par le prince Ben Salmane. Le premier ministre libanais est donc une victime collatérale de la lutte de pouvoir à Riyad.

 

Une affaire sous fond de rivalité irano-saoudienne

Saad Hariri est victime, selon moi, de la purge saoudienne du 3 Novembre dernier. Mais l’affaire ne s’arrête pas là car celle-ci a lieu dans un contexte régional tout particulier. Je n’expliquerai pas dans cet article tous les tenant et les aboutissants de la rivalité irano-saoudienne car cette dernière a déjà fait l’objet d’un certain nombre de mes articles. Par contre, cette rivalité explique en partie le traitement subi par l’ancien premier ministre du Liban.

Le pays est en effet soumis à lutte d’influence entre les deux pays, les saoudiens soutenant les partis sunnites tandis que l’Iran contrôle le Hezbollah. Le parti de Hariri est lui-même financé par les saoudiens. Pourtant, la décision de Saad Harari de se mettre à la tête d’un gouvernement d’union national avec le soutien du Hezbollah a provoqué la consternation à Riyad.

C’est que pour les saoudiens, l’Iran ne fait qu’avancer ses pions dans la région dominant l’Irak depuis la chute de Saddam Hussein et soutenant largement le mouvement Houthiste au Yémen. Or, c’est dans ce contexte de défaite diplomatique qu’accède au pouvoir une nouvelle génération de dirigeants, Mohamed Ben Salmane en Arabie Saoudite et Mohamed Ben Zayeb aux Emirats Arabes Unis. Pour ces deux princes héritiers, les monarchies du golfe ont été trop complaisantes vis-à-vis de l’Iran ces dernières années et prônent à l’inverse davantage de dureté face à Téhéran. Ben Salmane est ainsi celui qui a poussé son père à intervenir au Yémen, une première pour un pays qui compte habituellement sur les Etats-Unis pour se défendre.

Cette stratégie plus ferme a reçu l’appui de Donald Trump lors de son voyage à Riyad prônant un front uni anti-iranien avec Israël et l’Egypte. Pour Ben Salmane, il est donc inconcevable que Saad Hariri puisse se mettre d’accord avec le Hezbollah. Il le considère ainsi soit comme un traître soit comme un imbécile offrant le Liban à l’influence iranienne. Contraindre le premier ministre libanais, c’est donc s’attacher à briser l’union nationale libanaise et ainsi replacer la communauté sunnite libanaise dans l’orbite saoudienne.

 

Comme nous pouvons le voir, l’affaire Hariri n’est pas la conséquence d’un climat d’insécurité à Beyrouth mais le double produit d’une lutte interne à Riyad et d’une rivalité géostratégique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Malheureusement, cette affaire met en péril la stabilité du Liban. Il est donc primordiale de voir Saad Hariri revenir dans son pays et c’est dans l’intérêt de la France et de la région de tout faire pour garantir son retour.

L’accord de réconciliation inter-palestinien : un aveu d’échec pour le Hamas ?

L’accord de réconciliation inter-palestinien : un aveu d’échec pour le Hamas ?

Les deux principaux mouvements palestiniens, l’OLP et le Hamas, ont annoncé en grande pompe leur réconciliation le 12 Octobre dernier. Cet accord fait suite à des années de défiance réciproque entre Gaza et Ramallah marquées par des affrontements fratricides entre les deux plus grosses factions du nationalisme palestinien. Pour porter du crédit à cet accord, le président de l’autorité palestinienne Mahmoud Abbas se rendra dans les prochaines semaines à Gaza ce qui n’est plus arrivé depuis le coup de force du Hamas en 2007. Pour le successeur d’Arafat, il s’agit là d’une victoire politique renforçant sa légitimité comme président de tout palestinien. Pour le Hamas, au contraire, il s’agit a priori d’un revers et d’un échec de sa stratégie militaire. Pourtant, cet accord peut très bien se révéler être beaucoup plus positif qu’il en a l’air. Il offre en effet au mouvement islamique à la fois une porte de sortie de son relatif isolément sur la scène internationale et également les moyens sur le long-terme de s’imposer durablement comme la principale force palestinienne.

 

L’échec de la stratégie du Hamas

Le Hamas, de son vrai nom mouvement de la résistance islamique (Harakat al-muqawama al-islamiya), est né en janvier 1988 en pleine intifada. Issu du mouvement panislamique des Frères Musulmans, le parti se distingue de l’OLP en prônant la création d’un état théocratique islamique se basant sur la loi coranique (la sharia). En cela, il est le produit d’une radicalisation du monde musulman en faveur d’un Islam politique et rigoriste qui fut visible dès les années soixante-dix et trouva un débouché en Iran avec l’Ayatollah Khomeiny et en Afghanistan avec le djihad contre les soviétiques. C’est donc dans cette logique que le Hamas publie sa charte en Août 1988 prenant appui sur des versets du Coran pour justifier l’expulsion ou les meurtres de juifs.

Le mouvement espère ainsi profiter d’un contexte arabo-musulman qui voit partout l’Islam politique gagner du terrain tandis que les mouvements laïcs connaissent un déclin qui semble alors inéluctable. Sa stratégie, définie sous l’impulsion du sheikh Ahmed Yassine, consiste alors en une lutte armée absolue et de tous les instants contre l’Etat hébreu. En 1994, au moment de l’accord d’Oslo, le Hamas commet une vague d’attentat en Israël faisant environ 500 morts et 4000 blessés. Mais cette stratégie connaît déjà un échec relatif lorsque Tel-Aviv a pris les mesures nécessaires pour mettre fin aux attentats de masse (réorganisation des services de renseignement, construction de barrières et de check-points). En outre, on peut se demander si in fine le Hamas ne fait pas le jeu d’Israël en contribuant à rompre l’unité palestinienne tout en affaiblissant l’image de son peuple.

Cette première stratégie de violence aveugle est donc un échec d’autant plus que la collaboration entre Israël et l’OLP a permis de liquider l’influence du Hamas en Cisjordanie. Replié dans son fief gazaoui, le mouvement islamique n’arrive pas à incarner un parti de rassemblement du peuple palestinien. Mis au pied du mur, le Hamas décide alors de changer de stratégie. Les attentats aveugles n’ayant eu guère d’impact, le parti choisit la stratégie de la « guérilla » qui consiste à contraindre Israël, aux moyens de tirs de roquette sur son territoire, à intervenir militairement dans la Bande de Gaza, le tout bien sûr dans l’objectif d’incarner la force de « résistance » du peuple palestinien. Le Hamas se met alors à créer une brigade de combattants, les brigades Al-Qassim, et utilise les tunnels clandestins avec l’Egypte pour recevoir du financement et de l’armement en provenance de l’Iran et de la Syrie.

On peut voir d’ailleurs dans la mort du sheikh Yassine (Mars 2004) le moment du retournement de stratégie. Dans un premier temps, cette stratégie semble être payante. Israël se retire de la Bande de Gaza en 2005 puis le Hamas remporte largement les élections en 2006 avant enfin que trois conflits avec l’Etat hébreu (2008, 2012, 2014) donnent à ce parti une aura impressionnante dans le monde arabe.

Cependant, cette stratégie commence à montrer ses limites. Premièrement, l’Etat Hébreu a imposé en 2007 un blocus sur la Bande de Gaza suite à l’enlèvement du soldat israélien Gilad Shalit. Le Hamas réussira quand même à se fournir en armes via le passage de Rafah avec l’Egypte mais le blocus a contribué à saper ses moyens militaires. De plus, à partir de 2011, la Syrie, alliée du Hamas, entre en guerre civile tandis que l’Iran a les yeux tournés vers le théâtre syro-irakien. Délaissé par la Syrie et l’Iran, le mouvement islamique pouvait encore compter sur l’Egypte du président Morsi. Hélas, son renversement en 2013 par des militaires hostiles aux Frères Musulmans entraîna la fermeture des tunnels reliant Gaza à l’Egypte et ainsi isola totalement le Hamas du reste du monde. Isolé et incapable de se ravitailler en armes, le Hamas est d’autant plus dans l’impasse qu’Israël a créé un système ultra-performant de missiles anti-roquettes rendant la stratégie du parti totalement illusoire.

La guerre de 2014 a mis justement en avant l’échec de la stratégie du Hamas décidée en 2004. Enfermé dans son réduit gazaoui, le mouvement islamique a été incapable de modifier le rapport de force avec Israël.

 

Un accord inter-palestinien avantageux pour le Hamas

Le Hamas a donc abordé l’année 2017 dans une position d’extrême faiblesse. L’accord du 12 Octobre lui permet néanmoins de sortir de l’impasse dans laquelle il s’est mis depuis 2004 et ce pour trois raisons.

La première, c’est que l’accord rompt l’isolement du mouvement islamique. Longtemps dépendant du soutien du bloc chiite (Iran, Syrie, Liban), le Hamas peut grâce à cet accord de réconciliation trouver de nouveaux appuis au Moyen-Orient, particulièrement la Turquie, les monarchies du Golfe et l’Egypte. Ce dernier pays est essentiel car lui seul est en mesure d’alléger le blocus de la bande de Gaza. Le parti islamique souhaite également profiter de l’accord pour améliorer son image à l’international espérant par exemple se voir retirer de la liste des organisations terroristes de l’Union Européenne. S’il obtenait gain de cause, il est clair que le Hamas augmenterait de manière substantielle sa légitimité au niveau international.

La seconde raison de se réjouir pour le Hamas provient du fait que l’accord prévoit la reconnaissance du Hamas en Cisjordanie. En d’autres termes, la police de l’OLP ne collaborera plus avec la police israélienne pour détruire les cellules du mouvement islamique. Ce dernier pourra dès lors beaucoup plus facilement organiser ses activités et développer des réseaux ou encore aura le droit de publier ses idées à Hébron ou à Ramallah. Les services israéliens auront de fait beaucoup moins de latitude pour s’occuper des cellules clandestines du mouvement islamique. Cette partie de l’accord est d’autant plus intéressante que le Hamas compte bien surfer sur la frustration liée à la colonisation israélienne dans une région où il apparaît comme un mouvement neuf contrairement à l’OLP.

Enfin, l’accord a pour objectif de préparer des élections générales sur l’ensemble du territoire palestinien dans les prochaines années. Or, en conservant une forte influence à Gaza, le mouvement peut compter sur le soutien d’au moins deux cinquième de la population palestinienne. Il faut également ajouter qu’en étant autorisé par l’OLP en Cisjordanie, le Hamas sera en mesure d’y faire campagne et risque très probablement de séduire un électorat jeune déçu par l’autorité palestinienne. Par conséquent, l’accord ouvre la voie à une prise de pouvoir démocratique du Hamas ce qui pourrait modifier totalement la donne au Proche-Orient. S’ensuivrait dès lors un véritable tremblement de terre diplomatique de Tel-Aviv à Washington en passant par le Caire.

On s’aperçoit donc que l’accord inter-palestinien est une opportunité exceptionnelle pour un Hamas qu’il y a encore quelques mois se demandait bien comment sortir de l’impasse. Au fond, en rompant son isolement, l’accord est une « divine surprise » pour le mouvement islamique. Reste bien entendu que les modalités de l’accord n’ont pas été déterminées et qu’un accord similaire avait été signé en 2014 sans être appliqué. Néanmoins, il ne fait guère de doutes que le Hamas est le grand vainqueur de l’accord du 12 Octobre.

Heurts à Jérusalem : quand la religion devient l’enjeu fondamental du conflit israélo-palestinien

Heurts à Jérusalem : quand la religion devient l’enjeu fondamental du conflit israélo-palestinien

Dans l’histoire des hommes, Jérusalem a toujours pris une place à part. La ville a ainsi vu David et Salomon déployer toutes leurs sagesses. Plus tard, ce fut en son sein que le Christ accomplit son ultime sacrifice bien avant que Saladin ne reprenne la ville aux croisés. Ces derniers jours, la ville sainte voit de nouveau l’histoire se rappeler à son bon, ou plutôt mauvais, souvenir. La mort de deux policiers juifs abattus par balles par trois arabes israéliens en plein cœur de la vieille ville puis l’instauration de portiques de sécurité ont ravivé des passions qui semblent pour l’heure incontrôlables.

Car Jérusalem traîne une malédiction depuis sa fondation : en enflammant l’esprit des hommes, elle les pousse naturellement vers la guerre. La cité de Dieu s’est muée toute au long de son existence en cité du sang et des larmes. Carrefour des trois monothéismes, son contrôle est synonyme d’élévation divine et d’une légitimité inégalée dans le monde. Contrôler Jérusalem, c’est s’assurer d’être dans la voie de dieu puisque la cité est la ville sainte par excellence. Les musulmans l’ont pensé du temps du calife Omar et de Saladin, les Chrétiens du temps de Philippe Auguste et de St-Louis, les juifs depuis le roi David.

Aujourd’hui même, juifs et musulmans font de la ville le théâtre principal d’une guerre de religion qui ne dit pas son nom. Car là est le tournant majeur du conflit israélo-arabe, d’abord essentiellement politique, il tend à devenir un conflit de religion.

Pour les juifs, en effet, Jérusalem est le lieu du temple construit par Salomon, détruit puis reconstruit par Hérode, et le symbole de la présence divine sur terre. De ce temple détruit par les romains ne reste que le « mur des lamentations », lieu le plus sacré du judaïsme. Sa prise en 1967 par Tsahal avait provoqué un profond regain du messianisme ultra-orthodoxe juif. Ce dernier a fait de la reconstruction du temple un objectif prioritaire.

Or, ce temple ne peut se construire qu’au détriment de l’esplanade des mosquées située en haut de la colline. Plus dynamique démographiquement et de plus en plus fort politiquement, ce groupe ultra-religieux met sous pression le gouvernement israélien mais surtout crée la peur pour les palestiniens de voir leur échapper le contrôle de l’esplanade. C’est ainsi que l’installation des portiques de sécurité a été interprété comme une tentative de l’Etat Hébreu de prendre le contrôle de ce lieu sacré de l’Islam.

Pour les musulmans, en effet, Jérusalem, Al-qods en arabe, est le troisième lieu saint après la Mecque et Médine. Sa centralité provient de la rencontre de Mahomet avec l’ange Gabriel, suivie de son ascension céleste sur sa jument ailée Al-Buraq à partir du mont Moriah. Abandonnée, la ville pris une nouvelle importance au temps des croisades. Cette présence musulmane se fait surtout sentir à travers l’esplanade des mosquées composée du dôme du Rocher et de la mosquée Al-Aqsa. Après la perte de la vieille ville en 1967, l’esplanade est dirigée par le Wafd, une association musulmane liée au roi de Jordanie qui interdit l’accès aux non-musulmans et donc aux juifs.

Ce compromis trouvé est pourtant bien fragile. D’une part, les palestiniens sont inquiets de la monté en puissance d’un courant juif ultra-religieux réclamant la construction d’un nouveau temple. D’autre part, le contrôle des lieux saints de Jérusalem est d’une importance primordiale pour la construction future d’un état palestinien viable.

Surtout, la souveraineté de ces lieux saints fait l’objet d’une attention toute particulière depuis que le monde musulman est rongé par la lame de fond intégriste. L’importance prise par l’esplanade des mosquées ces dernières années n’est donc pas anodine. Elle traduit au contraire l’islamisation progressive du combat palestinien.

Mis sous pression par le Hamas et le Djihad Islamique qui incarnent ce tournant islamiste, Mahmoud Abbas n’a d’autre choix que de surenchérir sur ce caractère purement religieux du conflit. Ainsi, le premier ministre israélien et le président de l’autorité palestinienne sont pris tous deux dans un même engrenage qui consiste à laisser se développer des passions religieuses qu’on croyait il y a peu totalement révolues.

Autrefois, en effet, les arabes se battaient non pas au nom de l’Islam mais au nom d’un nationalisme laïc et socialiste. Quant aux juifs, ils se battaient davantage pour défendre leurs Kibboutz que pour défendre le mur des lamentations. Dorénavant, le moteur du conflit est religieux et se cristallise autour de Jérusalem et de ses lieux saints. Ce regain du religieux touche d’ailleurs tout autant les juifs que les musulmans. L’imaginaire juif se remplit ainsi des exploits militaires de Josué et du mythe d’Eretz Israël, à savoir l’Israël biblique, au moment même où un Islam de plus en plus rigoriste et militant s’impose partout au Moyen-Orient.

Nous sommes donc clairement entrés dans l’ère de « la revanche de dieu » *. A l’heure où l’Europe et la France considèrent la religion comme le vestige d’une époque révolue, le conflit au Proche-Orient nous prouve au contraire que les passions religieuses n’ont jamais eu autant d’importances qu’aujourd’hui. Pendant trop longtemps, notre culture sécularisée du monde nous a aveuglé quant au caractère religieux du conflit. En somme nous avons oublié une vérité toute simple : Jérusalem est bel et bien la cité de Dieu.

 

*Cette formule est de Gilles Kepel

 

La Syrie : quand la diplomatie française tombe en ruines

La Syrie : quand la diplomatie française tombe en ruines

« Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Talleyrand était sans nul doute l’un des plus grands diplomates de son époque. En tant que diplomate en chef de Napoléon, il fut l’un des rares à comprendre, pour paraphraser Furet, que la diplomatie n’est pas une école de morale. Il avait lui-même constaté les dégâts d’une moralisation excessive de notre politique extérieure. Une France en guerre contre toute l’Europe, l’Espagne et l’Italie ravagés par les armées napoléoniennes, tout ceci justifié au nom des droits de l’homme.

Loin d’être un précurseur comme beaucoup l’affirme aujourd’hui, Talleyrand s’inscrit en réalité dans les pas traditionnels de la diplomatie française. Celle-ci se veut réaliste et exclusivement tournée vers la défense des intérêts nationaux. Les notions morales ne lui importent peu, seuls comptent le résultat final.

Cette tradition a pris corps après la défaite de Pavie en 1525. François I est alors capturé par le connétable de Bourbon, lieutenant de Charles Quint, son armée est décimée et la France se voit menacée d’une invasion imminente. La régente, Louise de Savoie, mère du roi François, décide alors de négocier avec les turcs du sultan Soliman le magnifique pour prendre à revers « l’archimaison » des Habsbourg qui encercle le royaume. En 1536, le roi François et le sultan d’Istanbul parachèvent cette nouvelle alliance par le traité dit des « Capitulations ». Pari gagnant. Combattant les turcs, Charles Quint renonce à envahir la France. L’Europe est scandalisée, le roi de France très chrétien s’alliant avec un prince musulman ! Et pourtant, cette politique a porté ses fruits, la France est sauvée.

Cette doctrine réaliste de la diplomatie française se retrouve près d’un siècle plus tard avec Richelieu à sa tête. Cardinal catholique, ce dernier n’hésite pas pour le bien de son pays à faire alliance avec les princes protestants lors de la guerre de Trente ans. Le Traité de Westphalie de 1648 consacre cette politique.

Or, près de quatre siècles plus tard, forcé de constater que cette tradition réaliste n’existe plus. On lui attribue même le vocable dénigrant de Realpolitik. Hormis le discours de Villepin à l’ONU en 2003 pour s’opposer à l’invasion de l’Irak, la France ne décide plus sa politique en fonction de ses propres intérêts nationaux mais en fonction d’une approche morale et émotionnelle des droits de l’homme.

Le point de rupture a été atteint en 2007. Nicolas Sarkozy décide alors de nommer l’ancien patron de Médecins sans frontières Bernard Kouchner au Quai D’Orsay. L’idéologie des droits de l’homme devient dès lors le dogme officiel de toute la politique française. La France se convertit au wilsonisme moralisateur américain.

En 2011, c’est au nom des droits de l’homme que le dictateur libyen Mouammar Kadhafi est renversé au mépris du droit international provoquant l’effondrement de ce pays. Aujourd’hui, la Libye est un trou noir sécuritaire dans lequel l’Etat Islamique s’est engouffré pour y faire une base de son califat. Ainsi, pour reprendre Balzac, « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

Toujours en 2011, c’est en Syrie que le naufrage de la diplomatie française sera le plus complet. Aveuglé par les droits de l’homme, le gouvernement français choisit de sortir de la neutralité et soutient ouvertement l’opposition. Convaincue au mépris de toutes réalités que Bachar va tomber, la diplomatie française reconnait le conseil national syrien comme le gouvernement légitime et décide de fermer l’ambassade de France à Damas.

Ce fut une double erreur. D’une part, le conseil national syrien ne représente aucunement l’opposition qui dans une logique à la Clausewitz de montée aux extrêmes se radicalise toujours plus en fonction du temps. D’autre part, couper tous les liens avec Damas a eu pour conséquences de rendre nos services de renseignement totalement aveugles à ce qui se passait en Syrie. 130 personnes le payeront de leur vie dans les rues parisiennes le 13 Novembre.

Englué dans une position inconfortable léguée par leurs prédécesseurs, le tandem Hollande-Fabius choisit pourtant la fuite en avant. La France fournit ainsi des armes aux rebelles dit « modérés » qui sont en réalité pour la plupart des brigades islamistes alliées au front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. Il faut rappeler qu’Al-Qaida est notre principal ennemi au Sahel tuant au passage une dizaine de soldats français. On soutient donc en Syrie ce que nous combattons au Mali, voici la triste réalité de la diplomatie française. Fabius ira même jusqu’à affirmer devant la représentation nationale qu’« Al-Nosra fait du bon boulot contre Assad ».

En 2013, Hollande va encore plus loin. Prétextant un bombardement chimique attribué sans aucune preuve au régime des Assads, la France se dit prête à bombarder Damas. Fort heureusement, le président Obama avait compris les conséquences désastreuses d’une intervention militaire. En liquidant Assad, rien n’aurait alors empêché les katibas islamistes de porter le drapeau du Djihad au sommet de la mosquée des Omeyyades, image qui n’aurait fait que renforcer la propagande djihadiste. L’opération a été annulée mais la diplomatie française continue à se fourvoyer.

Privilégiant les droits de l’homme et l’illusion de la croisade démocratique au détriment de la stabilité et de ses propres intérêts nationaux, la diplomatie française est donc à l’état de ruines. Sur le dossier syrien, la France ne compte plus. Elle s’est marginalisée toute seule en faisant de Bachar El-Assad son ennemi numéro un. Pire, elle est incapable de peser dans un pays où plus d’une centaine de ses ressortissants font le Djihad puis retourne en France tentant d’y semer la terreur.

C’est que la France s’est convertie avec le zèle du néophyte au messianisme droits-de-l’hommiste américain. Comme Chateaubriand l’affirmait après les guerres révolutionnaires, « comme Mahomet avec le glaive et le coran, nous allions l’épée dans une main, les droits de l’homme dans l’autre » *. Les néo-conservateurs ne sont en fait plus à Washington mais à Paris**. En laissant de côté sa tradition réaliste héritée de François I et de Richelieu, la France se rêve en seconde « cité sur la colline » évangélisant le monde au nom des droits de l’homme. En Syrie, elle fut même plus idéaliste que l’Amérique elle-même pour au final subir un désastre diplomatique. Nos diplomates auraient en fait dû lire Talleyrand. En diplomatie, « tout ce qui est excessif est insignifiant » …

 

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

**Voir le livre de Hadrien Desuin, La France atlantiste ou le naufrage de la diplomatie

Arabie saoudite-Qatar : Pourquoi la rupture?

Arabie saoudite-Qatar : Pourquoi la rupture?

La rupture des relations diplomatiques entre l’Arabie Saoudite (suivie par l’Egypte, Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et le Yémen) et le Qatar a fait l’effet d’une bombe. A première vue, ces deux pays partagent un certain nombre de points de vue en matière diplomatique, économique ou religieuse.

Les deux pays sont ainsi membres du conseil de coopération du golfe, sont tous deux des pays reposant sur la rente pétrolière et gazière et partagent enfin un même rigorisme en matière de religion. La rupture diplomatique est donc une surprise à plus d’un titre. Pourtant, des signes avant-coureurs pouvaient être d’ores et déjà détectés ces dernières années.

Pourquoi le royaume saoudien a-t-il rompu ses liens diplomatiques avec le Qatar ?

 

I) Une relation toujours difficile

Avant même son indépendance en 1971, le Qatar entretenait une relation ambiguë et difficile avec son voisin Saoudien. Dans les années 20, Ibn Saoud, fondateur du royaume saoudien, tente d’unifier l’ensemble de la péninsule arabique mais se heurte aux velléités d’indépendance de l’émirat qatari qui fait appel aux anglais pour repousser l’invasion.

Depuis lors, les qataris vont constamment se méfier de toutes ingérences saoudiennes. Ces événements, en tout cas, vont forger une véritable identité singulière au Qatar et une farouche défense de sa souveraineté vis-à-vis de ses voisins.

Néanmoins, en janvier 1972, quelques mois après l’indépendance, les saoudiens soutiennent le renversement du cheikh Ahmad Ben Ali Al Thani par son cousin Khalifa Ben Hamad Al Thani. La relation qataro-saoudienne devient alors exceptionnellement amicale même si le Qatar cultive toujours sa culture d’indépendance.

En 1995, l’émir du Qatar subit un coup d’état violent de la part de son propre fils Hamad Ben Khalifa Al Thani ce qui choqua profondément les saoudiens. En effet, ces derniers avaient entretenu des relations de confiance et d’amitié avec l’ancien émir. Surtout, son fils était le fer de lance des partisans d’une politique d’indépendance du Qatar. Le nouvel émir tissera ainsi des liens avec l’Iran, le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais ou encore avec le mouvement des Frères musulmans, tous considérés comme des ennemis par son voisin saoudien.

En 2011, Doha soutient largement les « printemps arabes » au détriment de la politique extérieure saoudienne largement tournée vers le statu quo. En 2013, l’émir du Qatar abdique au profit de son fils Tamin Ben Hamad Al Thani sans que cette succession ne modifie sensiblement la politique étrangère du Qatar.

 

II) L’Iran et l’Egypte : les deux dossiers de la discorde

La crise actuelle entre les deux pays ne peut se comprendre qu’à l’aune des deux conflits qui frappent la région : la rivalité irano-saoudienne et la lutte pour le leadership du camp sunnite.

Premièrement, la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran est au cœur des conflits qui minent le Moyen-Orient que ce soit en Syrie, en Irak ou au Yémen. J’ai déjà montré dans un article les tenants et les aboutissants de cette rivalité, je n’y reviendrai donc pas. Mais ce conflit a un impact direct sur la politique extérieure du Qatar.

Le petit émirat s’est ainsi positionné depuis 1995 entre ses deux grands voisins. Il ne s’est donc pas aligné sur la politique de containment de l’Iran proposée par le royaume saoudien. Au contraire, le Qatar entretient une coopération étroite avec l’Iran tant du point de vue des échanges économiques que dans l’exploitation des champs pétrolifères et gaziers. En 2010, l’émirat accueillit le président iranien Mahmoud Ahmadinejad. En 2013, l’émir du Qatar joua un rôle diplomatique important sur l’accord nucléaire trouvé avec l’Iran. Au grand dam des saoudiens, l’Iran et le Qatar entretiennent donc des relations cordiales voire franchement amicales.

L’autre dossier clé qui empoisonne la relation qataro-saoudienne provient de la situation en Egypte. Depuis l’accord de Camp David en 1979*, les saoudiens, en effet, ont trouvé dans l’Egypte son allié régional indispensable dans leurs politiques anti-iraniennes. Longtemps protégés par le royaume saoudien, les frères musulmans vont faire les frais de ce revirement diplomatique.

En 2011, la chute d’Hosni Moubarak est considérée comme une catastrophe à Riyad. Or, la révolution de la place Tahrir a été largement favorisée par le Qatar via sa chaîne d’influence AL-Jazzera. Lors de l’élection présidentielle, le Qatar soutient le candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi contre le général Ahmed Chafik soutenu lui par l’Arabie Saoudite. Victorieux avec 52% des voix, Morsi sera renversé en 2013 par un coup d’état du général Abdel Fattah Al-Sissi.

Or, ce sont les saoudiens qui ont très largement inspiré ce coup d’état. Il faut se souvenir que ce sont eux qui ont déclenché la pénurie de pétrole en Egypte qui a entraîné le début de la révolte. De même, ce sont eux qui ont dépensé des milliards d’euros pour renflouer l’état égyptien après la chute de Morsi. 2013 a été pour les saoudiens la revanche de 2011 et du départ de Moubarak.

Pour le Qatar, le coup est rude. Malgré cette défaite diplomatique, l’émirat continue néanmoins à soutenir les partis issus des Frères Musulmans dans tout le monde arabe ce qui ne fait qu’agacer encore plus son voisin saoudien.

 

L’Iran et l’Egypte sont donc actuellement les deux pierres d’achoppement de la relation toujours difficile entre le Qatar et l’Arabie Saoudite. Pendant longtemps, les Etats-Unis ont joué un rôle de médiateur entre ces deux pays. Sous Obama, le Qatar était même encouragé à se dissocier de son voisin et à servir d’intermédiaire entre l’Iran et les puissances occidentales.

Or, avec la présidence Trump, les Etats-Unis ont réitéré leur alliance indéfectible** avec l’Arabie Saoudite. La visite en Mai du président américain à Riyad a rassuré les saoudiens sur la relation spéciale entre les deux pays. Certains du soutien américain, le royaume saoudien a donc eu enfin les mains libres pour isoler son petit voisin qatari décidément si encombrant.

Pour l’émirat, la situation est très difficile. Soit, le Qatar rentre dans le rang ce qui implique une soumission aux cheikhs saoudiens, soit il conserve sa politique indépendante ce qui peut ne se faire qu’avec un total soutien des européens. Ce sera donc intéressant de voir ce qui sera décidé dans les prochains jours à Rome, Berlin ou Paris.

* Les accords de Camp David en 1979 font entrer l’Egypte dans le camp occidental et donc dans le camp saoudien. Le violent rejet de ces accords par les Frères musulmans poussera les saoudiens à abandonner son soutien à la confrérie.

**Cette alliance entre l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis date de 1945 et est connue sous le nom de « pacte du Quincy ».

Sunnite-chiite : toutes les clés pour comprendre le conflit

Sunnite-chiite : toutes les clés pour comprendre le conflit

Qu’est-ce qu’être sunnite ? Qu’est-ce qu’être chiite ? Pourquoi ces deux groupes se combattent-ils ? Toutes ces questions sont d’une actualité brûlante. Jamais, les médias n’ont autant parlé de ces deux groupes. Jamais, le besoin de compréhension du conflit sunnite/chiite n’a été aussi grand.

Et pourtant, la surexposition de ce clivage nous aveugle. Au moment où ce conflit fait le tour des images médiatiques, notre compréhension de celui-ci n’a jamais été aussi floue. Il est donc temps de montrer les racines véritables du conflit et toutes ces implications actuelles.

Quelles sont donc les clés de compréhension du clivage sunnite/chiite ?

 

I) Aux origines du sunnisme et du chiisme

A la mort de Mahomet, le fondateur de l’Islam, en 632, les autorités mecquoises décident de nommer Abou Bakr comme son successeur à la tête de la communauté des croyants, la Oumma. Celui-ci meurt deux ans plus tard en 634 laissant le calife Omar lui succéder.

Omar partira à la conquête de la Syrie, de l’Egypte et du monde perse prenant au passage la ville de Jérusalem. Le calife sera pourtant assassiné par un esclave d’origine perse en 644. Othman prend sa place et entreprend le travail de rédaction définitive du Coran. Il est lui-même assassiné en 656. Dès lors, le gendre et cousin de Mahomet, Ali, devient calife.

Au cours de son califat, Ali fait face à de nombreuses révoltes. La première est fomentée par Aicha, l’épouse préférée de Mahomet, et se termine par la victoire d’Ali lors de la « bataille du chameau ». Peu après, le gouverneur de la Syrie Muawiya, accuse Ali d’avoir participé au complot qui a entraîné l’assassinat d’Othman. A Siffin, dans l’actuel Irak, Muawiya évite le combat contre Ali en ordonnant que ces soldats accrochent des feuillets du Coran au bout de leurs lances.

Révoltés par ce refus de combattre, plusieurs partisans d’Ali tentent de le renverser. Ce sont les Kharijites, l’une des trois branches actuelles de l’Islam. Écrasés lors de la bataille de Nahrawan, c’est néanmoins l’un d’entre eux qui assassine Ali en 661.

Dès lors, la grande majorité des musulmans choisissent de soutenir Muawiya et ce dernier fonde le califat Omeyyade avec Damas comme capitale. Ce sont eux qu’on nommera plus tard les sunnites. A l’inverse, une minorité ne reconnait pas Muawiya comme calife et soutient le fils d’Ali l’imam Hussein. On appellera cette minorité les partisans d’Ali (Shiiat’Ali) d’où le nom de chiites.

Hussein sera décapité par les troupes de Muawiya lors de la bataille de Kerbala en 680. Ce martyr d’Hussein est célébré chaque année lors de la fête de l’Achoura par les chiites. C’est pourquoi on qualifie souvent le chiisme de « religion de martyrs », thème qui sera surexploité notamment par l’Iran lors de la guerre contre l’Irak et par le Hezbollah libanais.

Comme nous pouvons le constater, l’origine du clivage chiite/sunnite n’est pas religieuse mais politique. Il provient d’une guerre de succession au sein même de l’Islam des origines.

 

II) Qu’est-ce que le sunnisme et le chiisme ?

Le sunnisme et le chiisme sont donc divisés depuis la mort d’Ali. D’abord politique, cette division s’est progressivement transformée en opposition religieuse. Cependant, il ne faut jamais oublier que sur l’essentiel ces deux groupes ne sont pas opposés. Sur la révélation prophétique, sur l’incréation du Coran, sur les cinq piliers de l’Islam, sur la majorité des Hadiths, rien ne les sépare.

L’élément central qui distingue le chiisme et le sunnisme vient du rôle de l’imam. Pour les sunnites, dont le nom est issu de la « sunna » (Tradition), l’imam n’est qu’un savant et un conducteur de prières. A l’inverse pour les chiites, selon Serge Lafitte*, « l’imam est le seul à posséder la pleine connaissance de la loi divine, le seul à détenir l’autorité de son interprétation (Itijihad) et donc le seul à pouvoir définir les principes de droit ».

Ce pouvoir de l’imam va conférer au Chiisme une dimension apocalyptique de la révélation. En effet, pour eux chaque prophète est suivi par des imams qui éclairent le sens caché de la révélation divine. Les chiites croient que cette mission prophétique a été poursuivie par les imams (Ali, Hussein et leurs successeurs). Mahomet étant le dernier prophète, la fin du monde sera précédée par la résurrection de l’imam caché, le dernier imam, qui établira le royaume de Dieu sur terre.

C’est sur ce point que les chiites se divisent entre eux. Les chiites duodécimains, majoritaires en Iran, en Azerbaïdjan et en Irak, pensent qu’après Mahomet douze imams se sont succédés. Le dernier d’entre eux, Mohamed Al-mahdi, disparu en 874, est censé revenir sur terre après une longue période dite « d’occultation » dans laquelle les chiites sont censés se soumettre à toutes les autorités politiques dans l’attente du Mahdi. Au fil du temps, le chiisme duodécimain s’est doté d’un clergé, cas unique dans l’Islam, et ceux depuis que les Safavides (XVIème siècle) ont fait du chiisme la religion d’état de l’empire perse.

Les Zaydites, quant à eux, considèrent que la lignée des imams s’est éteinte avec le sixième imam Zayd Ibn Ali. Ils sont présents principalement au Yémen.

Les ismaéliens sont eux présents en Inde, au Pakistan ou en Afghanistan. Ils voient en Ismail le septième et dernier imam.

Enfin, il existe d’autres branches minoritaires du chiisme, notamment les alaouites, présents en Syrie, au Liban et en Turquie (Alevis) mais aussi les Druzes (Syrie, Liban).  Le chiisme n’est donc absolument pas une doctrine unifiée.

Pour les sunnites également, la division règne. On peut distinguer quatre écoles théologiques du sunnisme. Il y a tout d’abord l’école hanafite, majoritaire chez les sunnites, et présents particulièrement en Turquie. Cette école s’inspire d’Abou Hanifa (VIIIe siècle) pour qui une grande liberté d’interprétation (Itijhad) doit être accordée aux juristes pour définir les règles de vie liées à l’Islam.

La seconde école est l’école Malikite. Elle est majoritaire au Maroc et en Afrique du Nord et s’inspire des écrits de Malik Ibn Anas, un jurisconsulte du VIIIe siècle.

La troisième école est l’école Chaféite présente surtout en Indonésie et en Malaisie. Pour son théoricien Mohamed Al-Chafii, l’Islam ne doit pas être soumis à la réflexion personnelle du juriste.

Enfin, la dernière école est l’école hanbalite qui s’appuie sur une lecture littérale du coran et prône l’imitation de Mahomet et de ces compagnons (Salaf). Cette doctrine issue d’Ibn Hanbal (IXe siècle) s’est décomposée au fil des siècles en salafisme, sous l’influence de Rachid Rida (1865-1935), et en wahhabisme, doctrine officielle du royaume saoudien depuis l’alliance entre Mohammed Abd Al-Wahhab et Mohammed Ibn Seoud en 1745. Cette école est majoritaire dans la péninsule arabique et au Pakistan.

Nous pourrions ajouter le soufisme, qui est une doctrine ésotérique voire mystique de l’Islam mais qui a toujours été très minoritaire dans le monde musulman.

Le sunnisme et le chiisme ne sont donc pas deux blocs compacts antagonistes. Au contraire, chaque camp est marqué par des fractures idéologiques importantes. Or, on ne peut pas comprendre la guerre civile qui touche le monde musulman sans comprendre cette pluralité des doctrines religieuses à l’intérieur même de l’Islam.

 

III) Le conflit sunnite/chiite aujourd’hui

Pendant très longtemps, chiites et sunnites ont pu vivre dans une paix relative. Il est vrai que les califats musulmans ont été régulièrement secoués par des révoltes et des persécutions contre les chiites mais ce n’était rien en comparaison d’aujourd’hui. Depuis 1979, en effet, le conflit sunnite/chiite a pris des proportions dévastatrices.

1979 est la date clé. C’est cette année-là que l’ayatollah Khomeiny** prend le pouvoir en Iran. Cette révolution islamique a toute de suite été ressentie comme une menace pour les pouvoirs conservateurs musulmans.

Pour se défendre, les saoudiens vont utiliser deux leviers. D’une part, ils vont investir massivement, grâce à la rente pétrolière, pour exporter leur doctrine salafiste et wahhabite dans le reste du monde musulman et aussi en Europe. D’autre part, ils vont soutenir la radicalisation d’une partie des sunnites qui vont trouver dans le Djihad armé l’expression de leur frustration. La lutte contre les soviétiques en Afghanistan sera ainsi le moment fondateur du djihadisme.

L’objectif de ces politiques est de faire de la révolution islamique iranienne une révolution aux contours exclusivement chiites. Or, malgré le fait que le mouvement djihadiste a largement échappé à l’emprise saoudienne, cette politique connut un succès considérable.

Elle a en effet inscrit l’idée d’un côté d’une division irréconciliable entre sunnites et chiites et de l’autre côté que le salafisme et le wahhabisme sont les seuls à pouvoir vaincre la menace chiite. Se fracturant sur le cordon sanitaire saoudien, les iraniens ne sont ainsi jamais parvenus à étendre leur influence en dehors des minorités chiites.

C’est en effet une des conséquences de la stratégie saoudienne de voir le bloc chiite pour la première fois s’unir sous la bannière de l’Iran. Paradoxalement c’est du côté des sunnites que la division règne. Se développe en effet une lutte acharnée pour le contrôle de la légitimité religieuse sunnite.

Les hanbalites (salafistes et wahhabites) gagnent du terrain au détriment des autres écoles juridiques. Cependant, l’école hanbalite se voit elle-même divisée entre les salafistes quiétistes non violents et les salafistes djihadistes. Cette division du camp sunnite entraîne des conflits à l’intérieur de ce camp qui viennent se rajouter à la guerre sans merci que se livre les hanbalites et les chiites en Syrie, en Irak, au Yémen ou au Pakistan.

Ce petit rappel historique montre en tout cas que cette opposition actuelle entre chiites et sunnites provient en grande partie d’une rivalité entre les saoudiens et les iraniens qui est d’ordre politique avant d’être religieuse. Le conflit porte en réalité sur la question du leadership dans un monde musulman plus divisé et fragile que jamais.

 

Les différences entre les sunnites et les chiites sont donc très faibles. Elles sont avant tout politiques liées d’abord à la succession de Mahomet à la tête des croyants puis depuis 1979 à la rivalité entre le royaume saoudien et la république islamique d’Iran pour le leadership du monde musulman. On peut même dire que faire un clivage entre sunnites et chiites ne veut rien dire en soi étant donné l’incroyable diversité des mouvements religieux qui structurent les deux camps. C’est pourquoi il faut se méfier des visions trop schématiques voir simplistes qui entourent les médias d’information aujourd’hui. Le conflit sunnite/chiite n’est en effet qu’une illusion qui masque en réalité le vrai clivage : la rivalité irano-saoudienne.

*Serge Lafitte, Chiites et sunnites, Presses de la renaissance, (2007)

**Pour comprendre tous les enjeux liés au djihadisme international, il faut lire le livre de référence de Gilles Kepel, Djihad, paru peu après le 11 septembre.

L’Europe et Israël : aux sources du grand malentendu

L’Europe et Israël : aux sources du grand malentendu

Dans l’histoire des idées, il y a toujours des dates marquantes qui traduisent un changement bien plus important que ne le pensent les acteurs concernés. Le 13 Octobre 2016 fut incontestablement ce type de moment. Le vote d’une résolution de l’UNESCO niant le lien historique des juifs avec la Palestine fut non seulement un mensonge historique mais également un révélateur de la rupture entre Israël et l’Europe. A l’exception de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, l’ensemble des pays européens, dont la France, se sont en effet abstenus rendant possible l’adoption de ce texte. On peut parler d’un véritable malentendu entre l’Europe et Israël. Le problème que je soulève n’est pas la politique israélienne vis-à-vis des palestiniens, qui est à certains égards d’une grande injustice, mais la relation spécifique qui existe entre l’Europe et Israël. Mon propos sera donc exclusivement tourné vers cette relation historique et affective mise à mal depuis quelques décennies.

Quelles sont les origines du grand malentendu entre européens et israéliens ?

 

Le sionisme : une idée européenne

Lorsque l’idée sioniste émerge à la fin du XIXème siècle (le terme est inventé en 1890 par Léon Pinsker), l’Europe est devenue le berceau de l’Etat-Nation. Partout, le principe des nationalités s’impose comme faisant partie d’un « sens de l’histoire » des peuples européens. Dans ce contexte, et comme le soulignait Hannah Arendt*, l’antisémitisme n’est plus issu d’une haine religieuse mais se sécularise pour se transformer en une haine contre le juif « agent étranger de la communauté nationale ». François Furet y voyait « la nature particulière de l’antisémitisme moderne par rapport à l’antisémitisme médiéval ». La figure du juif est en effet associée au cosmopolitisme, au nomadisme et au déracinement vis-à-vis de toutes attaches traditionnelles. L’antisémitisme d’un Maurice Barrès ou d’un Martin Heidegger est assez éloquent à cet égard.

Pour lutter contre cette perversion de l’idée d’Etats-Nations, certains juifs décideront de s’assimiler aux cultures nationales prônant ce que Léo Strauss** appelait « la solution libérale ». Les pogroms d’Europe centrale et surtout l’Affaire Dreyfus vont mettre à mal cette solution (à tort quand on connaît la réussite d’une certaine assimilation juive en France). Dès lors, Théodore Hertzl et les fondateurs du sionisme vont miser sur l’établissement d’un Etat-Nation juif prenant modèle sur les Etats-Nations européens. Pierre Manent ajoutait « qu’avec le mouvement sioniste, Israël franchit la « haie de la Thora » et s’efforce de devenir une nation « comme les autres » et le peuple juif un peuple comme les autres. » Que les fondateurs du sionisme soient tous d’origine européenne indique bien le fait que le sionisme est à son origine un mouvement géographiquement et philosophiquement européen. D’une certaine manière, les sionistes veulent se débarrasser de l’image du juif apatride et de mettre ainsi fin à près de deux millénaires de diaspora. Le sionisme traduit donc un profond désir de réenracinement dans un territoire et une culture historique de la part du peuple juif imitant par la même le mouvement des peuples européens.

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La rupture avec l’Europe

Lorsque David Ben Gourion proclame l’indépendance d’Israël en 1948, le nouvel Etat ne trouve en Europe que des alliés prêts à le soutenir tant économiquement que politiquement, à l’exception notable de la Grande-Bretagne. L’élite ashkénaze, originaire d’Europe et qui noyaute l’Etat Israélien, ne pouvait que plaire aux chancelleries du vieux continent. La France fut de ce point de vue à la pointe du soutien à Israël, l’alliance militaire entre les deux pays ayant même conduit à la fabrication d’une bombe nucléaire.

Or, cet âge d’or des relations euro-israéliennes fut brisé en 1967. Contrairement à 1956 (affaire de Suez) où Israël ne put rentrer en guerre qu’avec l’accord des puissances européennes, 1967 fut l’année où l’Etat hébreu prit véritablement son indépendance politique vis-à-vis de l’Europe. Engageant le conflit sans l’accord préalable des chancelleries européennes, Israël venait de réaliser sa « sortie d’Europe » décrite par Pierre Manent. La réaction brutale et excessive du Général de Gaulle, qui choqua vivement Raymond Aron***, ne peut être comprise qu’à la lumière de cette rupture. D’une certaine manière, Israël venait d’échapper à son créateur.

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Enracinement israélien contre l’universalisme européen

Après 1967, la rupture fut non seulement d’ordre politique mais également d’ordre métaphysique et culturel. Politique car dorénavant les meilleurs alliés d’Israël ne sont plus les européens mais les américains. Métaphysique et culturel car Israël devient le symbole de la persistance des Etats-Nations et de l’enracinement historique qui ont quasiment disparu en Europe. Rien n’est plus frappant à cet égard que les différences entre les deux jeunesses. Ainsi, au moment où la jeunesse israélienne se sacrifiait pour son pays dans les sables du Sinaï, la jeunesse occidentale fêtait à grands cris l’abolition des contraintes collectives (Mai 68 par exemple).

Il est en effet paradoxal de voir qu’à la même période tandis que les Israéliens goûtaient aux délices de l’enracinement, les européens se sont mis à abandonner leurs particularismes pour se concentrer sur l’universel. Comme le notait avec justesse la philosophe Chantal Delsol**** : « La post-modernité (et surtout en France) veut que le citoyen soit seulement un citoyen, homme universel et ne soit plus décrit comme membre d’un groupe. » Par conséquent, l’homme européen ne croit qu’en des hommes universels débarrassés de toute appartenance à une communauté. Chantal Delsol rajoutait que « l’individu moderne voudrait quitter sa particularité pour afficher directement l’universel- être un humain et non pas un homme ou une femme, être un citoyen du monde et non pas un français ou un allemand. » Dans ce cadre les termes de nation, d’identité ou de frontières sont criminalisés car ces derniers entravent l’avènement d’une humanité réconciliée où l’homme se doit d’être un nomade faisant fi des frontières et des particularités. Nous n’acceptons donc plus de nous définir autrement que par un universalisme « sans frontières » et abstrait. Il est frappant à cet égard de constater qu’alors que les israéliens affichent fièrement leurs racines juives, les européens refusent d’inscrire leurs racines chrétiennes dans le projet constitutionnel de l’UE en 2005. Au fond, les européens ont adopté la culture (nomade, apatride) qu’on attribuait aux juifs au début du siècle dernier, ce que Heidegger appelait « l’enjuivement du monde ».

Or, alors que l’Europe croit en un homme universel niant de fait les communautés historiques, dans un curieux contretemps, les israéliens eux choisissent la voie de l’Etat-Nation. Ils ont en quelques sortes fait leurs l’avertissement de Soljenitsyne pour qui « afin de détruire un peuple, il faut d’abord détruire ses racines ». Les Israéliens deviennent dès lors des adeptes de l’enracinement, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » selon Simone Weil, ce qui est en complet décalage avec l’Europe. Pierre Manent***** résumait ainsi la situation : « Les juifs, dont le destin, témoignant successivement des limites de la chrétienté, puis de l’Etat-nation libéral, semblait appeler la venue d’une humanité qui ne romprait plus aucune séparation intérieure, ne peuvent construire Israël que dans un combat de chaque instant et trouver de sécurité que derrière un long mur ».

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Les européens ont donc l’impression d’être trahis par Israël. Les sionistes, après avoir trouvé leur source d’inspiration en Europe, vont en effet dès 1967 repousser la post-modernité européenne. Préférant l’enracinement au nomadisme, les frontières à la libre circulation, la nation juive à l’universalisme, les israéliens déçoivent et interpellent l’Europe. Il est frappant de constater à ce titre la haine des élites européennes vis-à-vis de Benyamin Netanyahu et leurs mépris de la droite israélienne qualifiée régulièrement de « fasciste ». Or, on peut dire que cette haine de Netanyahu provient moins de sa politique, parfois très contestable, mais de ce qu’il représente en termes de particularismes et d’enracinement. Netanyahu, comme Poutine et Trump, est perçu comme Satan empêchant la parousie d’une humanité unifiée, détachée des particularismes locaux. Cette haine traduit bien l’incompréhension qui règne entre européens et israéliens. Aujourd’hui ce sont deux mondes différents. Si l’un (l’Europe) veut se nier lui-même, l’autre (Israël) au contraire se bat pour sa survie. Si l’un (Europe) voudrait sortir de l’histoire, l’autre à l’inverse ne voudrait en aucun cas en sortir.

 

 

*Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt, Chap. Sur l’antisémitisme

**Spinoza’s Critique of Religion, Léo Strauss

***De Gaulle, Israël et les juifs, Raymond Aron

****La haine du monde : Totalitarismes et Postmodernité, Chantal Delsol

*****La raison des nations, Pierre Manent

Le grand échiquier syrien : quelles solutions de sortie de crise pour la Syrie ?

Le grand échiquier syrien : quelles solutions de sortie de crise pour la Syrie ?

« Dans l’orient compliqué, il faut partir avec des idées simples » affirmait le général De Gaulle. Pourtant, il n’avait encore rien vu tant le Moyen-Orient est soumis de nos jours à des conflits sanguinaires et barbares. La Syrie est devenue l’épicentre de cette « guerre de trente ans », décrite par le géographe Michel Foucher, qui a causé la mort de plus de 200 000 personnes. Elle est devenue, malgré elle, le centre du monde étant donné le nombre de pays indirectement ou directement concernés par le conflit. L’extrême difficulté de la guerre en Syrie provient de la multiplication d’intérêts contradictoires entre les belligérants et l’extrême mouvance des alliances qui s’y nouent. On peut distinguer trois dimensions au conflit : local (entre les syriens eux-mêmes), régional (entre saoudiens, iraniens et turques) et international (entre russes et américains). Pour paraphraser Brzeziński (*), la Syrie s’est transformée en un immense échiquier mortifère avec plusieurs joueurs s’alliant ou s’opposant au gré des circonstances et qui tous utilisent leurs pions pour faire avancer leurs intérêts stratégiques. Avant donc de chercher une solution de crise, il est préférable de comprendre le jeu de chaque joueur ainsi que le nombre de pions qu’ils leur restent. C’est seulement une fois ce travail réalisé que des solutions de crise peuvent apparaître.

Quel est le jeu de chaque acteur ? Quelles solutions peut-on mettre sur la table pour sauver la Syrie ?

Le jeu des acteurs de la coalition anti-Assad

Cette coalition est extrêmement disparate et fragile. Elle est liée seulement par la volonté de voir Assad quitter le pouvoir. Trois acteurs participent à cette coalition : les pétromonarchies du Golfe, Arabie Saoudite en tête, la Turquie et les occidentaux.

Tout d’abord, les monarchies du Golfe interviennent dans le conflit syrien en finançant et en armant une partie de la rébellion. Leurs sensibilités wahhabites les tournent naturellement à soutenir des groupes salafistes, le Front Islamique pour les saoudiens, Jaïsh al-Islam pour le Qatar. Ces groupes sont présents principalement autour de Damas mais ont été particulièrement affaiblis ces derniers mois. Confronté au renouveau des chiites et à l’expansion de l’influence iranienne depuis la chute de l’Irak de Saddam Hussein (2003), le conseil de coopération du golfe qui regroupe l’ensemble de ces monarchies est obsédé par la crise syrienne d’autant plus que sa population est farouchement hostile à la dynastie Assad.

La Turquie est également un acteur clé du conflit. Ancien allié d’Assad, le président Erdogan a décidé en 2012 de soutenir la rébellion, principalement les groupes turkmènes du nord du pays et a demandé à Assad de quitter le pouvoir. Au fur et à mesure que le conflit avançait, les turques ont revu leur position, Assad n’étant plus la priorité, ce sont les kurdes qui sont devenus l’ennemi numéro un d’Ankara. En effet, depuis 2015 et la reprise du conflit entre l’armée turque et les rebelles kurdes du PKK, les turques bombardent régulièrement les positions du YPD, branche syrienne du PKK. Pour Ankara, l’établissement d’un état kurde indépendant le long de la frontière syro-turque est complètement inacceptable. C’est pourquoi l’armée turque est entrée en Syrie en Août 2016 prenant le contrôle de la province de Jarablous tenue par l’EI mais assiégée par le YPD rendant de fait impossible la continuité territoriale d’un Etat kurde indépendant. Au préalable, Ankara s’était assurée de la neutralité russe en abandonnant son soutien aux rebelles d’Alep. Par conséquent, le jeu turc consiste à empêcher coute que coûte l’indépendance du « Rojava », le Kurdistan syrien.

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Enfin, les occidentaux sont directement concernés par le conflit syrien. D’une part, ce dernier entraîne un afflux massif de réfugiés en Europe. D’autre part, les alliances militaires passées avec les pétromonarchies, la Jordanie et la Turquie les ramènent inexorablement au Levant. Pour eux, l’ennemi principal est l’Etat Islamique qu’ils bombardent depuis 2014. Ils sont également engagés contre Assad par le soutien au conseil national syrien (CNS) et son bras armé l’Armée syrienne libre (ASL) même si ces groupes sont très clairement minoritaires sur le terrain. La difficulté réside pour les occidentaux dans le fait qu’ils sont incapables d’adopter une stratégie claire pour préparer l’avenir de la Syrie. Il semble qu’avec l’arrivée de Donald Trump au bureau ovale la priorité sera donnée à l’éradication de l’EI au détriment de la stratégie anti-Assad.

La coalition anti-Assad repose donc sur des intérêts divergents. La Turquie bombarde en effet les kurdes syriens qui eux-mêmes combattent l’EI, ennemi juré des occidentaux. Ce même Etat Islamique est en conflit avec tout le monde même s’il a pu bénéficier de la complaisance turque pour combattre les kurdes notamment à Kobané. Il a néanmoins connu une partition en son sein avec la scission du front Al-Nosra resté fidèle à la maison-mère Al-Qaeda et qui a formé avec d’autres groupes islamistes l’armée de la conquête (Jaish-Al-Fatah). C’est ce groupe qui tenait les quartiers Est d’Alep et qui tient toujours la province d’Idlib. Comme on peut le voir la situation est d’une incroyable complexité.

Le jeu des acteurs pro-Assad

On peut distinguer deux acteurs clés de ce côté de l’échiquier : l’Iran et la Russie. Cette coalition a l’avantage d’être beaucoup plus cohérente que les anti-Assad. Néanmoins, certaines divergences sont apparues ces derniers mois. Même si elles n’ont pas remis en question l’alliance initiale, il est possible qu’elles exercent une grande influence en cas de négociation de sortie de crise.

En premier lieu, l’Iran est sans doute le partisan le plus zélé du régime syrien. Seul pays arabe à avoir soutenu la révolution iranienne de 1979, la Syrie est de plus un territoire d’une importance capitale pour acheminer les armes iraniennes vers le Sud Liban, fief du Hezbollah ce qui permet ainsi à Téhéran d’avoir une influence directe sur le conflit Israélo-arabe. Les Pasdarans (service de renseignement iranien) ont donc décidé d’intervenir massivement en Syrie en envoyant des officiers et des formateurs. Ils ont également poussé le Hezbollah à intervenir directement en 2013 et ont envoyé des miliciens chiites en majorité irakiens. Les iraniens sont donc essentiels pour fournir le nombre de soldats nécessaires à la poursuite de la guerre. Pour eux, le président Assad est la meilleure garantie pour la défense de leurs intérêts. Bien sûr, la présence iranienne et du Hezbollah en Syrie n’a pas manqué d’attirer l’attention des israéliens. Tolérées par les russes, les frappes de Tsahal contre des Pasdarans et des combattants du Hezbollah ont clairement affaibli les positions iraniennes. Pour les israéliens, la chute d’Assad n’est pas souhaitable, ce dernier, bien qu’ennemi d’Israël, n’ayant jamais entrepris de reprendre le plateau du Golan. Il leur faut pourtant éviter tout transfert massif d’armes vers le Liban. De même, les israéliens ont intérêt à voir l’Iran perdre son influence en Syrie. C’est pourquoi Netanyahu a rencontré Poutine à Moscou l’année dernière, les deux hommes ayant pour intérêt commun de réduire la mainmise de l’Iran au sein du pouvoir syrien.

En effet, même s’ils sont alliés, les iraniens et les russes sont dans les faits des rivaux pour influencer le régime syrien, les russes pour maintenir leur base navale stratégique de Tartous, leur dernière base en Méditerranée, les iraniens pour éviter de se faire évincer de l’échiquier syrien. Assad a habilement su joué de cette rivalité pour se maintenir au pouvoir. Il fut néanmoins à deux doigts de perdre le contrôle de la Syrie avant que les russes n’interviennent en septembre 2015. S’appuyant sur les minorités et la bourgeoisie sunnite, il continue à gouverner la Syrie « utile » de Lattaquié à Damas en passant par Alep bien que ses troupes soient en réalité au bord de la rupture. Sans le soutien russe et iranien, Assad aurait perdu le contrôle de la Syrie.

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Les solutions de sortie de crise

Autant le dire tout de suite, il n’existe pas de solutions idéales pour la Syrie. L’enjeu sera de prendre la moins mauvaise décision, celle qui en tout cas qui engendrera le moins de dégât sur le long-terme. Sur le terrain, aucun acteur n’est suffisamment puissant pour l’emporter. Comme le résume Hubert Védrine : « aucune puissance régionale ne peut imposer sa solution-ni l’Iran, ni la Turquie, ni l’Egypte ne le peuvent, Israël ne s’en mêle pas- et aucune puissance extérieure ne peut jouer aujourd’hui le rôle de Sykes et Picot- et même si Obama et Poutine travaillaient ensemble, ils n’arriveraient sans doute pas à imposer leur schéma. » La situation est d’autant plus complexe que ni les russes ni les occidentaux ne sont en mesure d’envoyer massivement des troupes dans le « bourbier syrien ». Les Casques bleus de l’ONU seraient dès lors totalement impuissants à garantir la stabilité. La meilleure solution à court terme consiste à multiplier les cessez-le-feu bilatéraux entre les belligérants puis de les élargir à l’ensemble du territoire syrien. Ensuite, il faudra négocier une solution de long-terme avec l’ensemble des acteurs sur le modèle des négociations de Genève. Plusieurs scénarios sont envisageables :

1) La formation d’un conflit gelé sur le modèle de la Transnistrie ou du Haut-Karabagh. Ce scénario consiste à maintenir de manière indéterminée un cessez-le-feu. Pourtant, cette solution n’est viable que s’il existe une puissance régionale ou internationale garante de ce cessez-le-feu. Or, en Syrie, le YPD, l’armée de la conquête et l’Etat Islamique échappe à tout contrôle extérieur.

2) Une « libanisation » de la Syrie. Elle consiste à former un état confessionnel ou chaque groupe ethnique est représenté comme au Liban. Ce scénario a l’avantage de faire participer la majorité sunnite au pouvoir. Néanmoins, cette solution est inapplicable dans l’Etat du fait qu’il n’existe pas de garant suffisamment puissant pour assurer la stabilité comme le fut la Syrie d’Hafez Al-Assad lors de la guerre civile au Liban. De même, du fait de leur poids démographique, les sunnites risquent de marginaliser les autres groupes ce qui serait inacceptable pour les alaouites et leurs alliés iraniens.

3) Une formule de type fédéral. C’est le scénario le plus probable. D’une part, le régime syrien semble incapable de reprendre le contrôle sur la totalité du territoire. D’autre part, elle a l’avantage de conserver les intérêts des différentes parties prenantes. Les Iraniens conserveraient ainsi leurs liens avec le Sud Liban et le Hezbollah. Les russes seraient certains de maintenir leur position à Tartous. Les pétromonarchies pourraient se satisfaire de la formation de zones sunnites indépendantes au cœur de l’axe chiite. Quant aux israéliens un accord pourrait être trouvé avec les russes pour garantir le départ des troupes du Hezbollah qui retourneraient au Liban.

Néanmoins, plusieurs difficultés persistent. D’abord, la province d’Idlib aux mains de l’armée de la conquête serait de facto indépendante. Pour éviter la formation d’un sanctuaire terroriste d’Al-Qaeda, il faudra d’abord négocier avec l’armée de la conquête et échanger un laisser faire quant à une indépendance de facto contre la garantie de non-exportation du terrorisme. La rupture entre le front Al-Nosra et Al-Qaeda annoncée à l’été 2016 est un pas positif vers cette solution.

La deuxième difficulté est la question kurde. Il me paraît improbable que les Kurdes abandonnent leurs positions. La solution ne peut venir que d’une reprise des pourparlers entre les turques et le PKK comme ce fut le cas avant 2015 qui serait ensuite étendue au YPD.

Enfin, l’Etat Islamique doit être vaincu ce qui implique de s’intéresser non seulement à la Syrie mais aussi à l’Irak. La frontière syro-irakienne doit être de nouveau fermée dès lors que la plaine de Ninive tombera aux mains de Bagdad. En Syrie, il faudra laisser le régime syrien avec l’aide des russes reprendre Palmyre et la province de Deir Ezzor. Quant à Raqqa et sa région, soit les turques aidés des turkmènes décident de la reprendre et il faudra tout faire pour les y aider, soit ce sont les kurdes qui la reprennent et alors il faudra donner des garanties suffisantes aux turques pour les rassurer. Une paix durable en Syrie ne peut donc reposer que sur une série d’hypothèses extrêmement complexes qui prendront des années voire des décennies avant d’être mises en œuvre.

Par conséquent, le drame syrien n’est pas près de se refermer. Il faut d’urgence favoriser l’établissement de cessez-le-feu avant d’envisager une solution politique. Cette dernière ne pourra qu’être le fruit d’un travail de longue haleine de négociation entre les différents joueurs de l’échiquier syrien. Le problème c’est que nous manquons d’un Richelieu, d’un Talleyrand ou d’un Metternich capables de concilier des positions contradictoires. Nous devons l’admettre, un traité de Westphalie ou un congrès de Vienne pour la Syrie n’est pas pour demain. D’ici là, la partie d’échec continue inexorablement son cours.

(*) Le grand échiquier, Zbigniew Brzeziński

Sources utilisées :

Le nouvel environnement stratégique de Michel Foucher, revue Les Débats

Retour au réel : entretien avec Hubert Védrine, revue Les Débats