« Dans notre politique étrangère, depuis au moins un demi-siècle, nous avons été terriblement aveugles devant la puissance du sentiment ethnique. […]. Cet aveuglement a été le talon d’Achille de la politique étrangère américaine. »
Amy Chua, Political Tribes (2018)
Amy Chua n’a jamais eu sa langue dans sa poche lorsqu’il s’agit d’évoquer les sujets tabous de la politique américaine. Dès 2003, au moment même où l’administration Bush exportait « la démocratie » en Irak, cette professeure à Yale publiait un ouvrage à succès dont le titre (en anglais) * était pour le moins évocateur : World on Fire: How Exporting Free Market Democracy Breeds Ethnic Hatred and Global Instability**. Pointant du doigt le manque de perception des enjeux d’identité, elle montrait que loin d’inaugurer une pacification des rapports sociaux, la démocratie et le capitalisme favorisent au contraire les conflits ethniques dans le monde non-occidental en libérant le ressentiment de la majorité contre les minorités culturelles qui dominaient historiquement le pouvoir politique et économique.
15 ans plus tard, l’auteure approfondit encore cette thématique dans son nouveau livre Political Tribes. Prenant pour exemple les interventions en Afghanistan et en Irak, elle met en avant l’aveuglement idéologique des démocraties et leurs profondes incapacités à saisir les dimensions ethniques propres au conflit. Amy Chua n’hésite d’ailleurs pas à remonter dans le temps pour monter qu’historiquement, la méconnaissance des enjeux ethniques fut à l’origine des nombreux échecs de la politique étrangère américaine.
L’ethnie au cœur des conflits mondiaux
Déjà lors de la guerre du Vietnam, les administrations successives des président Kennedy, Johnson et Nixon furent aveuglées par leurs visions idéologiques de la guerre froide représentant le Vietnam comme un pion d’un bloc communiste sino-soviétique. Pourtant, et comme le dira en 1995 le premier ministre vietnamien à l’ancien secrétaire d’état Robert McNamara, le pays tient la Chine comme son ennemi héréditaire et historique. Loin d’être manipulé par Pékin, le Vietminh fut en réalité un parti galvanisé non pas par l’idée communiste mais par un profond sens ethnique du nationalisme ce que Washington, obsédé par la théorie du « domino » *** n’a jamais compris.
En Afghanistan, l’aveuglement fut encore plus grand. Etant historiquement dominé par la majorité ethnique des Pachtounes, le pays connaît une guerre civile larvée depuis le renversement de la monarchie issue de cette majorité au profit d’une République largement contrôlée par les minorités Tadjiks, Ouzbèkes ou Hazaras. En réaction, la majorité Pachtoune décida de prendre les armes trouvant dans le mouvement Taliban l’instrument le plus efficace pour revenir au pouvoir. En 2001, après la chute de ces derniers, la coalition occidentale ne cessera d’ignorer la question ethnique au nom d’un clivage abstrait entre démocrates et djihadistes.
Or, ce que les occidentaux n’ont pas compris, c’est qu’en soutenant sans conditions le nouveau pouvoir à Kaboul dans lequel les minorités ethniques sont surreprésentées, ils ont de facto exclu la majorité Pachtoune du pouvoir politique alimentant son ressentiment contre la coalition et la poussant inexorablement dans les bras des Talibans. Le résultat est qu’en ignorant les enjeux ethniques, les occidentaux ont complètement échoué à stabiliser l’Afghanistan comme l’admettra plus tard l’ex commandant de la coalition Stanley McChrystal.
De fait, l’actualité internationale est constellée de conflits ethniques maladroitement interprétés par les occidentaux. La guerre civile en Ukraine, par exemple, est moins un conflit entre démocrates d’un côté et pro-Kremlin de l’autre qu’une division ethnique entre ukrainophones et russophones. De même, au Mali, l’influence djihadiste est principalement le fruit de la marginalisation politique et économique des populations Touaregs ou Arabes décidée par les majorités ethniques dominantes du Sud du pays. Enfin, en Irak, il est aujourd’hui clairement démontré que l’échec américain a reposé sur sa profonde méconnaissance des clivages ethnico-religieux.
L’ethnie, angle mort de l’Occident
Dans chacun des cas évoqués, il existe donc une profonde divergence entre la réalité ethnique des conflits mondiaux et la vision idéologique de l’Occident. C’est que pour les occidentaux, la dimension ethnique ne rentre pas dans les schémas de pensée traditionnel de la politique. Travaillées depuis des siècles par l’état-Nation unitaire et se fondant sur les droits de l’homme, c’est à-dire les droits d’un individu et non d’une communauté, le fonctionnement des démocraties occidentales empêche de saisir les mouvements ethniques à l’intérieur d’une société.
Cela est d’autant plus étrange pour les occidentaux que la mondialisation était censée faciliter l’avènement d’un village global dans lequel seraient abolies les barrières qui entravent l’unité du genre humain qu’elles soient économiques, financières et surtout ethniques. Et pourtant, comme l’a remarquablement démontré Amy Chua dans son premier livre World on Fire, c’est bien la mondialisation qui, en sapant les fondements de l’Etat-Nation et en accélérant les mouvements migratoires, a permis l’émergence de l’ethnie comme mode privilégié d’association communautaire.
Se trouvant confronté à une incertitude fondamentale quant à son identité culturelle dans un monde ouvert, l’individu se réfugie dans le manteau réconfortant du groupe ethnique. Il n’est pas étonnant dès lors de voir une profusion de clashs ethniques depuis 30 ans, de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie aux violences entre Hindous et musulmans en Inde en passant par les pogroms anti-chinois en Asie du Sud-Est dans les années 90. D’une part, l’appartenance ethnique offre un socle culturel et protecteur à l’individu dans un monde en perpétuelle mutation. D’autre part, elle répond à une demande explicite de fraternité au moment où les solidarités traditionnelles et nationales sont liquidées par le capitalisme globalisé.
Aveuglées par leurs considérations idéologiques, les élites occidentales ont échoué à prendre en compte ce phénomène. Que ce soient en Afghanistan, en Irak ou même au Mali, l’angle mort de la question ethnique au sein de la politique étrangère a sapé les tentatives de démocratisation.
Pire, Amy Chua montre que ce même phénomène d’ethnicisation des rapports sociaux frappe dorénavant les démocraties occidentales. Après tout, la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, du Brexit en Grande-Bretagne et la montée d’un discours anti-migrant en Europe représentent la peur des classes populaires indigènes d’être submergées démographiquement selon une lecture ethnique des mouvements migratoires. De cette nouvelle réalité, nous devons y faire face et avant tout en reconnaître son importance dans le monde actuel sous peine de voir cette terrible réalité devenir tout à fait incontrôlable.
*Le titre en Français est : Le monde en feu. Violences sociales et mondialisation.
**Un monde en feu ou comment l’exportation de la démocratie capitaliste engendre la haine ethnique et l’instabilité du monde.
***La théorie du « Domino » formée dans les années 50 aux Etats-Unis affirmait que la prise du Sud-Vietnam par les communistes entraînerait la chute de tous les régimes pro-américains d’Asie du Sud.