Aux origines du Djihad : retour sur 40 ans de guerre sainte en terre d’Islam et en Occident

Aux origines du Djihad : retour sur 40 ans de guerre sainte en terre d’Islam et en Occident

Djihad. Ce mot est sur toutes les bouches et sur toutes les lèvres. Que ce soit à Nice, Paris, Orlando ou Bruxelles, le monde occidental est touché par une vague d’attentats perpétrée sous la bannière du « Djihad ». Ainsi, on qualifiera les terroristes qui ont endeuillé la France de « djihadistes » ou de « salafo-djihadistes » ou même « d’islamo-djihadistes ». Les jeunes qui souhaitent rejoindre la Syrie sont appelés quant à eux « apprentis djihadistes » ou « primo-djihadistes ». Ce terme de « djihad » est constamment utilisé dès lors qu’un acte terroriste bouleverse l’ordre du monde. La sur-utilisation de ce mot cache en réalité le fait que nous ayons les plus grandes difficultés à comprendre la nature du terrorisme islamique. « Djihad » est devenu au fil du temps un mot-valise frappant l’imaginaire et les consciences occidentales. Or, si tout le monde en parle, très peu se sont intéressés à son contenu et à sa doctrine. Car oui, le « Djihad » n’est pas un nihilisme meurtrier mais une idéologie, possédant son propre corpus théorique, ses intellectuels et ses propres modes d’action. Dans les faits, il n’y a pas une forme de « Djihad » mais plusieurs ayant des stratégies différentes et étant parfois antagonistes entre elles. La question du temps apparaît ici comme primordiale étant donné que les différentes doctrines se sont formées dans des contextes spatio-temporels qui leur étaient propres. Il existe ainsi plusieurs djihads en fonction du territoire et du temps. Nous devons donc mettre à jour une histoire du « Djihad » pour en saisir le sens mais aussi les contradictions et les échecs auquel il a été et est toujours confronté. En clair, il nous faut remonter aux origines du « Djihad ».

Quelles sont les origines du « Djihad » ? Comment s’est-il transformé pour être ce qu’il est aujourd’hui, à savoir Daesh ?

L’histoire de la « galaxie djihadiste » passe par la formation d’une véritable doctrine djihadiste dont j’en dessinerai les contours dans un premier temps. Or, cette doctrine trouvera une expression concrète pendant le conflit afghan et en Al-Qaeda ce qui fera l’objet de ma deuxième partie. La troisième partie se consacrera au déclin du djihadisme puis à sa résurrection par l’Etat Islamique.

 

Au cœur de la doctrine djihadiste

Le « Djihad » est un terme arabe qui signifie effort ou lutte. Les arabes utilisent souvent l’expression « Djihad fi sabil Allah » qui littéralement veut dire « effort sur le chemin de Dieu ». Le djihad a fait l’objet d’un corpus théorique construit depuis des siècles. Deux intellectuels majeurs, l’égyptien Sayyid Qutb et le pakistanais Mawdoudi, renouvelleront la doctrine djihadiste en fondant de manière théorique une conception moderne du Djihad. C’est cette version moderne qui ensuite irriguera la mouvance djihadiste d’Al-Qaeda à Daesh et c’est sur celle-ci que je porterai mon attention.

Le Djihad apparaît pour la première fois pendant le premier séjour mecquois du prophète de l’islam Muhammad peu après sa révélation (610). Dès lors, la tradition prophétique (Sunna) composée des textes coraniques et des récits des paroles et des actions de Muhammad (Hadith) mettent en avant deux formes de Djihad. D’une part, le « grand Djihad » (Al djihad al-Akbir) apparu durant la période mecquoise du prophète (610-622) qui renvoie à une lutte spirituelle contre les penchants de l’âme. Il s’inscrit dans une logique piétiste et spirituelle qu’affectionne les groupes salafistes dans le but d’imiter les compagnons du prophète qualifiés de « bel exemple ». D’autre part, le « petit Djihad » (Al djihad al-Saghir) lié à la période médinoise (622-630) qui lui représente une guerre matérielle contre les « infidèles ». Ce Djihad a longtemps été très encadré puisqu’il fallait un avis juridique (fatwa) de la part des autorités religieuses. Le fait qu’il soit défensif, lutter contre l’invasion des « infidèles » en terre d’Islam (Dar al-Islam), ou offensif, exporter la foi musulmane dans le monde entier (Dar al-Harb), est encore extrêmement flou et ne fait pas l’objet d’un consensus au sein des intellectuels musulmans. Ainsi, le cheik qatari très présent sur Al-Jazzera, Al-qardaoui présente le djihad comme une œuvre exclusivement défensive tandis que l’islamologue Bernard Lewis considère le Djihad  comme la condition même de l’universalité de la foi musulmane. Les deux formes de Djihad sont donc consubstantielles à l’Islam. Nous nous intéresserons seulement au « petit Djihad » qui est le corps de ce qu’on nomme aujourd’hui le « Djihadisme ». C’est à partir du 20ème siècle que se construira une théorie moderne de ce type de Djihad.

Le premier théoricien du Djihad moderne est l’égyptien Sayyid Qutb. Membre des Frères Musulmans, il s’opposa violemment au régime nationaliste du général Nasser (1952-1970). Pour lui, l’état du monde musulman dominé par des régimes panarabes est comparable à la situation dans laquelle vivaient les arabes avant la révélation de l’islam au prophète Mohammed. Il nomme cet état la jahiliyya qui signifie « état d’ignorance ». La particularité de la pensée de Qutb c’est qu’il rompt avec le dogme d’Hassan Al-Banna, fondateur des Frères Musulmans, tout en conservant le même objectif, l’instauration d’un état islamique imposant la loi coranique (Charia). sayyid QutbContrairement à la prédication, Qutb y oppose une rupture radicale qui trouve son mode d’action dans le Djihad  dans le but de renverser les régimes musulmans « impies ». Selon lui, « instaurer le règne de Dieu sur terre, supprimer celui des hommes, enlever le pouvoir à ceux de ses adorateurs qui l’ont usurpé pour le rendre à Dieu seul, donner autorité à la loi divine (chari‘at Allah) seule et supprimer les lois créées par l’homme […] tout cela ne se fait pas avec des prêches et des discours. Car ceux qui ont usurpé le pouvoir de Dieu sur terre pour faire de ses adorateurs leurs esclaves ne s’en dessaisissent pas par la grâce du seul verbe ». Qutb invente donc la notion moderne du Djihad non seulement contre les non-musulmans mais également contre les musulmans accusés d’avoir trahi l’Islam originel : « Le but ultime du jihad n’est nullement la protection d’un territoire. Il est bien plutôt le moyen d’instaurer le royaume de Dieu au sein du territoire et ensuite, à partir de cette base, de se déplacer dans le monde entier […] L’islam est tel qu’il ne peut exister sans avancer, afin de sauver l’homme de l’esclavage vis-à-vis d’autres que Dieu. Il ne peut s’arrêter à telle ou telle frontière géographique ». Sayyid Qutb, qui sera pendu par Nasser en 1966, a donc joué un grand rôle dans la doctrine djihadiste car c’est le premier intellectuel musulman à faire du Djihad une condition sine qua non de l’instauration d’un état islamique.

Le second théoricien majeur du Djihad moderne est un Pakistanais du nom de Sayyid Abul Ala Mawdoudi (1903-1979).ce dernier connaît une jeunesse tumultueuse marquée par les guerres confessionnelles entre Hindous et musulmans et la tragédie de la partition de l’Inde et du Pakistan en 1947. C’est dans ce contexte d’extrême tension que Mawdoudi publie Le jihad dans l’Islam  dans lequel il expose l’idée que les cinq piliers de l’Islam ne sont qu’une préparation au jihad.mawdoudi Il crée dans ce but le parti jama’at-e islami. C’est de ce point de vue une grande différence avec Qutb pour qui la voie politique est condamnable. La stratégie de Mawdoudi visait à la création d’une « avant-garde de la révolution islamique » s’inspirant directement du modèle léniniste de prise de pouvoir, la dictature du prolétariat étant remplacée par celle des djihadistes. Le pakistanais Mawdoudi, qui fut donc l’un des premiers à théoriser le Djihad comme mode d’action politique, jouera par la suite un rôle crucial lors du Djihad Afghan (1979-1989) qui servira de terrain d’expérimentation du Djihad global.

Le djihadisme actuel n’est donc pas un phénomène hors-sol mais s’appuie sur un corpus théorique et idéologique développé bien en amont par des intellectuels méconnus lorsqu’ils ont commencé à publier mais qui sont depuis les années 70 extrêmement lus dans le monde musulman. A l’ombre du Coran et Signes de piste de Sayyid Qutb sont ainsi devenus des best-sellers. Les pensées de Qutb et de Mawdoudi ont pu dès lors fortement influencer une certaine jeunesse musulmane déçue du panarabisme et qui a vue dans le conflit Afghan l’opportunité historique d’appliquer leurs préceptes.

 

Le conflit afghan : point de départ du Djihad global

L’année 1979 est une année charnière dans le monde musulman. C’est paradoxalement en dehors du monde arabe que se sont déroulés deux événements majeurs : la révolution iranienne et l’intervention soviétique en Afghanistan. La révolution « Khomeyniste »  en Iran a montré que la formation d’un état islamique fondé sur la Charia était possible et durable. Cependant, grâce à une politique d’endiguement habile, les pays arabes sunnites, au premier rang duquel l’Arabie Saoudite, ont réussi à limiter les effets de la révolution chiite. Contrairement à une exportation de la révolution dans tout le monde arabe, nous avons assisté à une radicalisation croissante du camp sunnite. L’Afghanistan, quelques mois après la révolution en Iran, servira de réceptacle à cette radicalisation.

En 1978, un coup d’Etat en Afghanistan met au pouvoir une bande d’officiers et d’étudiants utopistes et mal préparés dont la politique d’obédience marxiste est désapprouvée par la quasi-totalité du peuple Afghan encore très conservateur. En 1979, le premier secrétaire de l’URSS Leonid Brejnev ordonne à ses troupes d’envahir l’Afghanistan afin de soutenir son allié. La décision soviétique cause un effroi considérable dans le monde musulman. Dès lors, les oulémas (docteurs de la loi) vont appeler au Djihad contre le régime athée soviétique. Des dizaines de milliers de jeunes musulmans vont rejoindre volontairement les « moudjahidines » (combattants de la foi) afghans. conflit afghanL’Arabie Saoudite et les monarchies du Golfe seront les véritables organisateurs de ce djihad émettant des fatwas appelant chaque musulman à faire le Djihad vu comme un devoir personnel envers la communauté (Oumma). Ils vont, de plus, financer et coordonner la résistance afghane. Le choix saoudien s’explique principalement par deux raisons. D’une part, la radicalisation croissante des plus jeunes de sa population menaçait de se retourner contre les Seoud, la famille régnante, ces derniers manquant d’une légitimité religieuse suffisante. Nous somme peu après l’occupation des lieux saints de La Mecque par un groupe fondamentaliste. Envoyer cette jeunesse radicalisée loin du Golfe permettait donc aux Saoudiens d’éviter les troubles internes. D’autre part,  les monarchies arabes sunnites se sont empressées de damer le pion à l’Iran qui voyait dans ce conflit le moyen de se légitimer auprès des peuples arabes. La décision saoudienne s’est faite en plein accord avec son allié américain, trop heureux d’infliger aux soviétiques un « Vietnam à l’envers ». Ils ont trouvé un allié local très important en la personne du Pakistan du général Zia. C’est d’ailleurs depuis le Pakistan que se regroupe les djihadistes du monde entier, entraînés et équipés par l’ISI, les services de renseignement pakistanais. Peshawar, à la frontière afghane devient le centre névralgique du Djihad.

Or, les dizaines de milliers de combattants étrangers ne font pas que se battre. Ils se forment également intellectuellement dans des écoles coraniques, les medressas déobandies directement inspirées par la pensée de Sayyid Qutb et de Mawdoudi. Ils apprennent donc que le Djihad armé est la seule et unique voie pour instaurer un véritable état islamique. Ce type d’école sera fortement développé par l’Etat pakistanais, le général Zia étant un grand admirateur de Mawdoudi. Elle constitue encore aujourd’hui le principal réseau d’écoles au Pakistan. Ce sont dans ces écoles que se formeront les talibans. De même, les saoudiens vont mettre à la tête du « bureau des services », un organisme se chargeant de coordonner l’arrivée des djihadistes internationaux, un palestinien du nom d’Abdallah Azzam. Ce dernier choisit un jeune prince saoudien d’origine yéménite O. Ben Laden pour l’épauler.abdallah azzam Azzam publie des brochures appelant chaque musulman à participer moralement (Bi-l-nafs) et financièrement (Bi-l-mal) au Djihad. Le Djihad devient une obligation individuelle et celle-ci selon lui ne se limite pas au territoire afghan : « Ce devoir ne cessera pas avec la victoire en Afghanistan et le Djihad restera obligation individuelle jusqu’à ce que nous revienne toute autre terre qui était musulmane afin que l’Islam y règne de nouveau. » La mort d’Azzam en 1989 va laisser un boulevard à O. Ben Laden qui va transformer l’organisation selon les préceptes de Mawdoudi en une « avant-garde de la révolution islamique » capable tels les compagnons du prophète d’être une source d’imitation pour l’ensemble des musulmans. Ben Laden renomme l’organisation en Al-Qaeda qui signifie « la base ». Le leader d’Al-Qaeda rompra par la suite avec son parrain saoudien du fait de la première guerre du Golfe (1991)  puis mettra en œuvre une organisation terroriste redoutable capable de frapper en Afrique (1998), au Yémen (2000) avant de culminer lors des attentats du World Trade Center (2001). Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les membres d’Al-Qaeda ont été formés au Pakistan durant le conflit afghan s’appuyant sur un corpus théorique déjà existant et largement relayé dans les medressas. C’est au Pakistan aussi qu’ils ont connu les Talibans qui offriront l’asile à l’organisation en 1996 après son expulsion du Soudan.

Le conflit afghan a donc représenté le terrain d’expérimentation de la doctrine djihadiste. Celle-ci s’est révélée être extrêmement mobilisatrice auprès d’une jeunesse arabe et de plus en plus occidentale d’autant plus que l’instauration en 1996 d’un émirat islamique à Kaboul par les talibans a prouvé l’efficacité de la doctrine. C’est dans ce bouillon de culture islamique qu’a été le territoire Afghano-pakistanais que se sont formés les élites djihadistes qui une fois reparties dans leur pays d’origine (Algérie, Maroc, Jordanie, Irak,…) vont former des groupes terroristes de grande ampleur comme le GIA en Algérie.

D’Al-Qaeda à Daesh : le changement de stratégie du Djihad

Fort de leur entrainement et de leur endoctrinement, les djihadistes vont appliquer leur enseignement meurtrier dans divers pays arabes se moulant comme en Algérie ou en Egypte dans des conflits locaux de contestation du pouvoir en place. Cependant, les années 90 voient l’échec de la stratégie djihadiste incapable d’attirer les masses musulmanes en dehors d’une certaine jeunesse urbaine paupérisée. Plus grave, sa stratégie d’extrême violence lui aliène le soutien des populations conservatrices et pieuses qui étaient susceptibles de le soutenir financièrement. L’échec du Djihad, notamment en Algérie, pousse Ben Laden à revoir sa stratégie. ben ladenCe dernier abandonne l’idée d’un état islamique au profit d’un groupe exclusivement terroriste centré autour de sa personne multipliant les attentats sanglants dans le but de frapper l’imaginaire occidentale pour le pousser à intervenir en terre d’Islam (Dar al-Islam). En 1996, il publie un document majeur « Déclaration de Djihad contre les américains occupant la terre des deux Lieux saints » dans laquelle il appelle à frapper non seulement les américains mais aussi tous les occidentaux. Cette stratégie trouvera sa consécration le 11 Septembre 2001, attentat théâtralisé comme un film d’action américain dans le but de choquer au plus profond la conscience occidentale. Pourtant, loin d’entraîner le soulèvement des peuples musulmans qu’espéré Ben Laden, la riposte américaine en Afghanistan n’a pas fait basculer l’opinion musulmane dans le camp d’Al-Qaeda. L’intervention américaine a poussé Ben Laden à se retirer dans les zones pachtounes du Pakistan ou il continua de bénéficier de soutiens tribaux. Eloignée des flux de communication et de circulation, Al-Qaeda va se transformer en nébuleuse s’adaptant parfaitement à la globalisation en décentralisant son organisation au profit de groupe franchisé prenant le label « Al-Qaeda » comme les Shebabs somaliens et le GSPC algérien devenant Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI). Tous ces groupes ont fait allégeance à Oussama Ben Laden et commettent des attentats en son nom tout en gardant une grande liberté d’action vis-à-vis de la maison-mère. Cette stratégie permet à Al-Qaeda de continuer à exister alors même que sa base de recrutement s’érode et que les financements viennent à manquer. La mort de Ben Laden à Abbottābād (2011) au Pakistan a représenté le début du déclin de l’organisation plus guère active qu’au Maghreb, au Yémen et en Syrie. Surtout, Al-Qaeda a vu l’émergence d’une dissidence redoutable en son sein qui l’a durablement marginalisé en la personne de Daesh.

Le groupe Etat Islamique (EI) est né en Irak suite à l’intervention américaine de 2003. Profitant de la résistance inattendue de Falloudja (2004), un jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui fonde Al-Qaeda en Irak. Néanmoins, il s’oppose à la stratégie de Ben Laden trop déconnectée de la réalité du terrain. Il juge possible la création d’un état islamique dans les zones à majorité sunnite grandes perdantes de la chute de Saddam Hussein. Sa tentative avorte en 2006 du fait la stratégie payante du général américain David Petraeus qui a convaincu les tribus sunnites de ne pas soutenir Zarkaoui. Il est tué cette même année et laisse sa place à un obscur irakien Abu Bakr Al-Baghdadi. Après plusieurs années d’oubli, Al-Qaeda en Irak, renommée Etat Islamique en Irak et au Levant (ISIS), qui a définitivement rompu avec la maison-mère d’Al-Qaeda, refait surface en profitant du mécontentement croissant des sunnites vis-à-vis de la politique pro-chiite du premier ministre Nouri Al-Maliki. ISIS s’assure du soutien des tribus sunnites mais également des anciens cadres du régime baasiste sans emploi. Ces derniers vont apporter une expertise tant militaire qu’administratif qui est la raison du succès de l’organisation. A l’été 2014, il lance une grande offensive prenant Mossoul et la province d’Al-Anbar en Irak. Il profite ensuite du chaos syrien pour s’étendre jusqu’à la frontière turque pulvérisant les frontières Sykes-picot. En instaurant le califat, institution abolie par Atatürk en 1924, il atteint l’objectif fixé par le Djihad moderne, à savoir la création d’un Etat Islamique par la force des armes. Mais, comme le remarque justement Olivier Roy « le coup de génie de Daesh est d’avoir articulé des demandes territoriales très locales (créer un espace arabe sunnite entre alaouites, chiites et kurdes) au registre du Djihad global ».  En effet, L’Etat Islamique attire des dizaines de milliers de volontaires, principalement des jeunes en quête d’identité et de transcendance, qui viennent faire leur Hijra en Syrie. Fascinés par la propagande de l’Etat Islamique, ils répondent à l’appel du calife Al-Baghdadi  qui soutient que « le jihad d’attaque qui consiste à envahir les terres des mécréants pour qu’ils embrassent l’Islam ou se soumettent à la loi de Dieu est non seulement légitime mais c’est une obligation comme cela est accrédité par le consensus des savants de l’Islam ». Le Djihad a dorénavant une assisse territoriale inédite au cœur du monde arabe qui doit s’appuyer sur ce territoire pour imposer l’Islam au monde entier comme le préconisait Qutb. Le califat le dit très clairement : « Dieu a jeté l’effroi dans leur cœur et ils sont terrorisés par le retour du Califat et la bannière noire du tawhid qui bientôt flottera sur la Mecque, Médine, Bagdad, Constantinople jusqu’à Rome si nous préservons le bienfait du tawhid en l’apprenant, le pratiquant et combattant pour l’établir ». Pourtant, cette stratégie a atteint ses limites, l’Etat Islamique est contenu voire régresse territorialement. En réalité, il reste prisonnier de sa composition ethno-religieuse (arabe sunnite) ne pouvant s’étendre dans des territoires à majorité kurde ou chiite. Du fait qu’il recule sur le terrain, il modifie sa stratégie comme l’a fait Al-Qaeda. Il se sert des jeunes combattants formés en Syrie pour les envoyer en martyr commettre des attentats en Europe et aux Etats-Unis. Il utilise également la pensée d’un ancien membre d’Al-Qaeda Abu Moussab Al-Souri pour qui le Djihad doit se concentrer non pas sur des attentats spectaculaires mais sur des petits attentats en très grand nombre rendant irréversible la fracture entre musulmans et non-musulmans en Europe. C’est d’ailleurs le sens du message lancé par le n°2 de l’Organisation Abou Mohammed Al-Adnani en 2014 appelant chaque musulman à tuer les « infidèles » par tous les moyens possibles. De plus, Daech comme Al-Qaeda auparavant crée un réseau de franchises qui lui ont fait allégeance comme Boko Haram au Nigeria ou le Wilayat Sinaï en Egypte. Paradoxalement, plus Daesh recule sur le terrain, plus il adopte la stratégie prônée par Ben Laden en devenant de moins en moins un état et de plus en plus une organisation terroriste clandestine. La multiplication du nombre d’attentats perpétrés par l’EI au moment même Daesh recule sur tous les fronts semble donc indiquer un changement de stratégie de sa part.

territoire Daesh

 

Le Djihad, dans sa face moderne, est né il y a plus d’un demi-siècle. Il n’est donc aucunement un phénomène nouveau. Théorisé par des penseurs comme Qutb ou Mawdoudi, le Djihad a trouvé une expression concrète en Afghanistan durant laquelle se sont formés les futurs cadres de l’internationale djihadiste. L’objectif de cette doctrine vise à instaurer un état islamique pour ensuite l’étendre au monde entier par la voie guerrière. Voyant l’échec du Djihad armé partout dans le monde arabe, O. Ben Laden va faire du Djihad une entreprise terroriste de grande ampleur ce qui va le couper progressivement de la grande majorité de la population musulmane. Daesh a tenté de sortir de ce dilemme en profitant du mécontentement de la population sunnite dans le croissant fertile. Le califat qu’il a établi est pourtant confronté à un recul territorial majeur sous les coups de boutoirs de la coalition occidentale et de l’axe russo-chiite. Ce recul lui contraint de changer de stratégie comme Al-Qaeda l’avait fait 20 ans plus tôt. Il devient de plus en plus un groupe terroriste et non un Etat. Il sera dès lors confronté aux mêmes problématiques, à savoir l’aliénation des classes moyennes pieuses et l’érosion d’une base de recrutement au seul profit d’une jeunesse occidentale avide d’appartenance à une communauté.  Cependant, s’il est fort probable que Daesh va s’affaiblir durablement, le Djihadisme comptera toujours un important nombre d’adeptes. Tant que le corpus théorique n’est pas durablement entamé, nous assisterons à l’émergence de nouvelles formes de Djihadiste. Comme Daesh a remplacé Al-Qaeda, un autre groupe viendra remplacer Daesh. Il est donc nécessaire de remonter à la racine du problème qu’est la théorie djihadiste prônée par Qutb, Mawdoudi et d’autres en la disqualifiant théologiquement. Aujourd’hui, nous condamnons ceux qui font le Djihad tout en laissant le champ libre aux auteurs et à la théorie qui lui donnent toute sa légitimité. Seules les institutions religieuses reconnues à l’intérieur du monde musulman seront en mesure de délégitimer la doctrine djihadiste. Une majorité des musulmans y sont favorables. Mieux vaut tard que jamais.

Pour en savoir plus:

Jihad de Gilles Kepel

Pourquoi l’islamisme séduit-il ? de Mohammed Sifaoui

Le piège Daesh de Pierre-Jean Luizard

L’échec de l’Islam politique d’Olivier Roy