Le traité de Versailles (partie I): un échec programmé

Le traité de Versailles (partie I): un échec programmé

Dans l’article précédent, j’avais montré les origines du premier conflit mondial en 1914. Se cherchant alors « une place au soleil » selon l’expression même de l’ancien chancelier Von Bülow, les élites allemandes avaient pris le risque d’une guerre préventive afin de mettre la France et l’Angleterre hors de combat « en 6 semaines » puis se retourner contre la Russie. Cette stratégie s’est soldée par un échec d’autant plus retentissant que l’Allemagne impériale n’a pas survécu au conflit.

Malgré sa victoire sur les russes, confirmée depuis la paix de Brest-Litovsk en Mars 1918, le IIème Reich allemand recule sur tout le front Ouest depuis l’été 1918. Le 9 Novembre, Guillaume II abdique au profit d’un régime républicain. Le 11, le nouveau chancelier Max De Bade signe l’armistice qui met fin au conflit. Quelques mois plus tard, à Versailles, l’Allemagne est logiquement désignée responsable de la guerre.

Mais à Versailles se joue plus qu’un traité de paix ou la responsabilité de l’Allemagne, ce qui est en jeu tient à l’ordre du monde.  En cela, Versailles s’inscrit dans les pas des congrès de Westphalie (1648) et de Vienne (1815) qui avaient su instaurer un nouvel ordre en Europe.

Or, si Vienne a peu ou prou tenu pendant un siècle (1815-1914), l’ordre de Versailles n’a même pas fait 20 ans périclitant de manière inexorable au fil des années. Versailles incarne donc une tentative totalement ratée d’instaurer un nouvel ordre mondial. De ce fait, son échec nous offre paradoxalement l’occasion de voir les conditions nécessaires à la mise en œuvre d’un ordre mondial qui soit à la fois stable et durable et à l’inverse les erreurs à ne pas commettre pour instaurer un tel ordre.

Pourquoi le traité de Versailles a-t-il échoué ? Quels sont les enseignements à tirer de cet échec quant au défi de l’ordre mondial ?

 

I) L’ordre de Versailles

L’ordre de Versailles n’est pas directement issu comme on pourrait le penser du traité de Versailles de juillet 1919 mais résulte d’un processus engagé dès les premiers mois de l’année 1918. Dès le 8 janvier 1918, le président américain Woodrow Wilson énonce en effet une série de principes pour une future paix durable dans le monde. On y trouve entre autres la liberté commerciale, la réduction des armements, l’indépendance de la Pologne, la restitution à la France de l’Alsace-Moselle et surtout la création d’une société des nations. Trois jours plus tard, il ajoutera le désormais célèbre « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ces conditions, qu’on appellera plus tard « les quatorze points de Wilson », seront adoptées en octobre 1918 par les alliés.

Par la même, Wilson impose à l’Europe meurtrie par la guerre deux conditions indispensables pour se redresser. Premièrement, il introduit au cœur de la scène mondiale l’idéalisme américain symbolisé par « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » inapplicable dans les faits et surtout dangereux pour le principe même de souveraineté nationale au cœur de l’histoire européenne depuis la paix de Westphalie en 1648. Deuxièmement, il invite les européens à abandonner la forme impériale au profit des Etats-Nations. Cette position est ici très proche de la diplomatie française, la France étant à l’époque l’Etat-Nation par excellence. Elle trouvera son débouché diplomatique lors des traités de St-Germain-en-laye et de Trianon qui auront pour effet de démanteler l’Empire Austro-hongrois. Désormais, l’Europe centrale est couverte d’états indépendants comme la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie ou encore l’Autriche. Plus au sud, les peuples balkaniques accèdent à l’indépendance et forment la Yougoslavie. Seule la Russie, bolchévique depuis octobre 1917, maintient sa forme impériale quoique dorénavant drapée dans l’idéologie marxiste-léniniste. Le système est donc organisé en fonction d’Etats-Nation à l’Est de l’Europe dont l’existence et la protection reposent sur la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, garants de l’ordre versaillais.

Pourtant, le principe de nationalités n’est pas tout à fait respecté. L’Italie ne récupère pas par exemple les terres « irrédentes » alors même qu’elle est entrée en guerre avec les alliés uniquement pour les réintégrer en son sein. De même, l’Allemagne voit une partie de son peuple lui échapper territorialement, notamment à Dantzig, ville allemande en territoire polonais servant de voie d’accès à la mer pour Varsovie.  D’ailleurs, l’Allemagne est la grande perdante de Versailles. Dépossédée de 1/8ème de son territoire, elle se voit infliger un montant considérable de réparations de guerre qui l’a mis très vite dans une situation intenable financièrement. Surtout, elle endosse la responsabilité du déclenchement de la première guerre ce qu’elle trouve particulièrement injuste. N’ayant qu’une armée limitée à 100 000 hommes, l’Allemagne se sent de plus humiliée militairement alors même que son armée n’était pas vaincue sur le champ de bataille. Dès 1919, d’ailleurs, on commencera à entendre parler de la légende « du coup de poignard dans le dos », idée dont Hitler se fera l’apôtre à partir de 1933. Dans tous les cas, « le dicktat » de Versailles comme le surnomment les allemands sera ressenti comme un traumatisme collectif pour ce peuple.

Inventé sur les décombres du premier conflit mondial, l’ordre de Versailles fait du principe de nationalité le cœur même de la stabilité de l’Europe. Ne reposant pas sur l’équilibre des forces contrairement à l’ordre Westphalien et à celui de Vienne, le dispositif de Versailles ne repose en vérité que sur la triple garantie française, britannique et américaine. Or, ce sont ces garanties qui seront à l’origine de l’échec de Versailles.

 

II) L’échec de Versailles

« Trop forte pour ce qu’elle avait de faible, trop faible pour ce qu’elle avait de fort », la paix de Versailles est aux yeux de l’historien Jacques Bainville une paix manquée. Cet échec est le fruit aussi bien des divisions profondes des alliés que de l’opposition acharnée et absolue de l’Allemagne et de la Russie.

En effet, l’ordre de Versailles ne repose in fine que sur la garantie des vainqueurs français, britanniques et américains. Or, ces trois pays vont se diviser sur la stratégie à mettre en œuvre pour assurer la sécurité européenne.

Pour les Etats-Unis tout d’abord, les considérations commerciales et financières priment sur les rivalités politiques propres au continent européen. Ainsi, les élites américaines voient l’Allemagne davantage comme un partenaire économique qu’un ennemi à punir. Plusieurs fois, ces dernières accepteront le non-respect du traité au nom de leurs propres intérêts économiques et financiers.  Le coût des réparations allemandes a ainsi été largement diminué en 1924 par le plan Dawes puis en 1930 par le plan Young. Les Etats-Unis ont donc appliqué à la lettre les conseils que Keynes avait formulé dans Les conséquences économiques de la paix s’efforçant d’intégrer l’Allemagne au sein de son hégémonie financière. Le problème vient du fait que Washington ne respecte pas les clauses acceptées à Versailles concernant le paiement des réparations. D’ailleurs, le traité de Versailles, s’il fut bien signé par le président Wilson ne fut en aucun cas ratifié par le congrès américain. Dès 1920, Wilson est battu par Warren Harding, un candidat isolationniste. Préférant les délices de l’isolationnisme, les Etats-Unis abandonnent donc leur rôle de garant de la paix en Europe laissant cette tâche à une France et une Grande Bretagne particulièrement affaiblies.

Si les Etats-Unis ne voulaient pas trop affaiblir l’Allemagne pour des raisons économiques et financières, la Grande Bretagne quant à elle s’est résolue à maintenir une Allemagne suffisamment puissante pour contrecarrer toute hégémonie française. Comme le dit Bainville, « il était visible, dès les orageuses discussions de la conférence de Paris, que désormais l’Angleterre, ayant anéanti la puissance navale allemande, se méfierait de la France plus que de l’Allemagne ». A cette préoccupation s’est rajoutée la question de la peur du communisme. L’Allemagne Hitlérienne fut ainsi vue par les élites britanniques, à l’exception notable de Churchill, comme un rempart à la fois contre l’hégémonie française mais aussi contre l’idéologie communiste. Cette politique, dite « d’Appeasement », conduira l’Angleterre à signer un accord naval avec Hitler en 1935 au mépris de toutes les règles signées à Versailles. Vu comme un ordre favorisant la France, la paix de Versailles aura été volontairement sacrifiée par les britanniques sur l’autel de leurs propres intérêts stratégiques.

La France apparaît donc comme la seule garante du système de Versailles. Dotée d’une armée prestigieuse et d’une réputation politique flatteuse, elle est pourtant en réalité un tigre de papier. Son industrie ne soutient pas la comparaison avec l’Allemagne, sa démographie s’effondre et surtout son peuple est traumatisé par le conflit. La France est ainsi gagnée par le pacifisme, plus d’ailleurs que n’importe quel autre peuple. Aristide Briand fut l’incarnation même de cet état d’esprit. Or, renoncer à la guerre c’est tout simplement se priver de la dissuasion nécessaire au maintien de la stabilité du continent européen. C’est ainsi que plusieurs fois la France ne réagit pas militairement au viol du traité de Versailles. La remilitarisation de la Rhénanie en 1936, l’Anschluss en 1938, le dépeçage de la Tchécoslovaquie en 38-39, la liste est longue des renoncements de la France. Par la même, la France n’avait plus ni les moyens ni l’envie de défendre l’ordre de Versailles.

Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, des trois garants au départ de l’ordre de Versailles ne reste plus personne pour assurer la nécessaire stabilité de l’ordre. Dès lors, l’Allemagne en profitera pour retrouver sa puissance tirant un trait sur le « diktat » de Versailles. Car l’Allemagne ne s’est jamais sentie vraiment vaincue en 1918. Son territoire n’avait subi aucun dommage et son armée s’était retiré en bonne ordre. D’ailleurs pour l’Etat-major impérial, l’armistice n’était qu’une pause à la guerre. En début Novembre 1918, les grandes grèves ouvrières, celle de Kiel notamment, font craindre un soulèvement bolchévique comme en Russie. Craignant la révolution, Hindenburg et Ludendorff et avec eux tout l’establishment impérial poussent la solution de l’armistice afin d’avoir les mains libres pour écraser les grèves. Dans cette optique, ils ont contraint Guillaume II à abdiquer, préalable considéré comme indispensable par les alliés pour pouvoir discuter d’un armistice.

Pourtant la situation intérieure ne s’améliore pas. Au moment du traité de Versailles à l’été 1919, le pays est encore secoué par des épisodes révolutionnaires. Le mouvement « spartakiste », mené par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg et qui fut écrasé en janvier 1919, est encore dans tous les esprits. C’est donc au nom de la stabilité intérieure que les dirigeants allemands acceptent de signer le traité de Versailles. Mais par la même la République de Weimar s’aliène une grande partie du peuple allemand qui n’accepte pas cette défaite, ce que Hitler utilisera à son avantage une décennie plus tard. Car comme le dit avec franchise l’ancien ministre Joschka Fischer* : « je doute qu’une paix plus douce eût pu rendre les allemands moins agressifs et moins révisionnistes. Ce que les allemands ne pouvaient supporter, c’était la défaite elle-même ». Le constat fait par Fischer peut paraître dur, il est pourtant en plein dans la réalité. Les allemands éprouvaient alors un double sentiment d’injustice d’un côté, et de trahison de leurs élites d’autre part.

Or, au moment même où le peuple allemand n’a pas encore digéré sa défaite, les conditions du renouveau de la puissance allemande sont intactes. Ainsi, son industrie militaire reste encore la première d’Europe, sa démographie est dynamique, son territoire n’a pas été divisé contrairement à ce que souhaitait Foch et Maurras et le compromis de classes (alliance entre la bourgeoisie capitaliste, les junkers de l’est et l’aristocratie prussienne) sur lequel reposait le militarisme allemand est toujours aux commandes. Ainsi, l’Allemagne n’avait en rien perdue de sa puissance. Une fois retrouvée son unité interne sous Hitler, elle a d’ailleurs pu mettre cette puissance au service de l’idéologie nazie et de la conquête de l’Europe. Privées des garanties militaires américaines, anglaises et françaises, les jeunes et petites nations d’Europe centrale (Tchécoslovaquie, Autriche, Pologne) n’ont dès lors pas fait le poids face au colosse allemand.

L’ordre de Versailles s’est donc effondré moins du fait que le traité était trop dur pour les allemands mais au contraire parce qu’il était trop mou. C’est d’ailleurs la conclusion de Joschka Fischer : « Le renouveau de notre pays exigeait une défaite totale. Pas une seconde avant 1945 ce renouveau n’a été possible. C’est pourquoi je peux dire, à partir de cette lecture, que Versailles était trop doux. » Affaiblis et divisés, les alliés occidentaux ont laissé prospérer une Allemagne forte et revancharde entourée de pays d’Europe centrale faibles et isolés. C’est ici que repose l’erreur majeure de Versailles.

*Fischer est cité par Jean-Pierre Chevènement dans son livre L’Europe sortie de l’histoire?