Fascisme et Communisme (4/20): La première guerre mondiale

Fascisme et Communisme (4/20): La première guerre mondiale

Nous avons vu que le fascisme et le communisme ne peuvent se comprendre que dans un contexte de modernité dans lequel s’établit une tension fondamentale entre l’individu et la société. Tension qui s’explique d’ailleurs par la nature contradictoire de la vie moderne tant celle-ci, originaire de la Révolution française, contredit chaque jour ses propres principes. Le bourgeois, tout autant que le juif, devient le symbole même des difficultés que les hommes ont pour se situer dans cette période paradoxale faite à la fois d’espérance illimitée et de médiocrité de la vie réelle.

Fils de la Révolution, le bourgeois en condamne le principe une fois ses intérêts menacés. Défenseur de l’égalité, il ne cesse de s’affirmer comme faisant partie d’une nouvelle aristocratie fondée cette fois-ci sur l’argent. Solidaire avec sa classe, il contribue à détruire toute forme de communauté. C’est à l’ensemble de ces contradictions que les totalitarismes souhaitent répondre en recréant l’idéal communautaire.

Mais ce projet serait tout à fait abstrait s’il n’y avait pas eu au préalable la première guerre mondiale comme modèle de société. En effet, ce terrible conflit a transformé durablement les esprits rendant les peuples très permissifs au totalitarisme. De fait, pour bien comprendre le fascisme et le communisme, il nous faut nous replonger au cœur des grands carnages des tranchées et de leurs implications quant à l’organisation sociale des Nations.

 Totalitarisme

 

Aux origines du conflit

La première guerre mondiale fut un traumatisme majeur dans l’histoire européenne. Bien que reléguée dans l’horreur et le nombre de morts par la seconde guerre mondiale, elle reste encore associée aujourd’hui au grand carnage qu’ont été Verdun, la Somme ou le Chemin des dames, carnage dans lequel l’homme, ce « poilu », devient quantité négligeable devant l’impitoyable machine militaire. De cette guerre, les hommes qui l’ont vécu en ont ressenti une rupture dans l’âge de l’humanité. La société n’est plus la même en 1918 qu’en 1914.

C’est ici une grande différence avec les guerres du XIXème siècle. Les conflits étaient alors réguliers, certes, mais également espacés dans le temps si bien que les guerres étaient courtes, souvent quelques mois maximum. L’armement aussi, bien que de plus en plus meurtrier, n’avait pas atteint cette sophistication industrielle qui fera de 14-18 un « orage d’acier » (1). Malgré les guerres révolutionnaires, les conflits du XIXème siècle conservaient de plus un côté aristocratique qui leur conférait un aspect noble et héroïque que les grandes boucheries des tranchées se chargeront de détruire.

C’est que cette guerre fut la première guerre véritablement industrielle et totale qu’a connu l’humanité. Pourtant, l’origine du conflit n’est pas d’une grande originalité. Des pays, pris par leurs alliances, se font la guerre après une longue intrigue commencée par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche-Hongrie à Sarajevo le 28 juin 1914. Les causes du conflit sont donc extrêmement classiques, à la fois politiques et non-idéologiques.

françois-ferdinand

 

Il faut en fait distinguer deux moments dans cet été 1914. D’abord, la responsabilité immédiate du conflit. En d’autres termes, qui a décidé de porter la guerre ?  Pour moi, il ne fait aucun doute que le conflit se joue sur la question de l’Hégémon entre l’Allemagne et l’Angleterre, l’objectif étant de s’assurer une prépondérance durable en Europe. Ensuite, il faut comprendre l’attitude des peuples. Pour le dire autrement, il s’agit d’expliquer le consentement populaire à cette guerre. C’est ici que se place la question du nationalisme, pas avant. C’est donc par le biais de ces deux temps à la fois liés et distincts que naît la première guerre mondiale.

Premièrement, il faut s’intéresser à la question de l’Hégémon. Ce terme grec fut utilisé la première fois par Périclès et signifie le « leader », celui qui a la suprématie sur les autres. C’est de là que vient le terme français « hégémonie ». Dans les relations internationales, il y a toujours une ou plusieurs puissances hégémoniques qui dominent l’ordre international. En Europe, le traité de Westphalie de 1648 avait consacré la France et l’Autriche en Hégémon. Pourtant le XVIIIème siècle avait vu cet ordre se fissurait devant d’une part le tournant européen de la Russie pris par Pierre Le Grand, la montée en puissance de la Prusse sous Frédéric II et l’avance industrielle et commerciale de la Grande-Bretagne.

Il faudra néanmoins attendre les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes pour voir s’établir un nouvel ordre européen, celui du Congrès de Vienne de 1815, dans lequel les anglais assument une position hégémonique. Pourtant, l’unification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse modifie en profondeur l’équilibre. Ce pays devient dès lors trop puissant et trop central géographiquement pour faire perdurer l’équilibre du congrès de Vienne.

La France et la Russie, trop faibles pour combattre seules le Reich allemand s’allient entre eux en 1892. Mais c’est surtout à partir du moment où l’Allemagne se construit une flotte, par le biais de l’amiral Von Tirpitz que l’Angleterre, dont la suprématie repose sur sa marine, commence à s’inquiéter. En 1904, Londres s’allie avec la France lors de l’Entente Cordiale puis avec la Russie dans le but de contrer l’expansion allemande.

flotte allemande

 

Ce qu’il faut comprendre c’est que l’Allemagne, depuis 1870, réclame sa « place au soleil » selon l’expression du chancelier Von Bülow. Pour elle, l’ordre européen ne donne pas suffisamment de place à la puissance allemande d’autant plus que les allemands considèrent qu’ils sont injustement encerclés par des pays hostiles.

L’Angleterre devient alors l’obstacle principal de Berlin comme elle le fut pour les français pendant l’épopée napoléonienne. Mais une autre menace se fait sentir pour les allemands : la Russie. St-Pétersbourg, en effet, poursuit en ce début de siècle une industrialisation rapide, capable de faire du pays une puissance redoutable en cas de guerre sur deux fronts. D’après l’état-major allemand, l’armée russe sera d’ailleurs au même niveau que l’armée allemande dès 1917. Il faut donc agir vite d’ici là.

Un plan est élaboré par Schlieffen en 1905 visant justement à se sortir de la hantise allemande pour l’encerclement. Il consiste tout d’abord à vaincre les français en « six semaines » en contournant le Rhin par les plaines belges puis de se retourner vers la Russie qui ne sera pas encore prête. N’ayant plus d’alliés sur le continent, l’Angleterre se verra forcer à négocier un nouvel ordre européen assurant la prépondérance allemande et une plus grande liberté maritime.

plan schlieffen

 

Or, ce plan comme tout le monde le sait, échoua. La bataille de la Marne empêcha la mise hors de combat rapide de la France tandis qu’à l’Est la mobilisation russe a été beaucoup plus rapide que prévue contraignant l’Allemagne à défendre son propre sol à Tannenberg. Surtout, la guerre courte prévue s’est transformée en une guerre interminable, si destructrice qu’elle mettra fin au IIème Reich mais pas à l’ambition hégémonique allemande.

Au fond, l’assassinat de François-Ferdinand n’a été qu’un prétexte pour les allemands. Berlin pensait réaliser une guerre préventive, rapide, économe en vie humaine mais rien ne s’est passé comme prévu. L’Hégémon tant désiré va fuir l’Allemagne créant une injustice au sein du peuple allemand qui ne disparaîtra tout à fait qu’en 1945. Ce fut donc cette lutte pour l’hégémonie du continent européen entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne qui fut le véritable déclencheur de la première guerre mondiale.

Mais si la course à l’Hégémon fut sans nul doute la cause principale du conflit, il reste à expliquer le consentement des peuples à l’été 1914. Consentement mais pas d’enthousiasme. Il est aujourd’hui bien établi historiquement en effet que loin de partir « la fleur au fusil », les soldats ont pensé simplement à faire leur devoir, ni plus ni moins. On a souvent du mal à comprendre de nos jours ce consentement au conflit mais pour un homme de 1914, la guerre fait partie des habitudes familiales, à la fois fatalité inséparable de l’existence et grand moment d’héroïsme.

mobilisation

 

Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que la guerre perdra son aspect noble et aristocratique formant ce nouveau courant de masse : le pacifisme. A l’été 1914, le soldat qui part pour la guerre croit encore aux guerres courtes, de mouvement, dans laquelle l’individu peut trouver des vertus héroïques au combat. Après la guerre, en 1918, la majorité des soldats crieront au « plus jamais ça ».

Comme Constant l’avait remarqué, mais un siècle trop tôt : « La guerre a donc perdu son charme comme son utilité. L’homme n’est plus entraîné à s’y livrer, ni par intérêt ni par passion. » (2) Incroyable esprit prophétique !

La guerre n’avait donc pas cet aspect répugnant qu’on lui attribue aujourd’hui. Au contraire même, elle faisait partie d’un consentement national largement partagé. Car à travers la guerre, c’est toute la Nation qui se mobilise dans un même élan patriotique. La Nation, voilà un gros mot aujourd’hui qui en 1914 soulevait les passions. C’est d’elle que les peuples tirent leur consentement à la guerre.

Non pas que la Nation soit naturellement belliciste, rien n’est plus faux que cette affirmation, mais elle donne comme le dit Furet « un sentiment qui porte au consentement donné d’avance à la guerre, pour peu que celle-ci ait un enjeu intelligible par tous » (3). Les soldats de l’été 1914 sont ainsi convaincus qu’ils agissent pour la défense de leur patrie menacée par les envahisseurs. Nationalisme et patriotisme sont alors en tout point synonymes si bien que la distinction fournie par Romain Gary entre l’un, amour de soi (patriotisme), et l’autre, haine des autres (nationalisme) n’avait aucun sens pour un homme de 1914.

Surtout, la Nation avait acquis tout au long du XIXème siècle une place à part dans la vie des peuples. C’est que dans une modernité où se pose constamment la question de la vie en communauté, « la Nation mêle les promesses de la modernité aux réassurances de la tradition » formant un idéal communautaire de substitution à l’homme moderne « isolé et séparé de ses semblables ». Ce que la nation apporte, c’est la garantie d’entrer dans la modernité tout en ne rompant pas avec son passé.

été 1914

 

Il ne faut d’ailleurs pas la confondre avec le nationalisme qui en est le produit et la négation. Produit car tout nationaliste exalte la supériorité de sa nation d’origine. Négation car cette exaltation conduit souvent à des politiques impérialistes de conquête de territoire transformant l’Etat-Nation en un empire. Ainsi, de la même manière que l’islamisme n’est pas l’Islam, le nationalisme n’est pas la nation.

Or, c’est ce nationalisme qui l’emporte à la fin du XIXème siècle. Au début inséparable de la liberté des peuples, le sentiment national devient l’objet de tentations impérialistes contraires au principe même des Etat-Nations. La raison en est que la rivalité interne des nations européennes, surtout l’Angleterre, la France et l’Allemagne, l’Autriche et la Russie étant alors des empires, a conduit chaque nation à s’approprier pour soi le principe de « civilisation ».

Il serait ici trop long d’entrer dans le détail. Ce qu’il faut dire c’est qu’en essayant de capter à son profit la civilisation, les nations européennes vont entrer dans un cycle infernal conduisant chacune d’elle à s’autoproclamer la championne de la « civilisation ». « Ils (nationalisme et impérialisme) correspondent à une lutte pour la prépondérance civilisationnelle, écrit Marcel Gauchet, où chaque nation tend à se poser comme élue de Dieu, du destin ou de l’histoire en tant qu’interprète et agent de la civilisation ». (4)

L’Allemagne, par exemple, rejette la « zivilisation » française considérée comme trop abstraite, se donnant pour objectif d’imposer la vraie civilisation, celle de la « Kultur », à toute l’Europe. Il y a donc à la fin du XIXème siècle un mélange détonant et dévastateur entre le nationalisme et l’impérialisme, entre le particulier et universel, mélange d’autant plus surprenant que tous ces termes se contredisent. La combinaison n’en est pas moins puissante agissant durablement dans l’esprit des peuples. C’est pourquoi à l’été 1914, chaque camp se considérait comme l’exemple même de la civilisation face à un adversaire placé lui sous le sceau de la « barbarie ».

été 1914 2

 

On comprend mieux dès lors le rôle primordial de la Nation et du nationalisme dans le consentement des peuples à la guerre. Mais en tant que telle, l’étincelle qui mis le feu à cette poudrière nationaliste qu’était l’Europe de 1914 fut le fait de la classe dirigeante allemande en proie à une volonté de puissance hégémonique tout en craignant l’encerclement. Or, de nature essentiellement politique, le déclenchement de la première guerre mondiale ne s’accordait pas avec l’orthodoxie socialiste de Marx.

 

Les socialistes et la première guerre mondiale

Déclenchée en raison d’une course à l’hégémon et consentie par les peuples par le biais du nationalisme, la première guerre mondiale échappe en grande partie aux explications marxistes. Loin d’être l’infrastructure qui détermine les superstructures politiques et sociales, l’économie et le capitalisme n’ont joué aucun rôle dans le déclenchement du conflit. Pire, c’est la politique, dont Marx disait qu’elle n’était qu’une illusion voilant les rapports de production, qui est en réalité à l’œuvre à l’été 1914.

Bien entendu, le puissant essor de l’industrie, l’approfondissement capitaliste des nations tout comme la colonisation du Tiers-monde, ont pu faire croire à une « main invisible » du marché conduisant à la guerre. C’est d’ailleurs cette explication que donne l’ensemble du mouvement socialiste avant la guerre. Se basant sur les travaux fondateurs du socialiste autrichien Rudolf Hilferding, la guerre n’est pour eux qu’une extension des germes conflictuelles du Capitalisme. « Le capitalisme porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage », écrivait Jaurès.

La synthèse de cette perception a été donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Publié au beau milieu de la guerre en 1916, ce livre met en avant le lien organique entre la loi marxiste de la baisse tendancielle des taux de profit et la guerre. Souhaitant conquérir de nouveaux marchés pour sauver le capitalisme, les Etats-Nations sont voués à s’affronter pour l’appropriation de nouveaux territoires. 1914 serait ainsi le fruit d’une lutte des Etats pour conjurer le spectre de l’effondrement inévitable du capitalisme.

lénine

 

Mais si cette explication est à la fois fausse et datée, elle a eu un impact très important pour le mouvement socialiste européen et ceux pour deux raisons. La première consiste dans le fait que pour Lénine, par une ruse de la raison, la guerre voulue pour sauver le capitalisme accélère en fait sa décomposition d’où la notion de « stade suprême du capitalisme » dans le titre de l’ouvrage. En effet, la violence de la guerre accélère le moment tant attendu où le prolétariat, excédé par l’effort consenti, renversera la bourgeoisie belliciste. Octobre 1917 semblera donner raison à Lénine sur ce point.

Mais surtout, ce dernier offre à la gauche européenne une lueur d’espoir dans ces temps terribles de 1916 marqués par les boucheries de Verdun et de la Somme. La guerre serait ainsi un moment très difficile à passer mais en réalité elle ne ferait qu’accélérer souterrainement l’avènement de la société sans classes. On peut dès lors mieux comprendre le succès de l’ouvrage chez les sympathisants socialistes. La guerre ne serait plus qu’un mal nécessaire pour faire triompher la société juste.

Le deuxième tour de force de Lénine consiste quant à lui à dénoncer l’attitude d’une partie des socialistes à l’été 1914. Car si tous s’accordaient sur le fait que la guerre et le capitalisme marchaient main dans la main, beaucoup de membres de l’internationale socialiste se sont ralliés au camp de la guerre en Août 1914. Que ce soit Jules Guesde et la SFIO entrant dans « l’union sacrée » en France ou la social-démocratie allemande soutenant la politique du Kaiser Guillaume II, les socialistes ont soutenu massivement le conflit privilégiant l’intérêt national au lieu de la lutte des classes.

Publié deux après cet épisode, le livre de Lénine rappelle à ces égarés du marxisme qu’en soutenant la guerre, ils n’ont fait qu’approuver la politique de la bourgeoisie. Véritable trahison de l’esprit du socialisme, le ralliement de nombre de socialistes à la guerre sera un point fondamental dans la pensée de Lénine pour justifier sa fidélité à l’héritage marxiste. Car, ce que le révolutionnaire russe a déjà en tête, c’est l’affirmation que seul lui et les bolchéviks sont les véritables héritiers de Marx. La preuve, c’est que les sociaux-démocrates, les mencheviks ou les guesdistes ont appuyé l’effort de guerre capitaliste.

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Il y a donc chez Lénine dès 1916 une volonté d’exclure de l’héritage marxiste la grande majorité des socialistes européens jouant sur l’épisode d’Aout 1914 comme preuve du mensonge de ses rivaux socialistes. C’est pourquoi ce livre publié en 1916 revêt une dimension capitale dans l’histoire du communisme car il préfigure les affrontements acharnés entre léninistes et sociaux-démocrates. L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme est donc un livre indispensable pour comprendre la division profonde de la gauche au XXème siècle.

Or, de cette division le grand perdant est sans nul doute le Jaurésisme. Jean Jaurès était certes mort deux avant la publication du livre de Lénine tombant sous les balles du nationaliste français Raoul Villain à la veille de la guerre. Mais toute son œuvre politique fut marquée du sceau de l’unité indispensable de la famille socialiste pour conquérir le pouvoir. Profondément marxiste dans son schéma de pensée, Jaurès ne croyait pas à la révolution violente du prolétariat. Il croyait à l’inverse que la Démocratie et la troisième République en France pouvaient servir de levier à l’avènement de la société socialiste.

Il s’opposait de fait à Lénine et aux bolchéviks au sein de l’Internationale, trouvant également des alliés et des idées au sein de la social-démocratie allemande. Critiqué par Rosa Luxemburg pour son soutien au gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau, Jaurès a toujours eu foi dans l’alliance avec la bourgeoisie « éclairée » pour améliorer le sort des ouvriers. En 1914, il mettra une nouvelle fois son optimisme à contribution s’efforçant de faire reculer les « foudres de la guerre ».

jean jaurès

 

Mais il était trop tard. Le gouvernement allemand a imposé la guerre et les peuples y ont consenti. Même les ouvriers ont préféré leur appartenance nationale à leur appartenance de classe. Les menaces de grève générale n’ont jamais été sérieuses malgré l’effort surhumain de Jaurès. Au sein du mouvement socialiste, il est de fait isolé. Pris entre Lénine et les Bolchéviks, qu’il déteste, et les guesdistes et les sociaux-démocrates qui ont accepté le principe de la guerre, l’entreprise jaurésienne n’avait aucune chance de réussir. Sans soutien au sein de la gauche, à contre-courant de l’opinion publique et des gouvernements, le fondateur de L’humanité prêchait la paix dans le vide.

Son assassinat lui a donné plus tard une image de martyr de la paix comme si au fond sa disparition était indispensable au camp belliciste pour entamer le conflit. En réalité, que Jaurès soit ou non assassiné, le conflit aurait eu lieu de toute façon. Pourtant, sa mort a eu un impact significatif sur le mouvement socialiste. Car si Jaurès avait réussi à convaincre ses alliés sociaux-démocrates de s’opposer au conflit, il ne fait guère de doute que Lénine aurait perdu une grande partie de sa capacité d’attraction auprès des hommes de gauche.

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En effet, comme nous l’avons vu, en s’appuyant sur l’argument imparable de la participation de ses rivaux socialistes à la guerre capitaliste, Lénine s’appropriait à lui tout seul l’héritage du Marxisme. En se déclarant en 1916 les uniques héritiers fidèles du fondateur du communisme, les bolchéviks ont fait main basse sur l’interprétation marxiste. De minoritaire à l’International socialiste, Lénine s’est transformé grâce à la guerre en seul dépositaire de l’orthodoxie de Marx. Renversement complet de l’histoire dont la mort de Jaurès a été l’allié involontaire.

S’il avait réussi, ce dernier aurait pu marginaliser les Bolchéviks. En échouant, il leur offre le champ libre pour associer les sociaux-démocrates à la guerre et ainsi en faire à la fois des alliés de la bourgeoisie et des traîtres à la cause de la lutte des classes. Sans doute, les guesdistes et les sociaux-démocrates allemands n’ont fait que suivre l’opinion publique mais par la même ils se sont placés en contradiction avec l’orthodoxie marxiste. Dès lors, le socialisme se voit condamner à une division durable et insurmontable à l’intérieur même de son camp.

 

La première guerre mondiale et l’esprit totalitaire

Nationalisme, socialisme, communisme, il semble que la première guerre mondiale met en mouvement l’ensemble de ces idéologies bouleversant un continent européen qui sort véritablement transformé de cette expérience. Ce n’est pas quatre ans qui se sont déroulés entre 1914 et 1918 mais une rupture brutale, une coupure absolue dans l’histoire de l’humanité. L’homme, qui en 1918 sort de la guerre, n’a plus rien à voir avec le soldat consentant de l’été 1914. Consacrant sa vie dans « l’enfer des tranchées », l’homme européen subit de plein fouet les conséquences de la guerre, et surtout la plus importante d’entre elles, son endoctrinement totalitaire.

Ce point est fondamental pour comprendre les totalitarismes du XXème siècle car c’est du conflit que naissent les germes rendant imaginables leurs entreprises « totales ». Faut-il rappeler que les régimes totalitaires ont tous été conduits par des hommes ayant participé à la Grande Guerre. De même, le mouvement antitotalitaire à partir des années 70 prend appui sur l’émergence d’une génération n’ayant à l’inverse jamais connu les horreurs de la guerre.

Or, ces germes du totalitarisme sont en nombre de trois : la mobilisation totale, l’omniprésence de l’Etat et la brutalisation de l’homme. C’est par le biais de ces trois caractéristiques de 14-18 que la société se transformera d’une manière favorable à la domination totalitaire.

Premièrement, la première guerre mondiale est le fruit de ce que Ernst Jünger nommait « la mobilisation totale ». 14-18 est en cela complètement différent des guerres antérieures. A l’époque de l’Europe de Westphalie, du Jus Publicum Europeum, la guerre était réservée aux hommes en état de combattre séparant strictement le soldat du civil. Les conflits n’étaient alors pas entre peuples mais entre Rois. Plus tard, après la Révolution française, les guerres sont devenues des conflits entre Nations tout en conservant le côté cloisonné des guerres pré-révolutionnaires.

Entre 1914 et 1918, à l’inverse, la guerre mobilise l’ensemble de la société. Du soldat dans les tranchées à l’ouvrier dans son usine en passant par la femme du soldat restée dans son foyer, chacun des membres de la société est utilisé pour l’effort de guerre. Toute activité, quelle qu’elle soit, est pensée sur sa contribution à la victoire finale. Rien n’échappe à cette fatalité de la guerre qui dorénavant englobe tout, attire tout, même la moindre parcelle de l’existence.

guerre totale

 

Mais dans le même temps, cette mobilisation totale crée l’illusion de la toute-puissance de la communauté unie dans un même objectif. Elle forme une solidarité sans précédente entre les membres de la Nation conjurant le spectre moderne de la dissolution sociale. Fascisme et Nazisme n’iront pas chercher loin leur idéal de communauté. Il suffit pour eux de regarder la première guerre mondiale pour y admirer l’assujetissement de l’homme face au collectif. Leur objectif sera dès lors de retrouver cet esprit de totale mobilisation et d’unité.

La première guerre mondiale offre donc aux totalitarismes un modèle de société dans lequel l’individu n’est rien. D’une certaine manière, le conflit 14-18 est une forme de démocratisation de la guerre, étant entendu que la guerre a perdu l’ensemble de ses valeurs aristocratiques et inégalitaires. Dorénavant, celle-ci touche tous les membres de la Nation, sans exception, sacrifiant la liberté individuelle au nom de la victoire finale.

Or, c’est dans ce contexte qu’apparaît le second germe du totalitarisme, à savoir l’omniprésence de l’Etat. C’est que ce dernier devient l’élément clé de l’effort de guerre, s’introduisant partout pour maintenir la discipline de la « mobilisation totale ». Il se transforme ainsi en « Etat total » contrôlant tout aussi bien la production économique, les médias, le ravitaillement ou encore le courrier. Durant toute la guerre il est littéralement partout n’offrant presque aucun espace de vie privée à ces citoyens.

De fait, il militarise la société imposant sa discipline de fer à son peuple. Il n’y a dès lors plus qu’une seule volonté, la sienne, l’individu n’ayant guère le choix que de se soumettre. Il est relativement facile de voir que cet Etat de guerre inspirera profondément les totalitarismes. En réalité, les Etats européens entre 1914 et 1918 furent véritablement les premières expériences totalitaires de l’histoire. Pour Staline, Mussolini et Hitler, il ne s’agira plus que d’en faire un état permanent détaché de l’impératif militaire. De toute façon, l’expérience de 14-18 a rendu les peuples perméables et dociles devant un tel contrôle de leurs vies par l’Etat.

guerre-14-18 état total

 

Ceci nous conduit au troisième germe du totalitarisme : la brutalisation des sociétés. On doit à l’historien Georges Mosse (5) ce concept de « brutalisation » si typique des années d’après-guerre. Le terme désigne la déshumanisation des hommes du fait du conflit. Endoctriné dans l’obéissance militaire et la propagande quotidienne de l’Etat, l’homme des tranchées n’est plus capable de penser par lui-même, ni encore moins d’affranchir son esprit des habitudes de la guerre.

« Elle (la guerre) a fait des hommes, écrit Furet, les esclaves de la technique et de la propagande : double anéantissement des corps et des esprits. » (3) Comme l’écrit Léon Werth dans Clavel soldat, l’homme a perdu toute trace de civilisation :

« Réduits à la vie de troupeau, les hommes ont perdu le pouvoir de réfléchir. Plus de nuances dans leur vie, plus de nuances dans leurs pensées. Leur volonté meurt aussi. Ils s’abandonnent à la discipline qui les mène ici ou là, s’abandonnant au hasard qui leur donne la vie ou la mort. Ils ont le sentiment d’être dans la fatalité. Cela est le contraire de la civilisation, même s’ils se battaient pour la civilisation, la guerre suffirait à leur enlever le sentiment de civilisation. »

verdun

 

Comment ne pas voir que ces hommes formeront plus tard les masses amorphes, dénuées de toute capacité critique et d’esprit, marchant au pas devant Hitler dans les rues de Nuremberg ? Comment ne pas voir que la première guerre mondiale fut le terreau sur lequel s’appuyaient les idéologies totalitaires ?

Stalinisme, fascisme et Nazisme ne furent possibles que parce qu’il existait au préalable un modèle d’organisation totalitaire qui pendant quatre ans à enlever à l’homme toute liberté individuelle. Que Mussolini ou Hitler ont pu envisager un tel contrôle de l’Etat sur la société ne doit pas nous surprendre. Il leur suffisait en fait de transcrire en temps de paix l’expérience qu’ils avaient connu tous deux en temps de guerre.

Que ce soit pour la mobilisation totale des Nations, le contrôle absolu de l’Etat et la brutalisation des sociétés, les totalitarismes n’ont fait que copier le modèle de 14-18 dans lesquels avaient baigné leurs élites de sorte qu’il n’est pas idiot de dire que la première guerre mondiale fut la première expérience totalitaire de l’histoire de l’humanité.

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Conclusion

La première guerre mondiale fut un tournant fondamental dans la vie des sociétés européennes. Fruit d’une course à l’Hégémon entre l’Angleterre et l’Allemagne, cette guerre fut largement consentie par des peuples européens encore très imprégnés par cette perversion de la Nation qu’est le nationalisme. Ce consentement fut si général que même une majorité des socialistes participèrent à cette folie autodestructrice ce qui donnera à Lénine, opposant de toujours à la guerre « impérialiste », un avantage décisif pour s’imposer à la tête de l’Internationale socialiste.

Surtout, cette guerre marqua la véritable naissance de l’esprit totalitaire, esprit qui n’aura plus qu’à être ramassé par les idéologues d’entre-deux guerres de Hitler à Staline. On sous-estime souvent l’importance du conflit 14-18 dans la transformation des esprits mais en réalité aucune des expériences totalitaires n’aurait été possible en Europe sans la « boucherie » de la grande guerre. C’est en réalité dans l’horreur des tranchées que se situe la véritable matrice du Totalitarisme. C’est d’ailleurs en conséquence de cette guerre que le communisme bolchévik commence sa longue carrière de régime totalitaire.

(1) Ernst Junger, Orage d’acier (1920)

(2) Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne (1814)

(3) François Furet, Le passé d’une illusion (1995)

(4) Marcel Gauchet, La condition politique (2005)

(5) George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes (1999)

Fascisme et Communisme (3/20) : La haine du bourgeois et antisémitisme

Fascisme et Communisme (3/20) : La haine du bourgeois et antisémitisme

Lors des deux premiers articles, nous avons vu qu’aussi bien le Fascisme que le Communisme sont des enfants de la modernité dans le sens où ces deux idéologies se proposent de dépasser les contradictions de l’homme moderne. Trop individualiste, incapable de fonder un ordre social cohérent et soumise aux impératifs constants du capitalisme, la modernité pose un problème considérable pour fonder une organisation politique durable et juste.

C’est sur cette difficulté d’intégrer la liberté individuelle du moderne dans un cadre politique que prospèrent les fascistes et les communistes. Mais pour dépasser cette contradiction, les deux idéologies envisagent une rupture brutale avec le monde moderne sous une forme révolutionnaire. C’est qu’en réalité ces deux idéologies reprennent à leur compte la passion du XIXème siècle pour la Révolution.

Or, de ces deux sentiments, la haine de la modernité et la passion révolutionnaire, Communistes et fascistes vont trouver chacun un bouc émissaire sur lequel s’appuyer pour évacuer leur frustration : le bourgeois. Vous l’aurez compris, cet article sera consacré à la haine conjointe des communistes et des fascistes envers cette population, accusée de tirer les ficelles d’une société injuste et médiocre. De fait, le bourgeois incarne à lui tout seul ce que les idéologies totalitaires détestent dans le monde moderne.

ITALY MUSSOLINI REVIEWS FASCISTS

 

Bourgeoisie et modernité

Il est difficile de définir précisément la « bourgeoisie » en tant que telle. Doit-on lui donner un caractère spatial, le bourgeois étant l’habitant du Bourg, comme au moyen-âge ? Avec la hausse progressive du taux d’urbanisation, cette définition perd de son sens. Doit-on au contraire définir le bourgeois selon son rapport à la propriété comme le pensaient les socialistes non marxistes ? Mais dès lors, un paysan possédant ne serait-ce qu’un lopin de terre serait lui aussi bourgeois. Doit-on enfin comprendre la bourgeoisie davantage comme une vision du monde, un ensemble de comportements, indépendamment de ses revenus matériels et de sa localisation géographique ?

Comme nous pouvons le voir, la « bourgeoisie » est une catégorie difficilement saisissable dont la plasticité autorise toute forme de définitions. Marx propose quant à lui l’une des définitions les plus complètes de la « classe bourgeoise ». Pour lui, il y a classe sociale dès lors que les individus prennent pleinement conscience de leur place au sein des rapports de production. « Les individus ne constituent une classe que pour autant qu’ils ont à soutenir une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils s’affrontent en ennemis dans la concurrence. » (1) Il y aurait dès lors deux classes sociales, la Bourgeoise et le Prolétariat, définies selon la possession des moyens de production, s’affrontant dans une lutte à mort dont découlera la future société communiste.

Cette vision sociale, bien qu’étant précise, ne permet pas néanmoins de prendre en compte le rôle encore fondamental au XIXème siècle de la paysannerie. On sait d’ailleurs que cet impensé posera des difficultés à Marx pour comprendre le « 18 Brumaire de Louis Bonaparte ». Le penseur allemand s’en sortira en arguant qu’en fonction du développement du capitalisme, la paysannerie est vouée à disparaître, les plus riches étant inexorablement aspirés par la bourgeoisie et les plus pauvres par le prolétariat.

Marx écrivait ainsi du paysan français : « En désespérant de la restauration napoléonienne, le paysan français perd la foi en sa parcelle, renverse l’édifice d’État construit sur cette parcelle et la révolution prolétarienne réalise ainsi le chœur sans lequel, dans toutes les nations paysannes, son solo devient un chant funèbre. » (2)

En réalité, Marx est prisonnier d’un schéma dialectique bourgeoisie/prolétariat qui est au cœur de son « matérialisme historique ».

Or, dans cette interprétation historique, la Bourgeoisie est la classe qui domine le monde moderne en vue de ses propres intérêts. Reprenant Guizot, Marx fait du bourgeois le fondateur de la modernité. Mais contrairement au ministre de Louis-Philippe qui encense la Bourgeoisie, le penseur allemand fait de son renversement et de sa destruction la condition sine qua non pour fonder la société communiste.

karl Marx

 

Marx ne fait en réalité qu’incorporer dans son schéma de pensée, une haine de la bourgeoisie partagée par nombre de ses contemporains. Ainsi, la passion anti-bourgeoise dépasse largement le cadre du Socialisme pour toucher presque l’ensemble de la société et même une partie de la bourgeoisie.

C’est que la figure du « bourgeois » représente un certain nombre de maux de la société moderne. N’ayant comme objectif que la pure satisfaction de ses intérêts individuels, il est détaché de toute définition de l’idée de bien commun. Avec lui, la société se transforme en Marché dans lequel les relations sociales dépendent d’un intérêt économique. Pire, libéré des traditions, insensible aux besoins spirituelles et chantre de l’émancipation de l’individu vis-à-vis de ses obligations sociales, le bourgeois rend difficile l’établissement d’une véritable communauté humaine.

Mais surtout ce qui lui est reproché, c’est sa richesse. Contrairement à l’Aristocratie dont elle a pris la place, la Bourgeoisie définit sa domination sociale uniquement sur le critère de l’argent. Au bourgeois est donc associé l’égoïsme et la course sans fin aux profits. Il devient le Deus Ex Machina d’un monde moderne tout entier tourné vers l’acquisition de biens matériels et dépendant du Dieu-argent dont Charles Péguy écrivait ses lignes admirables :

 « Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab integro. L’argent est le maître de l’homme d’Etat comme il est le maître de l’homme d’affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l’Etat comme il est le maître de l’école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé. Et il est le maître de la justice plus profondément qu’il n’était le maître de l’iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu’il n’était le maître du vice. Il est le maître de la morale plus profondément qu’il n’était le maître des immoralités. » (3)

charles-peguy-affaire-dreyfus

 

Or, les grecs anciens ne disaient-ils pas qu’Hermès, Dieu du commerce et de la richesse, étaient aussi le Dieu des voleurs et des brigands ?

De cette médiocrité du monde économique, le bourgeois en devient le bouc émissaire exclusif. Tout le XIXème siècle et le début du XXème seront ainsi consacrés à mépriser la Bourgeoisie, esclave de l’argent et incapable de grandeur. De Chateaubriand à Flaubert en passant par le mouvement romantique, les écrivains du siècle seront les critiques les plus acerbes de cette classe qui fait pâle figure devant la supériorité de l’ancien monde aristocratique. Car ce que reprochent les écrivains, mais aussi les artistes, c’est la fin d’un monde fait d’honneur et d’héroïsme que le bourgeois, lâche et égoïste, a contribué à détruire. « Le slogan de Flaubert : j’appelle bourgeois quiconque pense bassement », écrivait André Gide dans son journal.

On sous-estime aujourd’hui les passions antibourgeoises qu’il y a encore plus d’un siècle était au cœur de la politique. Fascisme et Communisme ne feront donc que reprendre cette haine du bourgeois et de la société qui sous-tend sa domination. Mais si le Communisme insiste sur l’aliénation capitaliste que le bourgeois impose au prolétaire, le Fascisme fera sienne la critique romantique d’une bourgeoisie dépourvue de toutes vertus héroïques.

Comme l’écrit Emmanuel Terray : « La passion fondamentale du fascisme est le sentiment ou le désir d’appartenir à une élite, élite de l’énergie et du courage, élite du sang ou de la race, ainsi que la volonté obstinée de se distinguer du troupeau. Du coup, l’action politique n’obéit plus à des considérations éthiques valables pour tout un chacun, elle relève de critères esthétiques : ce qui importe, c’est d’accomplir des performances « hors du commun ». Bref, le fasciste est avant tout un aventurier, et il ne déteste le bourgeois que dans la mesure où celui-ci prétend l’enfermer dans le carcan étouffant d’un ordre social et moral rigide. » (4)

Il n’est donc pas surprenant de voir Kolakowski (en image ci-dessous) dire que le fascisme est « un bâtard du romantisme ». Au fond, cette idéologie souhaite réanimer un esprit aristocratique, à la fois héroïque et inégalitaire, disparu depuis la Révolution française et le triomphe de la bourgeoisie. Le bourgeois représente donc un bouc émissaire commode à la nostalgie de la grandeur aristocratique. Il incarne en quelque sorte un esprit maléfique dont la légitimité repose sur cette valeur détestable qu’est l’argent.

kolakowski

 

Le mensonge bourgeois

Le bourgeois, en fondant son principe de domination sur la richesse matérielle, inaugure une nouvelle ère faite pour l’économie et son corollaire l’accumulation du capital. Il n’est pas le citoyen athénien encensé par Jean-Jacques Rousseau qui mettait à part ses intérêts personnels pour accéder aux affaires de la Polis. Il n’est pas non plus un aristocrate dont le quantum de domination était inscrit dans la tradition. Lui ne doit son statut qu’au seul fait d’être l’enfant de la Révolution et du Capitalisme.

Enfant de la Révolution, tout d’abord, car de Etienne Marcel à 1789, la classe bourgeoise est la véritable classe révolutionnaire selon le mot même de Marx. N’ayant aucune attache envers le passé et la tradition, l’homme bourgeois fut celui qui prit le pouvoir par la seule force de sa volonté. Il fut en quelque sorte la principale figure du passage de l’hétéronomie à l’autonomie de l’humanité.

Oui mais voilà que le bourgeois, une fois arrivé au pouvoir, délaisse son penchant révolutionnaire et devient conservateur. Bien sûr, et Marx a raison de le souligner, le capitalisme bourgeois ne saurait survivre sans une « révolution permanente », autrement dit sans un processus schumpétérien de « destruction créatrice » dans lequel « tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés » (5). Mais cette révolution permanente, aussi bien économique que dans les mœurs, ne change en rien la domination politique de la bourgeoisie.

Cette dernière tient fermement le pouvoir s’alliant bien souvent avec l’ancienne classe aristocratique pour écraser toute révolution prolétarienne. De Thermidor (1794) à la Commune (1871) en passant par la répression de Cavaignac (1848), il s’agit toujours d’un même schéma d’une bourgeoisie s’appuyant d’abord sur le peuple pour conquérir le pouvoir avant de l’écraser dès lors que celui-ci réclame sa part du butin. En Allemagne, la Révolution de 1848 (voir image) a pris la même tournure, la Bourgeoisie s’accommodant cette fois-ci avec l’aristocratie prussienne dans un compromis de classe qui exclut politiquement les prolétaires.

révolution allemagne 1848

 

Révolutionnaire, le bourgeois l’est jusqu’au moment où sa richesse et ses propriétés sont menacées. C’est alors un joueur qui a beaucoup gagné mais qui craint tout perdre. Adossé à la Révolution, le bourgeois la craint dès lors que ses intérêts sont en danger. C’est que donc le fait révolutionnaire, ce moment extraordinaire où l’homme se libère de ses chaînes par sa seule volonté, n’est pour lui qu’un moyen de satisfaire ses intérêts. En d’autres termes, la bourgeoisie est incapable de voir la grandeur de l’évènement révolutionnaire, aveuglée qu’elle est par son égoïsme féroce. C’est pourquoi l’homme bourgeois est si méprisé dans un siècle secoué par la passion de la Révolution.

De même, la bourgeoisie est également la fille du capitalisme. En tant que telle, d’après Marx, elle domine les rapports de production au prix d’une inégalité injustifiée envers le prolétariat. Or, lorsqu’elle combattait la domination aristocratique, elle n’avait que le mot égalité dans la bouche. Sa pratique économique, inégalitaire, contredit donc son principe juridique égalitaire.

Ce point est essentiel car la Révolution a fait de l’égalité entre les hommes le principe même de la société démocratique. En France, l’égalité est inscrite au fronton de toutes les écoles. « Ainsi l’idée d’égalité fonctionne-t-elle comme l’horizon imaginaire de la société bourgeoise, écrit François Furet, jamais atteint par définition, mais constamment invoqué comme une dénonciation de ladite société ; de plus en plus lointain d’ailleurs au fur et à mesure que l’égalité progresse, ce qui lui assure un interminable usage. »

1789 a inauguré ce que Tocqueville nommait « la passion de l’égalité » mais cette égalité est insaisissable. Le capitalisme ne cesse de créer de l’inégalité. La bourgeoisie, tout en affirmant tout haut l’avènement d’une société égalitaire devient par le capitalisme une nouvelle aristocratie, fondée cette fois-ci sur l’argent. Elle est donc infidèle à ses propres principes.

Enfant de la Révolution et du capitalisme, la bourgeoisie est victime de la contradiction entre ses idéaux et sa pratique. Classe révolutionnaire par excellence, elle n’hésite pas pour défendre ses intérêts à écraser les révoltes populaires. Porteuse de l’idéal égalitaire, elle ne cesse de par sa conduite des affaires à créer de l’inégalité. C’est donc par le biais de ce double mensonge que s’est constitué une haine tenace contre la bourgeoisie. Le Communisme, à l’inverse, se veut la force, à la fois révolutionnaire et égalitaire, qui accomplirait toutes les promesses délaissées par la Bourgeoisie.

le bourgeois

 

L’antisémitisme

Si la haine anti-bourgeoise fut une grande passion du XIXème siècle, l’antisémitisme a connu une fortune comparable presque au même moment. C’est que l’image du juif est calquée sur celle du bourgeois. N’ayant plus de patrie depuis la destruction de Jérusalem (130 AP J.C), les juifs incarnent l’homme moderne sans attaches, sans traditions nationales ni même de sentiment d’appartenance aux Etat-Nations européens. Comme les bourgeois, leur surreprésentation dans le monde financier fait d’eux le symbole de la domination des intérêts économiques sur les objectifs politiques.

En cela, l’antisémitisme trouve sa racine dans les grandes questions laissées en suspens par la modernité que sont notamment la problématique de la communauté et de la Politique dans une société composée de « monades individualistes et séparées de ses semblables » (Marx). L’antisémitisme n’est donc plus religieux comme il le fut au moyen-âge mais politique et sociale contaminant tant la Gauche que la Droite.

A gauche, la critique antisémite se concentre sur l’identification du juif avec le capitalisme. Dans la Question juive, Marx, bien que lui-même d’origine juive, fait du juif « l’incarnation parfaite de cette mobilité, de ce déracinement et de cette dissolution de tous les rapports sociaux qui constituent l’essence même des temps capitalistes » (Michéa). Heidegger (en image), plus tard, fera lui aussi ce reproche. Les juifs, selon l’auteur de L’Etre et le temps, aurait pour tâche métaphysique « d’assumer au niveau de l’histoire mondiale le déracinement de tout étant hors de l’être ».

heidegger

 

Comme nous pouvons le constater, cet antisémitisme est métaphysique et philosophique. Il ne s’appuie en tout cas sur aucune argumentation scientifique. Le juif est décrié non pas pour sa religion ou pour sa race mais pour ce qu’il représente en termes d’individu capitaliste. Il y a donc beaucoup d’abstraction dans cet antisémitisme si bien qu’il n’est pas rare que des socialistes juifs, comme Marx ou Trotski, se réclament de cette critique antisémite.

En revanche, l’antisémitisme de Droite insiste sur le caractère étranger de la population juive dans la communauté nationale. Ainsi, le juif est soupçonné de saper la cohésion nationale car lui-même reste attaché à ses racines juives. C’est cette critique que Maurras adresse aux juifs lorsqu’il fait de ce groupe l’une des composantes de « l’anti-France ». C’est également sur ce fantasme du juif destructeur du lien national que se fonde la réception spectaculaire de ce faux qu’est le Protocole des sages de Sion, faux dont on sait aujourd’hui qu’il fut rédigé par les services du Tsar de Russie.

De ces deux critiques, l’une du juif capitaliste, l’autre du juif s’excluant de la Nation, l’affaire Dreyfus constituera un cas d’école à la fin du XIXème siècle. Etant officier de l’armée française et marié à une riche héritière, Dreyfus se voit condamner par la gauche socialiste au nom de son appartenance familiale à la bourgeoisie. Faut-il rappeler que Jaurès n’interviendra dans cette « guerre civile bourgeoise » que quatre ans après la condamnation de Dreyfus par le conseil de guerre. Etant juif, donc hors de la communauté nationale, il se voit aussi condamner par la Droite et l’Action française, représentées par Maurras, Barrès ou Bourget.

affaire dreyfus

 

Mais cet antisémitisme, bien que difficilement défendable, ne revêt en aucun cas les traits qu’il prendra plus tard avec le nazisme. Il s’agit là d’un point essentiel, souvent placé sous silence aujourd’hui pour lui substituer une condamnation globale de l’antisémitisme dans lequel Marx, Maurras ou Barrès auraient précédé l’antisémitisme hitlérien. En d’autres termes, la Question juive de Marx serait le début d’un long fil antisémite menant au Mein Kampf d’Hitler. L’antisémitisme serait alors un « bloc » dont le nazisme serait l’expression finale.

En réalité, il existe plusieurs types d’antisémitisme comme nous l’avons vu pour Marx et pour Maurras. Surtout, le nazisme représente une forme d’antisémitisme à part, totalement singulier possédant un caractère scientifique et racial qui n’existait pas chez les écrivains de l’Action française. A noter également que ni le fascisme mussolinien ni le franquisme espagnol n’était antisémite. Ce ne fut qu’à partir de son alliance avec Hitler en 1937 que le Duce envisagea des lois antisémites, lois qui d’ailleurs visaient davantage à impressionner Hitler qu’à servir de point d’appui à un développement fasciste.

Il y a donc une spécificité de l’antisémitisme hitlérien qui ne lui vient ni de l’antisémitisme classique du XIXème siècle ni du Fascisme. En vrai, sa vision antisémite du monde a été grandement influencée par l’œuvre insolite de Houston Stewart Chamberlain. Plus que Drumont, c’est à cet anglais, naturalisé allemand, qu’Hitler s’inspire pour construire intellectuellement son antisémitisme. Le Führer allemand dira d’ailleurs de lui qu’il fut « un des grands paladins dont les armes n’ont pas été utilisées à notre époque à toute leur valeur ». Auteur de Fondements du XIXe siècle publié en 1899, Chamberlain (en image ci-dessous) faisait de la race la clé de compréhension historique des peuples.

houston stewart chamberlain

 

Tout, du comportement à la pensée, serait déterminé par cet unique critère qu’est la race. Le judaïsme serait donc moins une religion ou un peuple qu’une race dont les attributions physiques lui donnerait une culture spécifique. Dans ce schéma, qui sera repris plus tard par les nazis, le juif est coupable de corrompre la race la plus haute de l’humanité : les aryens. Il y a donc dans l’antisémitisme hitlérien une dimension raciale et biologique tout à fait unique en son genre s’intégrant dans une vision historique tout entière dominée par un profond déterminisme de la Race.

Par conséquent, le XIXème siècle est parcouru par un antisémitisme virulent issu des contradictions de la modernité. Mais cet antisémitisme prend des chemins différents en fonction de la caractérisation du « juif ». S’il est identifié comme partie prenante du Capitalisme, le juif est mis dans le même panier que le bourgeois égoïste et exploiteur. S’il est identifié comme peuple, il se voit reprocher son manque d’intégration à la communauté nationale. Si enfin il est identifié comme race, il est accusé d’accélérer la « désagrégation raciale » du peuple allemand.

 

Conclusion

Fascisme et communisme partagent ensemble une même haine des valeurs bourgeoises. Reprochant la destruction des valeurs aristocratiques pour le premier, l’exploitation capitaliste pour le second, ces deux idéologies se proposent de dépasser la société bourgeoise pour former une nouvelle société débarrassée des oripeaux individualistes de cette classe. Mais en réalité, la Bourgeoisie n’est qu’un bouc émissaire de la modernité, son incarnation en chair et en os. A travers l’homme bourgeois, c’est donc l’ensemble du monde moderne qui est pointé du doigt.

Le « juif », quant à lui, est le second bouc émissaire de la société moderne. Il représente à la fois le capitalisme, surtout dans sa version financière, et l’agent destructeur du lien national. Il est à la fois trop à droite (capitaliste) pour les uns et trop à gauche (cosmopolite) pour les autres. De ce fait, il incarne l’ennemi visible de tous ce qui fustigent la modernité. Plus tard, Hitler radicalisera l’antisémitisme lui conférant une prétention biologique et raciale où le juif se doit de disparaître pour sauver la vitalité de la race aryenne.

Ce schéma est d’ailleurs purement nazi puisque ni Mussolini ni Franco ni encore moins Pétain ne vont adopter un tel déterminisme racial. Par la même, l’antisémitisme met en avant la différence fondamentale entre le Fascisme et le Nazisme, celui de hiérarchie des races.

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(1) Karl Marx, Le Capital (1867)

(2) Karl Marx, Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852)

(3) Charles Péguy, Notes conjointes sur monsieur Descartes (1914)

(4) Emmanuel Terray, Le passé d’une illusion et l’avenir d’une espérance (1996)

(5) Karl Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste (1848)

Fascisme et communisme (2/20) : La passion révolutionnaire

Fascisme et communisme (2/20) : La passion révolutionnaire

Constant, Tocqueville et Dumont avaient montré les particularités de l’homme moderne. Émancipé de ses obligations communautaires, délié de ses semblables et mu par ses seuls intérêts individuels, ce dernier met en doute le fondement même de la société. C’est à partir de là qu’apparaissent les idéologies totalitaires, le communisme dénonçant la misère de l’homme exploité par le Capitalisme tandis que le Fascisme dénonce l’inévitable désagrégation de la société.

Mais si les deux idéologies ont le même ennemi, la modernité bourgeoise, elles ont également en commun la même passion pour l’idée révolutionnaire étant entendu que seule une Révolution permettrait de rompre avec l’ordre établi. En fin de compte, il n’y a guère que sur la composition de la société post-moderne que Communisme et Fascisme divergent.

De l’idée révolutionnaire, il nous faudra donc comprendre les causes qui sous-tendent la fascination qu’elle exerce sur les hommes, fascination toute entière tournée vers le mythe de 1789. Ce n’est en effet qu’en comprenant les mécanismes de la fascination révolutionnaire qu’il est possible d’expliquer le rôle central joué par l’idée révolutionnaire dans les doctrines totalitaires. Car il ne faut pas se laisser tromper par un discours antifasciste représentant le Fascisme en parangon de la Contre-révolution, Communisme et Fascisme ont en commun une même passion pour la Révolution.

lénine

 

La Révolution

La Révolution française fut un événement sans précédent dans l’histoire politique de l’humanité. Sa portée fut à la fois mondiale et durable. Mondiale car de Kant arrêtant sa promenade à Königsberg à la nouvelle du 14 juillet à Burke qui s’empressa de mettre en garde les anglais contre l’illusion de 1789 en passant par Bolivar, le « Libertador » sud-américain, la Révolution française n’a cessé de prendre le monde comme témoin dépassant son cadre national pour s’établir dans l’universel. Durable car au moins jusqu’en 1945, la Révolution fut l’événement de référence par lequel s’est déployé l’ensemble des idées politiques, du Fascisme au Communisme en passant par le Libéralisme.

Chacune des doctrines du XIXème et début XXème siècle furent ainsi liées au « torrent » révolutionnaire, avènement d’un monde nouveau qui ne cesse d’interroger les intellectuels de l’époque. Pour les libéraux, par exemple, 1789 représente la vraie fondation d’une ère de liberté et de droits. Pour les communistes, 1793 et « le moment jacobin » fut la première tentative de créer un nouvel ordre communautaire et solidaire. Pour les fascistes, en revanche, la Révolution fait naître un homme nouveau, individualiste et égoïste, qu’il faudra de nouveau transformer pour refonder la primauté du collectif sur l’individu.

Dans tous les cas, 1789 est vue comme une date charnière représentant une rupture entre deux âges de l’humanité. C’est d’ailleurs sur ce point que la Révolution française est sans commune mesure avec ses homologues anglaises et américaines. La « glorieuse révolution » de 1688 fut perçue par les hommes de l’époque non comme une rupture mais une restauration d’un ordre ancien provisoirement éteint par la tyrannie. La Révolution américaine fut quant à elle la première guerre de décolonisation ce qui en fait plus une révolte contre un pouvoir qu’une tentative pour définir un nouvel ordre social.

C’est donc de la capacité de 1789 à fonder une nouvelle société que se situe le privilège de la Révolution française dans l’histoire. Ce qu’inventent les français, c’est au fond la croyance que l’homme est en mesure de maîtriser son propre destin. Elle représente de fait l’affirmation de l’homme dans l’histoire. A travers la Révolution, l’humanité entretient l’illusion qu’elle peut se libérer de tous les déterminismes obstruant depuis toujours son autonomie. Elle devient alors « son œuvre propre » selon l’expression de Vico.

C’est en cela que la Révolution française a acquis un prestige incomparable dans le monde. En offrant la sensation de la toute-puissance de la volonté humaine, elle donne à l’homme l’espoir de se libérer une bonne fois pour toute de ses chaînes qui l’emprisonnent. En d’autres termes, l’homme révolutionnaire acquière un prestige « prométhéen » dans le sens où comme les Dieux il peut former de toutes pièces une nouvelle société. La Révolution française fut donc cet événement central par lequel l’homme devient « l’artiste de sa propre vie » (Marx).

Il n’est qu’à voir le nombre stupéfiant d’épisodes révolutionnaires (1830, 1848, 1871) durant le XIXème siècle pour se rendre compte de la puissance de la passion révolutionnaire dans les esprits. Or, c’est justement à partir de ce mythe de la Révolution que Communisme et Fascisme vont construire leurs doctrines.

delacroix

 

Le communisme et la Révolution

Karl Marx est sans doute un des exemples les plus frappants de l’influence révolutionnaire sur les intellectuels du XIXème siècle. D’origine allemande, il partage avec ses concitoyens le sentiment que la Révolution française a inauguré une nouvelle ère en Europe.

Pour lui, la Révolution fait naître un nouvel homme, l’individu libre, émancipé de ses liens communautaires. Elle fut cette entrée dans la modernité dans laquelle l’homme devient « une monade enfermée dans son travail, ses intérêts, ses calculs égoïstes et ses jouissances, séparée de ces semblables et étrangère à l’idée même d’une communauté » (1). « La Révolution, écrit-il, est la genèse de l’Etat moderne ».

Mais de ces « Robinsonnades », Marx en déduit que l’homme s’est libéré de son ancienne aliénation « d’Ancien Régime », religieuse ou corporative, tout en tombant sous la dépendance d’un nouveau mode d’organisation aliénant : le Capitalisme. La loi Le Chapelier de 1791 et le code civil napoléonien représentent pour lui le symbole même du caractère capitaliste de la Révolution.  C’est ici que le philosophe allemand compare la Révolution anglaise de 1688 et la Révolution française. Toutes deux, en effet, voient la prise de pouvoir de la classe bourgeoise et l’instauration du Capitalisme. Marx, avec Engels, considèrent donc la Révolution comme le passage d’un mode de production à un autre, de la « féodalité » au « capitalisme ».

De cet enchaînement logique, le marxisme en tirera le fondement de son « matérialisme historique » reprenant à son compte la philosophie hégelienne de l’histoire tout en la modifiant dans un sens matérialiste. « La dialectique hégelienne a émigré de la pensée vers la matière, affirme Furet, le développement des forces productives et des modes de production, la division du travail, la lutte des classes se substituent aux figures de la conscience de soi ; comme celle des idées, la création des formes politiques est dépendante de la domination successive des classes. » (1)

Il y a donc chez Marx une vision historique dialectique dans laquelle s’exerce un rapport de domination d’une classe sur l’autre. La modernité n’est que le dernier stade de cette confrontation avec deux classes sociales, les bourgeois et les prolétaires, dont le rapport dominant/dominé est déterminé par leurs places au sein des moyens de production. De fait, la bourgeoisie exerce sa domination en étant propriétaire des moyens de production tandis que le prolétaire ne fait que louer sa « force du travail » dans laquelle une plus-value lui est extraite injustement. C’est là le cœur du concept marxiste de « l’exploitation de l’homme par l’homme ».

Or, pour rompre ce cycle infernal d’exploitation, Marx emploie deux formes en apparence contradictoire. La première consiste à dire que le Capitalisme est voué à un effondrement inévitable devant la « baisse tendancielle des taux de profit » engendrée par les contradictions inhérentes entre le progrès technologique et la valeur-travail. La seconde consiste à dire qu’un mouvement révolutionnaire est nécessaire au dépassement du Capitalisme et à l’avènement du communisme. De cette contradiction apparente, entre la fatalité de l’effondrement capitaliste et la nécessité révolutionnaire, les mouvements marxistes se déchireront quant à la stratégie à suivre.

Dans tous les cas, Marx voit dans le concept de Révolution une double logique, à la fois avènement du Capitalisme et promesse de son dépassement. 1789 est pour lui le triomphe de la bourgeoisie sur l’Aristocratie et annonce la société capitaliste. Mais par la même, cette Révolution crée un nouveau stade de l’humanité voué historiquement, selon Marx, à être dépassé.

1789 porte donc en son germe les bases d’une prochaine Révolution qui mettra fin à lutte des classes et annoncera l’avènement de la société communiste. « Le mouvement révolutionnaire qui commença en 1789 au Cercle social, qui eut pour représentants principaux, au milieu de son évolution, Leclerc et Roux, et qui finit par succomber un instant avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste que Buonarroti, l’ami de Babeuf, réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée dans toutes ses conséquences, constitue le principe du monde moderne. » (2) On ne peut comprendre la puissance d’imagination d’Octobre 1917 sans se référer à cette vision marxiste de l’histoire.

Le communisme ne peut donc naître qu’au prix d’une nouvelle Révolution, prolétarienne cette fois-ci, qui verrait les travailleurs se réapproprier les moyens de production créant de facto une société sans classes, égalitaire et solidaire. La Gauche sera ainsi dans l’attente de cette Révolution définitive censée réconcilier l’homme avec lui-même.

Le problème pour Marx sera de poser les bases intellectuelles de la future société communiste car si la critique du Capitalisme est détaillée et argumentée, la société sans classes est l’angle mort de la pensée Marxiste. Comment savoir, en effet, que le Communisme sera la société idéale où toutes les contradictions sociales seront miraculeusement abolies ? L’inachèvement du Capital ne permet pas de répondre à cette question. Il y a donc chez le penseur allemand une croyance absolue au fait révolutionnaire comme fondation d’une nouvelle société et comme promesse d’avènement d’une nouvelle humanité dont il a du mal à définir les contours.

Par la même, la Révolution sera un des éléments fondamentaux du patrimoine de la Gauche. La passion révolutionnaire sera même l’Alpha et l’Oméga de la pensée communiste.

karl Marx

 

Le fascisme et la Révolution

La Révolution française ne fut pas reçue exclusivement sous le signe de l’espoir d’une société nouvelle. Au contraire, au moment où la Révolution s’exportait dans toute l’Europe sous les coups de Napoléon, s’est développée une tendance contre-révolutionnaire, plus intellectuelle que populaire, s’opposant aux principes de 89. Contre-révolutionnaire ou mouvement de défense nationale contre une France révolutionnaire conquérante ?

La question mérite d’être posée car si la France fut associée à sa tendance révolutionnaire, son occupation de l’Europe a fait naître en son sein les passions nationales des peuples. Résultat totalement inattendu lorsque l’on sait que la Révolution déclarait vouloir faire la « guerre aux rois et la paix aux nations ». Par conséquent, si la Nation française a pris le pouvoir politique par le biais de la Révolution, c’est contre cette même révolution que les autres Nations européennes se sont construites. La France devient donc une exception en Europe dans laquelle la pensée contre-révolutionnaire, chez Bonald, De Maistre ou Chateaubriand, est synonyme d’une nostalgie pour un monde disparu, plus que d’une stratégie politique.

A l’inverse, l’Allemagne se construit sur le contre-modèle des principes de la Révolution française. De cette relation « mimétique », chère à René Girard, les allemands inventeront l’opposition entre « Kultur » et civilisation, la « Kultur » étant l’opposée de l’universalisme abstrait des Lumières. Herder, Fichte ou Hegel, seront ainsi les fers de lance d’une pensée allemande fondamentalement hostile aux idées abstraites de 89 tout en admirant dans la Révolution l’avènement de la raison dans l’histoire.

La contre-révolution n’est donc pas qu’une donnée française mais touche l’ensemble du continent structurant pendant tout le XIXème siècle les Droites européennes. Or, nous avons vu qu’avec Marx, la Gauche sera révolutionnaire par idéologie au nom du Communisme. La Droite sera alors non plus seulement contre-révolutionnaire mais antirévolutionnaire de telle sorte qu’elle va devenir aux yeux des citoyens « le parti de l’ordre ». Cette transformation n’est pas anodine car être contre-révolutionnaire, c’est vouloir une Révolution à l’envers, vers un retour à l’ordre ancien tandis qu’être antirévolutionnaire, c’est s’assurer de la stabilité d’un pouvoir. Ainsi, le XIXème siècle verra s’installer un clivage entre une gauche révolutionnaire et une Droite conservatrice.

Partout, les aristocraties, anciennement favorables à la Contre-révolution, vont transiger avec les vainqueurs de la Révolution, les bourgeois, au nom d’une conception sociale fondée sur la stabilité et l’ordre. En France, à la Restauration des Bourbons, cette alliance portera le nom de « charte constitutionnelle ». En Allemagne, après l’échec de la Révolution de 1848, aristocrates et bourgeois vont se partager les pouvoirs politiques et économiques au sein du « compromis bismarckien ». Il y a donc dans toute l’Europe un retournement conservateur poussant inexorablement l’idée révolutionnaire vers la gauche.

Mais ce clivage très marqué au XIXème siècle va peu à peu s’estomper sous l’effet ravageur de la Première guerre mondiale. C’est de cette guerre que date le mariage destructeur entre la Droite et la Révolution, ce qu’on appellera plus tard le « fascisme ». Certains, comme Zeev sternhell ou Bernard-Henri Levy, estiment que l’Action Française de Maurras et de Barrès fut l’organe fondateur du fascisme en Europe. Mais cette thèse est douteuse car le père du « Nationalisme intégral » et l’auteur des Déracinés restent encore prisonniers de la tradition contre-révolutionnaire comme le montre l’importance qu’ils accordent à l’Eglise pour fonder l’ordre social.

Le fascisme ne naît en réalité qu’à partir des horreurs des Tranchées et de la guerre totale. C’est dans ce contexte que se réalise l’appropriation par la Droite de l’idée de la Révolution. Car le fascisme, loin d’être conservateur ou contre-révolutionnaire, reprend à la gauche sa passion révolutionnaire tout en divergeant sur la société post-capitaliste et post-démocratique. Le Communisme et le Fascisme ont donc le même objectif, à savoir mettre fin aux deux grands enfants de la modernité : le capitalisme et la Démocratie. Il s’agit avant tout de replacer le primat du collectif sur l’individu et de retrouver cette essence communautaire qu’a fait disparaître le monde moderne.

Pour les deux doctrines, la Démocratie parlementaire est le mal absolu étant considéré comme un « régime ploutocratique » dominé par les intérêts de la bourgeoisie. Il y a donc une certaine convergence de vue entre communistes et fascistes pour lutter contre la « démocratie libérale » et son corollaire, le marché si bien que ces deux idéologies se proposent de remédier au même mal de l’homme sans communautés et sans racines.

La différence tient donc du type de société censée dépasser la modernité. Révolutionnaire, le Fascisme l’est tout autant que le Communisme. Mais si ce dernier prône une société sans classes, universalistes et égalitaires, les fascistes souhaitent former une nouvelle communauté à la fois militariste, nationaliste et inégalitaire. C’est pourquoi le Communisme aura toujours un capital de sympathie plus important que le fascisme car l’un se promet d’accomplir les promesses de la modernité tandis que l’autre, à l’inverse, veut en accélérer la destruction.

La relation entre le Communisme et le Fascisme est donc paradoxale. D’un côté, tout oppose les deux doctrines. De l’autre, elles sont toutes deux attachées au fait révolutionnaire comme action de rupture avec le monde moderne. De là naît un sentiment étrange d’attraction/révulsion entre communistes et fascistes qui conduira tant au pacte germano-soviétique qu’à la guerre totale de 1941-1945. Fascisme et Communisme se haïssent mais ils ont un ennemi commun en la matière de la démocratie bourgeoise. Le Fascisme trouvera ainsi beaucoup de ses partisans au sein des socialistes comme Mussolini, qui fut pendant longtemps le leader du parti socialiste italien. Il est donc plus facile de passer du Communisme au Fascisme que du Communisme à la Démocratie puisque les deux totalitarismes ont en commun à la fois la même haine de la démocratie et la croyance en la toute-puissance de la volonté révolutionnaire.

Il est de fait totalement faux de croire que le fascisme est d’inspiration contre-révolutionnaire. « A ces impasses de la pensée et de la politique contre-révolutionnaire, écrit Furet, le fascisme apporte une solution en plantant sa tente dans le camp de la révolution : lui aussi est sans Dieu, et même hostile à la religion chrétienne ; lui aussi substitue à l’autorité divine la force de l’évolution historique ; lui aussi méprise les lois au nom de la volonté politique des masses ; lui aussi ne cesse de combattre le présent sous le drapeau d’un avenir rédempteur. » (3) Le fascisme tire ainsi l’une de ses plus grandes forces d’être une alternative révolutionnaire au Communisme.

 

La Révolution de 1789 fut donc un tournant dans la politique européenne. En offrant le spectacle d’une régénération de la société, elle donne aux idéologies la croyance que les hommes, de par leurs seules volontés, sont capables de transformer de fond en comble l’ordre social. Que ce soient les communistes et les fascistes, ils s’appuient sur cette idée révolutionnaire pour dépasser la société moderne. Bien loin d’un clivage Communisme-fascisme avec un communisme révolutionnaire et un fascisme contre-révolutionnaire, la doctrine fasciste fait passer la Révolution dans le répertoire de la Droite. Le combat entre les deux idéologies fut donc un combat entre deux doctrines révolutionnaires s’affrontant pour contrôler le même espace politique : l’alternative à la démocratie moderne. La passion révolutionnaire fut donc un point commun entre les deux idéologies tout comme fut la haine de l’homme bourgeois.

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(1) François Furet, Dictionnaire critique de la Révolution française, Tome 5, Interprètes et historiens, Marx

(2) Karl Marx, La sainte-famille (1845)

(3) François Furet, Le passé d’une illusion (1995)

Fascisme et communisme (1/20) * : La naissance de la modernité

Fascisme et communisme (1/20) * : La naissance de la modernité

Fascisme et communisme. Voici deux idéologies dont le XXème siècle a prouvé la dangerosité. Toutes les deux ont en commun un goût délibéré pour la violence et partagent la fabuleuse ambition de « transformer l’homme ». Bien que le Fascisme soit associé de nos jours au Mal absolu, il ne faut pas oublier que le Communisme est coupable d’un nombre encore plus important de morts. C’est que le premier assumait parfaitement sa violence tandis que le second s’est toujours drapé dans le mythe de la société idéale et de l’utopie.

Mais pourquoi une histoire du fascisme et du communisme ? L’objectif de cette série d’articles est d’étudier à la fois les ressorts de ces idéologies mais également les causes qui les ont rendues possibles. De la sorte, nous verrons les différences mais aussi les points communs entre le Fascisme et le communisme. Car toutes les deux naissent sur le même terreau : la modernité.

Comme l’avait montré Hannah Arendt, ces régimes politiques n’avaient en effet jamais existé auparavant. Malgré l’Inquisition espagnole, la Monarchie absolue ou le « Despotisme éclairé », il eût été impossible dans la période pré-moderne de concevoir une organisation totalitaire contrôlant la totalité des mouvements humains. Il existe donc quelque chose de singulier dans la modernité qui rend possible et concevable « l’Etat total » (1).

Dans ce premier article, je m’attarderai donc sur les caractéristiques de cette modernité dont les idéologies fascistes et communistes se promettaient d’en dépasser les contradictions. Pour atteindre cet objectif, je prendrai donc le point de vue de trois penseurs de la modernité : Benjamin Constant, Tocqueville et Louis Dumont. Avec ces trois auteurs, je tenterai de percer le mystère de la modernité.

Hitler et Staline

 

Benjamin Constant : la liberté des modernes

Benjamin Constant fut toute sa vie un intellectuel engagé. Journaliste, il défendit la Révolution française contre Burke puis apporta son soutient au 18 Brumaire de Bonaparte. En 1814, il fut l’un des premiers à demander le retour de Louis XVIII même s’il exigea en retour une charte constitutionnelle beaucoup plus libérale que celle proposée par Talleyrand à Compiègne. Lors des Cent-jours, il s’allia avec Napoléon, toujours dans le but d’obtenir une constitution libérale. Après Waterloo, il fut contraint à l’exil en Angleterre. Il ne retourna en France qu’en 1819. Son dernier fait d’arme fut de soutenir la Révolution de 1830 et la prise de pouvoir de Louis-Philippe.

De cette description brève de la vie du personnage, on peut s’apercevoir que Constant fut un défenseur acharné du Libéralisme s’opposant d’un même trait à la Contre-révolution d’un Joseph de Maistre et à la terreur jacobine de Robespierre et de Saint-Just. Ce qui est intéressant chez cet auteur, c’est qu’il fut au cœur de la Révolution Française, à savoir cet acte par lequel la France entre dans la modernité. Il s’aperçoit donc de la transformation de la société mais aussi des contradictions qui n’ont pas manqué apparaître.

De la politique du Comité de Salut Public, par exemple, il explique que son erreur fut de croire qu’il était possible de refaire de la France une « Polis » athénienne de la même manière que Rousseau envisageait le Contrat Social. Pour Constant, l’homme moderne n’est plus ce citoyen du temps d’Aristote dont la suprême liberté était dans « la participation active et constante au pouvoir collectif ». Au contraire, la liberté des modernes est « dans la jouissance paisible de l’indépendance privée » (2). L’originalité de la modernité est donc de séparer la sphère de « la liberté civile » avec celle de « l’intérêt public » de sorte que l’individu doit se séparer de ses communautés d’appartenance s’il souhaite être libre.

terreur jacobine

 

Or cette liberté, dite d’indifférenciation, engendre des problèmes politiques considérables. Tout d’abord, elle modifie en profondeur la teneur du lien social. Dans les sociétés pré-modernes, en effet, l’appartenance à une communauté se faisait tout à fait naturellement ce qui impliquait des droits et des devoirs inaliénables de fait. A l’inverse, les sociétés modernes sont composées d’individus dont l’appartenance à une communauté est subordonnée par « l’intérêt privé ».

Dès lors, cette organisation communautaire est par nature friable, soumise constamment au bon vouloir des individus et menacée presque à chaque instant de disparaître. La Nation, nous dit Constant, bien qu’elle semble triompher avec la Révolution est en fait menacée dans son être d’une désagrégation inévitable. Or, ce sera contre cette dissolution sociale et pour un retour à la forme communautaire de la liberté que le Communisme et le Fascisme se proposeront de transformer l’homme.

De plus, en souhaitant émanciper l’individu de toutes obligations communautaires, la liberté des modernes pose la question du bien commun. Ce terme rendu célèbre par Saint-Thomas d’Aquin visait à séparer « l’intérêt individuel » de « l’intérêt de la collectivité ». Dans la Grèce antique ou au Moyen-Age, il y avait donc un objectif supérieur aux hommes, capable de transcender leurs existences individuelles. Avec la modernité, cette idée de « bien commun » s’est volatilisée. L’homme ne recherche plus que son propre intérêt ce qui induit qu’il le cherche parfois au détriment des autres hommes. La société n’est plus dès lors qu’un vaste champ d’affrontement des « intérêts individuels » qui se concurrencent les uns des autres. De fait, le terme de « socialisme », fondé par Pierre Leroux (en image ci-dessous) en 1834, visait justement à envisager une société qui rétablirait le « bien commun » et la solidarité entre ces membres.

pierre leroux

Le jeune Engels, lui-même, avant d’être contaminé par le matérialisme scientifique de Marx, prenait appui sur ce « bien commun » de d’Aquin pour établir une société communiste. Au fond, la critique des socialistes du XIXème siècle, Marx, Engels, Leroux, Louis Blanc ou encore Bakounine, visait particulièrement la nature individualiste de l’homme moderne et surtout son incapacité à envisager de s’inscrire dans un cadre communautaire et solidaire. Marx décrivait d’ailleurs la modernité comme une société composée de « Robinson Crusoé » (il utilise le terme de « Robinsonnades »), indifférents aux autres et totalement isolés du reste de leurs semblables.

Constant fut donc l’un des premiers à remarquer l’originalité de la modernité vis-à-vis des périodes qui la précèdent. L’homme n’est plus déterminé par une appartenance à une communauté donnée mais par une liberté émancipatrice de toutes les obligations liées aux liens communautaires. Il n’y a donc plus de citoyens comme aux temps de Platon, qui faisaient du « bien commun » l’objectif le plus gratifiant de toute existence individuelle, ni même de membres de communauté comme au moyen-âge, mais un homme par nature indéterminé, poursuivant seul son « intérêt privé ».

De cette situation, Constant (en image ci-dessous) en fait l’apologie mais il oublie les graves problèmes politiques qui lui sont liée. Avec des individus libres de poursuivre leurs seuls intérêts, comment maintenir debout une société ? Comment replacer le bien commun au cœur des préoccupations des hommes ? A toutes ces questions, le Fascisme et le Communisme proposent des réponses, chacune de ces idéologies s’efforçant de retrouver l’unité perdue des anciennes communautés. C’est d’ailleurs pourquoi elles ne pouvaient exister avant la modernité étant donné que l’appartenance à une communauté était pour l’homme une donnée inhérente à son existence.

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Tocqueville : conditions de l’individu démocratique

Alexis de Tocqueville fut comme Benjamin Constant un écrivain engagé en politique. Élu député sous la Monarchie de Juillet, il fut en 1848 l’un des artisans de la constitution de la IIème République. Opposant à Napoléon III, il fut déchu de tout mandat politique sous le second Empire. C’est d’ailleurs dans cette période difficile qu’il écrira son dernier ouvrage, le plus important pour lui, l’Ancien Régime et la Révolution.

Pour comprendre la pensée de Tocqueville, il est nécessaire de se replacer dans la vie de l’auteur. Car dès le début, ce jeune aristocrate normand, s’est intéressé aux originalités de la modernité. Parti en Amérique, il y a trouvé non pas le passé de l’Europe mais son avenir. « J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique, j’y ai cherché l’image de la démocratie elle-même. » (3) Pour lui, la modernité se caractérise par la « démocratie », c’est-à-dire un esprit fait de liberté individuelle et d’égalité des conditions.

En termes de liberté, il est très proche de Constant même s’il conçoit l’immense problème politique et social que pose l’individualisme. « Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de la renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » De ce repli sur la sphère privée, à savoir la sphère non-politique, Hannah Arendt (en image) en tirera son concept central « d’atomisation des masses » qui explique selon elle la facilité de la domination totalitaire (4).

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Tocqueville ajoute néanmoins deux éléments supplémentaires que Constant n’avait pas vu. Le premier point concerne l’égalité des conditions. Pour Tocqueville, l’histoire conduit inévitablement les hommes à égaliser leurs conditions. « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés. »

Ce que Tocqueville tient à montrer, c’est l’extraordinaire attachement des sociétés modernes à l’égalité de sorte que l’homme moderne préfère cette égalité à sa liberté. Or, au moment même où Tocqueville écrit son De la démocratie en Amérique, l’inégalité des richesses s’est substituée aux anciennes inégalités de naissance. De fait, loin d’avoir aboli l’inégalité, la modernité crée une nouvelle forme d’inégalité, plus intolérable que les autres, car l’homme moderne est traversé de passions égalitaires. Bien que Tocqueville ne soit pas marxiste, on peut voir dans cette « passion pour l’égalité » un des fondements de la pensée communiste. Le communisme se propose, en effet, de dépasser cette contradiction de la modernité aux moyens d’une utopie égalitaire.

Le deuxième apport de Tocqueville consiste dans son analyse historique à voir précisément ce qui différencie l’Europe des Etats-Unis. Car, contrairement à sa première analyse, l’auteur voit dans la Révolution française une entrée différente des français dans la modernité par rapport aux anglais, et surtout aux américains. En France, contrairement aux pays anglo-saxons, la modernité, ce qu’il nomme « la Démocratie », s’effectue contre un « Ancien régime », inconnu des anglais et des américains. Il y a donc selon Tocqueville une illusion des révolutionnaires français qui est de croire que l’individu démocratique naît de la Révolution alors qu’il est le fruit d’une longue sédimentation historique. C’est tout l’objet de l’Ancien Régime et la Révolution.

Or, cette vision tocquevillienne aura des conséquences que Tocqueville n’aurait jamais pu imaginer. En effet, l’illusion révolutionnaire jouera un rôle primordial dans la constitution des totalitarismes au XXème siècle. C’est de cette illusion, par exemple, que provient la théorie révolutionnaire d’un Marx ou d’un Lénine comme si au fond la Révolution française avait fait croire aux hommes que la Révolution était l’unique moyen pour résoudre les contradictions de la modernité. A travers la Révolution, c’est d’ailleurs la toute-puissance du Politique qui sera mise au service des idéologies communistes et fascistes.

On peut également dire que parce qu’il n’y a pas eu de Révolution aux Etats-Unis, et donc pas « d’Ancien Régime », les américains ont été immunisés très tôt par les tentations totalitaires, la Révolution n’ayant pour eux guère plus de sens que le Socialisme.

Tocqueville (en image) fut donc un penseur primordial de la modernité. Cette dernière, en plus de façonner un homme indépendant et isolé de ses semblables, proie facile plus tard pour tous les totalitarismes, crée chez l’homme une irrésistible « passion égalitaire » rendant insupportable l’extraordinaire inégalité des richesses engendrée par le capitalisme sauvage du XIXème siècle. A cette contradiction, s’ajoute une profonde illusion en Europe sur la puissance révolutionnaire de modifier radicalement le cours des choses, illusion qui conduit les modernes à privilégier l’action violente plutôt que les réformes.

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Louis Dumont et la société de marché

Sociologue de formation, Louis Dumont n’a pas connu comme Constant et Tocqueville les frissons de l’engagement politique. Il se fait connaître par ses travaux sur la société indienne, travaux qui l’ont sensibilisé sur les questions centrales de l’individualisme et de l’holisme. C’est ainsi en Inde que Dumont a pu se rendre compte des effets déstabilisateurs de la modernité sur les structures sociales.

Il fut en fait grandement inspiré par l’œuvre fondatrice de Karl Polanyi, La grande Transformation, publiée en 1944. Pour Dumont, la société moderne se différencie de toutes les autres par « la séparation radicale des aspects économiques du tissu social et leur construction en un domaine autonome » (5). En d’autres termes, la modernité, contrairement aux périodes précédentes, est traversée par une rupture anthropologique fondamentale faisant des sociétés humaines des « sociétés de marché ». C’est ce que Polanyi (en image)nomme le « désencastrement de l’économie ».

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Dans les sociétés pré-modernes, l’économie existe mais en tant que subordonnée à la totalité sociale de sorte qu’elle n’est qu’un rouage, d’ailleurs peu important, de l’ordre collectif. A l’inverse, dans les sociétés modernes, l’économie prend une place démesurée dans les consciences individuelles. C’est que loin d’être une simple sphère d’existence de la vie humaine, l’économie fait figure aujourd’hui de totalité de l’ordre social.

Le tournant se déroule en Angleterre au moment de la Révolution industrielle au XVIIIème siècle puis s’exporte dans le reste de l’Europe au XIXème. Selon Polanyi, la « société de marché » prend forme dès lors que la terre, la monnaie et le travail sont marchandisés, c’est-à-dire dès lors que ces trois institutions font l’objet d’une confrontation entre une offre et une demande. Marx avait vu pareillement que le « Capitalisme » prend naissance au moment où les propriétaires fonciers anglais privatisent leurs terres grâce aux « enclosures ». Se développe dès lors une sphère autonome où interagissent des offreurs et des consommateurs : le marché.

Ce point est capital et rejoint la définition que donne Constant sur « la liberté des modernes » car le marché devient le lieu théorique où s’exprime ce type de liberté. Ainsi, les modernes inscrivent leur « jouissance paisible de l’indépendance privée » au sein de cette sphère économique. Bien entendu, ce domaine économique doit le plus possible échapper à l’emprise du Politique si l’on souhaite s’assurer que la liberté individuelle de chacun soit respectée. On retrouve là l’origine de la pensée libérale. L’économie n’est en fait que le domaine de satisfaction des intérêts privés, personnelles, tandis que le Politique, lui, poursuit un objectif collectif. On pourrait ainsi dire que l’économique représente la tyrannie de l’individu vis-à-vis du collectif et que la Politique, à l’inverse, représente la tyrannie du collectif sur l’individu.

Dumont (en image ci-dessous) exprime quand même une vive inquiétude quant à l’avenir de ces « sociétés de marché ». En effet, si l’économie est la sphère des intérêts individuels, sur quelles bases construire le lien social ? En d’autres termes, le marché peut-il faire office de société ? Sur cette question, les fascistes et les communistes répondent clairement non, les libéraux oui mais. Oui mais car si pour certains libéraux comme Hayek le marché est un « ordre spontané », d’autres comme Adam Smith (6) où Montesquieu pensent que le Marché ne peut fonctionner sans une réalité anthropologique qui lui est extérieure et qui lui assure une base indispensable pour faire société, la sympathie pour Smith, les mœurs pour Montesquieu.

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En cela, le marché et la modernité agissent selon le terme de Péguy en « parasite » (7) ne vivant que sur des réalités pré-modernes qu’elle contribue à détruire. C’est dans ce sens que prennent appui les fascistes et les communistes pour envisager un nouvel ordre social. Pour eux, il est nécessaire de replacer la primauté du collectif sur l’individu et de revenir sur la séparation de l’économique d’avec le politique. Cela passera chez Marx par la réappropriation collective des moyens de production tandis que chez Hitler cela passera par la soumission totale de l’individu aux impératifs de la communauté raciale.

Dumont nous offre donc une image d’une modernité dans laquelle les individus ne tissent des liens sociaux qu’à travers l’entremise du Marché. L’homme moderne est ainsi par nature individualiste pris dans le sens qu’il place la satisfaction de ces intérêts personnels avant toute considération collective. Contrairement aux sociétés holistes, la société moderne met en œuvre la primauté de l’économique sur le politique de sorte que toute notion de « bien commun » est laissée à l’abandon.

 

Constant, Tocqueville, Dumont, de ces trois auteurs, nous avons pu voir en quoi la modernité est une époque complètement différente des autres. Contrairement au citoyen athénien ou au paysan des campagnes du Moyen-âge, pour qui ni l’appartenance à une communauté ni la soumission aux impératifs de la collectivité ne faisaient défaut, l’homme moderne s’est replié sur sa sphère d’intérêts privés. Par la même, ses relations tendent à être dominées par la logique marchande si bien que l’économie devient son unique sujet de préoccupation.

Mais, étant privé de l’appartenance communautaire naturelle de ces ancêtres, le moderne s’interroge sur son rapport à la société. Il est de fait soumis à une angoisse constante quant à sa place dans le monde d’autant plus qu’il n’a plus d’instrument politique pour modifier son destin. Se crée alors une « masse » d’individus, isolés entre eux et n’ayant aucune protection communautaire. C’est pourquoi Arendt avait parfaitement raison de souligner que cette « atomisation des masses », typique de la modernité, offre le champ libre aux Etats totalitaires pour assurer leur domination sans partage.

Le fascisme et le communisme sont donc de fait des enfants de la modernité. Toutes deux souhaitent en effet reformer cette emprise de la communauté que l’homme moderne a délaissé (8). L’objectif pour eux n’est d’ailleurs pas de revenir aux anciennes communautés mais de créer une nouvelle communauté, un nouveau stade de l’humanité dans lequel l’homme serait de nouveau subordonné aux exigences de la collectivité. Pour les communistes, cette communauté serait la société prolétarienne. Pour les Nazis, elle serait le Reich de mille ans. Dans tous les cas, cette société ne peut advenir qu’en rompant radicalement avec la société moderne ce qui fait de ces idéologies incontestablement des idéologies révolutionnaires.

 

(1) L’expression de Carl Schmitt

(2) Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814)

(3) Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835)

(4) « L’atomisation sociale et l’individualisation extrême précédèrent les mouvements de masse qui attirèrent les gens complètement inorganisés, les individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de reconnaître les attaches et les obligations sociales, beaucoup plus facilement et plus vite que les membres, sociables et non individualistes des partis traditionnels. » (H. Arendt, Le système totalitaire)

(5) Louis Dumont, Homo aequalis (1977)

(6) Adam Smith développe ce point dans La Théorie des sentiments moraux (1759)

(7) « Le monde moderne est, aussi, essentiellement parasite. Il ne tire sa force ou son apparence de force, que des régimes qu’il combat, des mondes qu’il a entrepris de désintégrer ». « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne » [1914]. Charles Péguy.

(8) C’est tout le sens de l’expression de Polanyi : « Pour comprendre le Fascisme allemand, nous devons revenir à l’Angleterre de Ricardo ».

 

*Liste des articles de la série Fascisme et communisme :

1/20) La naissance de la modernité

2/20) La passion révolutionnaire

3/20) La haine de la bourgeoisie et antisémitisme

4/20) La première guerre mondiale

5/20) Octobre 17 et la dictature de Lénine

6/20) Bolchévisation de l’Europe et fascisme

7/20) Staline et « le socialisme dans un seul pays »

8/20) Le national-socialisme

9/20) Arendt et le système totalitaire

10/20) L’Antifascisme

11/20) La guerre d’Espagne

12/20) La seconde guerre mondiale, partie 1 : l’alliance

13/20) La seconde guerre mondiale, partie 2 : Hitler contre Staline

14/20) L’Europe de l’Est et « l’Occident kidnappé »

15/20) La mondialisation du Communisme

16/20) L’aliénation des intellectuels

17/20) La déstalinisation

18/20) Solidarnosc et dissidence

19/20) La fin du Communisme, partie 1 : évènements

20/20) La fin du Communisme, partie 2 : causes profondes

La weltanschauung hitlérienne : les nazis et leur vision du monde

La weltanschauung hitlérienne : les nazis et leur vision du monde

En 1961, en plein procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt venait de publier un article retentissant sur la « banalité du mal » *. La philosophe tentait alors de comprendre comment ce fonctionnaire autrichien avait pu organiser un crime aussi monstrueux que l’extermination presque industrielle des peuples juifs et tziganes. C’est que pour elle, cet homme est pris dans un système idéologique le privant de toute capacité de réflexion et devient de fait une forme de robots appliquant mécaniquement les ordres qui lui sont assignés. Il est vrai que ce schéma est un peu réducteur et néglige assurément l’adhésion personnelle de cet homme à l’idéologie nazie mais l’intérêt du travail de Arendt est d’essayer de comprendre l’impensable et ainsi de saisir en profondeur la structure de pensée qui a poussé des milliers d’hommes à exterminer six millions de juifs.

Aujourd’hui, un tel travail doit être une nouvelle fois entrepris car à l’exception de quelques ouvrages remarquables sur le sujet**, le Nazisme et surtout sa vision du monde (Weltanschauung) sont de moins en moins étudiés et donc compris par nos contemporains. Certes, le documentaire Apocalypse Hitler diffusé il y a quelques années sur France 2 a connu un beau succès d’audience mais en dépit de toutes ses qualités, le documentaire ne s’intéresse qu’à la forme (terreur, guerre, les camps) du Nazisme sans analyser le fond, à savoir l’idéologie qui sous-tend et qui donne un sens aux actes des nazies. Car là se situe le problème actuel, en ne regardant que les actions des nazis, nous avons totalement oublié la matrice de pensée qui structure ces actions. C’est pourquoi j’ai décidé d’essayer, du haut de ma modeste personne, de comprendre la weltanschauung hitlérienne et l’idéologie nazie.

 

L’idéologie selon Hannah Arendt

Avant d’analyser en détail le nazisme, il nous faut s’intéresser à l’idéologie en elle-même et aux mécanismes qui permettent de comprendre comment l’idéologie structure la pensée d’un individu. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt décrit de manière remarquable ce processus. Bien entendu, le Nazisme ne fut pas la seule idéologie dans l’histoire des hommes. Le communisme et le libéralisme sont également des idéologies tout comme peut l’être aujourd’hui le progressisme. Le point central d’une idéologie, c’est qu’elle « est la logique d’une idée ». Par la même nous dit Arendt, « l’idéologie traite l’enchaînement des événements comme s’il obéissait à la même loi que l’exposition logique de son idée ».

En d’autres termes, l’idéologie se présente comme une loi historique permettant à l’homme d’expliquer le passé, le présent et le futur au moyen d’un processus logique. Par exemple, le communisme donne à ceux qui y adhèrent une compréhension d’ensemble du mouvement historique par le biais de « la lutte des classes ». Ainsi, pour un marxiste, des événements historiques telle que la Révolution française ou la Révolution bolchevique sont regardées au prisme de la loi historique de la lutte entre le bourgeois et le prolétaire. Comme l’affirme Arendt, l’idéologie est donc « une idée qui permet d’expliquer le mouvement de l’histoire comme un processus unique et cohérent. »

Pris dans ce processus logique, l’homme est prisonnier d’un schéma dans lequel tout lui paraît intelligible. Toute pensée devient dès lors subordonnée à l’idéologie de telle sorte que l’individu ne pense plus qu’à l’intérieur d’une matrice déterminée par la logique idéologique. L’idéologie apparaît ainsi comme une vérité scientifique embrigadant l’individu dans un mouvement de pensée unique et cohérent.

 

L’idéologie chez les nazis

L’idéologie nazie fonctionne comme toutes les autres idéologies. Comme elles, le Nazisme offre à ces adhérents une explication logique et cohérente du mouvement historique. Raymond Aron parlait justement de « philosophie de l’histoire » entendue de sorte que l’histoire suivrait une « loi » naturelle qui est celle de l’idéologie. Pour les communistes, cette loi est économique. Pour les nazis, elle est biologique et fondée sur une vision exclusivement raciale. La grande difficulté aujourd’hui réside dans notre incapacité absolue à penser cette vision raciale du monde d’où une tendance à réduire le Nazisme à des éléments connus comme l’impérialisme, le nationalisme où la dictature personnelle. Mais tous ces attributs du régime nazi ne prennent leur sens qu’à partir de l’idéologie. En d’autres termes, l’idéologie nazie donne au nationalisme et à l’impérialisme hitlérien une connotation spécifique lui attribuant un sens totalement différent que les autres nationalismes ou impérialismes.

Cette vision du monde nazie qui représente le fondement de cette idéologie fut exposée une première fois dans Mein Kampf en 1925 puis connut un approfondissement à l’aide d’une grande partie de l’élite intellectuelle allemande à partir de janvier 1933. Le fait que des grands intellectuels comme Heidegger ou Carl Schmitt ont pu être soumis à l’idéologie nazie n’a jamais manqué d’étonner mais il faut rappeler que comme le montre Georges Orwell dans ses romans, l’intellectuel est en réalité beaucoup plus enclin à tomber dans l’idéologie que l’homme normal. Loin de l’image du nazi idiot et stupide, la réalité historique a montré au contraire que le régime nazi a recruté l’essentiel de ses cadres parmi les hauts diplômés des universités allemandes. Ainsi, parmi les quatre commandants des Einsatzgruppen, trois sont diplômés d’un doctorat à l’université. C’est que tous ces hommes d’un haut niveau intellectuel sont prisonniers de l’idéologie dont ils sont subjugués et totalement aliénés.

La propagande et la terreur n’ont d’ailleurs joué qu’un rôle mineur pour attirer les intellectuels, c’est la puissance de la logique idéologique qui explique leurs adhésions au Nazisme. Par la même, il se saisissait d’une pseudo-loi historique leur offrant une compréhension logique et cohérente du monde. Or, dans ce schéma, tout fait est interprété selon la logique idéologique et ne peut se comprendre en-dehors de ce cadre. Une théorie aussi fausse que l’inégalité des races peut dès lors se présenter comme la théorie la plus rationnelle qui existe.

En fait, dans l’idéologie nazie comme dans le communisme, l’idéologie se base au départ sur une théorie fausse mais dès lors qu’à partir de cette théorie l’ensemble qui suit est cohérent et logique alors c’est toute l’idéologie qui est parée d’une vertu de rationalité. Il s’agit donc d’une perversion du rationalisme tel qu’il est apparu au moment de la Renaissance. Ce qui fait la puissance des idéologies nazis et communistes, c’est que toute moralité, toute éthique est sacrifiée sur l’autel de la nécessité historique, « la lutte des classes » pour le communisme, « la guerre raciale » pour le Nazisme. C’est pourquoi des individus aussi intelligents que Heidegger, Sartre, Schmitt ou Merleau-Ponty ont justifié des crimes de masse, prisonniers qu’ils étaient d’une idéologie mortifère. Les élites allemandes sous Hitler comme celles de l’URSS sous Staline étaient donc soumis à un conditionnement idéologique qui les ont détachés à la fois de tout bon sens et des vertus morales nécessaires pour s’opposer aux crimes commis au nom des « lois » naturelles du mouvement historique.

 

La Weltanschauung hitlérienne

C’est donc une fois qu’on a compris les ressorts de l’emprise idéologique sur les comportements humains que nous devons analyser la propre vision idéologique du Nazisme. Le fondement de cette dernière est simple, elle consiste à présenter le monde comme une gigantesque guerre raciale dans lequel les nazis mettent en place une hiérarchisation en fonction de critères biologiques. Pour Hitler et les nazis, tout, de l’art au droit en passant même par les idées politiques, découlent de la race. Dans Mein Kampf, Hitler dit par exemple : « Contrairement aux mondes bourgeois et judéo-marxiste, la philosophie populaire estime que l’importance de l’humanité réside dans les éléments fondamentaux de la race. Elle ne voit dans l’Etat qu’un moyen destiné à atteindre une fin sur laquelle doit se maintenir et se préserver l’existence de l’homme en tant que race. »

Ainsi, selon lui, « une œuvre de culture, fût-elle une cathédrale médiévale, une peinture de la Renaissance ou un traité de philosophie grecque n’est pas le produit de l’inspiration ou du libre-arbitre d’un individu mais le produit du déterminisme racial. » ** C’est pourquoi les nazis emploient l’expression « d’art dégénéré », c’est-à-dire déchu de son genre et de son espèce. Dans cette logique, la race est une notion statique au sens où elle est nécessairement similaire depuis le début de l’histoire des hommes. De fait pour les nazis, le métissage est une abomination puisqu’il conduit à la dégénérescence de la race et ainsi à son extermination progressive. Les lois de Nuremberg en 1935 seront la mise en œuvre de cette idéologie.

De même, les nazis interprètent l’histoire en fonction d’une guerre des races prenant appui sur une théorie absurde d’une Grèce antique composée de Germains. Ainsi, ils voient dans la Grèce de Platon l’âge d’or de l’humanité étant donné qu’étant de la race supérieure des nordiques, les grecs anciens ont inventé la société idéale. On retrouve ici la conviction qu’ont les nazis que la grandeur d’une société n’est que le produit d’un déterminisme racial, la qualité d’une société ne dépendant in fine que de la qualité de la race. Les aryens étant pour les nazis la race la plus supérieure, une société composée seulement d’Aryens ne pourrait être que la plus grande société possible comme le fut la Grèce de Platon et de Socrate. Or, selon eux, cette société s’est effondrée sous l’effet de l’intégration de peuples inférieurs comme les perses suite aux conquêtes d’Alexandre Le Grand. S’en est suivi dès lors un lent déclin dû à la dégénérescence raciale qu’a conduit le métissage dans les empires grecs puis romains. Même le Christianisme avec sa morale universaliste est considéré par les nazis comme un facteur de dissolution de la race nordique.

Or, c’est à cette longue dégénérescence que le Nazisme veut mettre fin. Hitler propose alors d’être celui qui va sauver la race nordique d’une extermination certaine. Son objectif est de créer une communauté raciale composée exclusivement d’aryen et d’hommes de race germanique et nordique. De fait, pour atteindre son but, il prendra des mesures impitoyables comme l’extermination des handicapés, la stérilisation des femmes alcooliques et malades ou encore la liquidation des minorités non allemandes. Mais là encore, la société allemande trouvera normal l’application de ces mesures pris qu’ils sont dans le système idéologique que j’ai expliqué dans la deuxième partie.

Il faut toujours se rappeler que dans la vision du monde nazie, le destin de l’humanité dépend du sort de la race supérieure ce qui induit que cette dernière doit être préservée à tout prix. Si d’ailleurs on se place dans cette idéologie, le fait de protéger la race nordique revient à protéger l’humanité toute entière. Ainsi, les nazis justifient l’extermination de peuples entiers au nom de la survie de l’humanité. On voit là tous les effets désastreux de l’idéologie et du raisonnement logique qui la sous-tend. Toute la politique étrangère sera ainsi orientée selon cette logique raciale et notamment la conquête du Lebensraum à l’Est servant « d’espace vital » au peuple aryen. Il n’y a donc jamais eu chez Hitler de logique utilitaire ou économique. Toute sa pensée se tourne vers la construction d’un espace racialement pure au mépris de toute considération morale et économique. Par exemple, les nazis n’ont jamais envisagé autre chose que l’exclusion ou l’extermination des juifs alors même que le bon sens économique commanderait de les utiliser comme des « travailleurs-esclaves », comme d’ailleurs le préconisait l’ensemble du patronat allemand à cet époque.

Le fait est que les nazis considèrent la nécessité raciale avant l’utilité économique. Les juifs eux-mêmes, dans les camps de concentration, n’ont longtemps pas cru à la politique d’extermination, se croyant protégé par leur utilité économique en tant que travailleur. C’est qu’il n’avait pas compris la logique intrinsèque du nazisme qui est justement de faire passer « la lutte des races » avant toute considération économique. Pour les nazis, le juif doit être exterminé en priorité car il se trouve être la race inférieure. En tant que telle, la société qu’il promeut marque le déclin inexorable de l’humanité. Mais pour Hitler, le « juif » va encore plus loin puisque non seulement il menace la survie de l’humanité mais il s’attache à dissoudre la race germanique dans un métissage des races. C’est ainsi que pour le Nazisme, le « juif » devient le symbole des idées universalistes que sont le libéralisme, le communisme ou encore le Christianisme.

Il y va donc de la survie de l’humanité pour Hitler d’exterminer les juifs. Par conséquent, c’est au nom de cette idéologie que les Einsatzgruppen ont liquidé tant de juifs en Ukraine ou dans les pays baltes convaincus qu’ils étaient qu’ils agissaient en fait pour le bien de l’humanité. L’idéologie crée ainsi chez ces individus une absence totale de morale et de réflexion. Au nom de sa propre logique, elle les pousse à commettre des crimes inenvisageables en dehors d’elle. Bien sûr, ce principe idéologique ne peut reposer que sur une adhésion préalable des individus à ce schéma de pensée. Il est de fait tout à fait vrai de considérer que Hannah Arendt a sous-estimé l’adhésion personnelle des individus à l’idéologie nazie dans son rapport sur Eichmann. L’idéologie nazie, reposant sur la weltanschauung hitlérienne, est donc au fondement de toutes les décisions du IIIème Reich.

 

*Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal (1963)

** Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (2017)

Les intellectuels français et la révolution d’Octobre : analyse d’un mythe

Les intellectuels français et la révolution d’Octobre : analyse d’un mythe

 

Ce fut il y a presque 100 ans jour pour jour. A Petrograd, l’ancienne cité des Tsars, Lénine venait de prendre le pouvoir avec une poignée de militants révolutionnaires. Cet épisode qu’on appelle « la révolution d’Octobre » a entrainé derrière lui l’enthousiasme de millions de personnes à travers le monde. Mais ce fut surtout en France où la révolution bolchévique trouva le plus fort écho car en plus de militants déterminés, ce fut une grande partie de l’intelligentsia française qui se trouva soudainement subjuguée par la « révolution d’Octobre ». Ce point est fondamental du fait de l’importance démesurée qu’ont les intellectuels sur la vie politique française. Qu’on pense à tous ces noms glorieux, Sartre, Aragon, Malraux (dans sa jeunesse), Merleau-Ponty ou encore Mathiez, qui tous ont justifié les crimes de masse soviétiques au nom de l’espérance communiste. Paris fut ainsi le plus grand centre intellectuel mondial du communisme tandis que la gauche française fut indéniablement attirée par son pôle révolutionnaire.

Encore aujourd’hui, l’idée communiste d’Octobre 1917 garde une certaine légitimité auprès des intellectuels français et des politiques de gauche au point que toute publication qui fait état de la nature dictatoriale du communisme est par avance délégitimée et ostracisée du débat public. On peut songer par exemple à la réaction indignée d’une grande partie des élites françaises à l’ouvrage collectif Le livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois. Pour eux, l’idée communiste est une noble et généreuse idée, pervertie seulement par des hommes comme Staline ou Mao. Il n’est donc pas étonnant de voir encore aujourd’hui des intellectuels français célébrer avec tant d’emphase « la révolution d ’Octobre ». C’est sur cette illusion du communisme que je vais m’intéresser dans cet article et plus particulièrement sur l’incroyable complicité de beaucoup d’intellectuels français aux crimes de masse de ce dernier. En d’autres termes, je tenterai de comprendre comment des personnes aussi intelligentes que Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty ou Louis Aragon ont-ils pu soutenir l’horreur communiste.

J’y vois pour ma part trois explications à cette illusion qui seront les idée-force de cet article : la passion révolutionnaire, l’universalisme des intellectuels français et la croyance religieuse au « sens de l’histoire ».

La passion révolutionnaire

On ne peut comprendre la fascination des intellectuels français à la Révolution d’Octobre que si l’on prend en compte la puissance de l’idée révolutionnaire. Tocqueville avait déjà montré dans l’Ancien régime et la Révolution à quel point l’intelligentsia parisienne s’était arrogée le statut d’éclaireur de l’histoire et de guide du peuple remplaçant le rôle des clercs au moyen-Age. De ce fait, les intellectuels français ont toujours prétendu faire de la politique tout en se gardant bien d’en assumer concrètement les conséquences, d’où selon Tocqueville « un mépris des faits et un goût immodéré pour la théorie ». En d’autres termes, ils se passionnent non pour la révolution d’Octobre en tant que fait social et politique mais en tant qu’idée révolutionnaire déconnectée de toute réalité.

Car là se situe un des travers français expliquant en grande partie l’attrait des intellectuels pour la Révolution bolchévique, c’est que pour eux l’idée révolutionnaire place au second rang les crimes commis en son nom. Ainsi, ils sont fascinés par la Révolution en tant qu’affirmation de la volonté humaine dans l’histoire, ce que Vico résumait par son célèbre « l’humanité est sa propre œuvre », le reste n’étant que superflu. Cette passion révolutionnaire est d’autant plus forte que depuis la révolution française aucune révolution politique n’avait abouti jusqu’à Octobre 1917. A chaque fois, en 1830, 1848 et en 1871, les révolutions s’étaient soldées par des échecs. Avec la Révolution d’Octobre, c’est donc la seconde fois dans l’histoire qu’une révolution politique réussie. L’intelligentsia française, qui considère la Révolution française comme faisant partie de son patrimoine, voit donc immédiatement la révolution bolchevique comme le prolongement de la Révolution française et de ses suites ratées au XIXème siècle au mépris de toute contextualisation tant historique que géographique.

Or, cette filiation historique douteuse est instrumentalisée par les bolchéviques eux-mêmes leur permettant ainsi de faire de la Russie, pays le plus en retard socialement et économiquement en Europe, une avant-garde autoproclamée de l’humanité. De grands révolutionnaires comme Karl Kautsky ou Rosa Luxembourg mettront justement en avant ce paradoxe pour montrer toute l’illusion de la Révolution bolchevique. En France, au contraire, Lénine est pris mot pour mot. L’héritage révolutionnaire français et son appropriation par l’intelligentsia de gauche a créé en France une forme de calque historique ou l’on compare constamment les deux révolutions.

Ainsi, Lénine est comparé à Robespierre, les soviets au comité de salut public et le gouvernement de Kerenski à la république girondine. Février 1917 serait ainsi 1789 tandis qu’Octobre serait 1793. Cette analogie totalement trompeuse pousse d’ailleurs l’intelligentsia française à justifier les crimes communistes en prenant appui sur le contexte de la révolution française. Boris Souvarine exprime très bien cette pensée : « La révolution prolétarienne russe s’est trouvée en 1918 dans la situation de la Révolution bourgeoise en 1793. Contre elle, à l’extérieur, une coalition mondiale, et à l’intérieur la contre-révolution (complots, sabotages, accaparements, insurrections) et plusieurs Vendées. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les ennemis de la Révolution sont responsables de la Terreur. »

On retrouve dans ce témoignage de Souvarine la quintessence de la pensée de l’intelligentsia. Pour elle, les goulags, le communisme de guerre, la grande famine d’Ukraine ou encore la grande terreur stalinienne, sont justifiés au nom de la lutte conte la contre-révolution comme furent justifiés les crimes de la convention. Le problème de cette analogie, c’est qu’elle masque la dimension intrinsèquement violente du communisme et de la dictature du prolétariat. Dans cette configuration, les crimes ne seraient liés qu’aux circonstances et qu’à la faute des « contre-révolutionnaires », terme suffisamment flou d’ailleurs pour ranger n’importe quel individu au sein du camp ennemi.

L’intelligentsia française, toute obnubilée par le souvenir de la Révolution de 1789, a donc choisi délibérément de justifier les crimes commis par le communisme au nom de l’idéal révolutionnaire. Raymond Aron avait montré comment un Jean-Paul Sartre s’était dans le même temps indigné du Maccarthysme tout en faisant l’apologie des procès staliniens d’après-guerre. C’est que pour le père de l’existentialisme la violence si elle est revêtue des habits révolutionnaires est forcément justifiée et est même entourée d’une aura bienfaitrice. Sartre est donc à l’image de beaucoup d’intellectuels français projetant leur propre idée révolutionnaire, issue de 1789, dans la révolution bolchévique justifiant ainsi la dimension totalitaire du communisme.

L’universalisme des intellectuels français

Si la dimension révolutionnaire a joué un rôle considérable dans l’aveuglement des élites françaises pour comprendre le communisme, elle ne serait être suffisante. En effet, comme l’a montré François Furet* et Zeev Sternhell**, le nazisme et le fascisme ont également une dimension révolutionnaire de transformation de l’homme par lui-même au moyen du « triomphe de la volonté », tout comme le communisme. De ce fait, la violence révolutionnaire nazie serait justifiée de la même manière que les crimes du bolchévisme. Or, il n’en est rien. Loin de moi de justifier les crimes du nazisme mais il convient de dire que les crimes du communisme dépassent de loin en chiffres ceux du nazisme.

Hannah Arendt*** avait d’ailleurs été sévèrement critiqué pour avoir mis sur le même pied totalitaire le national-socialisme et le communisme stalinien. C’est que l’un et l’autre se distingue par leur rapport à l’universel. Comme l’écrit Furet, « le nazisme est la pathologie du particulier et le communisme celui de l’universel ». Ainsi, les crimes commis au nom du communisme seraient d’autant plus légitimes qu’ils sont commis au nom de l’humanité et non au nom d’une nation, d’une race ou d’une communauté particulière. La révolution d’Octobre, en tant que révolution qui se veut universelle, est donc en quelque sorte disculpée pour ses crimes du simple fait qu’elle annonce une humanité réconciliée sur elle-même contrairement au nazisme, prisonnier de son particularisme germanique.

Cette dimension universelle de la révolution bolchévique a joué un rôle considérable dans son attrait auprès des intellectuels français. Ces derniers, en effet, suivant l’exemple de la Révolution française, considèrent toute révolution véritable comme étant tournée vers l’universel. 1789 fut d’ailleurs le moment d’invention de la nation mais en tant que modèle voué à s’universaliser. Or, à partir du moment où la droite s’est accaparée la Nation puis après les deux guerres mondiales attribuées à tort aux nations, l’intelligentsia française s’est mise à rêver aux dépassements des Etat-Nations au profit d’un état supranational mondialisé. Il n’est pas étonnant dès lors que ces intellectuels se tournent vers le marxisme, idéologie qui nie les divisions nationales au profit d’une division planétaire entre le bourgeois et le prolétaire.

C’est donc par le biais de cet universalisme que la pensée communiste a autant séduit l’intelligentsia française au point où dès lors les crimes communistes sont justifiés par la nécessité d’une confrontation globale entre classes sociales. Ainsi, la fascination du communisme tient à ce qu’il annonce l’établissement d’un monde nouveau fait à la fois d’utopies post-nationales et de fraternité entre les peuples. S’y opposer, c’est donc contribuer à empêcher l’édification d’un tel monde. On peut comprendre dès lors pourquoi tant d’intellectuels sont fascinés non seulement par l’idéologie communiste mais aussi par la violence qui s’exerce contre les opposants qui de fait ne peuvent être que fous pour ne pas vouloir un tel monde. Au fond, comme l’a montré l’attitude lamentable de Sartre dans la préface des Damnés de la terre de Frantz Fanon ou il appelait au meurtre de masse contre les pieds-noirs, ces intellectuels sont coincés dans une logique de fuite en avant perpétuelle où l’objectif final d’un monde utopique efface tous les crimes et les violences.

La croyance religieuse au sens de l’histoire

Nous avons donc vu les vecteurs de séduction du communisme auprès de l’intelligentsia française mais il est toujours difficile de comprendre pourquoi des individus aussi intelligents ont-ils pu accepter sans broncher les crimes de masse du communisme. Après tout, Sartre aurait pu très bien être communiste tout en dénonçant les crimes commis en son nom. Le problème vient du fait que ces intellectuels sont totalement aliénés à la pensée communiste, comme prisonniers mentalement d’un dogme qui structure leur vision du monde.

Le marxisme est en effet plus qu’une doctrine politique, c’est une philosophie de l’histoire donnant à tous ses adeptes une interprétation globale de l’univers. Ainsi, les communistes sont convaincus qu’il existe un « sens de l’histoire », celui du matérialisme historique, qui annonce de fait le passage imminent d’un état capitaliste au socialisme. Il convient de remarquer que ce schéma s’inspire très nettement du millénarisme chrétien. En cela, le marxisme peut être interprété, comme Raymond Aron**** l’avait remarqué, comme « une religion séculière ».

Le socialisme joue donc le rôle de substitut au grand récit religieux d’autrefois présentant une interprétation binaire et simpliste de l’histoire des hommes. Les intellectuels « communisants » (le terme est de Aron) deviennent dès lors les gardiens de l’interprétation du dogme leur conférant un rôle similaire aux clercs du moyen-âge. Ce sont donc eux qui déterminent les valeurs et fixent la bonne conduite. Ce sont eux également qui détiennent le pouvoir d’excommunier ceux qui ne sont pas en accord avec le dogme. Camus et Malraux ont fait les frais de ce pouvoir exorbitant de déterminer ce qui est bien ou mal. C’est ici que se situe la capacité d’attraction du communisme car en livrant clé en main une interprétation globale de l’univers, il confère aux intellectuels le statut privilégié d’être les interprètes de l’avenir et les vrais détenteurs de la vérité universelle.

Privilège exorbitant si l’on y regarde bien car il fait de l’intellectuel le juge de la morale et de l’histoire lui donnant de facto un sentiment nietzschéen de toute-puissance. L’expression même de « sens de l’histoire » est d’ailleurs hautement significative car elle indique qu’il y aurait une fin de l’histoire dont seuls les intellectuels auraient connaissance. Encore aujourd’hui, cette formule de « sens de l’histoire » est abondamment utilisée par les élites progressistes pour disqualifier leurs adversaires. Sortir du dogme c’est sortir de l’histoire. C’est donc perdre toute légitimité intellectuelle vis-à-vis de l’intelligentsia. L’excommunication intellectuelle de Gide après son voyage en URSS est l’exemple frappant de ce type de comportement.

On comprend dès lors pourquoi les intellectuels ne peuvent abandonner ce dogme communiste. D’un côté, il leur octroie le privilège exorbitant d’être les éclaireurs de l’avenir de l’humanité, de l’autre, il crée un mécanisme mental d’emprisonnement dans lequel toute critique est interdite sous peine de se retrouver dans le mauvais camp, celui de « l’hérésie ». Georges Orwell avait donc raison lorsqu’il disait que le totalitarisme est moins une affaire de terreur et de contraintes, comme le montrait Arendt, qu’une aliénation mentale et intellectuelle des individus.

Pour résumer, l’intelligentsia française a été immédiatement séduite par la Révolution d’octobre. Cette dernière ranimait en effet l’idée révolutionnaire telle qu’elle fut inventée en 1789 séduisant d’autant plus les intellectuels que ces derniers se considèrent comme les dépositaires du patrimoine révolutionnaire. L’attractivité d’Octobre et du communisme reposent également sur son caractère universel captivant une intelligentsia qui a fait du dépassement de l’Etat-Nation un impératif catégorique. Enfin, le communisme séduit l’intelligentsia car elle lui donne le sentiment de posséder les clés de l’avenir et d’avoir entre ses mains la toute-puissance de l’interprétation historique du monde. Ce sont donc ces trois idée-force qui fondent l’attractivité du communisme et qui expliquent pourquoi de très grands intellectuels français comme Sartre ou Merleau-Ponty ont été fascinés par cette idéologie criminelle.

*François Furet, Le passé d’une illusion (1995)

**Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914, les origines françaises du fascisme (2000)

***Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951)

****Raymond Aron, L’opium des intellectuels (1955)