(Cet article a été écrit avant la mort de Shimon Peres intervenue le 28 septembre 2016)
L’ancien premier ministre et président israélien Shimon Peres vit sans doute ces dernières heures. Ayant subi un accident vasculaire cérébral le 13 septembre, celui que l’on surnomme « l’aigle » est entre « la vie et la mort » selon ces médecins. L’homme, âgé de 93 ans, incarne aux yeux du monde entier la volonté de mettre fin au conflit sans fin entre Israël et ses voisins arabes. Honoré à l’étranger, Shimon Peres est pourtant une personnalité controversée en Israël même. Considéré comme naïf, voire utopique, Peres n’a jamais pu trouver un soutien suffisant dans l’opinion pour mener à bien ces projets cumulant les défaites électorales (1977, 1984, 1988,1996) et les échecs politiques (échec de son initiative de paix en 1987). On peut donc bien parler d’un paradoxe Shimon Peres : si c’est un homme très apprécié des médias occidentaux, sa voix a toujours paru inaudible au sein de son propre pays. Porteur de multiples contradictions, le destin de cet homme politique du 20ième siècle restera indiscutablement lié à la vie politique israélienne auquel il restera pour toujours une figure majeure.
Shimon Peres méritait donc bien un article retraçant sa longue carrière embrassant trait pour trait la vie semée d’embûches de l’Etat Hébreu.
Le patriote Shimon Peres
Shimon Peres, né Perski (Peres étant son nom de guerre), est né en 1923 dans un village en Biélorussie, Vishneva, au sein d’une communauté juive très croyante et conservatrice. Traumatisés par les multiples pogroms anti-juifs aux confins occidentaux de l’empire russe puis soviétique, les parents du jeune Shimon décident d’émigrer en Palestine, au Yishouv, en 1934. Ils rejoignent alors une terre habitée en grande partie par des arabes mais dans laquelle de plus en plus de juifs se réfugient fuyant les persécutions nazies et staliniennes. En 1938, Shimon Perski s’engage au sein de la Haganah, une milice armée sioniste politiquement de gauche commandée par David Ben Gourion qui fondera par la suite l’Etat d’Israël en 1948. C’est auprès de ce leader charismatique que Shimon Peres fait ses premières armes militaires et politiques. Après la guerre d’indépendance (1948-1949), il rejoint le ministère de la défense au poste de secrétaire général. A ce poste, il sera le véritable maître d’œuvre du rapprochement diplomatique avec Paris et Londres qui conduira à une offensive conjointe pour reprendre le canal de Suez (1956) récemment nationalisé par Nasser. C’est par conséquent à cette époque que Peres abandonne la carrière militaire pour se concentrer sur les affaires diplomatiques. Ce choix aura des conséquences sur sa carrière politique, Peres apparaissant comme un « mou » face à des adversaires politiques (Begin, Sharon, Rabin) issus de l’armée et considérés comme plus réalistes par la majorité des israéliens. En outre, sa politique d’amitié avec les chancelleries européennes (Paris, Londres, Berlin) lui vaudra l’inimitié durable de l’establishment américain lui préférant les partisans d’une ligne plus dure.
Le nouveau ministre des territoires occupés
Peres est tout de même élu député en 1959 et devient ministre sous le gouvernement travailliste (gauche) de Golda Meir (1969-1974). Après la guerre des Six-jours (1967) qui a vu Tsahal (forces armées israéliennes) conquérir de vastes territoires (Cisjordanie, Plateau du Golan, Jérusalem-Est, Bande de Gaza), il devient ministre sans portefeuille des territoires conquis. Confronté aux problèmes croissants de la domination israélienne sur des territoires arabes en forte expansion démographique (émeutes, contestation de l’autorité israélienne), Peres est l’un des rares hommes politiques à prendre conscience de l’inéluctabilité d’une révolte d’ampleur de ces territoires. Au contraire, les premiers ministres Golda Meir (1969-1974), Menahem Begin (1977-1983) et Itshak Shamir (1984-1992) ne traiteront pas de ce problème. La surprise fut donc grande en Israël lorsqu’éclata la « première Intifada » en 1987 suivie de la création de nouveaux mouvements (Hamas (2), Jihad Islamique) brisant le monopole de l’OLP(1). Paradoxalement, Shimon Peres ne parviendra pas à capitaliser sur son expérience de ministre, déjà largement battu par le candidat du Likoud (droite) Begin en 1977, il subit une désillusion lors des élections de 1984 ne parvenant pas à obtenir la majorité des sièges. En 1987, il ne parvient pas encore à obtenir le soutien de la Knesset (parlement) pour son projet de paix. Ce dernier devait à terme conduire à la création d’une fédération jordano-palestinienne avec une Cisjordanie démilitarisée. A travers ce projet, Shimon Peres montre des qualités diplomatiques remarquables mais pèche par un excès de naïveté et un manque criant d’habilité politique. Les jordaniens n’auraient pas pu en effet accepter une fédération qui aurait déséquilibré démographiquement le royaume au détriment des tribus bédouines qui y dominent la vie politique depuis son indépendance. De même, Washington n’aurait aucunement accepté l’affaiblissement d’un de ses plus proches alliés en pleine guerre froide. Encore une fois, Shimon Peres ne trouve pas les relais politiques suffisants pour mettre en œuvre ses projets.
Le processus d’Oslo : la consécration de Shimon Peres
Au plus bas politiquement, Peres est remis en selle par la victoire d’un de ses pires ennemies Itshak Rabin en 1992. Ce dernier, qui avait chipé à Peres la tête du parti travailliste, souhaite mettre en œuvre un processus de paix avec le leader de l’OLP Yasser Arafat. Pour mener à bien son programme, Rabin fait naturellement appel au diplomate le plus favorable à un accord de paix, Shimon Peres. Ce dernier devient ministre des affaires étrangères. C’est sous sa tutelle que s’enclenche des pourparlers à Oslo entre les deux ennemies. L’environnement géopolitique mondial pousse en effet les deux parties au dialogue. D’une part, l’effondrement de l’Union Soviétique affaibli considérablement l’OLP et le pousse à se rapprocher de Washington, allié indéfectible de l’Etat Hébreu. D’autre part, l’OLP doit faire face à la concurrence croissante du Hamas. Sous pression interne, Arafat se doit d’apporter des signes tangibles de progrès s’il veut détourner les palestiniens de l’influence islamiste. Ce rapprochement sans précédent conduira à une poignée de main historique entre Rabin et Arafat sur le parvis de la Maison Blanche et débouchera sur la reconnaissance mutuelle des deux parties. Shimon Peres sera considéré comme l’architecte de ce processus et sera récompensé par le prix Nobel de la paix en 1994 en compagnie de Rabin et d’Arafat. Glorifié à l’international, Peres devient l’un des symboles de la paix dans le monde.
L’échec d’Oslo : la triste fin politique de Shimon Peres
Du fait qu’il en a été le maître d’œuvre, Peres subit immanquablement le discrédit dès lors que le processus d’Oslo s’enlise sur le terrain. Ce dernier prévoyait une souveraineté limitée des palestiniens sur certains territoires de Cisjordanie et la Bande de Gaza. Il prévoyait également la mise en œuvre de pourparlers sur des sujets aussi tendus que le statut de Jérusalem, le retour des réfugiés palestiniens et le démantèlement des colonies juives. Dans les faits, dès lors que les discussions ont portés sur ses sujets, le processus s’est enlisé. D’une part, les protagonistes des deux camps ne peuvent faire des concessions sur des sujets aussi sensibles pour leur opinion respective. D’autre part, les extrémistes des deux camps ont volontairement torpillé le processus qui était il est vrai beaucoup plus mal engagé que ne le laissait penser l’avis unanimement partagé des médias occidentaux. Ainsi du côté israélien, l’assassinat d’Itshak Rabin en 1995 et l’opposition de plus en plus résolue de la Knesset induit un scepticisme croissant vis à vis du processus d’Oslo au sein de la population. Du côté palestinien, les attentats perpétrés par le Hamas et le Jihad Islamique trouve un écho favorable dans une frange croissante de la population palestinienne.
Dans ce contexte de désillusion et de montée de la violence, Shimon Peres est largement discrédité et paraît impuissant à contenir la violence aveugle des kamikazes palestiniens. Il est défait par le leader du Likoud Benyamin Netannyahou lors des élections de 1996. Il est ensuite évincé de la tête de son parti par le général Ehud Barak nettement moins « colombe » que lui. En 2004, il quitte son parti pour rejoindre le parti Kadima du premier ministre Ariel Sharon. A tort ou à raison, une partie des israéliens attribue à Peres la responsabilité de l’évacuation de Gaza en 2005 le définissant comme responsable de la prise de la Bande de Gaza par le Hamas en 2007. Même s’il s’agit d’une critique exagérée, elle traduit la méfiance de la population israélienne vis-à-vis d’un homme qu’elle juge naïf et fondamentalement utopique.
Malgré un contexte défavorable sur le terrain, Shimon Peres croit toujours à son projet de paix à « l’européenne ». S’appuyant sur le modèle de l’union européenne, il milite pour la création d’une vaste zone de libre-échange entre Israël et ses voisins arabes. L’interpénétration des économies devant rendre toute guerre contraire aux intérêts économiques des Etats, l’homo economicus aurait remplacé naturellement l’homo bellicus. Or, ce programme est inatteignable en l’état. Premièrement, l’Europe d’après-guerre était sous le contrôle étroit des deux superpuissances (Etats-Unis, URSS) limitant par la dissuasion nucléaire les conflits de grande ampleur, rien de tel dans le cas Israélo-arabe. Deuxièmement, l’Allemagne avait été détruite militairement et placée sous surveillance soviétique et américaine. Ce scénario ne se retrouve pas au Proche-Orient. Enfin, si l’Europe peut se targuer d’avoir une culture commune, le « gap » culturel entre Israélien et palestinien est trop important pour envisager un tel rapprochement dans l’avenir. Encore une fois, Shimon Peres pèche par son tropisme européen le rendant aveugle aux dimensions d’un conflit de plus en plus identitaires et religieux. Son aveuglement face à la montée du Hamas en 1993-1994 est l’exemple frappant de son manque de clairvoyance politique et stratégique. D’ailleurs, son plan s’il suscite un enthousiasme certain chez les élites occidentales est rejeté par l’ensemble des partis directement concernés (Israéliens comme palestiniens).
Habile diplomate, patriote sincère, visionnaire parfois, Shimon Peres reste cependant largement incompris en Israël. Respecté mais pas populaire, telle pourrait être la formule caractérisant la figure de Peres en Israël. Très proche des diplomates européens, il n’a jamais su s’imposer comme un acteur politique crédible aux yeux de Washington et des israéliens. Manquant de charisme et dépourvu de relais politique suffisant, il a été le candidat le plus battu aux élections générales même lorsque l’élection paraissait acquise (1996). Au fond, Shimon Peres a toujours paru à contretemps de la société israélienne. Sa proposition d’une fédération jordano-palestinienne en 1987 puis son projet « d’européanisation du Proche-Orient » se heurteront à des logiques culturels (identitaires, religieuses) qu’il n’a jamais pris réellement au sérieux. Il n’a d’ailleurs pas compris l’islamisation croissante de la cause palestinienne tout comme la « droitisation » de l’électorat juif. Il fut dans les faits un homme de paix dans un pays constamment en guerre. Malgré tout, sa mort serait une perte pour l’état hébreu qui serait privé de l’un de ses meilleurs ambassadeurs dans le monde. On ne peut que saluer cet homme volontaire bien qu’utopique qui restera jusqu’à la fin de ses jours attaché à la grandeur de son pays.
LeHitra’ot (au revoir) Shimon !
(1) OLP: l’organisation de libération de la Palestine fut fondée en 1964 pour regrouper les différentes tendances des nationalistes palestiniens. Son programme est tourné vers un nationalisme laïc.
(2) Hamas: mouvement islamiste proche des Frères Musulmans fondé en 1987 qui appelle dans sa charte à la destruction d’Israël. Il contrôle aujourd’hui la Bande de Gaza.
Livres-sources utilisés :
Djihad de Gilles Kepel
Géopolitique d’Israël de Frédéric Encel et François Thual