Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

« Les américains viennent de Mars, les européens de Vénus »

Robert Kagan, La puissance et la faiblesse (2003)

 

Certains livres méritent d’être relus tant ils s’appliquent parfaitement au contexte actuel. Quinze ans après sa sortie, La Puissance et la Faiblesse de Robert Kagan est incontestablement l’un d’entre eux. Décrivant les Etats-Unis comme « venant de Mars et les européens de Vénus », il pointait du doigt la différence fondamentale de vision du monde entre les deux rives de l’Atlantique, différence qui n’a guère disparu de nos jours.

Il écrivait ainsi en 2003 : « Les Etats-Unis recourent plus vite à la force et, par comparaison avec l’Europe, s’accommodent moins bien de la diplomatie. En général, les Américains considèrent que le monde est partagé entre le bien et le mal, entre les amis et les ennemis, alors que, pour les Européens, le tableau est plus complexe. […] Ils essaient d’influencer sur l’autre par des voies subtiles et indirectes. Ils tolèrent plus volontiers l’échec et se montrent plus patients quand les solutions tardent à venir. Face à un problème, ils sont en général plus favorables à une réaction pacifique et préfèrent la négociation, la diplomatie et la persuasion à la coercition. »

Ecrivez ces lignes aujourd’hui et vous retrouverez sensiblement les mêmes contradictions entre Washington et l’Europe. Trump méprise ainsi la diplomatie, n’hésitant pas à se retirer des accords multilatéraux de Paris (sur le climat) et de Vienne (sur le nucléaire iranien), et fonde sa politique extérieure sur une pure application des rapports de force. A l’inverse, les européens se sont faits les chantres d’un ordre multilatéral fondé sur le droit international.

Cette différence de philosophie internationale mérite donc plus que jamais que l’on s’y attarde si l’on veut comprendre la grande divergence actuelle entre les Etats-Unis de Trump et l’Europe des 27.

 

Une Amérique hobbesienne et une Europe Kantienne

L’immense intérêt de l’ouvrage de Kagan est de mettre fin au mythe de « l’Occident » pris comme un tout indivisible et de replacer à l’inverse les contradictions philosophiques fondamentales qui sous-tendent les politiques étrangères entre les deux rives de l’Atlantique. Pour lui, les Etats-Unis seraient ainsi par essence une puissance « hobbesienne » tandis que l’Europe céderait à l’idéalisme kantien.

Pour Hobbes, en effet, le monde se compose d’abord d’un « Etat de nature » dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Épris de considérations égoïstes et désireux de dominer l’autre, les hommes se retrouvent dans la crainte permanente quant à leur sécurité physique privilégiant dès lors une véritable soumission à un Etat, le Léviathan, qui leur apporte en contrepartie la paix et la prospérité.

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Or, même si Hobbes n’a jamais écrit sur les relations internationales proprement dites, on peut considérer que l’image d’un état de nature chaotique et violent s’applique aussi aux relations entre peuples. Souhaitant se protéger, ces derniers ont eu historiquement tendance à se soumettre à un « Léviathan », c’est-à-dire à un empire ou à une puissance hégémonique. Les Etats-Unis ont joué ce rôle de garant des pays démocratiques contre l’URSS et continuent aujourd’hui à être le « Léviathan » des monarchies du Golfe dans cet Etat de nature qu’est le Moyen-Orient.

De plus, Hobbes montrait que l’Etat Léviathan avait tendance à être en constante expansion territoriale s’il voulait garantir au mieux la protection de ses sujets. En d’autres termes, la paix mondiale ne peut provenir que de l’empire ou de l’hégémonie d’une nation, cette dernière étant dans l’obligation d’imposer l’ordre et de mettre fin à l’Etat de nature.

En cela, les Etats-Unis sont l’incarnation même de cette puissance hégémonique hobbesienne. D’une part, ils sont convaincus d’être un pays élu par Dieu pour libérer le monde de la tyrannie et du chaos, soit en termes hobbesiens de jouer le rôle de Léviathan. D’autre part, ils conçoivent l’ordre international comme un clivage entre le monde libre protégé par l’hégémonie américaine et le monde non-libre, dont Washington a l’obligation morale de convertir aux principes démocratiques. C’est pourquoi, les Etats-Unis n’hésitent pas utiliser les contraintes militaires ou économiques pour atteindre cet objectif.

Au contraire, l’Europe est fondamentalement kantienne dans son approche des relations internationales. Pour Kant, s’inspirant de Hobbes, ces dernières sont d’abord régies par la loi du plus fort de l’Etat de nature. Mais dans son Projet de paix perpétuelle (1795), et contrairement au philosophe anglais, le père de l’Aufklärung refuse que la paix mondiale soit imposée par un Léviathan. Il prône plutôt une fédération mondiale d’Etats liés entre eux par des lois internationales et par le libre-échange. Il ajoute même que cette fédération ne peut pas s’étendre au moyen de la guerre car sinon la liberté cesserait d’exister. Au contraire, selon lui c’est l’attractivité d’une fédération en paix qui permettrait la globalisation de ce principe fédératif.

kant

Il écrivait ainsi : « La possibilité de réaliser une telle fédération, qui peu à peu embrasserait tous les États, et qui les conduirait ainsi à une paix perpétuelle, peut être démontrée. Car si le bonheur voulait qu’un peuple aussi puissant qu’éclairé, pût se constituer en république (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative ; d’autres États pourraient y adhérer pour garantir leur liberté d’après les principes du droit international, et cette alliance pourrait ainsi s’étendre insensiblement et indéfiniment ».

Kant avait donc établi en théorie ce que sera la construction européenne un siècle et demi plus tard.

Bien sûr, certains diront que cette distinction entre puissance hobbesienne et fédération kantienne n’est pas tout le temps exact. Certains démocrates sont ainsi plus proches de Kant que de Hobbes. De même, en Europe, la Grande-Bretagne et la France défendent des politiques de puissance hobbesienne. Mais ces exemples sont davantage l’exception que la règle. Les présidents démocrates ont ainsi conduit des politiques militaires musclées que ce soit au Vietnam, en Yougoslavie ou encore en Libye, loin de l’idéalisme kantien. De même, la France et le Royaume-Uni semblent s’aligner sur une politique multilatérale de respect des droits internationaux, bien que la tentation de la force n’ait jamais vraiment disparu.

L’un inspiré par Hobbes, l’autre par Kant, Washington et l’Europe n’envisagent pas les relations internationales avec les mêmes points de vue idéologiques. En matière d’intervention militaire, de multilatéralisme et de libre-échange, par exemple, les divergences sont en tout point frappantes.

 

Trois exemples concrets de divergence philosophique euro-américaine

Pour ce qui est de l’intervention militaire, les Etats-Unis et l’Europe partagent des vues différentes, voire opposées, principalement dans la justification de la guerre. Comme nous l’avons vu, en tant que Léviathan hobbesien, les américains considèrent comme légitimes les interventions militaires visant à défendre la démocratie et les droits humains dans le monde, et ce, sans nécessiter le besoin de le justifier par le droit international. Le cas de l’Irak est évidemment emblématique de cette vision du monde mais auparavant les interventions en Somalie ou au Kosovo rentraient déjà dans ce cadre.

Bush iraq

A l’inverse, les européens voient dans la guerre l’ultime recours une fois toutes les actions diplomatiques épuisées. Ils sont, de même, extrêmement sensibles à l’argument du droit international. Comme Kant l’avait montré, une fédération comme l’Europe a pour but de s’ériger en modèle pour la paix dans le monde. Les européens se voient d’ailleurs comme l’incarnation même, étant donné leur histoire, qu’il est possible de dépasser les velléités conflictuelles en vue de bâtir une ère de paix. Le discours de Dominique De Villepin à l’ONU en 2003 est typique de la philosophie kantienne de l’Europe. Or, en se pensant soi-même comme symbole de paix, les européens ne peuvent admettre une politique de puissance militaire sans se déjuger. C’est d’ailleurs pourquoi une Europe de la Défense ne pourrait être qu’exclusivement défensive, se limitant à la défense du territoire européen et non pas servir, comme on a tendance à le rêver à Paris, comme instrument de puissance hors d’Europe.

de villepin 2003

Le deuxième exemple de divergence grave entre américains et européens repose sur l’importance du multilatéralisme. Pour les américains, les institutions et accords multilatéraux ne sont que des outils à leur disposition pour favoriser l’expansion de l’Etat hobbesien à l’échelle du globe. Par exemple, l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 visait à contraindre Pékin à s’aligner sur les normes occidentales si bien que la libéralisation du marché chinois aurait dû favoriser l’essor de la démocratie. De même l’accord sur l’Iran, en plus de l’arrêt du programme nucléaire, avait pour objectif de renforcer, par la fin des sanctions commerciales, le développement d’une classe moyenne qui pousserait inévitablement les ayatollahs vers la sortie.

Mais dès lors que ces institutions multilatérales échouent à exporter la démocratie, comme dans le cas de la Chine ou de l’Iran, les américains préfèrent bien souvent négliger ces institutions et forcer seuls la décision diplomatique par une politique de rapport de forces comme sous les présidences Bush ou Trump. En fait, pour Washington, le multilatéralisme n’a d’utilité que dès lors qu’il renforce son hégémonie hobbesienne, sinon elle choisit l’unilatéralisme.

Pour l’Europe, à l’inverse, le multilatéralisme est le principe clé sur lequel elle repose. L’union Européenne est en tant que tel une institution multilatérale ce qui fait d’elle la défenseure la plus acharnée d’un tel ordre. Reprenant le rêve kantien, les européens voient dans ces institutions les premiers pas vers une fédération mondiale dont l’UE est censée montrer la voie. Les accords de paris puis sur l’Iran ont été ainsi perçus comme l’ébauche d’une telle fédération. On comprend dès lors le gouffre philosophique qui existe entre une Europe rêvant d’une fédération mondiale et les Etats-Unis convaincus de leur prééminence et de leur rôle providentiel. Les profondes divergences de vue quant au rôle de la Cour pénale internationale incarnent parfaitement cet état de fait.

Enfin, le libre-échange est devenu une pomme de discorde entre les deux alliés. Il est vrai que Trump, en mettant en œuvre une politique protectionniste, s’est détourné de la tradition ricardienne de la politique étrangère américaine. Néanmoins, il ne faudrait pas croire que le libre-échange ait la même signification des deux côtés de l’Atlantique. Ce point est d’ailleurs totalement sous-estimé mais il est pourtant crucial car il explique largement le tournant mercantiliste de Trump.

Pour les Etats-Unis, en effet, le libre-échange est un instrument utilisé en vue de satisfaire les intérêts économiques américains et exporter la démocratie par le marché dans un rôle purement hobbesien de Léviathan. Or, dès lors, qu’en Amérique, une partie importante de l’électorat perçoit le libre-échange comme une menace pour leur prospérité et que l’ouverture économique a échoué ces dernières années à étendre les principes démocratiques dans le monde, et même a favorisé la montée d’autocratie comme la Chine, l’ouverture des échanges a perdu beaucoup de son capital politique.

Au contraire, pour les européens, le libre-échange va bien au-delà des simples considérations économiques. Il est en fait vu comme l’instrument indispensable pour faire advenir la fédération mondiale d’Etats unis par la loi internationale et l’union économique comme Kant l’avait préconisé. En d’autres termes, alors qu’en Amérique le débat commercial reste subordonné à des considérations pragmatiques, l’Europe a adopté une vision parfaitement idéologique du libre-échange. C’est pourquoi, pour les européens, toute politique protectionniste, même à l’échelle européenne, est inconcevable car elle serait contraire à leurs propres principes philosophiques. Il n’est qu’à voir le zèle incroyable de la commission européenne pour signer des accords de libre-échange pour comprendre qu’à Bruxelles, cette politique n’a que peu à voir avec l’économie et beaucoup à voir avec la philosophie.

libre-échange europe canada

Comme Robert Kagan l’avait montré dans La Puissance et la Faiblesse, les Etats-Unis et l’Europe ont donc deux visions différentes des relations internationales. D’un côté, l’Amérique et son Etat souverain hobbesien. De l’autre, l’Europe et son rêve de fédération kantienne. D’un côté, un pays qui joue sur les rapports de force. De l’autre, une union qui les refuse catégoriquement. Tout, en fait, sépare les deux rives de l’Atlantique si l’on prend en compte leur rapport à la philosophie internationale. Les américains ne comprennent pas l’Europe et les européens ne comprennent pas l’Amérique. Et pourtant, ils sont tous deux alliés depuis plus d’un siècle. Comment expliquer dès lors la résilience d’une alliance entre ces deux partenaires si différents l’un de l’autre ?

 

 

La fin de l’ordre libéral international

La fin de l’ordre libéral international

Dans toute l’histoire de l’Amérique, jamais sans doute un président n’avait été autant critiqué en affaires étrangères que Donald Trump. Exprimant son opposition, le célèbre stratège Joseph Nye affirmait ainsi que le président américain constitue « la principale menace à la paix mondiale ». Guerres commerciales, volonté de retrait des principales institutions internationales, menaces contre le multilatéralisme, le président américain a choisi la manière forte pour s’attaquer à l’ordre international. Bien qu’en partie regrettable, cette politique n’aurait dû en aucun cas nous surprendre. En effet, loin d’être le résultat du seul Donald Trump, « l’America First » en politique extérieure n’est que le fruit du délitement progressif de l’ordre libéral international.

Il est vrai que ce dernier a obtenu des résultats extraordinaires dans le passé en termes de prospérité et de paix, mais les fondements sur lequel il reposait sont en train de disparaître. D’ailleurs, sa désagrégation est bien antérieure à Trump lui-même, celui-ci étant bien plus la conséquence de cette évolution que la cause fondamentale.

Comme l’a récemment affirmé Graham Allison (en image ci-dessous) dans Foreign Affairs*, plutôt que de s’accrocher à un ordre international en déliquescence, il serait plus judicieux de prendre acte de son obsolescence et de trouver une nouvelle configuration répondant davantage aux défis contemporains. Cela ne veut évidemment pas dire que ce nouvel ordre ne doit être ni multilatérale, ni libérale ou démocratique, mais il ne serait être une version réactualisée de l’ancien ordre libéral en voie d’effondrement. En d’autres termes, l’ordre libéral international est de facto condamné. L’objectif de cet article sera donc de comprendre les causes de ce délitement.

graham allison

 

L’ordre libéral international

J’appelle par « ordre libéral international », l’ensemble des institutions et des conventions diplomatiques mises en œuvre par les Etats-Unis et leurs alliés depuis 1945 en vue d’assurer leur sécurité et leur prospérité dans le monde. Cet ordre était fondé par et pour cette nouvelle puissance hégémonique qu’était l’Amérique après la seconde guerre mondiale. C’est ici un élément clé si l’on veut comprendre le délitement actuel de cet ordre.

En effet, contrairement à l’idée répandue d’une générosité américaine, l’ordre libéral visait avant tout à défendre exclusivement les intérêts de Washington menacés par la montée en puissance soviétique. D’ailleurs, selon Allison, « les Etats-Unis n’ont historiquement jamais promu le libéralisme dans le monde tant que celui-ci n’était pas en adéquation avec ses propres intérêts »*. Si l’on prend exemple sur le Plan Marshall, il est ainsi ridicule d’affirmer que cette politique fut conçue par pur amour pour les droits de l’homme et la Démocratie. Pour l’Administration Truman, il était clair que le meilleur moyen d’empêcher l’Europe de tomber complètement sous le joug soviétique était d’y faciliter le rétablissement de la prospérité.

De même, Washington était convaincue qu’exporter la Démocratie et l’économie de marché était la meilleure arme contre la propagande communiste. L’ordre libéral international était donc de facto une structure visant à promouvoir les intérêts américains à l’échelle de la planète. En tant que tel, il reposait sur trois piliers.

Le premier concernait la disposition géographique de l’ordre libéral. Car, très loin d’être un ordre international, il fut bien longtemps, jusqu’en 1989, un ensemble minoritaire dans le monde. En réalité, il ne fut guère qu’un bloc occidental dans un monde bipolaire avec l’URSS et ses satellites sans oublier tout un bloc de pays non-alignés. Regroupant l’ensemble du continent américain, à l’exception de Cuba, une partie du monde arabe, de l’Europe occidental et de l’Asie Pacifique, cet ordre ne concentrait qu’une partie très minoritaire de la population mondiale sans compter que ni l’Eurasie, ni la Chine, ni l’Inde n’en faisaient partie.

En plus de cette dimension territoriale et démographique limitée, l’ordre libéral n’existait que par la volonté américaine de prendre en charge sa sécurité. Du pacte du Quincy avec les Saoudiens en 1945 à l’OTAN (en image) en 1949 en passant par l’ANZUS où les traités militaires Américano-japonais et coréens, les Etats-Unis ont multiplié les alliances militaires qu’ils contrôlaient à 100% dans le seul but de lutter contre l’influence soviétique. On peut d’ailleurs voir dans l’attitude américaine, consistant à soutenir les dictatures anti-communistes en Amérique Latine ou les monarchies arabes, la preuve même que l’ordre libéral avait peu à voir avec la Démocratie et beaucoup à voir avec les intérêts immédiats de Washington.

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Enfin, toujours dans l’objectif de renforcer la coalition anti-soviétique, les Etats-Unis vont accompagner un processus d’intégration économique par le biais de politiques de libre-échange et de stabilisation monétaire. Créant à partir des accords de Bretton Woods un ensemble d’institutions libérales comme le GAAT, la BIRD ou le FMI, Washington se mua en champion de l’économie de marché dans le monde. Mais là encore, cette politique fut totalement déterminée par la satisfaction des intérêts américains. En plus de lutter contre le communisme, l’ordre économique libéral favorisait de surcroît l’économie américaine en avance technologiquement et désespérément en quête de nouveaux marchés.

L’ordre libéral international s’est donc construit dans un contexte particulier de guerre froide dans lequel cet ordre servait au mieux les intérêts américains, qu’ils étaient sécuritaires ou économiques. Or, dès que l’Union Soviétique a disparu en tant que menace, il s’est produit une coupure de plus en plus grande entre la promotion de cet ordre libéral et les intérêts de Washington.

 

La grande rupture où quand l’ordre libéral n’est plus bon pour les Etats-Unis

Après la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’URSS, nombreux étaient ceux qui voyaient dans ces événements l’extension à la planète tout entière de l’ordre libéral occidental. Francis Fukuyama publia un livre célèbre La Fin de l’Histoire et Le dernier homme qui capte très bien l’air du temps. Pourtant, rien ne s’est déroulé comme prévu si bien que même la puissance tutélaire, les Etats-Unis, a perdu toute volonté de défendre cet ordre. C’est qu’entre-temps, la situation géopolitique s’est modifiée de telle sorte qu’elle a progressivement sapé les fondements mêmes du consensus sur lequel reposait cet équilibre. En d’autres termes, sa victoire idéologique contre l’URSS a paradoxalement rendu l’ordre libéral international beaucoup plus difficile à tenir.

D’après nos trois piliers décrits plus haut, on peut tout de suite voir un changement radical de structure de cet ordre. Tout d’abord, autrefois confiné au continent américain et à des têtes de pont sur le continent eurasiatique, l’ordre libéral est devenu global. Hormis Cuba et la Corée du Nord, tous les pays de la planète se sont plus ou moins convertis au commerce international et à ses institutions. L’OMC (Ex-GATT) est ainsi passée de 48 pays au moment de la guerre froide à 162 aujourd’hui.

Mais si l’ordre libéral s’est bel et bien internationalisé, le coût supporté par son garant américain devient de facto plus lourd à payer. La situation est d’autant plus critique que l’effondrement de l’influence soviétique a crée des trous noirs géopolitiques où dominent la violence et le chaos. Les Etats-Unis furent dès lors obligés d’intervenir dans des régions autrefois inaccessibles comme en Somalie en 1993, au Liban lors de la guerre civile, au Yémen puis en Afghanistan et en Irak. Or, toutes ces interventions extérieures se sont soldées par des échecs retentissants engloutissant des trillions de dollars de dette.

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Fatigués et ruinés par ces conflits, les américains ne peuvent également pas davantage compter sur leurs alliés pour partager le fardeau. Au contraire, les pays européens, au premier rang duquel l’Allemagne, se comportent en passager clandestin profitant de la sécurité américaine sans rien payer en contrepartie. Élu sur une promesse de retrait, Barack Obama fut le premier président à enterrer partiellement l’ordre libéral en refusant le rôle hégémonique de son pays, quittant l’Irak au milieu du chaos, rejetant toute intervention en Syrie même après que la « ligne rouge » fut dépassée par Assad, et laissant la France et le Royaume-Uni en première ligne dans le conflit libyen. Ce « leadership from behind » est la preuve même qu’avant l’arrivée de Donald Trump, les Etats-Unis ne souhaitaient plus assumer leur rôle habituel de puissance hégémonique et de puissance garante de l’ordre libéral.

L’Amérique a en fait atteint depuis 2009 ce point de rupture décrit par Paul Kennedy comme étant celui d’un « overstretched empire » dans lequel la puissance tutélaire d’un ordre international n’a plus la volonté de jouer son rôle protecteur. Pire, c’est ce même rôle hégémonique qui en absorbant toute l’énergie américaine a fait le jeu de la Chine qui elle n’assume aucune responsabilité internationale, créant une dichotomie flagrante entre l’ordre libéral et les intérêts stratégiques américains.

De plus, loin d’accompagner les intérêts sécuritaires des Etats-Unis, cet ordre s’est montré incapable de répondre aux nouveaux défis du terrorisme et de la cyber-menace. Construit pour lutter contre les soviétiques, il s’est fondé sur des alliances militaires, notamment avec les monarchies wahhabites du Golfe ou le Pakistan, qui à l’époque étaient pleinement justifiées mais qui aujourd’hui paraissent contradictoires avec la lutte contre l’Islam radical. Faut-il se rappeler que les terroristes du 11 Septembre étaient tous issus du royaume saoudien, pays pourtant sous protection américaine. Dans le domaine informatique aussi, l’OTAN est impuissante à protéger l’Occident contre les ingérences russes et chinoises.

11 septembre

Enfin, les intérêts économiques américains ne sont plus assurés au sein de l’ordre libéral international. Autrefois grand bénéficiaire du libre-échange, les Etats-Unis se sont vus rattrapés économiquement par leurs alliés occidentaux dès les années 70. Embarqués dans le même bateau contre le communisme, les américains pardonnaient alors facilement à leurs alliés ce déséquilibre commercial. Mais depuis 1991, le déficit de la balance courante, qui représente une perte financière considérable, n’est plus accepté par le contribuable américain, celui-ci devenant en conséquence de plus en plus critique vis-à-vis du libre-échange.

Le cas le plus grave est celui de la Chine. Etant intégrée à l’ordre libéral par son adhésion à l’OMC en 2001, cette dernière accumule les excédents commerciaux vis-à-vis des Etats-Unis sans pour autant cesser d’être un rival géostratégique. Vue d’un américain moyen, c’est donc l’ordre libéral inventé par et pour les Etats-Unis qui permet à la Chine de monter en puissance et de dépasser à terme le pays de l’Oncle Sam. Comment s’étonner dès lors que le peuple américain se détourne du libre-échange ?

D’ailleurs, dorénavant, une majorité de l’électorat républicain est opposée aux traités de Libre-échange, ce qui est un véritable retournement historique. Ceci crée parfois des paradoxes comme dans le cas du partenariat trans-pacifique, outil destiné à la base pour former un bloc anti-chinois mais qui a dû être abandonné sous la pression de l’électeur américain. Cela traduit en fait une colère grandissante aux Etats-Unis contre un ordre globalisé souvent perçu à tort ou à raison comme étant la principale source d’inégalités et d’appauvrissement de la classe ouvrière.

 

Trump et son « America First » ne sont donc pas apparus de nulle part. En s’attaquant à un ordre international libéral déjà moribond, il ne fait que suivre l’opinion croissante d’une partie des américains. Consciente d’une dichotomie croissante entre le maintien de cet ordre et les intérêts américains, cette opinion n’a cessé de gagner du terrain. En réalité, ceux qui défendent cet ordre au nom de ses succès passés n’ont pas compris que ses fondements mêmes se sont désagrégés depuis 1991. Bâti peu après la seconde guerre mondiale pour conjurer la menace soviétique, il n’a pas survécu à la fin de la guerre froide. Par une ruse de la raison chère à Hegel, c’est au moment où il a semblé triompher que l’ordre libéral a commencé à se déliter posant de nouvelles questions quant à la construction d’un nouvel ordre international.

*Graham Allison, The Myth of the Liberal Order, From historical Accident to Conventionnal Wisdom, Foreign Affairs

Conflits ethniques et aveuglement de l’Occident

Conflits ethniques et aveuglement de l’Occident

« Dans notre politique étrangère, depuis au moins un demi-siècle, nous avons été terriblement aveugles devant la puissance du sentiment ethnique. […]. Cet aveuglement a été le talon d’Achille de la politique étrangère américaine. »

Amy Chua, Political Tribes (2018)

 

Amy Chua n’a jamais eu sa langue dans sa poche lorsqu’il s’agit d’évoquer les sujets tabous de la politique américaine. Dès 2003, au moment même où l’administration Bush exportait « la démocratie » en Irak, cette professeure à Yale publiait un ouvrage à succès dont le titre (en anglais) * était pour le moins évocateur : World on Fire: How Exporting Free Market Democracy Breeds Ethnic Hatred and Global Instability**. Pointant du doigt le manque de perception des enjeux d’identité, elle montrait que loin d’inaugurer une pacification des rapports sociaux, la démocratie et le capitalisme favorisent au contraire les conflits ethniques dans le monde non-occidental en libérant le ressentiment de la majorité contre les minorités culturelles qui dominaient historiquement le pouvoir politique et économique.

15 ans plus tard, l’auteure approfondit encore cette thématique dans son nouveau livre Political Tribes. Prenant pour exemple les interventions en Afghanistan et en Irak, elle met en avant l’aveuglement idéologique des démocraties et leurs profondes incapacités à saisir les dimensions ethniques propres au conflit. Amy Chua n’hésite d’ailleurs pas à remonter dans le temps pour monter qu’historiquement, la méconnaissance des enjeux ethniques fut à l’origine des nombreux échecs de la politique étrangère américaine.

 

L’ethnie au cœur des conflits mondiaux

Déjà lors de la guerre du Vietnam, les administrations successives des président Kennedy, Johnson et Nixon furent aveuglées par leurs visions idéologiques de la guerre froide représentant le Vietnam comme un pion d’un bloc communiste sino-soviétique. Pourtant, et comme le dira en 1995 le premier ministre vietnamien à l’ancien secrétaire d’état Robert McNamara, le pays tient la Chine comme son ennemi héréditaire et historique. Loin d’être manipulé par Pékin, le Vietminh fut en réalité un parti galvanisé non pas par l’idée communiste mais par un profond sens ethnique du nationalisme ce que Washington, obsédé par la théorie du « domino » *** n’a jamais compris.

En Afghanistan, l’aveuglement fut encore plus grand. Etant historiquement dominé par la majorité ethnique des Pachtounes, le pays connaît une guerre civile larvée depuis le renversement de la monarchie issue de cette majorité au profit d’une République largement contrôlée par les minorités Tadjiks, Ouzbèkes ou Hazaras. En réaction, la majorité Pachtoune décida de prendre les armes trouvant dans le mouvement Taliban l’instrument le plus efficace pour revenir au pouvoir. En 2001, après la chute de ces derniers, la coalition occidentale ne cessera d’ignorer la question ethnique au nom d’un clivage abstrait entre démocrates et djihadistes.

Or, ce que les occidentaux n’ont pas compris, c’est qu’en soutenant sans conditions le nouveau pouvoir à Kaboul dans lequel les minorités ethniques sont surreprésentées, ils ont de facto exclu la majorité Pachtoune du pouvoir politique alimentant son ressentiment contre la coalition et la poussant inexorablement dans les bras des Talibans. Le résultat est qu’en ignorant les enjeux ethniques, les occidentaux ont complètement échoué à stabiliser l’Afghanistan comme l’admettra plus tard l’ex commandant de la coalition Stanley McChrystal. 

De fait, l’actualité internationale est constellée de conflits ethniques maladroitement interprétés par les occidentaux. La guerre civile en Ukraine, par exemple, est moins un conflit entre démocrates d’un côté et pro-Kremlin de l’autre qu’une division ethnique entre ukrainophones et russophones. De même, au Mali, l’influence djihadiste est principalement le fruit de la marginalisation politique et économique des populations Touaregs ou Arabes décidée par les majorités ethniques dominantes du Sud du pays. Enfin, en Irak, il est aujourd’hui clairement démontré que l’échec américain a reposé sur sa profonde méconnaissance des clivages ethnico-religieux.

 

L’ethnie, angle mort de l’Occident

Dans chacun des cas évoqués, il existe donc une profonde divergence entre la réalité ethnique des conflits mondiaux et la vision idéologique de l’Occident. C’est que pour les occidentaux, la dimension ethnique ne rentre pas dans les schémas de pensée traditionnel de la politique. Travaillées depuis des siècles par l’état-Nation unitaire et se fondant sur les droits de l’homme, c’est à-dire les droits d’un individu et non d’une communauté, le fonctionnement des démocraties occidentales empêche de saisir les mouvements ethniques à l’intérieur d’une société.

Cela est d’autant plus étrange pour les occidentaux que la mondialisation était censée faciliter l’avènement d’un village global dans lequel seraient abolies les barrières qui entravent l’unité du genre humain qu’elles soient économiques, financières et surtout ethniques. Et pourtant, comme l’a remarquablement démontré Amy Chua dans son premier livre World on Fire, c’est bien la mondialisation qui, en sapant les fondements de l’Etat-Nation et en accélérant les mouvements migratoires, a permis l’émergence de l’ethnie comme mode privilégié d’association communautaire.

Se trouvant confronté à une incertitude fondamentale quant à son identité culturelle dans un monde ouvert, l’individu se réfugie dans le manteau réconfortant du groupe ethnique. Il n’est pas étonnant dès lors de voir une profusion de clashs ethniques depuis 30 ans, de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie aux violences entre Hindous et musulmans en Inde en passant par les pogroms anti-chinois en Asie du Sud-Est dans les années 90. D’une part, l’appartenance ethnique offre un socle culturel et protecteur à l’individu dans un monde en perpétuelle mutation. D’autre part, elle répond à une demande explicite de fraternité au moment où les solidarités traditionnelles et nationales sont liquidées par le capitalisme globalisé.

Aveuglées par leurs considérations idéologiques, les élites occidentales ont échoué à prendre en compte ce phénomène. Que ce soient en Afghanistan, en Irak ou même au Mali, l’angle mort de la question ethnique au sein de la politique étrangère a sapé les tentatives de démocratisation.

Pire, Amy Chua montre que ce même phénomène d’ethnicisation des rapports sociaux frappe dorénavant les démocraties occidentales. Après tout, la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, du Brexit en Grande-Bretagne et la montée d’un discours anti-migrant en Europe représentent la peur des classes populaires indigènes d’être submergées démographiquement selon une lecture ethnique des mouvements migratoires. De cette nouvelle réalité, nous devons y faire face et avant tout en reconnaître son importance dans le monde actuel sous peine de voir cette terrible réalité devenir tout à fait incontrôlable.

 

*Le titre en Français est : Le monde en feu. Violences sociales et mondialisation.

**Un monde en feu ou comment l’exportation de la démocratie capitaliste engendre la haine ethnique et l’instabilité du monde.

***La théorie du « Domino » formée dans les années 50 aux Etats-Unis affirmait que la prise du Sud-Vietnam par les communistes entraînerait la chute de tous les régimes pro-américains d’Asie du Sud.

Is Trump a true Republican?

Is Trump a true Republican?

“In many cases, I probably identify more as Democrat”. If you’re reading this quote, you’re probably thinking it comes from a liberal senator or some Clinton militant. In fact, the author is none other than …… Donald Trump himself. He said it during an interview on CNN with Wolf Blitzer. A lot of ground has been covered since then, and obviously, no one can deny his current hatred for the democrats, but his true political stance remains more than ever a real mystery.

The issue today is that everyone has taken his republican affiliation for granted as if being the republican nominee during the 2016 election ensures his “GOPness”. And yet, some of his political decision since 2017 has proved very much at odds with republican traditions. For instance, his willingness to make a deal with Russian President Vladimir Putin has not been widely shared by republican officials so far, to say the least. On other issues like trade or immigration, president Trump is also far from fitting the GOP standards. Is he truly a Republican then?

 

An undetermined background

To answer that question, we need to understand the President, his behaviour and above all, find the essence of his political mindset. To do so, we shall rewind his life and look deeper into his own background.

If truth be told, we don’t know much about his political point of view in the 70’s when he succeeded in being one of the richest men in New-York. We know he decided to support the democrats in the early 80’s before changing his mind and shifting to the republicans. But even if he was a huge donator to them, he was highly critical on some issues. In 1987, for instance, he bought an entire page of The New York Times to strongly criticize Reagan’s policy on free trade and the laxness on immigration. At that time, of course, his call was largely gone unnoticed.

12 years later, he left the Republican Party to the new Reform Party founded by the businessman Ross Perot who was by the way a former presidential contender. For three years, he had tried unsuccessfully to take over the party and then decided, once more, to wander in the political spectrum by joining the democrats. From 2001 to 2009, Trump was a huge contributor to the Clintons providing them with the amount of 100,000 dollars. And yes, you’re not losing your mind, Donald Trump was known as a close ally of Bill and Hilary. In 2009, soon after the election of Barack Obama, he joined definitively the GOP.

So, if we take a closer look to this background, we can plainly see that Donald Trump had never properly found a party to land. On the one hand, his stance against free trade and immigration marginalized him from both parties. On the other hand, his passage in the Reform Party had shown him that in the USA if you don’t belong to neither the Democratic Party, nor the GOP, you simply can’t win. As a result, and firmly convinced of his ideas and his abilities to overthrow the table, Trump chose to play within the GOP to take it over steadily and relentlessly. It was a truly remarkable strategy that later will allow him to reach the Grail.

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A revolution from within

When Trump entered the Republican Party, it was formed by at least two main cornerstones, especially since Ronal Reagan’s presidency. The first one was freedom of business. It was theorized once by Adam Smith in his famous book The wealth of the Nations in which he described freedom to do business as a perfect way to create society where all the personal interests encourage prosperity through an “invisible hand”. It means that the fastest and easiest path to bolster economic growth is through open markets, free trade, public spending cuts and deregulation. Thus, for instance, every time the democrats try to implement any kind of social safety net, the alarm bells are rigging loudly in the republican ears.

The second republican cornerstone is a conservative vision of the American society. We can probably go back to the “Roe vs Wade” supreme court decision in 1973 to find the genesis of this subsequent change. The rise of the evangelical movement and the extreme polarization following the debate on abortion has shifted the republican values from a liberal party to an all-out conservative movement.

That’s why Donald Trump who didn’t share neither free trade sympathy nor conservative background had been so reluctant to join the party in the first place. In fact, without a major turnaround within the republican base, he would not have had any chance of winning the race. But, for years, though it has been moving quite under the radar, the republican base has drifted from an upper class-based party to a more popular one. In other words, the GOP is now the party of both the white working class and the declining middle class, becoming the main recipient of their anger against globalization, Wall Street and above all immigration. Of course, they’re still rich and conservative people within the GOP but their influence is shrinking compared to the working class’s. It’s not a coincidence if the party has lost historical strongholds, like California and Nevada, and  gained the working Midwest states in return.

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The strength of Donald Trump was to acknowledge this major reversal and use it as a fantastic political leverage. By criticizing the TPA* and the TAFTA**, he managed to ride on the working class’s anger and despair. Furthermore, by hammering out an anti-immigration campaign, he addressed one of the most important concerns of the republican base, an issue that had barely been addressed before. By doing so, Donald trump succeeded in stirring up a collection of strong and resilient supporters. Unable to see the popular wave, his challengers were stuck with the same old-fashioned program and, as a result, were later defeated by a landslide.

As we can see, Donald Trump managed to change the course of the GOP attracting new voters and transforming even the cores of the party’s backbone. He benefited from a major shift within the base whose concerns were much more linked to protectionism and immigration than they used to be. The historical figures within the GOP establishment were obviously deeply troubled by all these changes but unfortunately for them it was all but over.

 

An isolated presidency

It’s generally admitted that once you exercise power, you become more pragmatic and bound to your party. For Trump, it has never been the case. On the contrary, the President is using his presidency to turn progressively the GOP into his own party.

Some people might say that Trump has granted the republicans all bunch of measures clearly aligned with the GOP history. Tax alleviation, public spending cut, financial deregulation, are all part of the traditional republican recipe. But, on many other points, he is at odds with them. Commercially, he has launched an outright trade war against China and Europe rising tariffs on foreign goods and services. On immigration, he has fulfilled his promises to toughen illegal human flow by implementing a “zero-tolerance” policy. On foreign matters, he has wooed a reset with Russia denying any kind of Russian meddling in during the 2016 election.

Consequently, the republican establishment has been strongly divided over a year and a half of Trump’s presidency supporting the pro-business measures and rejecting the others. For instance, a commission of Republican Senators and Members of the House is currently travelling abroad to deliver a strong anti-Putin message and praise NATO, undermining the foundation of Trump’s foreign policy. Likewise, the republican majority in Capitol Hill has refused to spend 4 billion dollars to build the wall on the Mexican border so far, one of the most iconic promise of the President’s campaign. All of this create a very odd situation when probably for the first time, a President who controls both Houses may be more politically isolated than every President before him.

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However, the base remains firmly in Trump’s hands. He can benefit from a solid mattress of nearly 80 % of republican voters, the highest rate ever reached by a President. I have already explained above why the republican base is so fond of Trump and why the establishment has lost any kind of support since the major electoral shift took place. The key is to understand the fact that far from being dropped by his voters, Trump can count on their support to bend the GOP establishment to his will.

With almost 80 % of support, it’s basically a suicide for any republican candidate to criticize the President if he wants to win the mid-term elections. Even if you disagree with the presidency, you must somehow show to your base that you’re in cahoots with him, as the last results in primary elections revealed it. Almost all the declared anti-Trump officials had been beaten by unknown candidates whose only success was to get a support from the White House. In South Carolina, former governor Mark Sanford was surprisingly defeated by a novice, Katie Arrington, after Trump tweeted Sanford was “very unhelpful” and “nothing but trouble”. In Kansas, the trump loyalist Kris Kobach won a close-run primary against the establishment candidate and current incumbent Jeff Colyer.

As a result, the GOP is increasingly becoming a Trump platform rather than a traditional party. By controlling the base, the president is thrusting a terrible dilemma upon the republican establishment. Publicly declare your opposition and you will give up any chance to win the primaries. Pledge full support and you will become less than a pawn in his hands. In reality, we don’t really measure the scope of what’s going on right now within the GOP. It is in fact the beginning of a complete restructuration of the party. Trump is just the emerged face of the iceberg, the embodiment of a full-scaled reversal when the white working class is taking over the base. Like it or not, Trump is succeeding in channelling the movement allowing him to enjoy a strong and enduring support from the republican voters. Trump was never a true republican, but he is right now the face of a new GOP.

 

*Trans-pacific agreement

**Trans-Atlantic free trade agreement

La grande catastrophe économique qui vient

La grande catastrophe économique qui vient

Au début du XVIIIème siècle, l’Angleterre inaugure une nouvelle forme de société connue plus tard sous le nom de capitalisme. Karl Marx en sera indiscutablement un des plus grands critiques pourfendant un système dont « l’extension continue du règne de la marchandise est inscrite au plus profond de sa logique et qui ne peut s’accommoder d’un état dans lequel la saturation des marchés pèserait sur sa dynamique de croissance » (Philippe Moati). La croissance, justement, est le cœur de la dynamique du capitalisme. Ce dernier doit toujours être en mouvement dans une logique « d’accumulation illimitée du capital » où tous rapports et comportements sociaux sont soumis in fine à des intérêts exclusivement marchands. En étendant son emprise sur la société, le capitalisme fait donc de la croissance l’alpha et l’oméga des sociétés humaines.

Or, cette dynamique de croissance ne peut se réaliser d’après Marx qu’à partir de trois facteurs de production : le travail, le capital et la productivité globale des facteurs de production. En dernière instance, seul le travail vivant est réellement indispensable dans la mesure où si la grève des travailleurs d’un pays devenait générale, l’économie de ce pays s’arrêterait sur le champ. Pourtant, le capitalisme est pris dans une contradiction fondamentale, que Marx nomme « baisse tendancielle du taux moyen de profit », pour la simple et bonne raison que s’il repose sur l’exploitation du travail, il lui faut également prendre sans cesse appui sur une révolution technologique permanente afin d’augmenter la productivité globale des facteurs de production. Deux des trois facteurs de production connaissent donc un antagonisme fondamental minant à terme la nécessaire accumulation du capital (ce qu’aujourd’hui nous nommons « la croissance »).

Crise et survie du capitalisme

Cette théorie de Marx, bien qu’elle soit brillante, s’est heurtée plusieurs fois sur le mur de la réalité. En effet, que ce soit en 1882 au moment de l’effondrement boursier de L’Union Générale qu’en 1929, le capitalisme s’est toujours relevé des périodes de crises si bien que la prédiction marxiste a perdu beaucoup de son aura intellectuelle. C’est que Marx a sous-estimé la capacité du capitalisme à survivre à travers la « société de consommation ». Inventée dans les années vingt aux Etats-Unis, cette société permet au système capitaliste de surmonter « la crise des débouchés » dont Sismondi avait montré qu’elle est inhérente à ce système. Aux moyens d’une propagande publicitaire implacable, le marketing, et par le biais d’une redistribution des revenus visant à faire de l’homme un « homme-consommateur », le capitalisme a pu semble-t-il dépasser la loi de la baisse tendancielle des taux de profit. Cette période est même considérée aujourd’hui comme un âge d’or alors même qu’elle fut la période clé où l’homme s’est soumis aux dictats de l’économie.

Cependant, cette phase « fordo-keynesienne » s’est fracassée dans les années 70 devant le décroissement inexorable de la productivité. Le schéma marxiste s’est donc remis en place, le plein-emploi et l’exploitation du travail se retrouvant de nouveau en contradiction avec la productivité globale. Pour surmonter cette nouvelle épreuve, le capitalisme s’est appuyé sur la montée en puissance du capital fictif. Le développement proprement hallucinant de la sphère financière au détriment de « l’économie réelle » a en effet conduit selon Michéa « à asseoir la plus grande partie du nouveau mode d’accumulation du capital, non plus sur la valeur déjà produite mais bien au contraire sur la seule valeur anticipée de la croissance future ». En d’autres termes, la nouvelle richesse capitalistique représente « une accumulation de droits, titres juridiques, sur une production à venir ». Selon la banque des règlements internationaux, le secteur financier est déjà plus de vingt fois supérieur au PIB mondial ce qui signifie que le capital fictif crée vingt fois plus de richesses que la production concrète de marchandises.

L’économie de bulles

On peut voir aisément tous les dangers d’un tel mode d’accumulation capitalistique. La « croissance » repose donc in fine sur une promesse de production de richesses futures en croisant les doigts que les anticipations soient effectivement similaires à la croissance réelle dans l’avenir. En d’autres termes, l’essentiel du mode de croissance actuel consiste « à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ».  Dans ce système, la dette qu’elle soit publique ou privée est un outil fondamental pour faire tourner la machine. La fuite en avant du crédit permet en effet à une personne détentrice d’un titre financier de détenir un droit sur un avenir que la société capitaliste « ne possède assurément pas » ( Lohoff et Trenkle). Le risque principal est de voir ces promesses de remboursement futur ne jamais se réaliser d’autant plus que plus l’écart entre la production financière et le PIB est important, moins il y a de chances pour que la dette cumulée de la planète puisse être couverte par la croissance économique à venir.

Il suffit dès lors que les prévisions soient fausses pour voir le système s’effondrer. Ce fut le cas lors du krach asiatique de 1997 suite à une prévision trop optimiste des prix de l’immobilier en Thaïlande ou en 2001 après que les acteurs financiers s’étaient aperçus que « la nouvelle économie » créée beaucoup moins de richesses que prévue. En 2008, ce furent les prix de l’immobilier aux Etats-Unis qui avaient été beaucoup trop optimistes entraînant la pire crise financière de l’histoire. Comme on peut le voir, l’économie repose sur des promesses de rendements futurs dont il est quasiment impossible de prévoir. On assiste donc à la formation de bulles financières qui aujourd’hui sont les seuls à produire de la richesse, bien qu’elle soit fictive. Les sociétés occidentales sont donc aujourd’hui des « économies de bulles » reposant sur la promesse absurde de voir la croissance économique future couvrir la pyramide mondiale des dettes accumulées à l’ensemble du globe.

Or, l’aliénation à la croissance est telle que personne ne souhaite mettre fin à ce système dont Maurice Allais disait qu’il « repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile ». A chaque crise financière, les Etats et les banques centrales préfèrent abonder le marché de nouvelles liquidités par le biais de QE (Quantitative Easing) et de rachat de dettes comme si les pouvoirs publics donnaient gratuitement de l’argent à des joueurs de casino qui seraient incapables de faire face à leurs obligations après un pari perdu. En somme, la richesse produite aujourd’hui provient de l’accumulation de dettes dont on espère qu’elles seront couvertes par une croissance future largement hypothétique. Le destin de l’économie mondiale est donc entièrement dans les mains « d’un avenir » dont en fait on ne sait rien.

 Le capitalisme est ainsi arrivé à un tournant. Il fut d’abord un système d’offres avant de se voir sauvé par la « société de consommation ». Aujourd’hui, la richesse produite provient exclusivement de la sphère financière et du capital fictif. Ce sont à la fois les dettes et les promesses futures qui régulent ce nouveau mode économique. Or, dans ce système, les crises sont quasi permanentes car ces promesses sur l’avenir ne sont presque jamais réalisées, la croissance réelle ne pouvant plus couvrir le montant astronomique des dettes. Il s’ensuit que ce mode de production fondé non pas sur la production réelle mais sur des paris sur l’avenir court tout droit vers la catastrophe.

Catalogne, Flandre, Kurdistan : Le nouvel âge du nationalisme

Catalogne, Flandre, Kurdistan : Le nouvel âge du nationalisme

Le monde serait-il devenu fou ? Après l’Ecosse, la Flandre ou le Kurdistan irakien, voici que la Catalogne se met à rêver d’indépendance. Le référendum organisé dimanche dernier nonobstant le fait que moins de 50% des électeurs sont allés voter témoigne d’un refus de plus en plus important de la part de la population catalane d’être dominée par Madrid. Au Kurdistan irakien, nous avons assisté aux mêmes images de votants heureux d’être enfin affranchis du pouvoir central. Partout dans le monde, les mouvements sécessionnistes se multiplient transformant le monde en multitude de petites nations. C’est ce que j’appelle le troisième âge du nationalisme.

 

Les deux premiers âges du nationalisme

Le premier âge fut formé au moment de la Révolution française et court jusqu’en 1945. Cette période vit le moment de décantation entre la forme impériale et la forme nationale. La nation est alors confrontée à un surmoi impérial qui travaille de façon souterraine les peuples orientant « le nationalisme » dans une logique impériale d’expansion. La France coloniale fut l’exemple typique de ces « nations impériales » qui furent tout à la fois, et de manière paradoxale, faiseuses de guerre et berceau de la démocratie. Encore aujourd’hui, la Nation est malheureusement regardée à travers ce prisme.

Le second âge du nationalisme s’étend de 1945 à 1991 et concerne le monde entier à l’exception de l’URSS, véritable anomalie qui de fait ne durera pas. Ce nationalisme se débarrasse de ses habits impériaux pour former de véritables Etat-Nations se reconnaissant mutuellement les uns des autres même si des conflits territoriaux ou des guerres civiles peuvent toujours apparaître. Comme le souligne, Marcel Gauchet*, cette période est caractérisée par la fin de la domination coloniale, le début d’une globalisation économique, la pacification européenne et l’extinction de la forme-empire, le dernier avatar étant l’URSS.

Dans cette configuration, la logique de la « zone d’influence » se substitue à la logique de conquête du premier âge du nationalisme tandis que les nations se mettent à coopérer entre elles au sein d’organisations internationales toujours plus nombreuses. Le second âge du nationalisme vit d’ailleurs le nombre d’Etat dans le monde exploser, passant d’une cinquantaine de pays à près de deux-cents. On peut considérer cette période comme le moment de « désimpérialisation du monde » ponctuée in fine par le triomphe de la forme nationale. Mais ce second âge du nationalisme s’est terminé paradoxalement avec la chute de l’URSS.

 

Le troisième âge du nationalisme

A partir de 1991, en effet, deux éléments viennent bouleverser la forme nationale sans pour autant la rendre obsolète comme on l’entend souvent. On assiste donc davantage à une refondation de l’Etat-Nation qu’à sa disparition. L’échec européen repose largement sur ce malentendu. Le premier élément modifiant la nature de l’Etat-Nation est l’accélération de la mondialisation marchande et la stratégie des firmes transnationales de diviser internationalement le travail qui en découle. Le second élément provient de la liberté de circulation du capital mise en œuvre depuis le consensus de Washington au début des années 80. Ce sont ces deux éléments qui favorisent le sécessionnisme régional.

Les Etat-Nations se sont en effet formés selon une logique de redistribution territoriale dans lequel les régions riches payent pour les régions pauvres afin d’assurer leur développement. Mais cette ère du « keynésianisme territorial » est désormais battue en brèche par la globalisation. D’une part, la mondialisation favorise la concentration des activités dans des régions bien précises selon un schéma décrit par Paul Krugman dans son livre Geography and trade. Cette concentration favorise ensuite le développement d’inégalités territoriales entre des régions intégrées à la mondialisation et les autres. Or, ces régions intégrées, étant de plein pied insérées dans une concurrence mondiale, sont de plus en plus réticentes à assurer une solidarité avec les régions pauvres qui grèvent leur compétitivité.

Avant, en effet, lors du premier et second âge du nationalisme, le keynésianisme territorial visait à créer un vaste marché intérieur servant de débouchés aux régions riches. Aujourd’hui, le marché étant mondial, les régions riches peuvent très bien se passer des régions pauvres pour écouler leur production. Ces dernières deviennent donc une forme de « boulet » accroché au pied des régions riches les handicapant dans un monde devenu ultra-concurrentiel. L’avantage de cette redistribution a donc totalement disparue pour les régions riches tandis que le coût lui est encore bien présent. C’est donc cette disproportion entre coût et avantage qui explique pourquoi les régions pauvres d’Espagne, par exemple, sont vues comme un fardeau pour les riches catalans. C’est ce même schéma qui s’applique pour les flamands vis-à-vis des wallons, pour les écossais vis-à-vis des anglais ou dans une moindre mesure pour les kurdes contre les irakiens.

De même, la division internationale de la production prônée par les firmes transnationales, ce que Porter appelait les « chaînes de valeur globalisées », repose sur la mise en concurrence de territoires en fonction d’avantages sociaux ou fiscaux. Craignant de ne plus être attractives, les régions riches répugnent à financer la redistribution territoriale dont le coût tant social que fiscal lui apparaît démesuré pour rester compétitives.

A ce problème de solidarité s’ajoute l’impact de la mobilité du capital. Ce dernier, totalement libre, choisit sa location en fonction principalement d’avantages fiscaux. Attirer le capital nécessite donc une fiscalité attrayante ce qui entraîne une diminution des ressources de l’Etat-Providence favorisant par la même ce que Laurent Davezies** nomme « le nouvel égoïsme territorial ». En d’autres termes, les habitants des régions riches voyant leurs ressources diminuer seront d’autant plus réticents à donner une partie de ces ressources aux autres régions. Ce type de micro-état se sont d’ailleurs multipliés ces dernières années de Monaco au Liechtenstein en passant par St-Marin.

La mondialisation marchande et la libre circulation des capitaux ont donc pour effet de favoriser l’émergence d’un nouveau nationalisme, régional celui-là. Comme l’écrit Laurent Davezies : « Après le nationalisme européen du XIXe siècle, après le nationalisme décolonisateur du XXe siècle, le nationalisme régional s’affirme aujourd’hui comme un mouvement d’idées et un but pour le XXIe siècle. » Bien entendu, je ne nie pas l’attachement profond de ces régions à leur identité culturelle mais leur volonté d’indépendance repose beaucoup plus sur cet égoïsme territorial engendré par la mondialisation. On voit bien d’ailleurs qu’à travers les trois âges du nationalisme, la nation-empire a laissé place à la nation-région. Loin d’être disqualifiés par la mondialisation, les Etat-Nations ont tendance à se multiplier et à se miniaturiser sous l’effet de cette même mondialisation. En bref, nous n’avons sans doute pas fini d’entendre parler du sécessionnisme régional.

 

*Marcel Gauchet, Le nouveau monde

**Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme territorial

Grand angle (article long) : Etat-nation ou empire, quelle forme politique pour le XXIème siècle ?

Grand angle (article long) : Etat-nation ou empire, quelle forme politique pour le XXIème siècle ?

« Tout empire périra » avertissait l’historien Jean-Baptiste Duroselle. L’histoire a montré la justesse de cette expression. De Rome à Persépolis en passant par Athènes, ces grands empires n’ont laissé derrière eux en effet que des ruines pleurant leurs gloires de jadis. L’empire est somme toute comme l’être humain, il naît, il grandit puis il décline avant de disparaître.

Pourtant, si Duroselle voyait juste pour voir l’impossible permanence des empires pris dans leur sens particuliers, il n’avait pas imaginé un instant que la forme politique de l’empire était en train de disparaître de l’horizon des hommes. Si Alexandre avait trouvé, d’après Stendhal, en César et en Napoléon des successeurs à ses ambitions impériales, un empire en somme chassant l’autre, nous assistons à l’inverse à la « désimpérialisation du monde » selon l’expression de Marcel Gauchet.

L’empire, en tant que construction politique, n’est tout simplement plus imaginable. Sur ces ruines prospèrent partout des Etats-nations plus ou moins achevés réglant la vie collective des sociétés à l’exception peut-être de l’Europe.

Pourquoi la forme impériale a-t-elle perdu tout sens aujourd’hui ? Sur quoi repose dès lors le nouvel ordre du monde ?

 

1)L’empire et la nation : deux modes d’organisation du collectif

L’empire fut historiquement la forme politique majoritaire dans le monde. Dans la bible par exemple, plus de quatre empires (égyptien, babylonien, médo-perse et romain) se succèdent contre le peuple juif. L’empire provient du latin Imperium qui signifie « commandement » et « pouvoir ». Au fur et à mesure, les empires ont tous adoptés la même organisation politique. Munis d’un pouvoir central unitaire ou fédéral, ils mettent sous tutelle des peuples divers ethniquement et culturellement. Cette diversité a pour conséquence de rendre impossible le sentiment d’appartenance à une même communauté de valeur et de destin. Au contraire, chaque groupe tend à vivre replié sur lui-même, le seul point commun entre tous les groupes étant la domination du pouvoir central. Les millets ottomans sont l’archétype de ce type d’organisation. Peu soucieux de leur unité interne et se croyant doter d’une supériorité morale et civilisationnelle, les empires aspirent à l’universalité ce qui induit une logique constante d’expansion territoriale. Peu importe au fond les autres peuples, l’empire se voit comme le centre de gravité de la planète. C’est pourquoi des religions universalistes comme le Christianisme et l’Islam facilitent la culture impériale.

En revanche, la nation est une construction moderne. Elle naît officiellement en 1789 avec la Révolution Française. Elle était pourtant en gestation depuis au moins les capétiens d’après le grand historien de l’Action française Jacques Bainville. Contrairement à l’empire, la nation est un peuple partageant les mêmes valeurs créant ainsi ce « sentiment du semblable » dont Tocqueville avait montré qu’il était à la base de la démocratie. Renan propose sans doute la définition la plus juste de la nation : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » Néanmoins, il ne faut pas conclure que la nation n’est ni multi-ethnique ni multiculturelle mais cette diversité culturelle doit s’accompagner de l’intériorisation d’une référence commune supérieure à sa propre culture comme aux Etats-Unis. Il ne faut pas penser également que la nation est une notion figée, imperméable aux changements. Elle est selon Renan « un plébiscite de tous les jours ».

De plus, si l’empire aspire à l’universalité, la nation entretient sa particularité. Marcel Gauchet disait à ce propos : « Sur ce terrain […] la nation étant cette entité qui accepte ses limites et reconnaît l’existence des autres nations alors que l’Empire vise à la domination universelle. » Or, forcer de constater que ce n’est pas toujours vrai. La France, par exemple, celle que l’on surnomme la « grande nation », une fois reconnu le principe national avec la Révolution n’a-t-elle pas applaudie à l’avènement de l’Empire napoléonien puis n’a-t-elle pas conquis un empire colonial à l’échelle du globe ? Pour résoudre ce paradoxe, il faut voir que la forme impériale et nationale sont des processus qui se côtoient et s’entrechoquent. Ainsi, si la nation devient le mode d’organisation de la collectivité, l’idée impérial peut très bien subsister influençant la psychologie d’un peuple. Martin Malia parle de « gradient d’impérialisation » des nations. « C’est cette conjonction contradictoire entre héritage impérial et modernisation nationale, selon Marcel Gauchet, qui jouera un rôle matriciel dans la genèse des phénomènes totalitaires. » Le Nazisme et le fascisme ne sont donc que les variantes de cette conjonction alliant la puissance de mobilisation de la nation et l’Hubris impérial. On peut donc dire qu’avant 1945, l’Europe était composée d’Etat-Nations non pleinement achevés dans lequel le surmoi impérial n’avait pas encore disparu.

 

2)La fin des empires et le triomphe des Etats-Nations

Le « moule impérial » dans lequel continuait à vivre les nations européennes était le fruit de siècles de culture historique de l’Imperium. Cependant, dès lors que la Nation a fait son apparition (on ne soulignera jamais assez le rôle fondamental de la réforme protestante engagée par Luther pour saisir le processus de « nationalisation » du continent européen), l’Empire a progressivement cessé de faire sens auprès des populations.

Le premier continent touché par cette « désimpérialisation du monde » fut l’Amérique. Si l’on excepte le cas à part des Etats-Unis, les pays américains ont connu leur « nationalisation » au début du XIXème siècle. Aujourd’hui ce sont des Etats-Nations achevés au sens où le substrat impérial a définitivement disparu. Il ne viendrait à l’idée d’aucun brésilien, pour prendre un exemple, d’envahir ses voisins pour fonder un empire bresilo-américain ! Au contraire, ces nations reconnaissent les autres comme telles au sein d’organisations comme le MERCOSUR, l’ALENA ou encore l’ALBA.

Le second continent touché par le phénomène fut l’Europe. Après l’effondrement matériel et moral de la défaite de 1945, l’Allemagne et l’Italie ont abandonné toute prétention impériale tandis que la Grande Bretagne et la Hollande ont abandonné volontairement leur empire colonial. Pour la France et le Portugal, le maintien de l’empire colonial était rendu impossible par la contradiction entre l’idée nationale largement acceptée en métropole et la domination impériale. Paradoxalement, c’est par le biais de la colonisation que le principe de la nation a pénétré parmi les élites du tiers-monde. En un sens, la colonisation a engendré sa propre perte. Il faudra dès lors le général De Gaulle puis « la révolution des œillets » au Portugal pour acter l’obsolescence de l’idée impériale. La décolonisation fut donc un puissant facteur de désimpérialisation. Elle a en effet permis la création de multiples Etat-nations en Afrique et en Asie même si ce sont bien souvent des Etats-nations incomplets soumis à des facteurs de dissensions internes pouvant déboucher sur des guerres civiles voir même la création d’autres Etats-Nations à l’intérieur des pays décolonisés comme le Sud-Soudan ou la Namibie. Dans tous les cas, la notion d’empire n’a plus de réalité en Afrique. Il n’est qu’à voir le concours d’indignation et de sarcasmes lorsque Bokassa s’était proclamé empereur de Centrafrique !

De plus, l’Empire n’est pas seulement obsolète politiquement, il l’est aussi économiquement. Avec la globalisation économique, l’accès aux marchés mondiaux fait perdre tout intérêt à la constitution d’un grand marché intérieur. Au contraire, ce sont les petits états-nations très cohérents sur le plan interne comme Singapour, les pays scandinaves ou la Corée du Sud qui tirent le mieux leurs épingles du jeu mondial. Singapour est aujourd’hui plus riche que son ancien colonisateur britannique ! De même, l’excentration des économies pousse les Etats à reconnaître les autres nations de manière égale chacune dans ses particularités propres. C’est pourquoi nous avons vu se développer des organismes de coopération entre les nations partout dans le monde.

Or, ce nouveau jeu économique nous amène à nous interroger sur le principal bénéficiaire de cette globalisation : l’Asie et principalement la Chine, l’Inde et le Japon. La Chine fut longtemps considérée comme un empire. On parlait d’ailleurs « d’empire du milieu ». Or, la particularité de la culture chinoise, la relative homogénéité de sa population et l’abandon volontaire de l’expansion territoriale au XVIème siècle sous la dynastie des Qing ont favorisé l’émergence d’une nation chinoise. Dès lors, l’abdication de l’empereur Pu Yi en 1912 était inévitable, la forme impériale étant déjà substituée par l’Etat-Nation depuis des siècles. Au Japon, s’il reste un empereur, le substrat impérial a définitivement disparu après Hiroshima. Le conflit sino-japonais portant sur les îlots Senkaku n’est donc pas un conflit « impérial » mais un conflit territorial entre des pays qui se reconnaissent mutuellement comme nations et qui dès lors ne se reconnaissent aucune supériorité l’une par rapport à l’autre. Enfin, dans le sous-continent indien, l’influence du bouddhisme et de l’hindouisme, religions qui ne sont pas à vocation universaliste, a encouragé la nationalisation des sociétés ce que nous retrouvons dans le concept indien de « Bharat Mata » ou « Mother India » en anglais. L’Asie s’est donc entièrement convertie aux Etats-Nations modernes.

Le dernier empire à être tombé est l’empire russe qui s’est soviétisé à partir de 1917. C’est un élément qui est passé relativement aperçu dans l’euphorie de la fin de la guerre froide et de la « fin de l’histoire ». L’URSS s’est effondrée principalement du fait de la nationalisation des populations qui la composent. 1991 n’est pas l’année du triomphe de la démocratie libérale, il suffit d’aller dans les ex-pays d’URSS pour se rendre compte qu’il n’y a pas de démocratie, mais l’année du triomphe de l’Etat-Nation. La Russie qui était au cœur de l’empire est maintenant devenue une nation. Cependant, le substrat impérial ne s’est pas complètement effacé d’où une tension croissante entre la défense légitime des intérêts nationaux et la culture impériale. Cette tension se retrouve aujourd’hui en Ukraine ou en Géorgie. La Russie est donc entrée dans une phase délicate de transition entre empire et nation mais tôt ou tard cette dernière l’emportera définitivement et les russes reprendront en chœur le slogan de l’écrivain russe Soljenitsyne « Abandonnons l’empire ! ».

L’Etat-Nation est donc indubitablement devenu la forme politique par excellence de nos jours. Qu’ils soient parachevés ou non, c’est-à-dire débarrassés de leur moule impérial, les Etats-Nations se sont imposés comme la forme d’organisation collective la plus à même à répondre aux défis modernes.

 

3)Un monde musulman en quête de sa forme politique

Le monde arabe est sans doute la zone géographique dans laquelle la forme nationale a le moins bien pénétré. Je vois deux obstacles à l’imprégnation nationale. D’une part, le maintien de groupes tribaux structurant l’organisation sociale, comme dans les monarchies du golfe ou la Libye, empêchent l’émergence d’Etat-Nation moderne. D’autre part, l’Islam n’a pas connu le processus de « nationalisation » qu’a connu le christianisme après la réforme. Il faut ajouter que le concept de « nation » importée d’Occident est en contradiction avec le principe de l’Oumma musulmane destinée à s’étendre au monde entier. Ces éléments confèrent au monde arabe un double processus antagoniste d’une division tribale d’un côté et d’un rêve impérial, à travers le califat, de l’autre. Cependant, la forme nationale n’est pas totalement absente. La colonisation a eu pour conséquence d’importer le modèle d’Etat-Nation dans des pays comme le Maroc, l’Algérie ou l’Egypte. De plus, l’abolition du califat ottoman en 1924 puis le kémalisme ont forgé une réelle identité nationale turque prouvant par la même que l’Islam et l’Etat-Nation ne sont pas incompatibles. Il est à noter cependant que la Turquie comme l’Iran possède une culture et une histoire particulière facilitant le tissu national contrairement aux pays arabes.

Pour ces derniers, hormis les exceptions que j’ai cité plus haut, l’Etat-Nation n’est encore qu’un vieux pieux tant les divisions religieuses, tribales et ethniques sapent les fondements d’appartenance à une même communauté. Dans ce contexte, l’absence de forme politique définie et légitime alimente les velléités califales (l’Etat Islamique) et le désir d’Etat indépendant ethniquement homogène comme pour les Kurdes ou les alaouites. Par conséquent, le défi principal des pays arabes sera de mettre en œuvre les conditions nécessaires à la formation de véritables Etats-Nations modernes.

 

4)L’exception américaine ?

Il est souvent de bon ton de voir dans les Etats-Unis le dernier empire moderne. Il est vrai que sa flotte navale domine les océans tandis qu’ils consolident depuis 1945 un système de vassalisation de l’Europe à travers l’OTAN. Néanmoins, les Etats-Unis peuvent être considérés comme un véritable état-nation. D’une part, le fait d’être une ancienne colonie britannique crée une forme de défiance vis-à-vis de toute forme de projet impérial. D’autre part, l’originalité et la singularité de la culture américaine sont des facteurs puissants pour constituer un véritable sentiment national. Il est souvent frappant de voir à quels points l’ensemble des américains, des noirs aux hispaniques, ressentent une fierté d’appartenir à la nation de Washington et de Roosevelt. Cependant, d’après Gauchet, « la nation américaine n’est pas, aux yeux de ses ressortissants, une nation parmi les autres et comme les autres ». Elle est en fait investie d’une mission civilisatrice de défense de la démocratie dans le monde. Indiscutablement, ce schème providentialiste résulte d’une double fidélité, religieuse d’abord, de par les « pères pèlerins » construisant une « cité sur la colline » montrant la lumière au reste du monde, et politique, ensuite, de par « les pères fondateurs » combattant la dictature et l’asservissement.

On peut donc s’apercevoir qu’il existe une contradiction fondamentale entre une nation qui assume pleinement sa singularité et une nation qui au contraire souhaite exporter son modèle au reste du monde. Les Etats-Unis, comme Janus, ont deux faces, l’une représentant la nation, l’autre l’empire. Cette configuration particulière se retrouve tout au long de l’histoire américaine entre les partisans de l’isolationnisme et ceux du « destinée manifeste ».

Seule la décennie 90 put laisser croire que les Etats-Unis abandonnaient son modèle national au profit d’institutions supranationales. On était alors au lendemain de la chute du mur de Berlin où tous pensaient qu’on était à l’aune de la « fin de l’histoire » et où l’humanité s’était enfin réconciliée avec elle-même. Le 11 septembre mis fin à cette illusion. Du fait des attentats, les Etats-Unis étaient ainsi redevenus cette « république impériale » autrefois décrite par Raymond Aron. La notion impériale ne doit pas cependant occulter le fait que les Etats-Unis sont bel et bien un Etat-Nation, différent des autres certes, mais une nation quand même.

 

5)L’Europe à la croisée des chemins

Nous avons vu que les pays européens étaient devenus de véritables Etat-Nations après 1945 se débarrassant complètement de leur surmoi impérial. L’Europe fut dès lors un lieu de coopération et d’échanges entre des nations qui s’estiment mutuellement. Ce fut le cœur de la politique gaulliste « d’une Europe des nations ». Dans les années 70, pourtant, la situation change. La victoire du paradigme libéral s’ajoutant à un « révisionnisme historique » montrant faussement du doigt les nations comme responsables des deux guerres mondiales commencèrent à porter ses fruits. Jean-Pierre Chevènement avait d’ailleurs montré comment les élites européennes avaient instrumentalisé l’histoire pour justifier la fuite en avant vers une Europe supranationale. Au tournant des années 80, la construction européenne se fit au détriment des nations qui la composent.

Néanmoins, l’Europe n’a pas réussi à trouver un substitut au vieux Etat-Nations. En réalité, au sein même de l’UE, on peut distinguer trois formes politiques distinctes. Tout d’abord, la forme nationale n’a pas encore totalement disparue. Asservie par les empires austro-hongrois et russes puis par les soviétiques, les pays de l’est de l’Europe voient d’un très mauvais œil la remise en cause de la forme nationale. De même pour la Grande Bretagne comme l’a prouvé le Brexit. De plus, l’espace national reste non seulement l’espace de solidarité mais surtout l’espace de la légitimité démocratique.

Deuxièmement, s’est formé en Europe une structure fédérale avec la commission comme tête de pont. Ces partisans, les « fédéralistes », souhaitent former un Etat-Nation européen sur le modèle fédéral américain. Cette volonté bute sur les traditions nationales encore solidement ancrée et sur l’absence d’une culture commune. Il n’y a ni de peuple européen ni de communauté de destin en Europe. Seule une minorité souhaite ce « grand saut fédéral ». Pire, étant donné que la démocratie en Europe, depuis 1789, vit à l’intérieur des nations, tout saut fédéral s’accompagne d’un sentiment de dépossession démocratique pour les peuples européens créant le paradoxe suivant : plus l’intégration européenne avance, plus les peuples européens se détournent d’elle.

Enfin, il existe une dernière forme politique se superposant aux deux autres. Cette forme est celle de l’empire s’étendant toujours plus, avalant les peuples sur son passage. Bien sûr, cet empire n’est plus fondé sur la force mais sur la libre volonté des adhérents. On peut parler d’un empire technocratique comme l’avait affirmé il y a quelques années José Manuel Barroso. Néanmoins, cet empire en n’ayant pas de frontières définies, ni même de cohérence culturelle interne, éloigne toujours plus la perspective d’un Etat-Nation européen.

En d’autres termes, l’Europe est à la croisée des chemins entre une Europe des nations, un Etat-Nation européen ou encore un empire éclairé et technocratique. N’ayant pas choisis entre ces trois formes, l’UE justifie le surnom « d’OPNI » (Objet politique non identifié) que lui avait donné Jacques Delors.

 

 

L’Etat-Nation semble donc la forme politique dominante dans le monde. L’empire n’est plus à la mode. Son dernier avatar, l’URSS s’est effondrée en 1991. Mais avec lui, c’est en fait l’idée même d’empire qui semble disparaître. Seuls les Etats-Unis et dans une moindre mesure la Russie semblent encore imprégnés du « gradient d’impérialisation ». Pour ma part, je suis même convaincu qu’à termes la nation l’emportera définitivement sur l’empire. C’est dans ce contexte que l’expérience européenne est en décalage avec le reste du monde. Encore largement tributaires de leurs cultures nationales, les états européens ont choisi une voie originale d’une intégration toujours plus poussée mais dont il est difficile de voir explicitement où ce chemin va-t-il les mener. Choisir la voie de l’empire, même si celui-ci est technocratique, me semble aller à l’inverse du mouvement du monde. Le monde prochain sera celui des nations se respectant entre elles et qui collaborent au sein d’institutions internationales. Comme l’Islam n’est pas l’islamisme, la nation n’est pas le nationalisme. Laisser de côté la nation au moment où celle-ci s’impose partout dans le monde est une erreur historique de la part des européens.

 

L’Amérique et le péril afghan

L’Amérique et le péril afghan

L’Afghanistan fait de nouveau parler de lui. Après des années d’oubli, le pays s’est rappelé au bon (ou plutôt mauvais) souvenir des occidentaux. Le 21 Août dernier, le président Trump a annoncé un plan de renforcement de la présence américaine prenant le contre-pied du plan de 2014 prévoyant un retrait progressif des forces de l’OTAN. Le secrétaire d’Etat à la défense Jim Matthis a confirmé ce revirement le 28 Août par l’envoi de 4000 combattants supplémentaires s’ajoutant aux 11000 soldats déjà présents. On est bien sûr loin des 100 000 marines présents lors de l’invasion de l’Afghanistan en 2001. Renforcer la présence américaine peut paraître avisé à première vue, personne ne peut contester en effet la faiblesse du régime afghan et le retour en force des djihadistes. Pourtant, si l’envoi de troupes était nécessaire pour éviter l’effondrement du régime, rien ne dit qu’il soit suffisant pour stabiliser le pays.

Quels sont les obstacles à la stabilité de l’Afghanistan ?

 

I) L’obstacle géographique

Napoléon disait que « les Etats font la politique de leur géographie ». Dans le cas de l’Afghanistan, la géographie joue indiscutablement un rôle négatif pour assurer l’unité du pays. L’Afghanistan est en effet un pays aux deux tiers montagneux du nord-Est à la frontière iranienne. Au nord-Est, le massif de l’Hindu Kush culmine facilement à plus de 3000 mètres d’altitude, certains pics atteignent les 7000 mètres, rendant impossible l’établissement d’une économie pérenne. Ce massif ensuite décline en altitude plus la frontière iranienne se rapproche. Les montagnes sont néanmoins suffisamment hautes pour rendre impraticables tous types de récolte poussant les populations à adopter une vie pastorale.

Dans certaines vallées comme celles du Pandjchir au nord et celle du Helmand au Sud-Est, certaines récoltes subsistent comme celles des prunes et des poires mais sont peu à peu remplacées par la culture du pavot beaucoup plus rentable. L’opium est ainsi devenu la principale ressource du pays. Tirant profit de ces énormes bénéfices, les talibans ont fait du contrôle des champs de pavot une priorité absolue d’autant plus que les américains sont réticents à arrêter le trafic par crainte d’un effondrement économique du pays.

La géographie et le relief constituent donc pour l’Afghanistan un obstacle presque insurmontable à son développement économique. Pire, ils ont tendance à enclaver davantage ce pays l’empêchant de s’insérer dans le commerce mondial. D’une certaine manière, seule la culture de l’opium lui assure un lien avec l’économie-monde d’où son importance capitale pour les différents belligérants. A ces difficultés économiques se rajoute l’avantage qu’offre ce terrain aux stratégies de guérilla. Formé de hautes montagnes et d’étroites vallées, l’Afghanistan offre un terrain idéal aux embuscades. Il faut en outre ajouter que le climat y est particulièrement rigoureux limitant ainsi considérablement l’avantage technologique des forces de l’OTAN. Dans ce cadre plus que défavorable, le renforcement militaire américain ne saurait inverser le rapport de forces tant économique que militaire.

relief afghanistan

 

II) L’obstacle militaire : l’Afghanistan comme « cimetière des empires »

Nous avons vu que la difficulté du relief pose des problèmes considérables à une occupation militaire. Dans son histoire, le pays a souvent été envahis mais les occupant n’ont jamais pu tenir le terrain pendant longtemps. L’Afghanistan fut pourtant un carrefour situé entre les civilisations perses et indiennes, sa position stratégique aiguisant l’appétit de ses voisins. Surtout, sa géographie empêche l’émergence d’une unité centralisée et entraîne à l’inverse l’éparpillement du pays entre des différents groupes rivaux. Aux réseaux tribaux, pierre angulaire de la société afghane, s’ajoutent les rivalités ethniques entre pachtounes, majoritaires, et un nombre conséquent de peuples perso-hindous.

Cette division est un trait durable du pays. Néanmoins, deux éléments parviennent à maintenir une certaine unité culturelle entre afghans : un même mode de vie pastoral et la religion musulmane. Dès lors que ces deux piliers sont menacés, les afghans arrivent à s’unir pour repousser les envahisseurs. Ce fut le cas par deux fois contre les anglais au XIXième siècle puis contre les soviétiques en 1979.

Combattant au nom du Djihad et de la protection du Dar-El-Islam, les afghans ont toujours affiché une grande capacité militaire et une détermination sans faille pour combattre leurs ennemis. Churchill disait qu’en Afghanistan « chaque homme est un guerrier, un politicien et un théologien ». A partir des années 80, cette dimension islamique du combattant afghan s’est renforcée, nourrie par les capitaux saoudiens et émiratis, protégée également par la passivité américaine. L’Afghanistan est devenue dès lors le berceau du Djihad et un sanctuaire pour les organisations terroristes. D’ailleurs, une fois que le djihadisme s’est divisé entre les partisans d’Al-Qaeda et ceux de l’Etat Islamique, le théâtre afghan a fait lui aussi l’objet d’une guerre intra-djihadiste entre talibans et membres de l’EI.

Cette compétition entre djihadistes favorise le jeu américain d’autant plus que les forces gouvernementales afghanes ne sont absolument pas prêtes à relever le défi d’un retrait de l’OTAN. Malgré les milliards investis, l’armée afghane est de fait composée majoritairement de soldats peu motivés et de généraux corrompus. Le gouvernement afghan est lui-même très divisé entre le président Ashraf Ghani, pachtoune et le premier ministre Abdullah Abdullah, tadjik. Ne pouvant donc compter sur des alliés locaux, l’armée américaine ne pourra stabiliser le pays qu’à la condition de s’appuyer sur des alliés régionaux puissants. Et là aussi le bât blesse.

 

III) L’Afghanistan : victime de ses voisins ?

Si la géographie et la culture guerrière de l’Afghanistan sont des obstacles à sa stabilité, que dire alors de ses pays voisins désireux d’utiliser le pays afghan comme un terrain de jeu de leurs propres intérêts stratégiques.

On peut voir trois grands blocs entourant l’Afghanistan : le bloc perse à l’Ouest, le bloc indo-pakistanais à l’Est et le bloc centre-asiatique au nord. Pendant longtemps, l’Afghanistan a joué le rôle d’état-tampon entre ces trois grands blocs. Au XIXième siècle, le nord centre asiatique faisait partie de l’empire russe et l’Est indo-pakistanais était sous domination anglaise. Cette configuration spécifique a permis au pays d’être préservé de toute colonisation. Or, ce privilège s’est payé par l’enfermement du peuple afghan dans ses traditions. L’industrialisation n’a ainsi jamais pu pénétrer le territoire afghan de même que les valeurs occidentales de démocratie ou de libéralisme n’ont touché qu’une partie marginale de la population. Cette coupure vis-à-vis du monde extérieur explique en grande partie le rejet massif du marxisme qui s’est exprimé dès 1978 et qui sera le prélude à l’intervention soviétique. Elle explique également la difficulté qu’ont les afghans de passer d’une culture féodale à une culture capitaliste moderne. Dans ce pays, les liens tribaux priment sur la main invisible du marché.

De fait, les investissements internationaux ne touchent qu’une toute petite partie du territoire, Kaboul et sa région. De même, les relations difficiles avec ses voisins ne permettent pas à l’Afghanistan de s’insérer dans un marché économique commun. L’Iran d’une part se méfie d’un gouvernement trop pro-américain à sa frontière ainsi que d’une rébellion talibane sunnite hostile aux chiites. D’autre part, l’accès à l’Asie centrale est en grande partie fermé par la barrière naturelle qu’est l’Hindu Kush et ne représente qu’un marché limité pour les produits afghans. Enfin, le Pakistan semble le débouché le plus prometteur. Cependant, les pakistanais jouent depuis longtemps un rôle trouble en Afghanistan. Considérant le pays afghan comme à la fois une profondeur stratégique vis-à-vis de l’Inde et comme un tremplin pour ses ambitions en matières premières en Asie Centrale, le Pakistan soutient de manière implicite les talibans depuis le départ des troupes soviétiques en 1989. Les talibans sont eux-mêmes issus des madrassas (écoles coraniques) pakistanaises et bénéficient de sanctuaires dans les zones tribales de l’Ouest du Pakistan dans les régions de Peshawar et de Quetta. La porosité de la frontière afghano-pakistanaise leur permet également de circuler librement entre les deux pays et de se réfugier en cas de défaites militaires comme ce fut le cas en 2001.

Ce rôle déstabilisant du Pakistan n’a en tout cas jamais cessé malgré les menaces américaines de geler les milliards d’aide octroyés à l’armée pakistanaise. La situation s’est d’autant plus compliquée que le Pakistan est entré dans une crise politique grave avec la destitution de Nawaz Sharif, le premier ministre, pour corruption. La stabilité de l’Afghanistan passe en effet par un revirement stratégique de son voisin. Or ce type de décision nécessite un leadership politique fort à Islamabad qui aujourd’hui fait défaut.

 

L’envoi de troupes supplémentaires américaines est donc une condition nécessaire mais non suffisante pour maintenir la paix en Afghanistan. Nécessaire car sans l’appui de l’OTAN l’armée afghane s’effondrerait laissant le champ libre aux djihadistes pour refaire de l’Afghanistan un camp d’entrainement géant du djihad global comme il le fut avant le 11 Septembre. Non suffisante car les obstacles aussi bien géographiques, militaires que culturels, sans compter le rôle déstabilisateur du voisin pakistanais, ne permettent ni la défaite des talibans ni le développement économique du pays, pourtant gages de la stabilité à long-terme. La solution s’apparente en fait à une quadrature du cercle presque impossible à réaliser. D’ici là, l’Afghanistan n’a pas fini de faire parler de lui…

L’Hégémon ou la douloureuse question du leadership mondial

L’Hégémon ou la douloureuse question du leadership mondial

Sparte contre Athènes, Alexandre contre Darius, Rome contre Carthage, l’Angleterre victorienne contre l’Allemagne des Kaisers, derrière tous ces duels inscrits dans la légende des hommes se cache la question de l’Hégémon. L’Hégémon signifie en grec ancien un chef militaire exerçant une autorité absolue sur ces soldats. Périclès en fut l’incarnation dans la Grèce antique. Mais Hégémon signifie également la suprématie d’un pays, d’un peuple, d’un empire sur tous les autres. Par la même, le concept d’Hégémon a donné plus tard le mot d’hégémonie qui renvoie à cette domination.

Or, l’hégémonie peut s’exercer de différentes manières et sa forme de domination elle-même se modifie en fonction du temps. On peut distinguer cinq types de domination conduisant à l’Hégémon, chacun de ces types étant complémentaires et sont indispensables à toutes puissances hégémoniques.

Le premier type de domination renvoie à la puissance économique d’un empire ou d’une nation. Cette dimension économique a acquis une importance primordiale à partir de la révolution industrielle et de ce que Karl Polanyi nommait « la société de marché ». L’Angleterre a ainsi assuré sa domination entièrement sur son avance industrielle acquise au milieu du XVIIIe siècle. A l’inverse, le retard de l’industrie française a fortement obéré la capacité de la France à devenir une puissance hégémonique.

De plus, le deuxième type de domination est directement lié à la puissance financière. Il est courant de dire que l’argent est le nerf de la guerre. Il est en fait également le nerf de l’Hégémon ou en tout cas la clé de sa pérennité. La City de Londres et le rôle joué par la livre dans le système étalon-or ont ainsi permis à la Grande Bretagne de rester l’Hégémon au XIXe siècle malgré le déclin rapide de son industrie. Avant cela, l’or des Amériques avait permis à l’Espagne de dominer le XVIe siècle. Encore aujourd’hui, c’est grâce au dollar que les Etats-Unis maintiennent leur hégémonie.

Le troisième type de domination renvoie à la domination militaire. Les américains parlent de « hard power » pour caractériser cette puissance. On sait depuis Clausewitz que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La puissance militaire est donc indispensable à toute hégémonie qui est par nature d’ordre politique. C’est ainsi par la guerre qu’Alexandre a conquis toute la Perse et que César et ses légions ont bâti l’empire romain. C’est aussi par la guerre que les Etats-Unis et l’URSS ont acquis leurs statuts de puissance hégémonique après 1945.

Le quatrième type de domination est quant à lui fondé sur le « soft power », c’est-à-dire la domination culturelle. Cette notion fut pour la première fois introduite par l’intellectuel américain Joseph Nye. Une puissance dominante repose en effet toujours sur une forme supposée de supériorité culturelle. La culture grecque de Socrate et d’Aristote fut ainsi au cœur de l’empire d’Alexandre. A l’époque romaine, rien ne pouvait rivaliser avec le Civis romanus sum (je suis citoyen romain). De même, aujourd’hui, la suprématie américaine repose en grande partie sur l’universalisation de sa culture. Pour reprendre une notion utilisée par Gramsci, on pourrait dire que l’hégémonie culturelle est une des clés de toute domination.

Enfin, ces quatre points ne seraient rien s’il n’y avait pas de volonté politique capable de traduire la puissance d’un pays en Hégémon. La Chine par exemple fut une puissance à la fois économique, militaire et culturelle avant la Révolution Industrielle et pourtant elle n’a jamais eu la volonté d’exercer une suprématie à l’échelle du globe. De même, les grands empires indiens, comme l’empire moghol, furent constamment tournés vers leurs problèmes intérieurs laissant de côté l’hégémonie. La question de l’Hégémon n’a donc aucun sens sans la volonté politique d’exercer et d’assumer le leadership.

De par ces cinq principes de la puissance hégémonique, se dégage au fil du temps un certain nombre d’empires exerçant l’Hégémon. La Perse des Achéménides, la Rome des Césars, l’Espagne de Charles Quint et de Philippe II remplissent ainsi les cinq conditions requises pour être des puissances hégémoniques. Mais chacun d’eux furent concurrencés puis dépassés par de nouvelles puissances. La Grèce d’Alexandre le Grand pour la Perse, le califat Omeyyade puis Abbasside pour Byzance, ou encore la Grande Bretagne pour l’Espagne. Bien souvent d’ailleurs, l’Hégémon ne s’acquiert qu’au prix d’une guerre entre les grandes puissances ce que l’on nomme le « piège de Thucydide » du nom de l’historien grec racontant la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes.

De nos jours, très peu de pays sont des puissances hégémoniques. Par exemple, en dépit d’une puissance économique et financière considérable, l’Inde n’a ni la puissance culturelle ni les capacités militaires pour devenir une puissance hégémonique. A l’inverse, la Russie possède une redoutable puissance militaire mais n’a pas les capacités économiques et financières pour exercer l’Hégémon. En Europe, l’Allemagne, dont la course à l’Hégémon sous les Hohenzollern et sous Hitler la conduit à une ruine matérielle et morale, ne veut en aucun cas devenir une puissance hégémonique. La France, quant à elle se rêve toujours en puissance hégémonique mais n’a plus depuis longtemps les moyens de son ambition. Enfin, l’Angleterre a préféré transférer au cours de la seconde guerre mondiale son rôle d’Hégémon au profit des Etats-Unis.

On peut donc dire que seuls deux pays peuvent être réellement considérés comme des puissances hégémoniques : la Chine et les Etats-Unis.

La Chine a les moyens de devenir la puissance hégémonique mais plusieurs obstacles se dressent devant elle. D’une part, sa culture est encore assez peu universalisable pour rivaliser avec la culture américaine et son armée est encore incapable de se projeter à l’échelle du globe. D’autre part, la Chine ne semble pas prête à vouloir et à assumer l’Hégémon. Son voisinage immédiat et la mer de Chine sont pour l’instant son unique intérêt.

Les Etats-Unis, au contraire, assument leur position d’Hégémon. Le refusant une première fois par souci d’isolationnisme après la première guerre mondiale, ils sont la puissance hégémonique du monde occidental depuis Pearl Harbour et du monde dans son ensemble depuis la chute du mur de Berlin. Considérée comme « la première puissance globale de l’histoire » par Brzezinski, l’Amérique exerce une domination tant militaire que culturelle et financière.

Pourtant son leadership s’affaiblit. Sur le plan économique et financier, la crise de 2008 a permis à la Chine de dépasser les Etats-Unis en termes de PIB. Sur le plan militaire, l’Amérique sort de deux échecs cuisants en Afghanistan et en Irak. L’exercice même de son Hégémon est aussi remis en cause au sein de son peuple et de ses élites gagnées par l’isolationnisme. Commencé sous Obama et son célèbre « leadership from behind », cette interrogation s’est ensuite accélérée avec Trump.

Nous voilà donc à la croisée des chemins, un Hégémon qui s’affaiblit, un autre qui tarde à apparaître. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » prophétisait Gramsci dans les années 30. Souhaitons que le grand intellectuel italien n’ait pas une nouvelle fois raison.

Anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong: la Chine et le dilemme de la puissance

Anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong: la Chine et le dilemme de la puissance

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Lorsque Louis-Napoléon Bonaparte a écrit cette citation, il aurait pu passer pour un fou tant la Chine était l’homme malade du monde.

Aujourd’hui, cette citation apparaît comme prophétique. La Chine est devenue la seconde puissance économique mondiale. Elle devance même les Etats-Unis en termes de PNB (produit national brut). Son armée est l’une des plus puissantes du monde avec la mise en service récente du Liaoning, premier porte-avions 100% chinois.

La Chine s’est donc bien réveillée et elle n’hésite plus à le montrer. Pour le 20ième anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong dans l’orbite chinois, Pékin met en scène sa réussite. Elle met surtout un point d’orgue à montrer que la cité est bien sous souveraineté chinoise. Des milliers de drapeaux ont ainsi été distribués tandis que les rues se coloraient en jaune et rouge, les couleurs de la République populaire de Chine. Les 7 millions de hongkongais représentant 3% du PIB chinois font l’objet d’une attention toute particulière de la part de Pékin.

C’est qu’Hong-Kong n’est pas qu’une simple cité prospère, puissante financièrement. Elle est avant tout le symbole de la revanche de la Chine. Revanche vis-à-vis de la Grande Bretagne qui l’avait humiliée en 1842 après la guerre de l’opium. Revanche sur elle-même après avoir vécu plus de deux siècles d’une décadence difficilement explicable.

Avant la Révolution industrielle, si l’on prend les chiffres de l’économiste Angus Maddison, la Chine était en effet de loin la première puissance mondiale. Dans tous les domaines, ce pays avait une longueur d’avance. Sur le plan économique, les rendements agricoles étaient de 2 à 3 fois supérieurs à ceux de la France ou de la Grande Bretagne à la même époque. Sur le plan militaire, la Chine possédait une flotte capable de réaliser des expéditions jusqu’en Afrique avec des commandants d’exception tels que Zheng He. Enfin, sa culture était si riche que tous les envahisseurs, même les hordes mongoles, l’ont adopté sans exception. Le célèbre Marco Polo avait d’ailleurs lui-même appelé son récit de voyage en Chine : Le Livre des merveilles.

Pourtant, « l’empire du milieu » s’est replié sur lui-même. Incapable de profiter de son avance technique, il a complètement raté le train de la Révolution industrielle. Au 19ième siècle, cet empire se voit morceler aux profits des puissances occidentales et japonaises. Les fameux « traités inégaux » vont ainsi abolir de facto toute souveraineté politique. L’orgueil légendaire des chinois va donc être durablement entamé par cette chute spectaculaire de prestige. En quelques années seulement, la Chine va passer du plus grand pays au monde à un pays subalterne. Malraux se fera l’écho de ce traumatisme dans La Condition Humaine.

C’est de cette humiliation que se nourrit aujourd’hui les dirigeants chinois. Pour eux, il paraît évident que la Chine doit retrouver sa place centrale dans le monde. La chine doit ainsi redevenir cet « empire du milieu » comme elle l’était avant la Révolution industrielle. Surtout, elle doit effacer une bonne fois pour toute le traumatisme ressenti durant les guerres de l’opium. Le rachat en 1997 de Hong-Kong fut donc un véritable exercice de réaffirmation de la place de la Chine dans le monde.

En célébrant 20 ans plus tard l’anniversaire de la rétrocession, la Chine ne fête pas le retour de Hong-Kong dans la mère patrie mais le retour de l’empire du milieu comme grande puissance mondiale. Mieux, ce pays fait subir aux occidentaux ce que ces derniers lui ont fait subir. En rachetant des pans entiers des économies européennes comme le port du Pirée en Grèce ou PSA et le Club Med en France, la Chine devient ainsi un véritable colonisateur économique ruinant la souveraineté des états européens. En matière de géopolitique, la vengeance est un plat qui se mange froid.

Or, le problème c’est que la Chine n’est pas la première puissance mondiale, en tout cas, pas encore. Malgré des moyens financiers considérables, elle est ainsi incapable de projeter ses forces au-delà du seul continent asiatique. Au conseil de sécurité de l’ONU, elle laisse volontairement le leadership anti-occidental à la Russie. Sur le plan monétaire, la Chine refuse de faire du Yuan une monnaie de réserve mondiale comme le dollar ou le yen japonais. Elle n’assume donc aucunement ses responsabilités pour stabiliser le marché des changes. De plus, sa diplomatie est davantage portée sur les accords économiques que sur les accords de sécurité.

Cette frilosité s’explique par la crainte des dirigeants chinois d’assumer un leadership à l’échelle de la planète. L’empire du milieu ne souhaite pas être totalement au centre du jeu. Trop compliqué, trop coûteux, le leadership est aussi trop risqué. Du fait des conditions mêmes de son développement, la Chine ne peut se permettre en effet un conflit durable avec les Etats-Unis. Non seulement ces derniers représentent le principal débouché des exportations chinoises mais ils sont également ces principaux débiteurs en bons du trésor. De même, la Chine a besoin de la flotte navale américaine pour garantir la sécurité du libre commerce sur lequel repose l’essentiel de sa croissance.

La Chine se retrouve donc dans une position ambiguë. D’un côté, elle souhaite redevenir cette grande puissance qui pèse dans les rapports mondiaux et ainsi laver l’affront des traités inégaux. De l’autre, cette ambition risque de menacer gravement la relation sino-américaine dont dépend dans une grande partie l’émergence de la Chine.  A Hong-Kong, d’ailleurs, le président XI s’est bien gardé de contrarier les américains en n’abordant pas la question du rattachement de Taiwan au continent tout en exaltant une Chine devenue de nouveau une grande puissance.

A l’avenir, avec le déclin lent mais continu de l’Amérique, les dirigeants chinois devront choisir entre assumer leurs responsabilités de puissance mondiale ou rester une puissance vouée à jouer un rôle simplement régional comme la Chine l’est aujourd’hui. En tout cas, Louis-Napoléon avait raison, quand la chine s’est éveillée, le monde a tremblé. Le problème, c’est que les dirigeants chinois, eux aussi, sont en train de trembler…