Quel est le plan de Kim Jong-Un ?

Quel est le plan de Kim Jong-Un ?

Ce 12 juin 2018 fut un jour historique pour les USA et la Corée du Nord. Pour la première fois de leurs histoires respectives, ces deux pays ont vu leurs chefs d’Etat en exercice se rencontrer dans un hôtel de luxe de Singapour. Cette poignée de main eut été pourtant impensable il y a à peine quelques mois alors que tous les deux s’invectivaient activement par médias interposés. Le monde s’était alors pris d’angoisse devant le spectre d’une guerre nucléaire.

Dorénavant, on ne parle plus que de dénucléarisation, levée des sanctions et autres programmes de coopération. Bien que le texte de Singapour ne soit qu’une déclaration d’intention, autrement dit une feuille de route pour de futures négociations et non un accord international comme le fut l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le changement d’attitude entre ces deux pays est spectaculaire. Comment expliquer alors, dans le cas nord-coréen, le soudain revirement de Kim Jong-Un dans cette affaire ? En d’autres termes, quelle est la stratégie suivie par le maître de Pyongyang ?

Avant de répondre à cette question, il convient d’abord de faire comprendre au lecteur que l’explication suivante est une hypothèse reposant sur des actions diplomatiques plus que sur des documents stratégiques à proprement parler. Il est bien évident que dans un pays qui cultive l’art du secret, la stratégie du pays ne peut faire l’objet que de conjectures et de spéculations. C’est pourquoi il faut prendre le scénario suivant avec une grande précaution.

Pour ma part, j’affirme que la stratégie nord-coréenne, en réalité celle de Kim, se constitue en trois temps : nucléarisation, désescalade et ouverture économique. Les coréens appellent cette stratégie le « Byongjin », la double-poussée (nucléaire et économique).

Nucléarisation d’abord car dès son arrivée au pouvoir, Kim Jong-Un s’est lancé dans une course effrénée à l’acquisition d’un potentiel nucléaire. Multipliant les essais, il a enregistré des succès colossaux allant jusqu’à être capable de lancer des missiles balistiques de longue portée pouvant atteindre la mer du Japon. Il faut bien voir que pour le jeune président, le programme nucléaire représentait le seul moyen de se légitimer non seulement auprès du peuple nord-coréen mais également auprès de la vieille garde de son père. Etant élevé en Suisse et n’ayant quasiment aucun lien avec les caciques du régime, Kim Jong-Un avait impérativement besoin de prouver que sa place n’était pas usurpée. En fait, avant de devenir l’assurance-vie du régime, la bombe nucléaire a été la police d’assurance de Kim Jong-Un au sein même du pouvoir nord-coréen.

Désescalade ensuite car dès lors la capacité nucléaire acquise, Pyongyang a initié une ouverture diplomatique jamais vue depuis 2006. Trouvant en la personne de Moon Jae-In, le pacifiste président sud-coréen, et Donald Trump, en quête d’un succès diplomatique, deux chefs d’Etat enclins au dialogue, le président Kim a délaissé son costume de paria international. Par deux déclarations d’intention, celle de Panmunjom avec son voisin du sud le 27 Avril 2018 et celle de Singapour avec les Etats-Unis le 12 Juin, il tente de normaliser la situation internationale de son pays.

Ouverture économique enfin car cette tentative de dialogue repose sur l’objectif d’une levée progressive des sanctions extérieures et d’une intégration continue aux marchés mondiaux. Kim a en réalité très bien pris conscience que sa situation géographique dans une Asie en pleine croissance lui offrait un potentiel intéressant d’attractivité économique et ce d’autant plus qu’il est aux portes du gigantesque marché chinois. Il lui faudra alors déployer des politiques de libéralisation et des mesures pro-business s’il souhaite attirer les investisseurs internationaux. De plus, sur le plan de la politique extérieure, il devra donner suffisamment de gages aux différentes parties prenantes du dossier pour garantir à la fois la sécurité de son pouvoir et la levée des obstacles à l’ouverture économique de son pays.

Envers les chinois, il devra leur assurer que les essais nucléaires soient bel et bien terminés et que le pays se dirige vers une réforme intérieure sans compromettre la stabilité du régime. Après la dernière visite de Kim à Pékin, il semble que les dirigeants chinois approuvent totalement la nouvelle stratégie de Pyongyang.

Envers les sud-coréens, il devra également leur promettre la fin des essais nucléaires et la reconnaissance de leur intégrité territoriale. Sur le premier point, Kim Jong-Un fut suffisamment clair lors de ses entrevues avec le président Moon. En revanche, il me paraît difficile d’envisager à court terme une reconnaissance de la Corée du Sud par un traité de paix comme le réclame Séoul, le nationalisme nord-coréen étant fondé depuis 1950 sur la réunification de la péninsule sous l’égide de Pyongyang. Sans doute, des signes tangibles, comme un processus de désarmement ou une diminution sensible du nombre de soldats nord-coréens à la frontière peuvent être envisagés par Kim en vue de continuer son rapprochement avec Séoul. Néanmoins, sans un véritable traité de paix, le dialogue inter-coréen est à la merci d’un retournement diplomatique d’une des deux capitales.

Envers les japonais, la Corée du Nord devra régler des contentieux importants notamment en ce qui concernent la délimitation des zones maritimes et la question brûlante des « disparus ». La récente proposition de rencontre entre Kim Jong-Un et Shinzo Abe, le premier ministre japonais, plaide dans le sens d’un apaisement. Pourtant, au final, l’attitude japonaise dépendra en grande partie de son protecteur américain.

C’est sur ce point que la stratégie de Kim risque de rencontrer ses principaux obstacles. Vis-à-vis des Etats-Unis, Kim n’aura d’autre choix que de s’engager dans une véritable dénucléarisation. Mais ce processus ne peut se réaliser d’après Pyongyang que si en échange Washington lui garantit une sécurité au moins équivalente à celle de l’arme atomique. Cela supposera à la fois un retrait américain de Corée du Sud qui soit parallèle au démantèlement des installations nucléaires au nord et une sanctuarisation du territoire et du régime nord-coréen par Washington. Or, les américains ont prouvé ces dernières années que leur garantie ne valait pas grand-chose (Libye sous Obama, l’Iran sous Trump) surtout en ce qui concernent des pays non-démocratiques. De même, la présence américaine en Corée du Sud sert surtout à contrer la montée en puissance chinoise dans le Pacifique. Il me paraît dès lors plus qu’improbable que Washington renonce à ses bases au Sud bien qu’une réduction du nombre de soldats sur place peut être envisagée.

 

La situation est donc d’une grande complexité et il est aujourd’hui plus que probable que le processus engagé à Singapour échouera à long terme, notamment du fait de la question épineuse de la dénucléarisation. Néanmoins, la déclaration de Singapour représente un document fondateur qu’il ne faut surtout pas galvauder. Ce texte, bien qu’imparfait, ouvre une fenêtre d’opportunité exceptionnelle pour une stabilisation au moins à court terme de la péninsule coréenne. Ses objectifs flous et vagues offrent d’ailleurs une marge de manœuvre bienvenue dans les futures négociations. Surtout, à travers ce texte, Kim s’est donné les moyens de réussir sa stratégie du Byongjin. Reste cependant le plus difficile, la dénucléarisation et le développement économique. En cela, on ne peut qu’espérer que mon pessimisme de long-terme ne deviendra pas réalité.