Etats-Unis-Chine : Pourquoi la guerre des métaux rares n’aura pas lieu ?

Etats-Unis-Chine : Pourquoi la guerre des métaux rares n’aura pas lieu ?

La Chine va-t-elle supprimer ses approvisionnements en terres rares ? Cette question était sur toutes les lèvres le mois dernier lorsque Pékin avait annoncé son intention de ne plus exporter ces matériaux critiques que l’on retrouve dans nos portables et nos ordinateurs. Réagissant à la décision prise par l’administration Trump d’interdire aux entreprises américaines de commercer avec Huawei, l’empire du milieu espérait ainsi montrer qu’il tenait l’économie mondiale entre ses mains et que sans lui la production d’objets électroniques était tout simplement impossible.

Relayant cette menace, les médias du monde entier se sont inquiétés devant le risque d’une rupture brutale d’approvisionnement de ces terres rares. Il est vrai qu’en produisant près de 70% de ces métaux précieux, Pékin semblait pouvoir mettre ses menaces à exécution. Mais, en réalité, cette vision globale d’un marché des terres rares dominé par la Chine ne tient pas la route. En d’autres termes, le levier stratégique des terres rares est dans les faits beaucoup moins important pour le pouvoir chinois que ne le laisse penser une approche trop rapide et superficielle du marché.

Comment expliquer ce paradoxe qui veut que, même en contrôlant 70% de la production, Pékin ne soit pas en mesure d’utiliser les terres rares comme une arme dans sa politique commerciale ? Pour le dire autrement pourquoi la Chine ne peut jouer la carte de la guerre des métaux rares ?

 

Métaux et terres rares : une distinction capitale

Tout d’abord, il convient de distinguer entre les terres rares et les métaux rares. Les premières, contrairement à leurs noms, sont relativement abondantes dans le monde. On y trouve du zinc, de l’aluminium mais aussi des métaux plus méconnus tels que le dysprosium, utilisé dans les moteurs hybrides, et le cérium, présent dans les pots catalytiques. Les métaux rares sont quant eux en nombre très limité car ils possèdent des propriétés exceptionnelles et sont donc très chers à l’achat. On trouve dans cette catégorie des minerais telles que le cobalt ou le niobium, matériaux indispensables par exemple à la production de voitures électriques. On estime d’ailleurs que ces dernières contiennent entre 9 et 11 kg de minerais (terres et métaux) rares, soit deux fois plus que dans une voiture à essence.

Cette distinction entre terres et métaux est fondamentale car elle change complètement la perspective du quasi-monopole chinois. En effet, lorsque l’on dit que Pékin contrôle 70% de la production de minerais rares, on ne fait pas la décomposition entre les métaux, qui sont limités et les terres rares, qui sont abondantes. Par exemple, on estime que le pays ne posséderait en réalité que 40% des réserves de terres rares ce qui lui donne un certain pouvoir de marché mais en aucun cas le contrôle absolu sur ces matières premières. De même, certains métaux rares ne sont pas fabriqués par la Chine comme le Béryllium, produit à 90% par les Etats-Unis, ou le niobium dont le Brésil s’arroge 90% de la production.

Par conséquent, la Chine est nettement moins bien positionnée en termes de réserves de minerais rares que ne le laisse penser le chiffre brut de 70% de contrôle de la production. D’une part, l’essentiel des réserves chinoises sont des terres rares dont la caractéristique est d’être relativement abondante dans le monde ce qui signifie que des alternatives existent en cas d’embargo imposé par Pékin. D’autre part, certains métaux rares n’étant pas disponibles dans le pays, le gouvernement chinois aura du mal à utiliser l’arme des minerais rares sans subir en représailles un embargo du même type sur les métaux qu’elle ne possède pas. En d’autres termes, Pékin risque un sévère retour de bâton si elle joue la carte des terres rares.

 

La transformation du modèle de production chinois de terres et métaux rares

La Chine est d’autant moins en position de force qu’elle a transformé en profondeur son secteur minier ces dernières années. Ainsi, pour simplifier, la chaîne de valeur de la production des terres rares se compose grosso modo de 5 étapes : l’extraction, le traitement du minerai, la transformation métallique, la fabrication en produits et le recyclage. Pendant longtemps, jusqu’au début des années 2010, l’empire du milieu s’était spécialisé sur l’ensemble de la chaîne, passant de l’activité extractive (Upstream) au raffinage (downstream) dans une intégration complète de la filière. Pékin était d’autant plus disposée à adopter ce modèle de production qu’aucun autre pays ne souhaitait assumer le coût environnemental gigantesque de l’extraction et de la transformation des terres rares.

Ainsi, ces matériaux posent un problème écologique non seulement en termes de déchets mais aussi par l’utilisation intensive de produits chimiques qui combinés avec de l’eau viennent polluer directement les rivières et les nappes phréatiques. Pourtant, depuis l’instauration du XIIIème plan quinquennal en 2015, le pouvoir chinois prône l’édification d’une « civilisation écologique » entraînant avec elle la fermeture de nombreuses mines de terres rares. En réalité, Pékin a fait le choix de se spécialiser dans l’activité de transformation de la filière, abandonnant l’activité la plus pollueuse, l’extraction, au profit du segment à plus haute valeur ajoutée et à plus faible coût écologique. La chine a ainsi largement sous-traité l’activité extractive à des pays comme l’Indonésie ou l’Australie.

Ce changement de modèle explique d’ailleurs pourquoi la part de la production chinoise a chuté de 95% en 2010 à 70% aujourd’hui. Le pays devient de manière croissante non pas un producteur de terres rares mais un transformateur de ces minerais. La nuance est importante car elle rend la Chine de plus en plus dépendante des importations de terres et métaux rares si bien qu’en mars de cette année le pays est devenu le premier importateur au monde de ces matériaux stratégiques. On estime par ailleurs que les chinois seront importateurs nets d’ici à 2025.

Et la tendance ne risque pas de s’inverser. La montée en puissance des capacités technologiques du pays à la suite du plan « Made in China 2025 » et son virage vers la transition énergétique entraînent en effet une demande croissante de ces métaux qui à termes dépassera largement les capacités de production chinoises. De même, étant donné que les industries chinoises sont encore tributaires des composants réexpédiés en Chine par des utilisateurs de terres rares d’autres pays, ne plus fournir ces pays revient à agir contre ses propres intérêts industriels.

Par conséquent, un embargo sur les terres rares chinoises serait doublement contre-productif. D’un côté, cette mesure mettrait en difficulté toute la filière downstream que Pékin souhaite pourtant développer. D’un autre côté, elle entraînerait une surenchère des prix à un moment où la production domestique ne suffit plus à alimenter la demande chinoise.

 

La Chine n’a donc aucun intérêt à jouer la carte de l’embargo sur ses ressources en terres rares. Ne possédant que 40% des réserves et étant devenue le premier importateur au monde de ces ressources, elle ne peut en effet mettre cette menace à exécution sans subir elle-même les conséquences de cette stratégie. Pour le dire autrement, Pékin se tirerait toute seule une balle dans le pied si elle venait à choisir cette voie. Il me paraît dès lors peu probable de voir le pouvoir chinois s’engager dans une dangereuse guerre des métaux rares.

Boris Johnson pourra-t-il accomplir la promesse du Brexit ?

Boris Johnson pourra-t-il accomplir la promesse du Brexit ?

Boris Johnson logera-t-il au 10 Downing Street le soir du 23 juillet prochain ? C’est du moins la tendance qui se dessine après les premiers tours d’une élection interne qui voit l’ancien maire de Londres et le patron du Foreign Office Jeremy Hunt s’affronter pour prendre la tête du parti conservateur. Du fait que le prochain premier ministre sera choisi par quelque 160 000 militants, en majorité « pro-Leave », Johnson semble en tout cas avoir une longueur d’avance sur son rival.

Mais si le résultat final ne fait plus guère de doute, la politique du nouveau leader britannique reste quant à elle remplie d’incertitudes, notamment sur la question du Brexit qui divise le royaume depuis trois ans. Ayant fait campagne pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, Boris Johnson apparaît ainsi d’un côté le plus apte à accomplir cette promesse. Pourtant, ses déclarations médiatiques et son programme sont tellement flous et vagues qu’il est presque impossible pour un observateur de prévoir la stratégie qui sera suivie par son cabinet.

Pourra-t-il dès lors mener son pays hors de l’Union ? Ou sera-t-il à l’inverse totalement avalé par le Brexit comme l’ont été ses prédécesseurs David Cameron et Theresa May ?

 

L’impasse du Brexit

Pour l’ancien maire de Londres, la première des priorités sera de débloquer une situation politique en grande partie gelée. En effet, depuis le référendum de 2016, le pays est incapable de s’accorder sur un plan de sortie viable économiquement et acceptable pour ses partenaires européens et la majorité des citoyens du royaume. C’est que l’équation du Brexit semble pour l’heure insoluble tant les demandes des britanniques semblent contradictoires, voire irréconciliables entre elles.

D’un côté, une bonne moitié de la population s’oppose catégoriquement à tout accord de sortie et réclame un second référendum qui espère-t-elle renversera les résultats de 2016. D’un autre côté, un camp du Brexit divisé qui n’a absolument pas mesuré les conséquences (de l’interdépendance économique à la question nord-irlandaise) d’une rupture de près de cinq décennies d’association avec l’Europe et qui se radicalise avec la montée du parti du Brexit de Nigel Farage.

Durant trois ans, Theresa May a tenté de concilier ces deux camps par un accord de compromis qui finalement s’est vu rejeté par quasiment l’ensemble des parties. Boris Johnson sera-t-il à l’inverse le réconciliateur d’un Royaume-Uni au bord de l’implosion ? On peine à le croire quant on connaît le caractère extrêmement clivant de sa personnalité, sans compter son orientation « hard Brexit » qui va lui aliéner une grande partie de la population.

 

Quelles sont les options pour Boris Johnson ?

Durant sa campagne, Johnson a promis qu’il tenterait de renégocier un nouvel accord plus avantageux avec l’Europe tout en maintenant fermement que le royaume quitterait au plus tard l’Union européenne le 31 octobre prochain, « deal or no-deal ». On voit pourtant mal l’UE se plier aux exigences britanniques et abandonner les lignes rouges de sa négociation : le non-rétablissement de la frontière entre les deux Irlandes grâce au « Backstop » *, le respect des engagements budgétaires pris par les britanniques lors du budget pluriannuel de l’Union et le maintien des droits des expatriés européens au Royaume-Uni. Si Theresa May n’a pu obtenir des concessions sur ces points, par quel magie Boris Johnson serait-il en mesure de convaincre les 27 sachant que ces derniers ont fait preuve d’une unité remarquable depuis le début des négociations ?

Peut-être que souhaitant tourner la page du Brexit tout en étant enclin à sortir avec un « deal », ce dernier pourrait céder aux arguments de ceux qui prônent un « soft Brexit » mais cette situation me paraît hautement improbable. D’une part, en tant que partisan du « Global Britain » ** et du projet fantasmagorique de faire du pays un nouveau « Singapour », Boris Johnson ne pourra jamais accepter de rester dans l’union douanière ou dans le marché unique européen et ainsi perdre toute souveraineté sur la politique commerciale. D’autre part, sa majorité parlementaire ne tenant qu’au parti unioniste nord-irlandais DUP, il ne sera pas en mesure d’appuyer un accord mentionnant la solution du « Backstop ».

Par conséquent, ne pouvant concevoir un plan plus « hard Brexit » ou plus « soft Brexit », je vois mal l’ancien maire de Londres proposer autre chose qu’une version légèrement modifiée du plan May déjà rejeté trois fois à la Chambre des communes. En cas de nouveau rejet, Boris Johnson a promis de sortir sans accord mais là aussi il risque d’avoir du mal à respecter ses engagements de campagne. Le parlement, en effet, est farouchement hostile à un no-deal et fera tout pour empêcher ce scénario catastrophique pour l’économie britannique et européenne. De même, étant élu par simplement 160 000 militants du parti conservateur, Johnson n’a absolument pas la légitimité politique suffisante pour prendre une telle décision qui pourrait conditionner l’unité même du Royaume-Uni. Faut-il rappeler qu’en cas de « no-deal » le 31 octobre, les autorités écossaises ont déjà annoncé la tenue d’un référendum d’indépendance.

 

Un choix entre l’unité du royaume et la survie du parti conservateur ?

Boris Johnson va donc se retrouver dans une situation inextricable dès sa prise de fonction. D’un côté, il doit mettre fin à l’émigration des électeurs conservateurs vers Nigel Farage en adoptant une ligne dure sur le Brexit. D’un autre côté, cette ligne dure renforce la division du pays et menace l’unité du royaume. En d’autres termes, le prochain locataire du 10 Downing Street aura à choisir entre la survie de son parti et celle du Royaume-Uni.

La probabilité, dès lors, est grande de voir le blocage politique se poursuivre d’autant plus qu’on voit mal Boris Johnson appeler une nouvelle élection qui verrait les conservateurs se faire balayer dans les urnes. L’ancien maire de Londres ne dispose en tout cas que d’une marge de manœuvre limitée s’il veut sortir son pays et son parti du piège du Brexit. Pour l’heure, rien n’indique qu’il soit en mesure de faire mieux que ses prédécesseurs afin d’accomplir cette promesse.

 

« Backstop » : Ce terme renvoie à la solution proposée par le négociateur européen Michel Barnier pour éviter le rétablissement d’une frontière entre les deux Irlandes comme prévu par l’accord de paix du Vendredi Saint de 1998 qui avait mis fin à des décennies de guerre civile en Irlande du Nord. Souhaitant quitter l’UE, l’union douanière et le marché unique, le gouvernement de Theresa May imposait de facto le retour d’une frontière physique entre la République d’Irlande, membre de l’UE, et l’Irlande du Nord, partie intégrante du Royaume-Uni. Pour remédier à ce problème, Michel Barnier avait proposé que le Nord de l’île soit maintenu dans l’espace réglementaire européen jusqu’à ce qu’un accord d’association soit trouvé entre Londres et Bruxelles. Acceptée par Theresa May et une partie des conservateurs, cette solution est néanmoins contestée par un grand nombre de parlementaires et le parti unioniste DUP au nom de l’unité législatif du Royaume-Uni.

 

**Global Britain : Idéologie promue par une minorité de conservateurs et qui vise à faire du Royaume-Uni le centre du commerce international par le biais d’une politique agressive d’ouverture des échanges et de libéralisation de l’économie.

Comment Trump utilise le commerce comme arme géopolitique

Comment Trump utilise le commerce comme arme géopolitique

Depuis que l’homme a appris à échanger des biens, le commerce a toujours fait office de faiseur de paix entre les peuples. Déjà Fernand Braudel, dans son monumental La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, montrait que les échanges commerciaux avaient contribué au rapprochement entre le monde chrétien et le monde musulman au XVIème siècle et ce malgré des siècles de rivalités et de conflits. De même, c’est au beau milieu des guerres napoléoniennes que David Ricardo a commencé à travailler sur sa théorie des avantages comparatifs censée surpasser les haines nationales par le biais de l’interdépendance économique.

Quelques années auparavant, ce fut le grand Montesquieu qui exposa le plus clairement la relation durable entre paix et commerce. « L’effet naturel du commerce, écrit-il, est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » La construction européenne et la mondialisation actuelle se sont fondées sur ce paradigme qui veut que le commerce soit la meilleure garantie pour la stabilité du monde. En d’autres termes, le commerce a longtemps été considéré comme un facteur modérateur des rivalités de puissance.

Or, « l’America First » de Trump chamboule cette vision des choses. De la menace tarifaire exercée à l’égard du Mexique dans la crise des migrants au conflit commercial avec la Chine, Washington use et abuse de sa position économique dominante pour imposer son agenda. Profitant des interdépendances économiques pour atteindre ses objectifs de puissance, les Etats-Unis prouvent ainsi que le commerce peut se transformer en une arme géopolitique redoutable. Loin d’être un facteur de paix, la mondialisation devient alors le nouveau champ de bataille des géants de ce monde.

 

« America First » et l’arme commerciale

Depuis son arrivée à la Maison Blanche, le président Trump multiplie les mesures commerciales agressives pour dit-il « diminuer l’extraordinaire déficit commercial de notre économie ». En réalité, ces mesures vont bien au-delà du simple déficit mais visent plutôt à remodeler les relations internationales afin de réaffirmer une hégémonie américaine mise à mal depuis deux décennies. Ainsi, la guerre tarifaire avec la Chine a pour principal objectif de contrecarrer la montée en puissance de Pékin, notamment sur les technologies de demain comme la 5G ou l’intelligence artificielle. De même, les sanctions économiques unilatérales contre l’Iran visent ni plus ni moins à un changement de régime.

Cette stratégie qualifiée par deux chercheurs américains, Henry Farrell et Abraham Newman, de « Weaponized Interdependance » repose pourtant sur trois conditions préalables dont seuls les Etats-Unis sont en mesure de posséder.

La première condition dépend du rôle fondamental joué par le dollar dans les échanges internationaux. Etant la première monnaie de réserve mondiale, le billet vert donne à Washington les moyens d’imposer des sanctions extraterritoriales sur des entreprises non-américaines utilisant cette monnaie dans leurs transactions commerciales. Tout acteur chinois ou européen dépendant dans son quotidien du dollar se voit ainsi forcé d’adopter les lois américaines sous peine de graves sanctions financières comme l’a montré l’amende record imposée à BNP PARIBAS pour avoir violé l’embargo cubain.

La seconde condition dépend du poids du marché américain. Forts de 300 millions de consommateurs riches et d’un taux d’épargne faible, les Etats-Unis sont un marché beaucoup trop important pour être ignoré dans la mondialisation. Ainsi, les entreprises françaises installées en Iran comme Airbus, Renault ou PSA ont préféré quitter le pays de peur de ne plus pouvoir accéder au marché américain.

Enfin, la dernière condition repose sur le positionnement central des entreprises américaines au sein des chaînes de valeur globalisées. Par exemple, la domination américaine dans le secteur des micro-puces informatiques permet à Washington de contrer la montée en puissance de la Chine sur le plan technologique. En poussant les firmes américaines à ne plus fournir les entreprises chinoises, le gouvernement américain peut en effet couper les ailes du grand plan chinois de développement technologique, le fameux « Made in China 2025 ». Le géant ZTE fut ainsi poussé au bord de la faillite tandis que Huawei se voit forcer de modifier ses approvisionnements en micro-puces vers des fournisseurs chinois de moins bonne qualité et moins fiables ce qui lui coûtera probablement des milliards de dollars.

 

Du commerce à la guerre

La stratégie américaine est donc claire. Elle vise à imposer son hégémonie en s’appuyant sur le caractère central de sa position dans la mondialisation et ce dans une forme de « néo-conservatisme économique » assumé. Mais si au premier abord, cette stratégie ne présente pas de risques en termes de conflits immédiats, ses conséquences sont sans doute beaucoup plus graves qu’attendues.

En effet, l’utilisation des interdépendances économiques comporte un certain nombre de risques bien souvent sous-estimés par l’administration Trump. Le premier consiste à exacerber les tensions nationalistes avec les pays qui subissent les sanctions américaines. La politique de « pression maximale » à l’égard de l’Iran a ainsi favorisé davantage les groupes les plus radicaux au sein de la République Islamique au détriment du président Rohani et des plus modérés. Mis sous pression, Téhéran s’en prend de facto de manière croissante aux intérêts américains et de leurs alliés dans la région, notamment dans le stratégique détroit d’Ormuz. Les récents incidents de sabotage de tankers doivent être vus à l’aune de cette radicalisation.

De même, la Chine voit, avec raison, la politique américaine comme une tentative d’entraver son développement économique ce qui perpétue un climat vicieux de nationalisme et d’anti-américanisme au sein de la population chinoise. Contrairement à Obama qui voulait faire de Pékin un « partenaire responsable » (« Responsible Stakeholder ») d’un ordre libéral globalisé, la stratégie de Trump renforce à l’inverse les tensions sino-américaines en Mer de Chine Méridionale ainsi qu’à Taiwan.

Un autre risque est de voir se défaire les institutions multilatérales qui en tant qu’instance de dialogue et de coopération garantissent un minimum de stabilité. En intimidant ses rivaux et ses alliés de manière complètement unilatérale, les Etats-Unis détruisent à petit feu un ordre multilatéral pour ne laisser que les simples rapports de force comme matrice des relations internationales. Or, cette configuration ressemble davantage à l’Etat de nature de Hobbes qu’à un ordre régulé et pacifique.

 

En d’autres termes, la politique de « Weaponized Interdependance » est dangereuse pour la stabilité du monde. En souhaitant imposer son hégémonie par le bais de l’arme commerciale, les Etats-Unis ne font qu’exacerber les tensions que ce soient au Moyen-Orient ou en Asie du Sud-Est multipliant les risques d’un dérapage vers un conflit armé. En réalité, l’interdépendance économique créée par la mondialisation et son utilisation par l’administration Trump est une forme de « néo-conservatisme » qui ne dit pas son nom. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le commerce n’est plus un facteur de paix mais au contraire un outil de guerre.

La Chine est-elle une puissance verte?

La Chine est-elle une puissance verte?

Depuis 2015 et la diffusion d’un documentaire (Sous le dôme) exposant les ravages de la pollution atmosphérique, la Chine s’est affichée comme l’un des leaders de la lutte contre le réchauffement climatique. Profitant du retrait américain de l’accord de Paris, elle s’est ainsi positionnée comme le fer de lance de la production de biens publics mondiaux. Aujourd’hui, le pays est de loin le premier producteur et consommateur mondial d’énergies renouvelables monopolisant près de 45% des investissements mondiaux dans le secteur de la transition énergétique.

A contrario, l’image de la Chine en termes d’environnement, surtout en Occident, est associée aux nuages de pollution frappant Pékin et aux immenses centrales à charbon qui alimentent la croissance spectaculaire du pays depuis trois décennies. Il existe donc un contraste saisissant entre les intentions affichées par la Chine et la réalité sur le terrain. Dans ces conditions, la Chine peut-elle prétendre au statut de « puissance verte » ?

 

Pékin a définitivement pris le tournant de la transition énergétique

Au début de cette année Alexandria Ocasio-Cortez, une jeune députée du congrès américain, s’était rendue célèbre en appelant son pays à s’engager dans un « green new deal » fait d’investissement dans les énergies renouvelables et d’abandon sur le long terme des énergies fossiles. Or, si la transition énergétique est encore en débat aux Etats-Unis, la Chine, à l’inverse, a lancé depuis quelques années un gigantesque « plan vert » visant à transformer son économie en faveur d’une croissance bas-carbone.

Le pays est ainsi le premier producteur de brevets au monde liés aux énergies renouvelables avec 29% du total global. De même, la Chine a investi en 2017 près de 127 milliards de dollars dans les énergies renouvelables soit plus que l’Europe et les Etats-Unis réunis. Profitant des économies d’échelle considérables que lui procure son immense marché, Pékin s’est positionnée en tant que leader dans de nombreuses filières bas-carbones telles que le photovoltaïque, l’éolien ou encore la production de batteries pour les véhicules électriques. A noter que dans ce dernier cas, le marché automobile chinois est aujourd’hui le plus électrifié du monde.

En 2020, les autorités chinoises appliqueront un marché du carbone similaire au marché des droits à polluer européen ce qui devrait renforcer la tendance à la décarbonation de son économie et de son mix énergétique. L’objectif de Pékin est en fait d’une part de répondre à la demande grandissante des classes moyennes chinoises qui sont très soucieuses des questions environnementales. D’autre part, le parti communiste chinois souhaite utiliser la transition énergétique comme levier de modernisation de sa structure productive et ainsi faciliter la montée en gamme de son économie.

Souhaitant dépasser son statut d’économie à revenue intermédiaire, la Chine mise en effet sur les énergies renouvelables afin de se spécialiser sur des biens à plus haute valeur ajoutée au moment même ou le vieillissement de sa main d’œuvre oblige Pékin à revoir ses avantages comparatifs dans la mondialisation. Cette stratégie est d’autant plus attractive qu’elle se fonde sur le fait qu’en produisant 80% des Terres rares, ces matériaux essentielles aux technologies bas-carbones, le pays possède un avantage compétitif évident à l’avenir sur ce segment.

 

Un pays qui reste encore très polluant

Malgré de réels efforts, il ne faudrait pas croire néanmoins que la Chine soit devenue du jour au lendemain un paradis pour l’environnement. En fait, le pays est toujours le premier émetteur mondial de gaz à effet de serres avec 28% des émissions mondiales. En terme de consommation d’énergies fossiles, Pékin reste aussi et de loin le premier consommateur au monde même si mesurée par habitants cette consommation est beaucoup plus faible qu’aux Etats-Unis. Le Charbon, qui fut le moteur énergétique du décollage chinois, se maintient également à un niveau élevé du mix énergétique avec près de 59% de parts dans le total.

Comment expliquer dès lors ce paradoxe d’un pays à la fois plus gros utilisateur d’énergies renouvelables et d’énergies fossiles ? Tout d’abord, il est nécessaire de réaliser que la demande énergétique chinoise a explosé depuis plusieurs décennies en lien avec sa formidable phase de croissance. Les énergies renouvelables, bien qu’elles montent en puissance, ne suffisent pas à alimenter l’appétit énergétique du pays si bien que malgré une baisse importante de la part du charbon dans le mix énergétique, la production de ce dernier ne fait qu’augmenter en volume. Il est en de même pour toutes les énergies fossiles. De plus, les filières chinoises du renouvelable ont décidé de miser sur les exportations et non sur le recouvrement intérieur de sorte qu’une grande partie de ces modes d’énergie bas-carbone n’alimentent pas le marché chinois. Enfin, le fait que le secteur charbonnier est un gros pourvoyeur d’emplois, et ce généralement dans des provinces sinistrées de la croissance chinoise, pousse le gouvernement à être très prudent quant à la fermeture de centrales à charbon et d’industries polluantes.

 

Une transition énergétique qui impacte négativement les partenaires commerciaux de la Chine

La transformation progressive de l’économie chinoise en une économie bas-carbone n’impacte pas seulement le marché chinois mais l’ensemble de ces partenaires commerciaux. Ces derniers sont en effet très structurés par l’économie chinoise si bien qu’une transformation de celle-ci modifie complètement la structure productive de ces pays. Etant donné l’interdépendance de leurs économies et l’importance qu’ont pris les chaines de valeur aujourd’hui, beaucoup de pays devront ainsi s’adapter aux choix stratégiques pris par Pékin.

Or, deux impacts négatifs de ce changement doivent être mentionnés. D’une part, la transition énergétique chinoise exige un certain nombre de matériaux critiques, du lithium en passant par le cuivre, qui certes permettent de produire des énergies vertes mais qui sont également très destructrices de l’environnement lors de leurs extractions. En achetant massivement ce type de matériaux, la Chine risque ainsi de sous-traiter ses problèmes environnementaux à ses partenaires économiques. Le Chili et l’Australie, par exemple, ont vu ainsi leurs émissions augmenter ces dernières années du simple fait qu’ils sont les principaux fournisseurs de ce type de matériaux.

D’autre part, la montée en gamme de l’industrie chinoise et son repositionnement dans les chaînes de valeur mondiales entraîne un phénomène de délocalisation de la production industrielle à faible valeur ajoutée vers les pays voisins. Le Cambodge ou le Vietnam sont ainsi devenus des destinations privilégiées des IDE chinois. Or, cette migration productive se réalise dans des industries fortement émettrices en CO2. En d’autres termes, les filières industrielles chinoises n’ont fait que déplacer les émissions polluantes du territoire chinois vers ces partenaires commerciaux surtout asiatiques.

 

La position de la Chine est donc pour le moins ambiguë quant à ses efforts de « verdissement ». Tout en étant la championne des énergies renouvelables, elle est également la championne des émissions de CO2 et privilégie depuis plusieurs années non pas la suppression des industries polluantes mais leurs migrations vers d’autres pays. Le cas chinois est en réalité intéressant car il montre à quel point la transition énergétique modifie en profondeur les relations internationales.

Netanyahou : la politique du pire

Netanyahou : la politique du pire

Dans le film « un jour sans fin », le personnage principal, joué par l’inimitable Bill Murray, voit une journée de sa vie se répéter encore et toujours jusqu’à ce que finalement il tombe amoureux et accepte de s’ouvrir aux autres. Maintenant, remplacez Bill Murray par Benyamin Netanyahou et vous trouverez l’imitation israélienne d’un « jour sans fin ». En 2009, 2013, 2015 et dernièrement il y a deux semaines, ce dernier a en effet constamment remporté les élections en usant du même discours et de la même stratégie. Pourtant, contrairement à Bill Murray dans le film, « Bibi » Netanyahou souhaite non pas mettre fin au cycle mais en assurer à l’inverse la perpétuation.

Car ce « jour sans fin » de la politique israélienne est pour le premier ministre une bénédiction tant sont forts les soupçons de corruption qui pèsent sur lui. Conserver son poste, c’est ainsi se protéger à l’avenir d’éventuelles poursuites judiciaires. Mais c’est aussi pour lui le meilleur moyen de continuer sa politique inique de rapport de force qui consiste à piétiner systématiquement le droit international et les droits fondamentaux du peuple palestinien. C’est ce que j’appelle la politique du pire et malheureusement rien pour l’heure ne semble en mesure de l’arrêter.

 

Le choix du pire

Depuis 1967 et l’occupation de la Bande de Gaza, du plateau du Golan et de la Cisjordanie, l’Etat hébreu est confronté à un dilemme existentiel entre trois scénarios. Le premier consiste à accepter la solution promue par les Nations-Unies de deux Etats, un israélien et l’autre palestinien, sur la base des frontières de 1948 avec Jérusalem comme capitale respective. Le second prône l’instauration d’un Etat binational où juifs et arabes jouiraient d’une même égalité des droits. Enfin, le dernier scénario consiste à maintenir le statut quo issu de la guerre des Six-jours avec des palestiniens traités en peuple occupé sur leurs propres terres.

En d’autres termes, Israël avait le choix entre reconnaître un Etat palestinien à sa frontière, former un Etat démocratique de la Méditerranée au Jourdain ou créer un Etat ségrégationniste envers les arabes. Jusqu’en 2009, la politique israélienne n’avait jamais pu trancher ce dilemme et ce en raison de considérations militaires, religieuses ou territoriales. L’Etat hébreu avait ainsi oscillé entre les accords d’Oslo, premier pas vers la reconnaissance d’un Etat autonome palestinien, l’acceptation de la citoyenneté israélienne pour les arabes qui le souhaitent et la poursuite d’une colonisation illégale dans les territoires occupés.

Avec Netanyahou, à l’inverse, Israël a clairement choisi la voie d’un Etat ségrégationniste, « d’Apartheid » diront certains, où les arabes subissent une discrimination complètement assumée par le gouvernement et ce dans tous les domaines possibles et imaginables. « Bibi » a ainsi accéléré la colonisation au mépris des engagements pris à Oslo rendant impossible dans les faits toute création d’un Etat palestinien viable à l’avenir. De même, les palestiniens ont vu se multiplier les exactions et les actes racistes commis contre eux par les colons et les forces de sécurité israéliennes.

A ce tableau déjà très sinistre, il faut rajouter que Netanyahou et sa coalition de partis xénophobes s’en sont pris violemment aux arabes israéliens lors de la dernière campagne les considérant comme des citoyens de second zone, voir même tous simplement comme des non-citoyens. S’ils parvenaient à leurs fins, Israël ne serait plus alors une démocratie reposant sur l’égalité des droits mais un Etat ségrégationniste comme le furent les Etats-Unis après la guerre de Sécession.

 

La disparition de « l’amortisseur » américain

Nous pouvons être d’autant plus pessimistes dans un futur proche que Washington a abandonné son rôle traditionnel de garde-fou de la politique israélienne. Depuis 1967, en effet, les Etats-Unis avaient toujours posé des limites, des lignes rouges, à ne pas dépasser pour l‘Etat hébreu en échange d’un soutien diplomatique et militaire. Depuis l’élection de Trump, en revanche, Israël bénéficie d’une liberté de manœuvre inédite qui lui donne toute latitude pour mettre en œuvre la politique du pire.

De la reconnaissance de Jérusalem comme capitale unique de l’Etat Hébreu à l’annexion du Golan en passant par l’arrêt du financement de la mission onusienne pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), Trump accentue en fait la tentation du gouvernement israélien d’accélérer la mise en œuvre d’une politique fondée à la fois sur le racisme et la xénophobie. En niant son rôle « d’amortisseur » dans la région, les Etats-Unis se sont donc engagés dans un soutien absolu à la politique israélienne bien que celle-ci ne respecte plus les principes élémentaires de la démocratie et de l’Etat de droit.

 

Une politique à courte-vue uniquement fondée sur le rapport de force

L’Etat hébreu profite en réalité d’une conjoncture favorable pour accumuler les gains diplomatiques à court-terme. C’est d’ailleurs la seule politique de Benyamin Netanyahou. Avec des Etats Arabes pris par leurs considérations internes et leur rivalité avec l’Iran, une Amérique présidée par Trump et un Brésil dominé par un démagogue, la situation internationale confère à Israël une fenêtre d’opportunités inespérée pour imposer son agenda au Proche-Orient.

Mais cette politique n’est fondée que sur le rapport de forces international et militaire. Ces bases sont donc fragiles puisque comme l’histoire l’a montré les rapports de force se modifient constamment au fil des siècles. En cela, le conflit israélo-palestinien ne fera probablement pas exception. D’une part, les prévisions démographiques sont beaucoup plus favorables aux palestiniens. D’autre part, la supériorité militaire israélienne dépend en grande partie de l’aide américaine. Or, celle-ci est loin d’être assurée à l’avenir tant les équilibres démographiques se modifient en Amérique au profit des hispaniques qui sont moins favorables à l’Etat hébreu que ne l’a été jusqu’alors la majorité blanche. Enfin, les américains sont de plus en plus enclins à abandonner leur rôle international au profit d’une vision centrée sur « l’Amérique d’abord » traduisant un retour en grâce de l’isolationnisme ces dernières années.

Même s’il est difficile de prédire l’avenir, il est clair néanmoins que le rapport de force actuel ne peut durer et qu’Israël sera confrontée à l’avenir à un déclin de ces capacités industrielles et militaires. C’est pourquoi, sa politique actuelle de ségrégation et de dénigrement du droit international ne serait constituer un plan viable à long-terme.

En comptant exclusivement sur un rapport de force favorable dans une logique de racisme assumé, le gouvernement israélien a donc choisi la politique du pire. Le problème c’est qu’à ce petit jeu-là, à long-terme, l’Etat hébreu sera en position non pas de force…mais de faiblesse.

 

Quelle politique européenne face à la Chine ?

Quelle politique européenne face à la Chine ?

Quelle sera l’attitude de l’Union européenne vis-à-vis de la montée en puissance chinoise ? 24 h après avoir discuté du Brexit, les chefs d’Etat européens se sont réunis à Bruxelles pour répondre à cette question primordiale qui engage non seulement l’actualité présente de l’Union mais également sa capacité à devenir un acteur stratégique dans le monde. Face à une Chine qui s’affirme de plus en plus sur la scène internationale, il devient en effet urgent de revoir les paradigmes qui sous-tendent la relation Bruxelles-Pékin sous peine de voir l’Europe être complètement marginalisée dans un futur proche.

L’objectif de cet article sera ainsi de dégager une stratégie réaliste pour aider l’Europe à surmonter ce « défi chinois ».

 

I) Un changement de paradigme dans la relation sino-européenne

Depuis 1975 et l’établissement de liens diplomatiques entre la communauté économique européenne et la Chine, les européens ont souvent fait preuve de naïveté, voire même d’indifférence quant à l’émergence de Pékin. Persuadés que l’ouverture économique allait renforcer le libéralisme et la démocratie, ils ont délibérément fermé les yeux sur les pratiques déloyales menées par les dirigeants chinois. En 2003 fut ainsi signé un partenariat stratégique entre les deux entités sans qu’une seule fois l’Europe ne réclame une quelconque réciprocité dans les échanges. Tandis que l’Union ouvrait en grand son marché, la Chine imposait par exemple que les entreprises européennes s’allient avec une entreprise locale dans le cadre d’une joint-venture pour accéder à son marché et au passage piller leurs technologies.

Heureusement, depuis 2016, les européens ont, semble-t-il, pris conscience de ce problème. La volonté d’introduire un « mécanisme de surveillance des investissements étrangers » par la commission fut dans cet optique un véritable tournant. Délaissant leurs postures optimistes, les européens ont donc renoué avec une posture réaliste faisant de la Chine un « rival stratégique » comme le note le dernier communiqué de presse de la commission.

Il est vrai que les actions de Pékin n’ont absolument pas confirmé les espoirs placés dans la libéralisation économique. En plus des questions de transferts de technologie et de distorsions de concurrence, la Chine mène de facto une politique agressive en mer de Chine Méridionale tandis que son projet de « nouvelles routes de la soie » est critiqué pour son aspect « hégémonique ».

Confrontés à ce nouveau défi, les européens doivent dorénavant s’accorder sur une stratégie commune qui soit à la fois plus réaliste économiquement et moins naïve stratégiquement.

 

II) Une nouvelle stratégie pour l’Europe

Au fond, dans le cadre d’un partenariat renouvelé avec la Chine, l’Europe doit absolument éviter deux écueils tout aussi périlleux l’un comme l’autre. Le premier serait de rester figé sur une vision naïve de l’émergence chinoise et ainsi de mettre de côté le défi stratégique que pose Pékin. Le second serait à l’inverse de voir dans la montée en puissance de la Chine un danger pour le monde qu’il faut à tout prix juguler comme le pensent trop souvent les élites américaines. En d’autres termes, l’Europe ne doit être à la fois ni bisounours ni va-t’en-guerre vis-à-vis de Pékin.

Ne pas être bisounours, c’est tout simplement exiger des chinois le principe de réciprocité dans les échanges commerciaux. Le virage mené par Xi Jinping en faveur d’une économie des « champions nationaux » dopés aux subventions de l’Etat n’est en cela plus acceptable, tout comme les obstacles dont souffrent les investisseurs étrangers. Dans l’autre sens, tant que la réciprocité ne sera pas mise en œuvre, les européens ne devront pas à hésiter à protéger leurs actifs stratégiques de la voracité chinoise. C’est pourquoi les 10 mesures annoncées par la Commission le 12 Mars dernier vont dans le bon sens, notamment en ce qui concerne la sécurité de nos industries technologiques.

Mais pour pouvoir espérer peser face à la Chine, autant faut-il se mettre d’accord au sein des 27. La signature par l’Italie d’un accord cadre pour intégrer les « routes de la soie » chinoises est dans cet optique d’autant plus regrettable que le conseil européen du 22 Mars visait précisément à adopter une position commune des états membres. Prise exclusivement par des considérations financières, Rome n’a en réalité pas compris l’importance du levier européen pour négocier « d’égal à égal » avec un pays aussi puissant que la Chine. Seule une Europe unie est en effet en mesure de résister au rouleau-compresseur chinois. Y aller seul comme l’Italie l’a fait c’est s’assurer une position de faiblesse dans la table des négociations.

Cependant, si l’UE doit nécessairement se convertir à davantage de réalisme, il serait une erreur d’adopter une politique d’hostilité envers Pékin, comme l’a fait Washington. D’une part, l’Europe n’a pas la puissance de feu économique et militaire qu’ont les Etats-Unis. D’autre part, la Chine est un partenaire indispensable de l’Europe dans des domaines aussi déterminants que la lutte contre le réchauffement climatique ou encore la non-prolifération nucléaire sans parler de l’interdépendance de nos économies. La bonne stratégie serait alors de forcer Pékin à appliquer les mêmes règles que ses partenaires et à jouer le jeu du multilatéralisme.

Pour atteindre cet objectif, les européens devraient lancer des initiatives concrètes dans les instances multilatérales comme à l’OMC où avec le soutien du Canada, du Japon ou encore des pays de l’ASEAN ils pourraient pousser la Chine à se plier aux règles commerciales communes. De même, en mer de Chine Méridionale, les européens, à l’instar de la France, doivent soutenir l’initiative Indo-japonaise, appuyée par l’ASEAN et l’Australie, « d’un espace Indo-Pacifique libre et ouvert » pour rappeler aux chinois le principe de liberté de navigation inscrite dans la Convention sur les droits de la mer qu’ils ont par ailleurs eux-mêmes signé.

A l’inverse, une politique de « bloc » et « d’endiguement » qui consisterait comme le fait Washington à voir dans toutes politiques chinoises une menace sur la stabilité mondiale ne peut mener que dans le mur. Au lieu de considérer la montée en puissance de la Chine comme un danger, les européens devraient au contraire se féliciter de l’avènement d’un monde plus équilibré et multipolaire où les Etats-Unis n’imposeraient pas leur suprématie. Seulement, cette émergence sur la scène internationale ne doit pas se faire au détriment du multilatéralisme et du droit international. Ainsi, plutôt que de saper le décollage chinois, les européens devraient tout faire pour transformer enfin Pékin en ce que les anglo-saxons nomment un « responsible stakeholder » (partenaire responsable). D’ailleurs, l’Europe, en tant qu’incarnation du multilatéralisme, n’est-elle pas au fond la mieux placée pour mener à bien ce projet ?

Les Routes de la Soie numériques : une mondialisation aux caractéristiques chinoises

Les Routes de la Soie numériques : une mondialisation aux caractéristiques chinoises

« Projet du siècle » pour les uns, « habile habillage marketing » pour d’autres, les nouvelles routes de la Soie suscitent un débat enflammé dans les sphères diplomatiques. Et pourtant, si toute l’attention se porte sur le volet construction de ce projet, il ne faut en aucun cas y sous-estimer la dimension numérique, considérée à Pékin comme un élément clé de sa stratégie. Confrontée au défi technologique américain, la Chine se positionne de nouveau au centre du monde.

 

Une route de la soie numérique 

Depuis 2013 et le lancement officiel du projet BRI (Belt and Road Initiative), Pékin n’hésite pas à afficher ses nouvelles ambitions internationales. S’en est finie de « la montée en puissance pacifique » promue par l’ancienne équipe dirigeante Hu-Wen, place désormais au « rêve chinois » qui pour Xi Jinping signifie ni plus ni moins la restauration de la Chine dans son statut « d’empire du milieu ». Pour atteindre cet objectif, le président chinois mise sur les nouvelles technologies du numérique et compte faire de son pays la grande puissance du « cyberespace ».

Exposé en décembre 2017, son plan vise à utiliser les routes de la soie comme un effet de levier pour booster les capacités numériques de la Chine. Ainsi, chaque pays qui adhère à la BRI se voit proposer des services numériques à des coûts parfois dérisoires. On peut y trouver à la fois des câbles optiques-fibres, des réseaux mobiles, des stations de relais satellitaire, des centres de données ou encore des projets de « Smart Cities ».

Alibaba, le géant chinois du numérique, est, de fait, un acteur clé des routes de la Soie. Dans le cadre du corridor sino-pakistanais, l’entreprise a ainsi acquis Daraz, unique fournisseur de services numériques dans un pays comptant pas moins de 300 millions de consommateurs potentiels. ZTE, un autre géant chinois, opère quant à lui dans 50 des 64 pays ayant adhéré à la BRI. Elle y propose ses services dans la surveillance, le mapping, le Cloud ou l’analyse de données. Dans l’ensemble, ce sont tous les champions numériques chinois qui se positionnent sur ses nouveaux marchés, travaillant de concert avec la direction du parti communiste à Pékin.

 

Faire de la Chine une « cyber-puissance » économique

Alibaba au Pakistan, ZTE au Laos ou au Sri Lanka, les contrats s’accumulent pour les grandes firmes chinoises. Mais s’il est certain que ses entreprises se frottent les mains à l’idée de conquérir de nouveaux marchés, pour Xi et la direction du parti, ce n’est que le début d’un projet plus vaste qui consiste à faire de la Chine une « cyber-puissance ».

L’objectif est en fait double. D’une part, Pékin compte utiliser les routes de la Soie numériques afin de transformer de fond en comble son économie, passant d’une production manufacturière à faible valeur ajoutée à une « économie de la connaissance » à haute valeur ajoutée. D’autre part, la Chine ambitionne d’imposer ses normes et ses standards de « gouvernance numérique » à travers le monde.

En termes économiques, la direction du parti est bien consciente du « gap technologique » qu’elle a hérité vis-à-vis des Etats-Unis. Bien qu’il soit vrai que le pays avait fait des progrès considérables, notamment grâce aux transferts de technologie venant des firmes occidentales, la position de l’économie chinoise dans les flux commerciaux s’apparentait à une spécialisation classique des pays en voie de développement, à savoir des biens industriels à faible valeur ajoutée. Un Apple sortant des usines de Shenzen était ainsi assemblé en Chine mais l’essentiel de la valeur était en réalité capté par les opérateurs californiens.

Pour sortir de cette impasse, Xi a annoncé le plan « China Manufacturing 2025 » fixant pour le pays un objectif de 45% de part de marché mondiale dans les terminaux mobiles et 60% pour la fibre optique. Se positionnant ainsi sur des biens à plus forte intensité technologique, la Chine espère se spécialiser sur une production à haute valeur ajoutée à un moment où, du fait du vieillissement de sa population, sa compétitivité-prix commence à décliner.

 

La Chine impose ses standards de gouvernance à l’échelle du globe

En termes de normes, Pékin souhaite utiliser les routes de la soie pour imposer ses standards de « gouvernance numérique » à l’échelle du monde. Cette dernière peut se définir comme étant l’ensemble des modes de pilotage et de régulation dans le domaine du numérique. Par exemple, la Chine considère Internet comme un espace d’information strictement délimité par la puissance étatique, on parle alors de « cyber-souveraineté », tandis que les Etats-Unis défendent un modèle de gouvernance numérique plus libéral et transnational.

Or, en favorisant la mondialisation des géants chinois du numérique, la BRI offre à Pékin l’immense avantage d’exporter son modèle de gouvernance à travers le monde. Déjà, selon le think Tank Freedom House, près d’une trentaine de pays ont adopté les normes chinoises et ce nombre risque d’augmenter d’année en année à mesure que la Chine étende ses routes de la Soie. Loin d’être un Internet libre comme l’avaient rêvés les entrepreneurs de la Silicon Valley, l’Internet du futur sera plus probablement un Internet aux normes chinoises. Les conséquences politiques y seraient alors spectaculaires.

En effet, avec un cyberespace aux mains des gouvernements, la liberté d’expression et celle de s’informer y seraient forcément affectées. De même, les Etats-Unis perdraient un instrument précieux de leur « soft power » et un élément clé de leur politique de promotion des idéaux démocratiques dans le monde. Dans ce cadre de gouvernance, par exemple, les « printemps arabes », dans lequel Facebook a joué un très grand rôle, n’auraient probablement jamais eu lieu.

D’ailleurs Washington a très bien compris l’enjeu, l’administration Trump ayant expulsé l’opérateur chinois ZTE de tout marché public et a demandé à ses alliés de faire de même. La récente arrestation de la directrice financière de Huawei au Canada s’inscrit également dans ce nouveau schéma de « guerre froide numérique ».

Ce que craignent par-dessus-tout les Etats-Unis, ce sont les projets chinois de faire de la BRI un grand marché du cyberespace dont le nombre de consommateurs serait deux à trois plus élevé qu’en Occident. Les économies d’échelle et surtout les effets de réseau liés à ce type de technologie donneraient alors à la Chine un avantage compétitif primordial dans la future grande bataille du numérique. Déjà, pour ne pas s’écarter de ces marchés émergents, Google est sur le point de se plier aux normes chinoises avec son projet Dragonfly censé répondre aux demandes de censure de Pékin.

 

La BRI n’est donc pas qu’un grand projet d’infrastructures reliant la mer de Chine à l’Europe. Comme le montre le numérique, son objectif est en réalité de refonder les normes et les standards internationaux à son profit, faisant de la Chine une véritable « puissance normative » à l’échelle du globe. Pékin agit de fait comme « l’empire du milieu » d’une mondialisation aux caractéristiques de plus en plus chinoises.

Les « nouvelles routes de la Soie » : une vision globale (première partie)

Les « nouvelles routes de la Soie » : une vision globale (première partie)

Au début du dix-huitième siècle, l’empire chinois fut sans doute la plus grande puissance mondiale. Forte d’une avance technologique impressionnante et d’une productivité agricole bien supérieure à ce qui se faisait en Europe, il pouvait se targuer d’avoir une influence au-delà-même de ses propres frontières. Ses produits inondaient ainsi l’Asie Centrale et venaient trouver des débouchés jusqu’à l’Océan Indien et les marges orientales de l’Europe. Ces « routes de la soie », comme on les a appelées, furent le moteur du rayonnement de la puissance chinoise pendant des siècles.

Malheureusement, la Révolution industrielle en Europe occidentale puis la colonisation de l’Asie par l’Occident et la Russie ont mis fin à cette période d’expansion. Découpée en morceau par les « traités inégaux », la Chine rentra alors dans la période la plus noire de son histoire depuis les « Royaumes combattants ». Pourtant, en Septembre 2013, c’est depuis la capitale d’une Chine de nouveau conquérante que Xi Jinping a dévoilé son plan de « nouvelles routes de la soie » (Belt and road initiatives- BRI) dont le coût est estimé à plus de mille milliards de dollars.

Pour le président chinois et son peuple, ce projet n’est pas seulement une nécessité économique, il est surtout d’ordre symbolique, voir même affective, tant la « Route de la Soie » fut au cœur de l’histoire chinoise. Par la même, le PCC réaffirme son ancrage historique et son ambition de redevenir une puissance mondiale.

Quels sont les bases de ce projet ? Comment Pékin compte le mettre en œuvre ? Et quels sont les impacts géopolitiques d’une telle initiative ?

Dans cette première partie, je ne répondrais qu’au deux premières questions, à savoir sur la mise en œuvre effective de ces nouvelles « Routes de la Soie ». Les impacts géopolitiques de ce projet seront traités dans les articles suivants.

 

Un projet gigantesque

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Dévoilée en 2013, l’initiative des nouvelles « Routes de la Soie » est considérée aujourd’hui comme une priorité absolue pour Pékin tant au niveau économique que sécuritaire.

Économiquement, la Chine connaît un boom sans précédent depuis les réformes de Deng Xiaoping en 1978. Représentant moins d’1% des échanges mondiaux en 1976, le pays est aujourd’hui le premier exportateur mondial et l’un des touts premiers en termes d’importations. Avec une croissance en moyenne de 9,5% par an, l’économie chinoise a dépassé celle du Japon en 2010 et devrait dépasser les Etats-Unis à l’horizon 2025.

De plus, cette croissance a créé une classe moyenne comptant pas moins de 400 millions de personnes qui sont désireux de vivre selon les standards des ménages occidentaux. Cela exige donc des ressources gigantesques en matières premières pour satisfaire l’appétit de plus en plus dévorant de la population chinoise. La Chine est ainsi le premier consommateur mondial de métaux précieux. Or, le pays ne possède pas les ressources suffisantes pour entretenir un tel niveau de croissance économique sur le long-terme. La Chine parvient ainsi à nourrir 23% de la population mondiale en ne possédant guère que 7% des terres arables. Il lui faut donc impérativement à la fois se fournir ces matières premières indispensables et les acheminer vers le territoire national.

En excluant le recours à la colonisation qui lui aliénerait l’ensemble de la planète, Pékin mise sur la diversité pour acquérir les ressources manquantes à son économie. Grâce à son statut de puissance financière, elle ne cesse de signer des contrats aux quatre coins de la planète, et en particulier dans « l’île-monde » de Mackinder, à savoir l’Afrique et l’Asie. Son pétrole lui vient ainsi de Birmanie, d’Iran, du Soudan, du Kazakhstan ou encore du Nigéria. D’autres ressources lui viennent de Mongolie, d’Australie, du Congo ou de Mozambique. Quasiment l’ensemble des pays africains et asiatiques qui possèdent des ressources naturelles sont ainsi des fournisseurs du marché chinois.

Mais Pékin ne pourrait en rien en profiter s’il n’existait pas des voies d’acheminement vers la Chine. C’est ici tout l’objet des « nouvelles Routes de la Soie ». Celles-ci peuvent se diviser en deux parties, une terrestre et une maritime. Le projet va même beaucoup plus loin qu’un simple acheminement des produits vers la chine mais vise également à relier les marchés chinois et européens en évitant les traditionnelles voies de passage du Pacifique qui sont dominées par la marine américaine.

Sur le plan terrestre, la Chine est sur le point de construire un réseau de chemin de fer reliant son territoire à l’Allemagne et passant par quatre pays, le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne. Ce projet, appelé « New Eurasian Land Bridge », a pour objectif de relier directement les deux pointes de l’Eurasie, de Berlin jusqu’à Pékin. Au nord de son territoire, le pays a investi sur une ligne ferroviaire et autoroutière qui traverse la Mongolie pour finir en Sibérie orientale. La Mongolie étant un des plus grands producteurs de minéraux comme le Cuivre et la Sibérie de pétrole et de gaz, la Chine s’assure ainsi un approvisionnement sécurisé venant de ses deux voisins du Nord. Ce projet fait aussi suite au gigantesque accord gazier sino-russe qui vise à créer des pipelines le long de l’Extrême-Orient russe à quelques kilomètres de la frontière chinoise.

Une autre route est en construction reliant le territoire chinois à la Turquie en passant par Téhéran et l’Asie centrale, l’objectif étant encore une fois de rejoindre de manière terrestre le continent européen. Plus au Sud, Pékin finance un projet de liaison terrestre qui passera par le Cambodge, le Laos et la Thaïlande avant d’atteindre le port de Singapour.

Sur le plan maritime, « l’empire du milieu » s’active également pour construire des ports et des voies de liaison permettant d’acheminer directement les marchandises vers les façades océaniques. Les ressources primaires africaines sont ainsi transportées vers la Corne de l’Afrique qui sert de porte d’entrée vers l’Océan Indien. Les chinois construisent ainsi une voie de chemin de fer reliant Nairobi, au Kenya, au port de Mombasa, port largement modernisé par des investissements chinois. L’autre porte d’entrée et de sortie des intérêts chinois en Afrique est le port de Djibouti dont Pékin est sur le point de renforcer le réseau ferré qui le relie à Ababa, au cœur de l’Ethiopie.

Ces marchandises venant d’Afrique sont ensuite exportées vers l’Océan Indien où la Chine finance des points d’entrée portuaire importants, notamment à Gwadar au Pakistan, à Hambantota au Sri Lanka et Chittagong au Bangladesh. Chacun de ses ports, sauf celui du Sri Lanka car c’est une île, sont ensuite reliés au territoire chinois par des voies routières ou ferroviaires. Au Pakistan, le gouvernement chinois a ainsi construit une autoroute traversant littéralement tout le territoire, de la mer d’Oman jusqu’à Kashgar au Xinjiang.  Au Bangladesh, une route est construite reliant Kolkata à Kunming, au sud de la Chine et qui passe également par la Birmanie, un des principaux fournisseurs de pétrole de « l’empire du milieu ».

En Europe, le pays s’est rendu maître d’une grande partie du port de Pirée, en Grèce, ce qui lui donne un accès direct au marché européen et compte même investir dans le port de Venise en Italie.

Enfin, en Asie du sud-Est, la Chine est sur le point de bâtir une route maritime allant de Singapour à Fuzhou, au centre du pays, en passant par Djakarta, en Indonésie et par Haiphong au Vietnam. Une route supplémentaire est même prévue jusqu’en Malaisie.

Pour résumer, le projet des nouvelles routes de la Soie comporte pour l’heure six voies terrestres, au sud en direction de Singapour, au nord en direction de la Sibérie, vers le sous-continent indien à travers le Pakistan et aussi le Bangladesh, vers l’Europe en passant par la Russie et au sud en passant par l’Iran et la Turquie. Sur le plan maritime, la Chine crée un réseau qui part du Pirée puis rejoint Djibouti et Mombasa via le canal de Suez avant de parcourir l’océan Indien vers le Pakistan, le Bangladesh et le Sri Lanka avant d’atteindre Singapour puis de franchir le détroit de Malacca pour rejoindre l’Indonésie, le Viêtnam puis enfin la Chine.

Etant donné l’ampleur du projet, Pékin est contraint de trouver des financements à la hauteur de la tâche. C’est pourquoi, le pays a mis sur pied la Banque Asiatique d’Investissement (BAI), dont le capital atteint les 100 milliards de dollars. Avec cet outil, la Chine tente de mettre en commun un pool monétaire afin de partager le fardeau financier des nouvelles « Routes de la Soie ». Aujourd’hui, près de 61 pays ont adhéré à cette banque multi-étatique même si 49% des financements sont assurés par la seule Chine. 4,2 milliards de dollars ont aussi été prêtés par la BAI depuis le début du projet en 2015.

C’est donc un projet tentaculaire qui met en jeu l’Europe, l’Afrique, l’Asie centrale, le sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est. L’objectif global d’un tel projet est à la fois de favoriser les exportations de produits chinois dans ces régions mais aussi, et surtout, d’acheminer les ressources et autres produits nécessaires au bon développement de la croissance économique de la Chine. Bien évidemment, l’impact des « nouvelles routes de la Soie » ne se limite pas à des considérations économiques mais implique également un changement géostratégique majeur dans l’équilibre mondial.

Brexit: Deal ou no Deal ?

Brexit: Deal ou no Deal ?

Tout ça pour rien, serait-on tenté d’affirmer. Après des mois de batailles au sein de son parti pour finalement concocter le plan « Chequers » (du nom de la résidence d’été du premier ministre britannique), Theresa May s’est vue prier de revoir sa copie lors du sommet de Salzbourg du 20 Septembre dernier. Pour le président Français, ce projet était tout simplement « inacceptable » tandis que Donald Tusk, le président du conseil européen, avertissait les britanniques que leur plan « ne fonctionnera pas ». A Berlin, Angela Merkel estimait « qu’il y a beaucoup de travail à réaliser avant d’atteindre un accord ».

Et pourtant, la date butoir du 29 Mars prochain approche à grands pas si bien que l’on s’interroge sur la capacité des deux partis à trouver un motif d’entente. Il est clair, en effet, qu’il faudra des semaines, voire des mois, avant que Theresa May et son gouvernement ne parviennent à formaliser un nouveau plan susceptible de rallier l’ensemble des conservateurs. La tâche sera rendue d’autant plus difficile que la pression des décideurs économiques et financiers ne fera que monter en puissance à mesure que la perspective d’un non-accord sera de plus en plus probable.

Parviendra-t-on à un accord ? Et quels sont les obstacles qui mettent à mal les négociations ?

 

Pour l’instant, aucune raison de céder à la panique…

Depuis quelques semaines, les signaux d’alarmes se multiplient outre-Manche quant à la perspective d’un « no deal » aux effets catastrophiques. Dans les tabloïds, il n’y ainsi pas un jour qui passe sans son lot de nouvelles apocalyptiques supposées s’abattre sur la Grande Bretagne après la date limite du 29 Mars. De façon plus sérieuse, des hauts officiels britanniques tel le gouverneur de la banque centrale ou encore le président de la fédération patronale, ont eux aussi mis en garde contre les conséquences négatives d’une absence d’accord.

Mais pour l’heure, si ce scénario est envisagé, il n’est pas le plus probable et ce pour deux raisons fondamentales. D’une part, aucune des deux parties n’a intérêt à se quitter sans un accord, même si celui-ci se fait à minima. Côté anglais par exemple, près de 40% du commerce extérieur se réalise avec l’Union européenne. Un « No deal » entraînerait certainement une crise économique et financière, au moins à court terme. A cela, il faut ajouter le fait que l’essentiel des produits de consommation de la vie courante viennent d’Europe, sans compter qu’une rupture brutale impacterait de facto l’ensemble des accords commerciaux britanniques avec le monde. Il est dès lors probable que la Grande-Bretagne subira un chamboulement économique tel que le cabinet de Theresa May préférera rechercher « un Bad Deal » plutôt qu’un « No Deal ».

Côté européen, la perspective d’une rupture brutale est aussi envisagée avec angoisse. La France affiche ainsi un excédent commercial vis-à-vis de Londres de l’ordre de 12 Milliards d’euros et est engagée avec son partenaire britannique dans une coopération étroite en matières militaires et diplomatiques. L’Allemagne possède également un excédent commercial considérable qui risque de se dilapider à partir du 29 Mars tandis qu’énormément d’établissements financiers ont des liens privilégiés avec la City de Londres. Là aussi, comme pour les britanniques, les européens seront plus enclins au « Bad Deal » qu’au « No deal ».

La deuxième raison d’être optimiste est qu’il est fort probable que, plus la date limite approche, plus la peur d’un non-accord poussera les deux partis à trouver des accommodations auxquelles pour l’heure elles ne sont pas prêtes à souscrire. En d’autres termes, c’est le sentiment d’urgence qui généralement débloque les négociations. Aujourd’hui, paradoxalement, il est encore trop tôt pour voir Londres ou Bruxelles céder aux revendications de l’autre partie, chacun étant convaincu qu’il possède suffisamment de temps pour retourner le rapport de forces en sa faveur. En revanche, plus la « deadline » approchera, plus la volonté d’un compromis sera au rendez-vous.

 

…Mais quelques raisons de s’inquiéter tout de même

Aujourd’hui, les négociations du Brexit patinent du fait non pas des conditions commerciales et financières de la sortie du Royaume-Uni mais sur la question de la libre-circulation des personnes. Comme l’avait affirmé Michel Barnier, le négociateur de la commission européenne, les deux parties se sont en fait accordées sur au moins 80% des points de négociation. De la période transitoire de trois ans qui devrait suivre le Brexit à l’accord sur la facture budgétaire de 40 milliards d’euros que devra verser Londres, beaucoup a déjà été fait. Et pourtant, ces 80% disparaîtront si les parties ne trouvent pas un consensus sur les 20% restants car les parlements nationaux ne peuvent ratifier le traité que si celui-ci est complet.

De ce point de vue, la négociation ne concerne vraiment que l’épineuse question de la liberté de circulation des personnes. Pour les européens, en effet, la Grande Bretagne ne peut accéder au marché unique que si les quatre libertés fondamentales suivantes sont respectées : libre circulation de l’information, des marchandises, des capitaux et des hommes. Sur cette dernière, Londres refuse catégoriquement de céder. Pour Theresa May, il est évident que l’origine même du Brexit se trouve dans la profonde angoisse migratoire du peuple britannique, alimentée notamment par l’arrivée d’un million de travailleurs venus des pays d’Europe de l’Est dans les années 2000. Céder sur ce point serait pour elle une trahison du vote des électeurs lors du référendum, trahison qui serait, de plus, un véritable boulet électoral pour le parti conservateur dans les années qui viennent.

A l’inverse, les européens restent fermes sur le principe de la liberté de mouvement. Ils refusent en effet ce qu’ils appellent « un marché unique à la carte » qui pourrait donner des idées à d’autres pays européens. Et de fait, si l’Europe répond favorablement aux exigences britanniques, ces derniers auraient tous les avantages du marché unique sans l’inconvénient migratoire, ce qui laisserait à coup sûr la porte ouverte à d’autres Etats européens pour demander un traitement similaire. Autant dire que l’Union Européenne ne peut se permettre d’être accommodante.

Dans ce cadre, la question nord-irlandaise prend une importance fondamentale. Les accords du Vendredi Saint, signés en 1998 et qui ont mis fin au conflit entre protestants et catholiques, prévoyaient en effet la libre-circulation des personnes entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Or, en refusant la liberté de circulation, le gouvernement britannique se place en rupture avec ces accords alors que l’Union Européenne, elle-même, supervise leurs mises en œuvre. Cette position dogmatique, Theresa May la doit à son erreur politique d’avoir dissous le parlement, pourtant majoritairement conservateur, en juin 2017. Dorénavant, elle ne peut gouverner qu’au prix d’une alliance avec les unionistes irlandais qui refusent de céder sur la question des frontières entre les deux Irlandes. Il est donc impossible pour Theresa May de répondre aux attentes européennes sous peine de voir son gouvernement être renversé, ce qui entraînerait de nouvelles élections périlleuses pour les conservateurs.

Comme nous pouvons le constater, la question de la libre-circulation des personnes est l’obstacle principal à un accord. Les deux parties semblent n’avoir que très peu de marges de manœuvres et surtout rien pour l’heure ne montre un quelconque progrès dans ces négociations. Pourtant, aux vues des intérêts économiques et financiers des deux côtés de la Manche, il me parait encore peu probable qu’au soir du 29 Mars les relations soient rompues sans un agrément. A la fin, Européens et Britanniques préféreront toujours un « Bad Deal » plutôt qu’un « No deal ».

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

Les Etats-Unis et l’Europe: deux conceptions divergentes des relations internationales

« Les américains viennent de Mars, les européens de Vénus »

Robert Kagan, La puissance et la faiblesse (2003)

 

Certains livres méritent d’être relus tant ils s’appliquent parfaitement au contexte actuel. Quinze ans après sa sortie, La Puissance et la Faiblesse de Robert Kagan est incontestablement l’un d’entre eux. Décrivant les Etats-Unis comme « venant de Mars et les européens de Vénus », il pointait du doigt la différence fondamentale de vision du monde entre les deux rives de l’Atlantique, différence qui n’a guère disparu de nos jours.

Il écrivait ainsi en 2003 : « Les Etats-Unis recourent plus vite à la force et, par comparaison avec l’Europe, s’accommodent moins bien de la diplomatie. En général, les Américains considèrent que le monde est partagé entre le bien et le mal, entre les amis et les ennemis, alors que, pour les Européens, le tableau est plus complexe. […] Ils essaient d’influencer sur l’autre par des voies subtiles et indirectes. Ils tolèrent plus volontiers l’échec et se montrent plus patients quand les solutions tardent à venir. Face à un problème, ils sont en général plus favorables à une réaction pacifique et préfèrent la négociation, la diplomatie et la persuasion à la coercition. »

Ecrivez ces lignes aujourd’hui et vous retrouverez sensiblement les mêmes contradictions entre Washington et l’Europe. Trump méprise ainsi la diplomatie, n’hésitant pas à se retirer des accords multilatéraux de Paris (sur le climat) et de Vienne (sur le nucléaire iranien), et fonde sa politique extérieure sur une pure application des rapports de force. A l’inverse, les européens se sont faits les chantres d’un ordre multilatéral fondé sur le droit international.

Cette différence de philosophie internationale mérite donc plus que jamais que l’on s’y attarde si l’on veut comprendre la grande divergence actuelle entre les Etats-Unis de Trump et l’Europe des 27.

 

Une Amérique hobbesienne et une Europe Kantienne

L’immense intérêt de l’ouvrage de Kagan est de mettre fin au mythe de « l’Occident » pris comme un tout indivisible et de replacer à l’inverse les contradictions philosophiques fondamentales qui sous-tendent les politiques étrangères entre les deux rives de l’Atlantique. Pour lui, les Etats-Unis seraient ainsi par essence une puissance « hobbesienne » tandis que l’Europe céderait à l’idéalisme kantien.

Pour Hobbes, en effet, le monde se compose d’abord d’un « Etat de nature » dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Épris de considérations égoïstes et désireux de dominer l’autre, les hommes se retrouvent dans la crainte permanente quant à leur sécurité physique privilégiant dès lors une véritable soumission à un Etat, le Léviathan, qui leur apporte en contrepartie la paix et la prospérité.

hobbes

Or, même si Hobbes n’a jamais écrit sur les relations internationales proprement dites, on peut considérer que l’image d’un état de nature chaotique et violent s’applique aussi aux relations entre peuples. Souhaitant se protéger, ces derniers ont eu historiquement tendance à se soumettre à un « Léviathan », c’est-à-dire à un empire ou à une puissance hégémonique. Les Etats-Unis ont joué ce rôle de garant des pays démocratiques contre l’URSS et continuent aujourd’hui à être le « Léviathan » des monarchies du Golfe dans cet Etat de nature qu’est le Moyen-Orient.

De plus, Hobbes montrait que l’Etat Léviathan avait tendance à être en constante expansion territoriale s’il voulait garantir au mieux la protection de ses sujets. En d’autres termes, la paix mondiale ne peut provenir que de l’empire ou de l’hégémonie d’une nation, cette dernière étant dans l’obligation d’imposer l’ordre et de mettre fin à l’Etat de nature.

En cela, les Etats-Unis sont l’incarnation même de cette puissance hégémonique hobbesienne. D’une part, ils sont convaincus d’être un pays élu par Dieu pour libérer le monde de la tyrannie et du chaos, soit en termes hobbesiens de jouer le rôle de Léviathan. D’autre part, ils conçoivent l’ordre international comme un clivage entre le monde libre protégé par l’hégémonie américaine et le monde non-libre, dont Washington a l’obligation morale de convertir aux principes démocratiques. C’est pourquoi, les Etats-Unis n’hésitent pas utiliser les contraintes militaires ou économiques pour atteindre cet objectif.

Au contraire, l’Europe est fondamentalement kantienne dans son approche des relations internationales. Pour Kant, s’inspirant de Hobbes, ces dernières sont d’abord régies par la loi du plus fort de l’Etat de nature. Mais dans son Projet de paix perpétuelle (1795), et contrairement au philosophe anglais, le père de l’Aufklärung refuse que la paix mondiale soit imposée par un Léviathan. Il prône plutôt une fédération mondiale d’Etats liés entre eux par des lois internationales et par le libre-échange. Il ajoute même que cette fédération ne peut pas s’étendre au moyen de la guerre car sinon la liberté cesserait d’exister. Au contraire, selon lui c’est l’attractivité d’une fédération en paix qui permettrait la globalisation de ce principe fédératif.

kant

Il écrivait ainsi : « La possibilité de réaliser une telle fédération, qui peu à peu embrasserait tous les États, et qui les conduirait ainsi à une paix perpétuelle, peut être démontrée. Car si le bonheur voulait qu’un peuple aussi puissant qu’éclairé, pût se constituer en république (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative ; d’autres États pourraient y adhérer pour garantir leur liberté d’après les principes du droit international, et cette alliance pourrait ainsi s’étendre insensiblement et indéfiniment ».

Kant avait donc établi en théorie ce que sera la construction européenne un siècle et demi plus tard.

Bien sûr, certains diront que cette distinction entre puissance hobbesienne et fédération kantienne n’est pas tout le temps exact. Certains démocrates sont ainsi plus proches de Kant que de Hobbes. De même, en Europe, la Grande-Bretagne et la France défendent des politiques de puissance hobbesienne. Mais ces exemples sont davantage l’exception que la règle. Les présidents démocrates ont ainsi conduit des politiques militaires musclées que ce soit au Vietnam, en Yougoslavie ou encore en Libye, loin de l’idéalisme kantien. De même, la France et le Royaume-Uni semblent s’aligner sur une politique multilatérale de respect des droits internationaux, bien que la tentation de la force n’ait jamais vraiment disparu.

L’un inspiré par Hobbes, l’autre par Kant, Washington et l’Europe n’envisagent pas les relations internationales avec les mêmes points de vue idéologiques. En matière d’intervention militaire, de multilatéralisme et de libre-échange, par exemple, les divergences sont en tout point frappantes.

 

Trois exemples concrets de divergence philosophique euro-américaine

Pour ce qui est de l’intervention militaire, les Etats-Unis et l’Europe partagent des vues différentes, voire opposées, principalement dans la justification de la guerre. Comme nous l’avons vu, en tant que Léviathan hobbesien, les américains considèrent comme légitimes les interventions militaires visant à défendre la démocratie et les droits humains dans le monde, et ce, sans nécessiter le besoin de le justifier par le droit international. Le cas de l’Irak est évidemment emblématique de cette vision du monde mais auparavant les interventions en Somalie ou au Kosovo rentraient déjà dans ce cadre.

Bush iraq

A l’inverse, les européens voient dans la guerre l’ultime recours une fois toutes les actions diplomatiques épuisées. Ils sont, de même, extrêmement sensibles à l’argument du droit international. Comme Kant l’avait montré, une fédération comme l’Europe a pour but de s’ériger en modèle pour la paix dans le monde. Les européens se voient d’ailleurs comme l’incarnation même, étant donné leur histoire, qu’il est possible de dépasser les velléités conflictuelles en vue de bâtir une ère de paix. Le discours de Dominique De Villepin à l’ONU en 2003 est typique de la philosophie kantienne de l’Europe. Or, en se pensant soi-même comme symbole de paix, les européens ne peuvent admettre une politique de puissance militaire sans se déjuger. C’est d’ailleurs pourquoi une Europe de la Défense ne pourrait être qu’exclusivement défensive, se limitant à la défense du territoire européen et non pas servir, comme on a tendance à le rêver à Paris, comme instrument de puissance hors d’Europe.

de villepin 2003

Le deuxième exemple de divergence grave entre américains et européens repose sur l’importance du multilatéralisme. Pour les américains, les institutions et accords multilatéraux ne sont que des outils à leur disposition pour favoriser l’expansion de l’Etat hobbesien à l’échelle du globe. Par exemple, l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 visait à contraindre Pékin à s’aligner sur les normes occidentales si bien que la libéralisation du marché chinois aurait dû favoriser l’essor de la démocratie. De même l’accord sur l’Iran, en plus de l’arrêt du programme nucléaire, avait pour objectif de renforcer, par la fin des sanctions commerciales, le développement d’une classe moyenne qui pousserait inévitablement les ayatollahs vers la sortie.

Mais dès lors que ces institutions multilatérales échouent à exporter la démocratie, comme dans le cas de la Chine ou de l’Iran, les américains préfèrent bien souvent négliger ces institutions et forcer seuls la décision diplomatique par une politique de rapport de forces comme sous les présidences Bush ou Trump. En fait, pour Washington, le multilatéralisme n’a d’utilité que dès lors qu’il renforce son hégémonie hobbesienne, sinon elle choisit l’unilatéralisme.

Pour l’Europe, à l’inverse, le multilatéralisme est le principe clé sur lequel elle repose. L’union Européenne est en tant que tel une institution multilatérale ce qui fait d’elle la défenseure la plus acharnée d’un tel ordre. Reprenant le rêve kantien, les européens voient dans ces institutions les premiers pas vers une fédération mondiale dont l’UE est censée montrer la voie. Les accords de paris puis sur l’Iran ont été ainsi perçus comme l’ébauche d’une telle fédération. On comprend dès lors le gouffre philosophique qui existe entre une Europe rêvant d’une fédération mondiale et les Etats-Unis convaincus de leur prééminence et de leur rôle providentiel. Les profondes divergences de vue quant au rôle de la Cour pénale internationale incarnent parfaitement cet état de fait.

Enfin, le libre-échange est devenu une pomme de discorde entre les deux alliés. Il est vrai que Trump, en mettant en œuvre une politique protectionniste, s’est détourné de la tradition ricardienne de la politique étrangère américaine. Néanmoins, il ne faudrait pas croire que le libre-échange ait la même signification des deux côtés de l’Atlantique. Ce point est d’ailleurs totalement sous-estimé mais il est pourtant crucial car il explique largement le tournant mercantiliste de Trump.

Pour les Etats-Unis, en effet, le libre-échange est un instrument utilisé en vue de satisfaire les intérêts économiques américains et exporter la démocratie par le marché dans un rôle purement hobbesien de Léviathan. Or, dès lors, qu’en Amérique, une partie importante de l’électorat perçoit le libre-échange comme une menace pour leur prospérité et que l’ouverture économique a échoué ces dernières années à étendre les principes démocratiques dans le monde, et même a favorisé la montée d’autocratie comme la Chine, l’ouverture des échanges a perdu beaucoup de son capital politique.

Au contraire, pour les européens, le libre-échange va bien au-delà des simples considérations économiques. Il est en fait vu comme l’instrument indispensable pour faire advenir la fédération mondiale d’Etats unis par la loi internationale et l’union économique comme Kant l’avait préconisé. En d’autres termes, alors qu’en Amérique le débat commercial reste subordonné à des considérations pragmatiques, l’Europe a adopté une vision parfaitement idéologique du libre-échange. C’est pourquoi, pour les européens, toute politique protectionniste, même à l’échelle européenne, est inconcevable car elle serait contraire à leurs propres principes philosophiques. Il n’est qu’à voir le zèle incroyable de la commission européenne pour signer des accords de libre-échange pour comprendre qu’à Bruxelles, cette politique n’a que peu à voir avec l’économie et beaucoup à voir avec la philosophie.

libre-échange europe canada

Comme Robert Kagan l’avait montré dans La Puissance et la Faiblesse, les Etats-Unis et l’Europe ont donc deux visions différentes des relations internationales. D’un côté, l’Amérique et son Etat souverain hobbesien. De l’autre, l’Europe et son rêve de fédération kantienne. D’un côté, un pays qui joue sur les rapports de force. De l’autre, une union qui les refuse catégoriquement. Tout, en fait, sépare les deux rives de l’Atlantique si l’on prend en compte leur rapport à la philosophie internationale. Les américains ne comprennent pas l’Europe et les européens ne comprennent pas l’Amérique. Et pourtant, ils sont tous deux alliés depuis plus d’un siècle. Comment expliquer dès lors la résilience d’une alliance entre ces deux partenaires si différents l’un de l’autre ?