Depuis que l’homme a appris à échanger des biens, le commerce a toujours fait office de faiseur de paix entre les peuples. Déjà Fernand Braudel, dans son monumental La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, montrait que les échanges commerciaux avaient contribué au rapprochement entre le monde chrétien et le monde musulman au XVIème siècle et ce malgré des siècles de rivalités et de conflits. De même, c’est au beau milieu des guerres napoléoniennes que David Ricardo a commencé à travailler sur sa théorie des avantages comparatifs censée surpasser les haines nationales par le biais de l’interdépendance économique.

Quelques années auparavant, ce fut le grand Montesquieu qui exposa le plus clairement la relation durable entre paix et commerce. « L’effet naturel du commerce, écrit-il, est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » La construction européenne et la mondialisation actuelle se sont fondées sur ce paradigme qui veut que le commerce soit la meilleure garantie pour la stabilité du monde. En d’autres termes, le commerce a longtemps été considéré comme un facteur modérateur des rivalités de puissance.

Or, « l’America First » de Trump chamboule cette vision des choses. De la menace tarifaire exercée à l’égard du Mexique dans la crise des migrants au conflit commercial avec la Chine, Washington use et abuse de sa position économique dominante pour imposer son agenda. Profitant des interdépendances économiques pour atteindre ses objectifs de puissance, les Etats-Unis prouvent ainsi que le commerce peut se transformer en une arme géopolitique redoutable. Loin d’être un facteur de paix, la mondialisation devient alors le nouveau champ de bataille des géants de ce monde.

 

« America First » et l’arme commerciale

Depuis son arrivée à la Maison Blanche, le président Trump multiplie les mesures commerciales agressives pour dit-il « diminuer l’extraordinaire déficit commercial de notre économie ». En réalité, ces mesures vont bien au-delà du simple déficit mais visent plutôt à remodeler les relations internationales afin de réaffirmer une hégémonie américaine mise à mal depuis deux décennies. Ainsi, la guerre tarifaire avec la Chine a pour principal objectif de contrecarrer la montée en puissance de Pékin, notamment sur les technologies de demain comme la 5G ou l’intelligence artificielle. De même, les sanctions économiques unilatérales contre l’Iran visent ni plus ni moins à un changement de régime.

Cette stratégie qualifiée par deux chercheurs américains, Henry Farrell et Abraham Newman, de « Weaponized Interdependance » repose pourtant sur trois conditions préalables dont seuls les Etats-Unis sont en mesure de posséder.

La première condition dépend du rôle fondamental joué par le dollar dans les échanges internationaux. Etant la première monnaie de réserve mondiale, le billet vert donne à Washington les moyens d’imposer des sanctions extraterritoriales sur des entreprises non-américaines utilisant cette monnaie dans leurs transactions commerciales. Tout acteur chinois ou européen dépendant dans son quotidien du dollar se voit ainsi forcé d’adopter les lois américaines sous peine de graves sanctions financières comme l’a montré l’amende record imposée à BNP PARIBAS pour avoir violé l’embargo cubain.

La seconde condition dépend du poids du marché américain. Forts de 300 millions de consommateurs riches et d’un taux d’épargne faible, les Etats-Unis sont un marché beaucoup trop important pour être ignoré dans la mondialisation. Ainsi, les entreprises françaises installées en Iran comme Airbus, Renault ou PSA ont préféré quitter le pays de peur de ne plus pouvoir accéder au marché américain.

Enfin, la dernière condition repose sur le positionnement central des entreprises américaines au sein des chaînes de valeur globalisées. Par exemple, la domination américaine dans le secteur des micro-puces informatiques permet à Washington de contrer la montée en puissance de la Chine sur le plan technologique. En poussant les firmes américaines à ne plus fournir les entreprises chinoises, le gouvernement américain peut en effet couper les ailes du grand plan chinois de développement technologique, le fameux « Made in China 2025 ». Le géant ZTE fut ainsi poussé au bord de la faillite tandis que Huawei se voit forcer de modifier ses approvisionnements en micro-puces vers des fournisseurs chinois de moins bonne qualité et moins fiables ce qui lui coûtera probablement des milliards de dollars.

 

Du commerce à la guerre

La stratégie américaine est donc claire. Elle vise à imposer son hégémonie en s’appuyant sur le caractère central de sa position dans la mondialisation et ce dans une forme de « néo-conservatisme économique » assumé. Mais si au premier abord, cette stratégie ne présente pas de risques en termes de conflits immédiats, ses conséquences sont sans doute beaucoup plus graves qu’attendues.

En effet, l’utilisation des interdépendances économiques comporte un certain nombre de risques bien souvent sous-estimés par l’administration Trump. Le premier consiste à exacerber les tensions nationalistes avec les pays qui subissent les sanctions américaines. La politique de « pression maximale » à l’égard de l’Iran a ainsi favorisé davantage les groupes les plus radicaux au sein de la République Islamique au détriment du président Rohani et des plus modérés. Mis sous pression, Téhéran s’en prend de facto de manière croissante aux intérêts américains et de leurs alliés dans la région, notamment dans le stratégique détroit d’Ormuz. Les récents incidents de sabotage de tankers doivent être vus à l’aune de cette radicalisation.

De même, la Chine voit, avec raison, la politique américaine comme une tentative d’entraver son développement économique ce qui perpétue un climat vicieux de nationalisme et d’anti-américanisme au sein de la population chinoise. Contrairement à Obama qui voulait faire de Pékin un « partenaire responsable » (« Responsible Stakeholder ») d’un ordre libéral globalisé, la stratégie de Trump renforce à l’inverse les tensions sino-américaines en Mer de Chine Méridionale ainsi qu’à Taiwan.

Un autre risque est de voir se défaire les institutions multilatérales qui en tant qu’instance de dialogue et de coopération garantissent un minimum de stabilité. En intimidant ses rivaux et ses alliés de manière complètement unilatérale, les Etats-Unis détruisent à petit feu un ordre multilatéral pour ne laisser que les simples rapports de force comme matrice des relations internationales. Or, cette configuration ressemble davantage à l’Etat de nature de Hobbes qu’à un ordre régulé et pacifique.

 

En d’autres termes, la politique de « Weaponized Interdependance » est dangereuse pour la stabilité du monde. En souhaitant imposer son hégémonie par le bais de l’arme commerciale, les Etats-Unis ne font qu’exacerber les tensions que ce soient au Moyen-Orient ou en Asie du Sud-Est multipliant les risques d’un dérapage vers un conflit armé. En réalité, l’interdépendance économique créée par la mondialisation et son utilisation par l’administration Trump est une forme de « néo-conservatisme » qui ne dit pas son nom. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le commerce n’est plus un facteur de paix mais au contraire un outil de guerre.

Laisser un commentaire