Fascisme et communisme (1/20) * : La naissance de la modernité

Fascisme et communisme (1/20) * : La naissance de la modernité

Fascisme et communisme. Voici deux idéologies dont le XXème siècle a prouvé la dangerosité. Toutes les deux ont en commun un goût délibéré pour la violence et partagent la fabuleuse ambition de « transformer l’homme ». Bien que le Fascisme soit associé de nos jours au Mal absolu, il ne faut pas oublier que le Communisme est coupable d’un nombre encore plus important de morts. C’est que le premier assumait parfaitement sa violence tandis que le second s’est toujours drapé dans le mythe de la société idéale et de l’utopie.

Mais pourquoi une histoire du fascisme et du communisme ? L’objectif de cette série d’articles est d’étudier à la fois les ressorts de ces idéologies mais également les causes qui les ont rendues possibles. De la sorte, nous verrons les différences mais aussi les points communs entre le Fascisme et le communisme. Car toutes les deux naissent sur le même terreau : la modernité.

Comme l’avait montré Hannah Arendt, ces régimes politiques n’avaient en effet jamais existé auparavant. Malgré l’Inquisition espagnole, la Monarchie absolue ou le « Despotisme éclairé », il eût été impossible dans la période pré-moderne de concevoir une organisation totalitaire contrôlant la totalité des mouvements humains. Il existe donc quelque chose de singulier dans la modernité qui rend possible et concevable « l’Etat total » (1).

Dans ce premier article, je m’attarderai donc sur les caractéristiques de cette modernité dont les idéologies fascistes et communistes se promettaient d’en dépasser les contradictions. Pour atteindre cet objectif, je prendrai donc le point de vue de trois penseurs de la modernité : Benjamin Constant, Tocqueville et Louis Dumont. Avec ces trois auteurs, je tenterai de percer le mystère de la modernité.

Hitler et Staline

 

Benjamin Constant : la liberté des modernes

Benjamin Constant fut toute sa vie un intellectuel engagé. Journaliste, il défendit la Révolution française contre Burke puis apporta son soutient au 18 Brumaire de Bonaparte. En 1814, il fut l’un des premiers à demander le retour de Louis XVIII même s’il exigea en retour une charte constitutionnelle beaucoup plus libérale que celle proposée par Talleyrand à Compiègne. Lors des Cent-jours, il s’allia avec Napoléon, toujours dans le but d’obtenir une constitution libérale. Après Waterloo, il fut contraint à l’exil en Angleterre. Il ne retourna en France qu’en 1819. Son dernier fait d’arme fut de soutenir la Révolution de 1830 et la prise de pouvoir de Louis-Philippe.

De cette description brève de la vie du personnage, on peut s’apercevoir que Constant fut un défenseur acharné du Libéralisme s’opposant d’un même trait à la Contre-révolution d’un Joseph de Maistre et à la terreur jacobine de Robespierre et de Saint-Just. Ce qui est intéressant chez cet auteur, c’est qu’il fut au cœur de la Révolution Française, à savoir cet acte par lequel la France entre dans la modernité. Il s’aperçoit donc de la transformation de la société mais aussi des contradictions qui n’ont pas manqué apparaître.

De la politique du Comité de Salut Public, par exemple, il explique que son erreur fut de croire qu’il était possible de refaire de la France une « Polis » athénienne de la même manière que Rousseau envisageait le Contrat Social. Pour Constant, l’homme moderne n’est plus ce citoyen du temps d’Aristote dont la suprême liberté était dans « la participation active et constante au pouvoir collectif ». Au contraire, la liberté des modernes est « dans la jouissance paisible de l’indépendance privée » (2). L’originalité de la modernité est donc de séparer la sphère de « la liberté civile » avec celle de « l’intérêt public » de sorte que l’individu doit se séparer de ses communautés d’appartenance s’il souhaite être libre.

terreur jacobine

 

Or cette liberté, dite d’indifférenciation, engendre des problèmes politiques considérables. Tout d’abord, elle modifie en profondeur la teneur du lien social. Dans les sociétés pré-modernes, en effet, l’appartenance à une communauté se faisait tout à fait naturellement ce qui impliquait des droits et des devoirs inaliénables de fait. A l’inverse, les sociétés modernes sont composées d’individus dont l’appartenance à une communauté est subordonnée par « l’intérêt privé ».

Dès lors, cette organisation communautaire est par nature friable, soumise constamment au bon vouloir des individus et menacée presque à chaque instant de disparaître. La Nation, nous dit Constant, bien qu’elle semble triompher avec la Révolution est en fait menacée dans son être d’une désagrégation inévitable. Or, ce sera contre cette dissolution sociale et pour un retour à la forme communautaire de la liberté que le Communisme et le Fascisme se proposeront de transformer l’homme.

De plus, en souhaitant émanciper l’individu de toutes obligations communautaires, la liberté des modernes pose la question du bien commun. Ce terme rendu célèbre par Saint-Thomas d’Aquin visait à séparer « l’intérêt individuel » de « l’intérêt de la collectivité ». Dans la Grèce antique ou au Moyen-Age, il y avait donc un objectif supérieur aux hommes, capable de transcender leurs existences individuelles. Avec la modernité, cette idée de « bien commun » s’est volatilisée. L’homme ne recherche plus que son propre intérêt ce qui induit qu’il le cherche parfois au détriment des autres hommes. La société n’est plus dès lors qu’un vaste champ d’affrontement des « intérêts individuels » qui se concurrencent les uns des autres. De fait, le terme de « socialisme », fondé par Pierre Leroux (en image ci-dessous) en 1834, visait justement à envisager une société qui rétablirait le « bien commun » et la solidarité entre ces membres.

pierre leroux

Le jeune Engels, lui-même, avant d’être contaminé par le matérialisme scientifique de Marx, prenait appui sur ce « bien commun » de d’Aquin pour établir une société communiste. Au fond, la critique des socialistes du XIXème siècle, Marx, Engels, Leroux, Louis Blanc ou encore Bakounine, visait particulièrement la nature individualiste de l’homme moderne et surtout son incapacité à envisager de s’inscrire dans un cadre communautaire et solidaire. Marx décrivait d’ailleurs la modernité comme une société composée de « Robinson Crusoé » (il utilise le terme de « Robinsonnades »), indifférents aux autres et totalement isolés du reste de leurs semblables.

Constant fut donc l’un des premiers à remarquer l’originalité de la modernité vis-à-vis des périodes qui la précèdent. L’homme n’est plus déterminé par une appartenance à une communauté donnée mais par une liberté émancipatrice de toutes les obligations liées aux liens communautaires. Il n’y a donc plus de citoyens comme aux temps de Platon, qui faisaient du « bien commun » l’objectif le plus gratifiant de toute existence individuelle, ni même de membres de communauté comme au moyen-âge, mais un homme par nature indéterminé, poursuivant seul son « intérêt privé ».

De cette situation, Constant (en image ci-dessous) en fait l’apologie mais il oublie les graves problèmes politiques qui lui sont liée. Avec des individus libres de poursuivre leurs seuls intérêts, comment maintenir debout une société ? Comment replacer le bien commun au cœur des préoccupations des hommes ? A toutes ces questions, le Fascisme et le Communisme proposent des réponses, chacune de ces idéologies s’efforçant de retrouver l’unité perdue des anciennes communautés. C’est d’ailleurs pourquoi elles ne pouvaient exister avant la modernité étant donné que l’appartenance à une communauté était pour l’homme une donnée inhérente à son existence.

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Tocqueville : conditions de l’individu démocratique

Alexis de Tocqueville fut comme Benjamin Constant un écrivain engagé en politique. Élu député sous la Monarchie de Juillet, il fut en 1848 l’un des artisans de la constitution de la IIème République. Opposant à Napoléon III, il fut déchu de tout mandat politique sous le second Empire. C’est d’ailleurs dans cette période difficile qu’il écrira son dernier ouvrage, le plus important pour lui, l’Ancien Régime et la Révolution.

Pour comprendre la pensée de Tocqueville, il est nécessaire de se replacer dans la vie de l’auteur. Car dès le début, ce jeune aristocrate normand, s’est intéressé aux originalités de la modernité. Parti en Amérique, il y a trouvé non pas le passé de l’Europe mais son avenir. « J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique, j’y ai cherché l’image de la démocratie elle-même. » (3) Pour lui, la modernité se caractérise par la « démocratie », c’est-à-dire un esprit fait de liberté individuelle et d’égalité des conditions.

En termes de liberté, il est très proche de Constant même s’il conçoit l’immense problème politique et social que pose l’individualisme. « Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de la renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » De ce repli sur la sphère privée, à savoir la sphère non-politique, Hannah Arendt (en image) en tirera son concept central « d’atomisation des masses » qui explique selon elle la facilité de la domination totalitaire (4).

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Tocqueville ajoute néanmoins deux éléments supplémentaires que Constant n’avait pas vu. Le premier point concerne l’égalité des conditions. Pour Tocqueville, l’histoire conduit inévitablement les hommes à égaliser leurs conditions. « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés. »

Ce que Tocqueville tient à montrer, c’est l’extraordinaire attachement des sociétés modernes à l’égalité de sorte que l’homme moderne préfère cette égalité à sa liberté. Or, au moment même où Tocqueville écrit son De la démocratie en Amérique, l’inégalité des richesses s’est substituée aux anciennes inégalités de naissance. De fait, loin d’avoir aboli l’inégalité, la modernité crée une nouvelle forme d’inégalité, plus intolérable que les autres, car l’homme moderne est traversé de passions égalitaires. Bien que Tocqueville ne soit pas marxiste, on peut voir dans cette « passion pour l’égalité » un des fondements de la pensée communiste. Le communisme se propose, en effet, de dépasser cette contradiction de la modernité aux moyens d’une utopie égalitaire.

Le deuxième apport de Tocqueville consiste dans son analyse historique à voir précisément ce qui différencie l’Europe des Etats-Unis. Car, contrairement à sa première analyse, l’auteur voit dans la Révolution française une entrée différente des français dans la modernité par rapport aux anglais, et surtout aux américains. En France, contrairement aux pays anglo-saxons, la modernité, ce qu’il nomme « la Démocratie », s’effectue contre un « Ancien régime », inconnu des anglais et des américains. Il y a donc selon Tocqueville une illusion des révolutionnaires français qui est de croire que l’individu démocratique naît de la Révolution alors qu’il est le fruit d’une longue sédimentation historique. C’est tout l’objet de l’Ancien Régime et la Révolution.

Or, cette vision tocquevillienne aura des conséquences que Tocqueville n’aurait jamais pu imaginer. En effet, l’illusion révolutionnaire jouera un rôle primordial dans la constitution des totalitarismes au XXème siècle. C’est de cette illusion, par exemple, que provient la théorie révolutionnaire d’un Marx ou d’un Lénine comme si au fond la Révolution française avait fait croire aux hommes que la Révolution était l’unique moyen pour résoudre les contradictions de la modernité. A travers la Révolution, c’est d’ailleurs la toute-puissance du Politique qui sera mise au service des idéologies communistes et fascistes.

On peut également dire que parce qu’il n’y a pas eu de Révolution aux Etats-Unis, et donc pas « d’Ancien Régime », les américains ont été immunisés très tôt par les tentations totalitaires, la Révolution n’ayant pour eux guère plus de sens que le Socialisme.

Tocqueville (en image) fut donc un penseur primordial de la modernité. Cette dernière, en plus de façonner un homme indépendant et isolé de ses semblables, proie facile plus tard pour tous les totalitarismes, crée chez l’homme une irrésistible « passion égalitaire » rendant insupportable l’extraordinaire inégalité des richesses engendrée par le capitalisme sauvage du XIXème siècle. A cette contradiction, s’ajoute une profonde illusion en Europe sur la puissance révolutionnaire de modifier radicalement le cours des choses, illusion qui conduit les modernes à privilégier l’action violente plutôt que les réformes.

tocqueville

 

Louis Dumont et la société de marché

Sociologue de formation, Louis Dumont n’a pas connu comme Constant et Tocqueville les frissons de l’engagement politique. Il se fait connaître par ses travaux sur la société indienne, travaux qui l’ont sensibilisé sur les questions centrales de l’individualisme et de l’holisme. C’est ainsi en Inde que Dumont a pu se rendre compte des effets déstabilisateurs de la modernité sur les structures sociales.

Il fut en fait grandement inspiré par l’œuvre fondatrice de Karl Polanyi, La grande Transformation, publiée en 1944. Pour Dumont, la société moderne se différencie de toutes les autres par « la séparation radicale des aspects économiques du tissu social et leur construction en un domaine autonome » (5). En d’autres termes, la modernité, contrairement aux périodes précédentes, est traversée par une rupture anthropologique fondamentale faisant des sociétés humaines des « sociétés de marché ». C’est ce que Polanyi (en image)nomme le « désencastrement de l’économie ».

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Dans les sociétés pré-modernes, l’économie existe mais en tant que subordonnée à la totalité sociale de sorte qu’elle n’est qu’un rouage, d’ailleurs peu important, de l’ordre collectif. A l’inverse, dans les sociétés modernes, l’économie prend une place démesurée dans les consciences individuelles. C’est que loin d’être une simple sphère d’existence de la vie humaine, l’économie fait figure aujourd’hui de totalité de l’ordre social.

Le tournant se déroule en Angleterre au moment de la Révolution industrielle au XVIIIème siècle puis s’exporte dans le reste de l’Europe au XIXème. Selon Polanyi, la « société de marché » prend forme dès lors que la terre, la monnaie et le travail sont marchandisés, c’est-à-dire dès lors que ces trois institutions font l’objet d’une confrontation entre une offre et une demande. Marx avait vu pareillement que le « Capitalisme » prend naissance au moment où les propriétaires fonciers anglais privatisent leurs terres grâce aux « enclosures ». Se développe dès lors une sphère autonome où interagissent des offreurs et des consommateurs : le marché.

Ce point est capital et rejoint la définition que donne Constant sur « la liberté des modernes » car le marché devient le lieu théorique où s’exprime ce type de liberté. Ainsi, les modernes inscrivent leur « jouissance paisible de l’indépendance privée » au sein de cette sphère économique. Bien entendu, ce domaine économique doit le plus possible échapper à l’emprise du Politique si l’on souhaite s’assurer que la liberté individuelle de chacun soit respectée. On retrouve là l’origine de la pensée libérale. L’économie n’est en fait que le domaine de satisfaction des intérêts privés, personnelles, tandis que le Politique, lui, poursuit un objectif collectif. On pourrait ainsi dire que l’économique représente la tyrannie de l’individu vis-à-vis du collectif et que la Politique, à l’inverse, représente la tyrannie du collectif sur l’individu.

Dumont (en image ci-dessous) exprime quand même une vive inquiétude quant à l’avenir de ces « sociétés de marché ». En effet, si l’économie est la sphère des intérêts individuels, sur quelles bases construire le lien social ? En d’autres termes, le marché peut-il faire office de société ? Sur cette question, les fascistes et les communistes répondent clairement non, les libéraux oui mais. Oui mais car si pour certains libéraux comme Hayek le marché est un « ordre spontané », d’autres comme Adam Smith (6) où Montesquieu pensent que le Marché ne peut fonctionner sans une réalité anthropologique qui lui est extérieure et qui lui assure une base indispensable pour faire société, la sympathie pour Smith, les mœurs pour Montesquieu.

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En cela, le marché et la modernité agissent selon le terme de Péguy en « parasite » (7) ne vivant que sur des réalités pré-modernes qu’elle contribue à détruire. C’est dans ce sens que prennent appui les fascistes et les communistes pour envisager un nouvel ordre social. Pour eux, il est nécessaire de replacer la primauté du collectif sur l’individu et de revenir sur la séparation de l’économique d’avec le politique. Cela passera chez Marx par la réappropriation collective des moyens de production tandis que chez Hitler cela passera par la soumission totale de l’individu aux impératifs de la communauté raciale.

Dumont nous offre donc une image d’une modernité dans laquelle les individus ne tissent des liens sociaux qu’à travers l’entremise du Marché. L’homme moderne est ainsi par nature individualiste pris dans le sens qu’il place la satisfaction de ces intérêts personnels avant toute considération collective. Contrairement aux sociétés holistes, la société moderne met en œuvre la primauté de l’économique sur le politique de sorte que toute notion de « bien commun » est laissée à l’abandon.

 

Constant, Tocqueville, Dumont, de ces trois auteurs, nous avons pu voir en quoi la modernité est une époque complètement différente des autres. Contrairement au citoyen athénien ou au paysan des campagnes du Moyen-âge, pour qui ni l’appartenance à une communauté ni la soumission aux impératifs de la collectivité ne faisaient défaut, l’homme moderne s’est replié sur sa sphère d’intérêts privés. Par la même, ses relations tendent à être dominées par la logique marchande si bien que l’économie devient son unique sujet de préoccupation.

Mais, étant privé de l’appartenance communautaire naturelle de ces ancêtres, le moderne s’interroge sur son rapport à la société. Il est de fait soumis à une angoisse constante quant à sa place dans le monde d’autant plus qu’il n’a plus d’instrument politique pour modifier son destin. Se crée alors une « masse » d’individus, isolés entre eux et n’ayant aucune protection communautaire. C’est pourquoi Arendt avait parfaitement raison de souligner que cette « atomisation des masses », typique de la modernité, offre le champ libre aux Etats totalitaires pour assurer leur domination sans partage.

Le fascisme et le communisme sont donc de fait des enfants de la modernité. Toutes deux souhaitent en effet reformer cette emprise de la communauté que l’homme moderne a délaissé (8). L’objectif pour eux n’est d’ailleurs pas de revenir aux anciennes communautés mais de créer une nouvelle communauté, un nouveau stade de l’humanité dans lequel l’homme serait de nouveau subordonné aux exigences de la collectivité. Pour les communistes, cette communauté serait la société prolétarienne. Pour les Nazis, elle serait le Reich de mille ans. Dans tous les cas, cette société ne peut advenir qu’en rompant radicalement avec la société moderne ce qui fait de ces idéologies incontestablement des idéologies révolutionnaires.

 

(1) L’expression de Carl Schmitt

(2) Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814)

(3) Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835)

(4) « L’atomisation sociale et l’individualisation extrême précédèrent les mouvements de masse qui attirèrent les gens complètement inorganisés, les individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de reconnaître les attaches et les obligations sociales, beaucoup plus facilement et plus vite que les membres, sociables et non individualistes des partis traditionnels. » (H. Arendt, Le système totalitaire)

(5) Louis Dumont, Homo aequalis (1977)

(6) Adam Smith développe ce point dans La Théorie des sentiments moraux (1759)

(7) « Le monde moderne est, aussi, essentiellement parasite. Il ne tire sa force ou son apparence de force, que des régimes qu’il combat, des mondes qu’il a entrepris de désintégrer ». « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne » [1914]. Charles Péguy.

(8) C’est tout le sens de l’expression de Polanyi : « Pour comprendre le Fascisme allemand, nous devons revenir à l’Angleterre de Ricardo ».

 

*Liste des articles de la série Fascisme et communisme :

1/20) La naissance de la modernité

2/20) La passion révolutionnaire

3/20) La haine de la bourgeoisie et antisémitisme

4/20) La première guerre mondiale

5/20) Octobre 17 et la dictature de Lénine

6/20) Bolchévisation de l’Europe et fascisme

7/20) Staline et « le socialisme dans un seul pays »

8/20) Le national-socialisme

9/20) Arendt et le système totalitaire

10/20) L’Antifascisme

11/20) La guerre d’Espagne

12/20) La seconde guerre mondiale, partie 1 : l’alliance

13/20) La seconde guerre mondiale, partie 2 : Hitler contre Staline

14/20) L’Europe de l’Est et « l’Occident kidnappé »

15/20) La mondialisation du Communisme

16/20) L’aliénation des intellectuels

17/20) La déstalinisation

18/20) Solidarnosc et dissidence

19/20) La fin du Communisme, partie 1 : évènements

20/20) La fin du Communisme, partie 2 : causes profondes

Le Roman de Napoléon (15/15) : partie 2 : Le Napoléon de Jacques Bainville

Le Roman de Napoléon (15/15) : partie 2 : Le Napoléon de Jacques Bainville

Jacques Bainville n’est pas ce qu’on pourrait appeler un historien pur souche. « Journaliste assez habile, voilà tout », comme il aimait le rappeler, son travail n’eût jamais l’aura d’un Michelet, d’un Taine ou d’un Lavisse. Trop journaliste, d’un côté, trop à droite, surtout. Car faut-il se souvenir que Bainville n’acquière la célébrité qu’en 1900 avec sa biographie de Louis II de Bavière, c’est-à-dire quelques mois seulement après cette guerre civile franco-française que fut l’affaire Dreyfus.

Membre de l’Action Française, royaliste de cœur et de raison, il ne pouvait que s’attirer les foudres de la Gauche tant jaurésienne que républicaine. C’est pourquoi son œuvre fut toujours l’objet d’une forme de soupçon. Souhaite-t-il réhabiliter les travaux historiques du marseillais Thiers que déjà on y voit l’écrivain royaliste réhabiliter le liquidateur de la Commune. Souhaite-t-il critiquer la Paix de Versailles signée par Clémenceau qu’on y voit encore le royaliste s’en prendre à la République.

Malgré son magistrale Conséquences politiques de la paix (1919), Bainville ne devient populaire qu’avec son Histoire de France publiée en 1924. Salué unanimement par la critique, qu’elle soit de Gauche ou de Droite, son livre sera l’ouvrage historique de référence de plusieurs générations de français. Enivré du succès de l’Histoire de France, l’éditeur commande à Bainville une biographie de Napoléon.

Bainville

 

Pour l’historien, écrire sur Bonaparte représente un véritable défi d’autant plus que même à son époque l’Empereur déchaîne encore les passions. Bainville sait que son Napoléon soulèvera des polémiques et qu’il ne sera pas épargné par la critique. Ainsi, lorsqu’il publie son Napoléon en 1931, il s’attend à passer des mois difficiles.

Pourtant, à sa grande surprise, la publication fut un triomphe. Superbement écrite, on la lit aussi facilement qu’un Roman. Bainville a en fait réussi l’impossible : combiner l’érudition historique dans une écriture romanesque. Son Napoléon est équilibré, à la fois génial et soumis à la fatalité de l’histoire.

D’un côté, « sa personnalité échappe sur tous les points à la commune mesure » (1). De l’autre, « son ambition, sa volonté n’auraient rien pu, même après Brumaire, si elles n’avaient été dans le sens des choses ». Bainville fait de l’Empereur un héros machiavélien, tout à la fois héros et victime de la Virtu et de la Fortuna. Sa conclusion se veut néanmoins sévère avec l’épopée napoléonienne : « sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé » (1).

Pour Bainville, Napoléon est un génie captif. Génie car ses extraordinaires dispositions militaires lui ont permis durant plus de quinze ans de repousser l’inévitable effondrement de l’Empire. Captif car dès le début, Napoléon sera prisonnier de l’héritage révolutionnaire et de son obsession pour les « frontières naturelles ». C’est sur ce dernier point que Bainville apporte une contribution décisive à l’historiographie napoléonienne. Personne avant lui, en effet, n’avait pensé à cette « épée de Damoclès » révolutionnaire au-dessus de Bonaparte. Or, cette épée, ce sera la Belgique et la rive gauche du Rhin.

Napoléon sera ainsi contraint de faire la guerre à toute l’Europe au nom des « frontières naturelles ». Jamais, l’Empereur ne pourra se résigner à abandonner ces limites sans voir son propre trône menacé. « Il fallut aller à Moscou pour avoir voulu conquérir en une enjambée la Belgique et la rive gauche du Rhin, et l’un ne fut pas plus insensé que l’autre » (1). On se trompe si l’on pense que Napoléon avait le choix entre la guerre et la paix. C’est par la guerre qu’il avait conquis son trône, c’est par elle qu’il s’y est maintenu et c’est encore par elle qui le perdit.

 

La guerre de la Révolution

Pour bien comprendre la politique napoléonienne, il est nécessaire avant tout de comprendre la dynamique de la guerre révolutionnaire. Au fond, ce sont ces guerres de la Révolution que Bonaparte continua jusqu’en 1815. Celles-ci font d’ailleurs l’objet de débats très passionnés tant la motivation des révolutionnaires est peu claire et influencée par une forte d’ose d’idéologie.

En effet, ce ne fut pas l’Europe des Rois qui déclara la guerre à la France révolutionnaire mais la Révolution qui vota la déclaration de guerre. La Prusse, l’Autriche et la Russie avaient alors les yeux tournés non sur Paris mais sur la Pologne tandis que Londres était dans une position d’attente.

20 Avril 1792

 

L’historien François Furet fut sans doute celui qui comprit le mieux la dynamique interne de la Révolution poussant les girondins à choisir la guerre. En bref, les girondins de Brissot appuyés par Danton et un grand nombre de jacobins, à l’exception notable de Robespierre, comptaient sur la guerre pour capter à leur profit la dynamique révolutionnaire de sorte qu’en tant que chefs de guerre, ces parlementaires pourraient contrôler un processus révolutionnaire qui en grande partie leur échappait.

Mais si Furet a bien vu les causes internes, il fait ensuite des guerres révolutionnaires une sorte de croisade idéologique contre l’Ancien Régime partout en Europe. Or, si tel était le cas, pourquoi la Convention n’a-t-elle déclaré la guerre qu’au seul roi « de Hongrie et de Bohême » et non à l’Europe toute entière ? Bien que je ne conteste pas le fort degré idéologique de la guerre révolutionnaire, les objectifs de cette dernière me semblent nettement plus limités que ce que croit Furet.

En réalité, Furet sous-estime l’importance de la question des « frontières naturelles » dont il ne voit qu’un simple voile à l’universalisme révolutionnaire. Pourtant, cette problématique me semble centrale pour comprendre les guerres de la Révolution et de l’Empire. La théorie des « Frontières naturelles » fut en fait au cœur de la politique de la Convention. Anacharsis Cloots, qui deviendra un des révolutionnaires les plus influents, se posa comme le premier à insister sur cette question dans son ouvrage publié en 1786 Vœux d’un Gallophile. Plus tard, le ministre de la guerre Dumouriez (en image) fera des « frontières naturelles » la cause principale de la déclaration de guerre du 20 Avril 1792.

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Cette théorie des « frontières naturelles » fut donc l’élément cardinal de la guerre, tout aussi bien son moteur que son objectif affiché. Mais que sont précisément ces « frontières naturelles » qui agitent tant les révolutionnaires ? C’est Danton qui en propose la définition la plus nette : « les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République ».

En vrai, il convient d’ajouter la Belgique à ces frontières. En effet, le thème des « frontières naturelles » est en réalité très marqué par une forme de retour aux origines vers la Gaule romaine. Je m’explique. Dès la fin de l’ancien Régime, la société française s’interroge sur l’origine de son ordre social et surtout sur la légitimité du pouvoir monarchique. Pour des auteurs célèbres comme Sieyès ou Cloots, la monarchie des Bourbons ne tire en fait sa légitimité que sur une organisation sociale et politique issue des invasions franques à la chute de l’Empire Romain.

Sieyès (en image) écrivait ainsi : « Le tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? La Nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. » (2)

sieyes-abbePour délégitimer l’ordre monarchique, il est donc nécessaire de replacer les origines de la France avant les conquêtes franques, c’est-à-dire au moment de la Gaule romaine. De là, se joue une identification dans les frontières qui jouera un rôle primordial dans la politique française de la Révolution jusqu’en 1815. Dans les esprits, la Monarchie des Bourbons s’identifie aux frontières de 1789 tandis que la Révolution s’identifie aux anciennes frontières de la Gaule, ce qu’on nomme « les frontières naturelles ».

Ainsi, l’identification du régime aux frontières pousse les révolutionnaires à revendiquer la rive gauche du Rhin et la Belgique, qui faisaient toutes deux parties en effet de l’ancienne Gaule. C’est pourquoi la Convention ne déclara la guerre tout d’abord qu’à la seule Autriche à travers le terme de « Roi de Hongrie et de Bohême » comme pour bien signifier que l’Autriche n’a aucun droit sur le Rhin et sur la Belgique (Pays-bas autrichiens).

Or, comme l’a remarquablement souligné Jacques Bainville, l’Angleterre ne peut laisser la France annexer la Belgique. En effet, les ports belges, surtout celui d’Anvers, sont les points d’entrée des marchandises anglaises dans son principal marché qu’est l’Europe. La France révolutionnaire se retrouve donc en face de deux ennemis qui lui contestent ses frontières naturelles : l’Angleterre et l’Autriche. Toute la politique de la France depuis 1792 sera dès lors de contraindre ces pays à lui reconnaître ces territoires ce qui se révélera être impossible pour les anglais, protégés qu’ils sont par la puissance de leur flotte.

Ce qu’il faut bien comprendre dans cette guerre, c’est qu’en reposant sa légitimité sur les « frontières naturelles », la Révolution se condamne à mener une guerre perpétuelle jusqu’à la défaite définitive de ses ennemis anglais et autrichiens. En d’autres termes, la France révolutionnaire ne peut pas revenir aux frontières de 1789, associées à l’Ancien Régime. D’ailleurs, à l’intérieur de ces frontières, seul un Bourbon a la légitimité pour gouverner la France. C’est pourquoi, comme l’a très bien compris Talleyrand, le premier acte de la Restauration des Bourbons fut de rendre intangible les frontières de 1789.

 

 Napoléon et la guerre révolutionnaire

Lorsque la Révolution décida de porter le fer contre l’Autriche en Avril 1792, Bonaparte était occupé « à des coups de main dans les rues d’Ajaccio ». Son avenir, il le voyait encore en Corse avec Paoli et ce peuple dont Rousseau disait déjà « qu’il étonnerait le monde ». Des opportunités laissées par la Révolution, il ne s’y intéressait guère. La France n’est alors pour lui que l’odieux occupant qui depuis Louis XV souille le sol corse. Il faudra attendre que Paoli livre l’île aux anglais pour voir Bonaparte enfin se réconcilier avec la Révolution.

L’annexion de la Belgique de 1794 fut pour les anglais un véritable Casus Belli, un point de non-retour pour lequel toute une Nation fera les sacrifices nécessaires pour voir la France revenir dans ses anciennes limites de 89. Par la même, le destin de Bonaparte fut scellé. Revenu de ces illusions corses, ce dernier épousa la fortune de la Révolution. Battant les anglais à Toulon (d’ailleurs son unique victoire contre eux), il entra ensuite dans la légende en Italie contraignant l’Autriche à lui reconnaître la Belgique et la rive gauche du Rhin lors du traité de Campoformio. Entre-temps, il fut le bras armé de la Révolution pour écraser les royalistes devant l’Eglise Saint-Roch.

13 vendémiaire

 

Quoi qu’il fasse, Napoléon le faisait pour la Révolution. Il en contracta alors une dette indélébile dont il ne saura jamais s’en échapper. N’était-il pas après tout membre du club des Jacobins d’Ajaccio et protégé d’Augustin Robespierre ? Toute sa légitimité, il la tenait de cette guerre révolutionnaire qu’il l’avait fait Général. Cette guerre, commencée pour rendre à la France ses frontières gallo-romaines, il la portera sur ses épaules comme un habit dont on peut se défaire. En y tirant sa légitimité, il ne pourra jamais revenir en arrière guerroyant contre toute l’Europe pour que celle-ci reconnaisse à la France ces sacro-saintes « frontières naturelles ».

« Ils dirent que la réunion de la Belgique par droit de conquête supposait que le peuple français serait toujours le plus fort et dans un état de supériorité invariable, que l’Autriche serait abattue à jamais, que l’Angleterre abandonnerait le continent à la France. » (1) Oui mais voilà, pour atteindre son objectif, la Révolution devait vaincre l’Angleterre. Or, comment vaincre un pays protégé par la Manche et qui a surtout l’avantage de financer à crédit toutes ses dépenses militaires ? Il y a deux moyens. Soit, vous envahissez les îles britanniques mais cela suppose la maîtrise des mers. Soit, vous frappez au cœur de sa puissance : son commerce. De la première solution, Aboukir puis Trafalgar rendront impossible tout débarquement sur le sol anglais. De la seconde, elle poussera Bonaparte à s’aventurer en Egypte puis le conduira au Blocus Continental.

trafalgar

 

L’Angleterre sera ainsi l’ennemi constant de la Révolution et de l’Empire. Napoléon dira lui-même en 1805 que « l’Angleterre nous fera la guerre tant que nous conserverons la Belgique ». Jamais, elle ne pourra vaincre Napoléon sans alliances sur le continent mais à l’inverse jamais l’Empereur ne pourra espérer vaincre « la perfide Albion ». Il lui faut donc sans cesse recommencer la guerre car l’Angleterre ne manque pas de convaincre et de financer les puissances continentales contre Napoléon. De toute façon, elle a le suprême avantage d’attendre tranquillement que la France s’épuise pour ensuite lui imposer ses frontières de 89.

De cette équation, les français en concluent qu’il faut à la tête du pays un militaire, comme l’avait prévu Robespierre, capable d’apporter la paix intérieure et d’imposer à l’Europe ses frontières révolutionnaires. Contrairement à 1815, Bonaparte ne prit pas le pouvoir en 1799, les français le lui donnaient. Qui mieux que le général victorieux de Rivoli et d’Arcole pour conduire la guerre ? Bonaparte fut en réalité le remède idéal aux souhaits des français. Pour la guerre extérieure, son extraordinaire campagne d’Italie en a fait le plus grand de tous les généraux français. Pour la paix intérieure, son aversion bien connue pour les troubles révolutionnaires ainsi que le 13 Vendémiaire lui donnèrent une image d’un homme d’ordre.

Bien que le 18 Brumaire fût plus difficile que prévu, Murat l’ayant sorti alors d’une situation périlleuse comme il le sauvera plus tard sur le champ de bataille d’Eylau, Napoléon s’était fait livrer les clés de la maison France par le peuple français. Mais celui-ci réclamait une contrepartie de taille : conserver la Belgique et la rive gauche du Rhin. Or, à peine eût-il été nommé premier consul que l’Autriche menaça. Elle fut battue certes à Marengo puis contrainte de signer le traité de Lunéville qui reconnaissait les conquêtes révolutionnaires. Mais que valait la parole de l’Autriche ? comme à Campoformio, rien. Dès lors qu’elle serait de nouveau prête à combattre, aidée en plus financièrement par l’Angleterre, elle n’hésiterait pas à renier ses engagements.

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Que fallait-il faire alors ? Renverser la maison d’Autriche ? Pour Napoléon, ce n’était qu’une pure folie tant lui-même souffrait d’un manque de solidité de son pouvoir. Déjà, Napoléon a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. Renverser les trônes, ce serait alors donner des idées à tous les comploteurs qui n’ont que le mot « usurpateur » dans la bouche. Napoléon n’a pas comme les Bourbons 1000 ans de légitimité capétienne pour le protéger. On oublie souvent l’extrême fragilité du pouvoir Napoléonien mais lui, conscient qu’il n’est au fond qu’un parvenu, sait sa position vulnérable.

C’est pourquoi, il s’ingénia le plus possible à consolider son pouvoir. Cette pente le mènera au consulat à vie, à l’exécution du Duc D’Enghien dans un fossé de Vincennes puis à l’Empire et enfin au mariage avec une princesse des Habsbourg. Bonaparte ne fut pas le Monk des Bourbons mais un monarque « par nécessité ». Car, en effet, comment comprendre cette cérémonie du sacre à Notre-Dame en présence du Pape si ce n’est la volonté de se donner une légitimité presqu’intemporelle, équivalente aux Rois de France sacrés à Reims. Comment, de plus, expliquer son mariage avec Marie-Louise si ce n’est par le désir de donner à son nom la légitimité d’une des plus grandes familles d’Europe.

Napoléon est donc pris dans une contradiction fondamentale. Enfant des guerres révolutionnaires, il doit tout à la fois défendre les conquêtes de la Révolution tout en se donnant une légitimité aussi solide que les monarchies d’Europe. « Ainsi naît en lui un sentiment nouveau qui fera un homme double comme ses intérêts eux-mêmes, monarchique par situation, révolutionnaire par les racines de son pouvoir et ne pouvant fonder sa monarchie qu’en gardant le contact avec la Révolution. » (1) Rien ne lui était donc plus étranger que renverser les trônes. C’est d’ailleurs pourquoi il tenait en si peu d’estime les régicides comme Fouché et Sieyès. Fils de la Révolution, il était conservateur par principe, faisant de la monarchie, selon Thiers, le « port où la Révolution vient se réfugier ».

sacre

 

De cette situation paradoxale lui venait une grande faiblesse qui contribua à la guerre permanente. En effet, si les souverains n’avaient aucune crainte de se faire renverser, pourquoi aurait-il eu peur d’affronter Napoléon. Certes, ils auraient perdu des territoires comme la Prusse en 1806 et l’Autriche en 1809, mais après il pourrait se préparer tranquillement pour une revanche en attendant patiemment un affaiblissement de la France. Au fond, tous les traités de paix, Tilsit, Erfurt, Vienne, n’ont été que des accords de dupes servant aux vaincus de masques juridiques afin de gagner du temps. D’Alexandre (Tsar de Russie), de François (Empereur d’Autriche) et de Frédéric-Guillaume (Roi de Prusse), Napoléon disait : « Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe mais ils n’osent pas s’y réunir ».

De cela, Napoléon en était parfaitement conscient mais tant que l’Angleterre ne sera pas défaite, cette situation perdura. On peut comprendre dès lors son enthousiasme pour la paix d’Amiens. Or, pour le cabinet britannique, cette paix n’était qu’une trêve, rien de plus. Dès que Londres put former une nouvelle coalition avec l’Autriche et la Russie, elle déchira le traité comme un vulgaire bout de papier. Les autrichiens et les russes furent battus à Ulm et à Austerlitz (1805) mais tous ces sacrifices, au fond, ne servaient à rien tant que l’Angleterre était inatteignable.

Dès l’années suivante, l’Angleterre forma ainsi une autre coalition, cette fois-ci avec la Prusse et la Russie. Iéna, Auerstedt, Eylau, Friedland, toutes ces victoires pour au final arriver toujours au même point : les « frontières naturelles » ne sont toujours pas reconnues. Napoléon dégaina alors l’arme du Blocus continental où il s’agit de « répondre à la clôture de la mer par celle de la terre ». Ce sera un échec. Pire, elle le poussera à envahir toute l’Europe pour fermer les ports aux produits anglais.

friedland

 

La guerre d’Espagne, Wagram, l’enlèvement du Pape, la campagne de Russie, tout cela s’est fait au nom du Blocus. Pour Napoléon, il fallait donc entrer à Madrid et à Moscou pour défendre l’annexion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. A force, les anglais gagnèrent leur pari. Petit à petit, ce fut toute l’Europe qui se leva contre « l’ogre ». Pendant longtemps, l’Empereur put jouer sur les divisions entre les puissances européennes. La Prusse laissa ainsi l’Autriche se faire écraser en 1805 et en 1809. La Russie abandonna également l’Autriche en 1809 tandis que Berlin et Vienne participeront à la campagne de Russie avec les Français. En réalité, chaque puissance utilisa Napoléon pour affaiblir son voisin et pour se voir attribuer par l’Empereur de nouveaux territoires.

Après la campagne de Russie, tout changea. Cette fois-ci, Napoléon dut affronter toute l’Europe. A Leipzig, même les allemands trahiront la cause de l’Empereur. A la fin de l’année 1813, les « frontières naturelles » furent sur le point d’être envahi. On lui conseilla alors de s’en débarrasser, de revenir au territoire de 89. Ce fut impossible. Pour Napoléon, renoncer aux frontières naturelles, c’était renier la pierre angulaire sur lequel reposait toute sa légitimité. « Tôt ou tard on reconnaîtra que j’avais plus d’intérêt qu’un autre à faire la paix, que je le savais et que, si je ne l’ai pas faite, c’est qu’apparemment je ne l’ai pas pu » (Napoléon).

Alors Bonaparte tenta un baroud d’honneur lors de la campagne de France mais c’était trop tard. La prise de paris par les cosaques puis la défection des maréchaux le forcèrent à abdiquer. Comme l’avait prévu Talleyrand, seul un Bourbon pouvait accepter le retour d’une France à ses frontières de 89. Pourtant, le coup d’état de Napoléon qui l’a mené aux Cent-Jours remit une nouvelle fois la question des « frontières naturelles » sur la table.

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Devenu « démagogue » de la Révolution, l’Empereur tenait encore plus de celle-ci la légitimité de son pouvoir. Il était impossible de revenir sur la Belgique et sur le Rhin sans se compromettre. Ce fut d’ailleurs justement pour reprendre la Belgique, à Waterloo, que Napoléon connut sa défaite définitive.

Bonaparte fut donc prisonnier des conquêtes de la Révolution. Tirant sa légitimité de cette dernière, il ne pouvait abandonner la revendication des « frontières naturelles » sans voir son pouvoir se dérober. Mais si l’Autriche, la Prusse ou la Russie, pouvaient être vaincues militairement, l’Angleterre, elle, était inaccessible. Or, pour les anglais, il ne fallait en aucun cas que la Belgique devienne française si bien que Londres attendit avec patience l’inévitable épuisement de l’Empire. Protégée par sa domination maritime depuis Trafalgar, l’Angleterre réussit en 1815 son pari. La France, revenue dans ses frontières de 89, ne menaça plus les débouchés britanniques sur le continent. Napoléon, quant à lui, n’avait fait par son génie que repousser l’inévitable, en vain.

C’est pourquoi Bainville pouvait écrire que l’Empereur fut un illusionniste de la victoire qui a fait perdurer par son talent le rêve révolutionnaire. Pendant, plus de quinze ans, il a remporté victoires sur victoires tout en étant battu d’avance. Au final, malgré ses prodiges, l’Empire de Bonaparte fut bien « un lamentable échec ». Mais cet échec s’est écoulé « avec la rapidité d’un songe si prodigieusement remplis, coupés de si peu de haltes et de trêves, dans une sorte d’impatience d’arriver plus vite à la catastrophe, chargés enfin de tant événements grandioses que ce règne, en vérité si court, semble avoir duré un siècle » (1).

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(1) Jacques Bainville, Napoléon (1931)

(2) Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789)

 

La Comédie des Modernes : Du sens de l’histoire

La Comédie des Modernes : Du sens de l’histoire

Lorsque vous demandez à un partisan de la PMA pourquoi celle-ci doit être étendue à toutes les femmes, il vous répondra : « c’est le sens de l’histoire ! ». Lorsque vous demandez pourquoi faut-il continuer cette folie qu’est l’Europe, on vous répondra pareillement : « C’est le sens de l’histoire ! ». François Hollande lui-même disait que « sortir de l’Europe, c’était sortir de l’Histoire ». Rien que ça !

Voilà que l’Histoire est invoquée à toutes les sauces en vue de justifier toutes les conneries de l’homme moderne. Rien de plus gratifiant, en effet, de se dire du bon côté de l’histoire. Etre dans le sens de l’histoire, c’est au fond l’assurance de connaître avant tout le monde le secret de l’avenir. C’est d’être persuadé de savoir à l’avance les tenants et les aboutissants du destin de l’humanité. En bref, c’est la conviction de se transformer en véritable prophète.

Comme Isaïe prophétisant la venue du Messi, l’homme moderne* sait déjà ce que l’avenir sera fait. Il sait qu’il a raison et que vous vous avez tort. S’opposer à lui ne sert à rien, l’histoire vous condamnera de toute façon. Le sens de l’histoire est en fait la justification ultime des crimes de l’homme moderne, lui qui détruit toute spiritualité, toute culture, toute communauté pour ne laisser place qu’à un consommateur convulsif sans âme et sans intelligence. Avec ce divin sens de l’histoire, le moderne réalise en réalité son plus grand rêve : continuer ses méfaits en écrasant, dans sa plus grande satisfaction, toutes facultés de pensée.

 

Des origines du sens de l’histoire

Comme souvent, l’homme moderne tire du Christianisme son terrible penchant pour un « sens de l’histoire ». On peut comprendre d’ailleurs pourquoi il hait autant cette religion. Le Christianisme n’est au fond que ce père, à qui l’homme moderne doit tout mais qu’il doit piétiner la mémoire pour se dire qu’il existe par lui-même. Ce fut donc la promesse faite par Yahvé à Abraham (1) que date véritablement le « sens de l’histoire » et son corollaire l’idéologie du progrès. Dès lors, l’histoire n’est qu’une longue ligne droite censée déboucher sur l’arrivée du Messi et l’établissement du Royaume de Dieu sur terre.

Le « sens de l’histoire » n’est autre que la version profane de ce schéma chrétien. L’homme moderne se convainc ainsi que chaque pas avant, chaque « innovation », est un pas supplémentaire vers la société idéale. De Condorcet à Marx en passant par Hegel, de grands esprits vont croire à cette eschatologie prenant chez eux le nom de « progrès », de « matérialisme historique » ou encore de « fin de l’histoire ».

L’homme moderne serait ainsi l’espèce la plus brillante qu’est connue l’humanité, supérieure aux Grecs et aux Romains, et que dire du Moyen-Âge transformé en « poubelle de l’histoire » (2). Les hordes de consommateurs dingos qui pullulent dans ces cathédrales modernes que sont les centres commerciaux, sont dès lors bien plus évolués que le citoyen Athénien qui débat sur l’Agora. De même, Daniel Cohn-Bendit et Jack Lang (3) sont, on le sait, infiniment supérieurs à ces ringards de la pensée que sont Platon ou Aristote.

 

L’histoire a-t-elle un sens ?

On voit là toute l’absurdité du raisonnement. En fait, grâce à cette merveilleuse trouvaille d’un « sens de l’histoire », l’homme moderne se persuade de sa supériorité au moment même où sa civilisation est sur le point de mourir. Il saute, pour ainsi dire, avec satisfaction et sourire aux lèvres, dans le propre vide qu’il a contribué à créer. Car qui peut croire un instant que le moderne est supérieur à ces ancêtres ? Qui peut penser sérieusement que l’homme a progressé intellectuellement depuis que Christine Angot et Caroline De Haas parcourent les écrans de télévision ?

C’est que l’histoire, loin d’être linéaire vers une société idéale, est à l’inverse cyclique empruntant des chemins divers entre expansion et déclin, âge d’or et décadence. Déjà, les Romains se considéraient comme une civilisation indépassable ne pouvant connaître ni d’effondrement ni de fin. Ce furent pourtant des barbares, sous-civilisés, qui ont détruit Rome. On peut comprendre la réaction horrifiée d’un Saint-Augustin en voyant les ruines de cette civilisation. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait déjà Paul Valéry.

La nôtre est en fait déjà morte. Son génie tenait au mariage entre le Christianisme et les nations qui la composaient. Les deux ont disparu laissant comme à Rome un champ de ruines, non plus cette fois matériel mais spirituel et moral. L’homme moderne est un cadavre ambulant dont l’avoir s’est substitué à l’être tout en s’illusionnant sur la supériorité intrinsèque de sa vie pathétique. Il n’y a donc aucune raison d’être optimiste. Au contraire, le « sens de l’histoire » consiste à aller toujours plus loin dans notre médiocrité, le tout se faisant, cela va de soi, sous le règne de la nécessité et de l’auto-satisfaction.

 

Sens de l’histoire et esprit critique

Raymond Aron fut le premier à voir toute la dangerosité de l’affirmation d’un « sens de l’histoire ». Il est vrai que lorsqu’il écrit L’opium des intellectuels, les Sartre, Merleau-Ponty et compagnie, vaches sacrées des idiots modernes, justifient les crimes communistes par la nécessité historique. Staline a ainsi liquidé des millions de paysans au nom de ce sacro-saint « sens de l’histoire ». Aron avait donc toutes les raisons de se méfier de ce meilleur des mondes promis par les modernes.

Pour lui, l’Histoire ne connait pas cet enchaînement progressiste qui fascine tant la Gauche. A l’inverse, il écrivait que « nul vivant n’en saisit le sens dernier ». Mais le plus grave, incontestablement, c’est la croyance du moderne de connaître la vérité historique au point que « seuls se dressent contre l’avenir qu’il incarne les attardés ou les cyniques ». Il n’y a dès lors plus de débat à avoir, tout est déjà écrit.

Comment, en effet, s’opposer à telles ou telles évolutions sociales ou sociétales si ces dernières sont revêtues de la nécessité historique ? Comment s’opposer à un monde rempli de fous qui s’arrogent le droit de connaître le secret de l’avenir ? Pour tout homme qui ose critiquer le monde moderne, cela est impossible. Il lui arrive même comme les « Koulaks » soviétiques d’être considéré comme un intolérable « homme du passé », ultime obstacle devant « la nécessité du progrès ». Rien n’est plus odieux aujourd’hui que de se voir traiter de « conservateur », de « nostalgique », et pire de « réactionnaire ».

La folie du « sens de l’histoire » a dorénavant contaminé presque que l’ensemble de la société. Comme Orphée (4), l’homme moderne ne peut regarder en arrière, dans le passé, sous peine d’être exclu du « cercle de la Raison ». Critiquer la modernité revient à mettre la cause le dogme infaillible de l’homme moderne pour qui tout, absolument tout, est mieux aujourd’hui qu’hier et demain sera mieux encore qu’aujourd’hui. Le moderne est en réalité un escroc, un mage de l’illusion. En se croyant le produit le plus sublime de l’histoire, il n’est que la figure pitoyable et grotesque d’une civilisation qui s’effondre. Le pire, c’est qu’il dégueule ses saloperies sur tous les toits, se vantant, dans une « bienveillance » assassine, de détruire ce qui reste à l’homme d’humanité.

 

(1) Dans Genèse 15 :1-7, Yahvé promet à Abraham que sa descendance sera nombreuse et s’établira au pays de Canaan.

(2) L’expression est de l’excellent médiéviste Jacques Le Goff. Son objectif fut de lancer un pavé dans la mare à tout ce qui regarde le Moyen-Age comme une époque sombre et cruelle alors qu’elle fut indiscutablement un grand moment d’effervescence intellectuelle. Il est intéressant aujourd’hui de voir les modernes de représenter dans tout passé ces Dark Ages alors qu’ils n’ont pas ne serait-ce qu’un dixième de la profondeur intellectuelle de leurs ancêtres.

(3) Daniel Cohn-Bendit et Jack Lang sont les deux représentants les plus caricaturaux de l’homme moderne. Conformistes, rebelles de pacotille, chevaliers de l’apocalypse du politique, pro-européens, c’est-à-dire anti-européens, défenseurs du Bien, c’est-à-dire du Mal, ils sont pour moi le Malleus Maleficarum des temps modernes. Le plus drôle, c’est qu’ils sont considérés comme d’authentiques démocrates. Il suffit pourtant de voir les campagnes odieuses de ces deux hommes dès lors qu’un homme de bon sens les critique pour s’apercevoir que chez eux la Démocratie se résume à leur lécher les bottes. Thierry Le Luron a pu le constater dans les années 80.

(4) Pour comprendre le complexe d’Orphée du Moderne, lire l’excellente préface du toujours excellent Jean-Claude Michéa dans son livre qui s’intitule justement Le Complexe d’Orphée, La Gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Michéa est sans doute l’un des tout derniers esprits critiques de notre temps. C’est d’ailleurs pourquoi il n’est jamais invité sur les tableaux de télévision.

Louis XVI : l’homme qui ne voulait pas être roi

Louis XVI : l’homme qui ne voulait pas être roi

Ce 21 janvier 1793, la foule se presse place de la Révolution. Tous souhaitent assister à ce moment historique : la mort du Roi. La guillotine est prête. Personne ne le sait mais cette exécution sera le début d’une longue liste. La Révolution sera bientôt comme Saturne, elle dévorera ses propres enfants (1). Mais pour l’heure, c’est Louis XVI, « l’ennemi de la Révolution », qui monte sur l’échafaud. A la foule, il adresse ces derniers mots : « Peuple, je meurs innocent ». A 10 heures 22 précisément, le Roi est décapité, sa tête montrée par Sanson comme un trophée au bas instinct du peuple.

Louis XVI est mort en réalité comme il avait vécu, en subissant l’évènement au lieu d’en être le maître, en spectateur et non en acteur. Chez lui, l’indécision et l’inaction faisaient figure de politique. Quand bien même fut-il doté d’une certaine intelligence d’esprit et d’une réelle bienveillance envers son peuple, rien ne lui était plus étranger que l’art de gouverner.

De la mort de son grand-père Louis XV à ce jour fatidique du 21 Janvier 1793, la vie du Roi fut ainsi marquée du sceau de la fatalité d’une charge trop lourde à porter sur ses épaules. Louis XVI fut donc ce Roi étrange, difficile à saisir, prisonnier qu’il est dans un costume mal taillé. En clair, il ne fut jamais véritablement Roi et pour tout dire n’a jamais voulu en être un.

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Une prise de pouvoir sous les plus mauvais auspices

Dès son éducation, sa faiblesse de caractère le fait déjà remarquer auprès de ses précepteurs. N’est-il pas d’après son éducateur le Duc de Vauguyon le Faible des « quatres F » de la famille royale (2) ? La mort du Dauphin, son père, en 1765 ajoute à sa faiblesse l’inexpérience de la Politique. Vu l’âge avancé de Louis XV, il ne fait en effet aucun doute qu’il sera Roi d’ici seulement quelques années. Or, quelques années, c’est peu pour apprendre à être Roi. Tellement peu qu’à la mort de Louis XV le 10 Mai 1774, il n’est toujours pas prêt et ne le sera jamais.

La situation est pourtant périlleuse pour la Monarchie et pour la France. Le Royaume est en fait divisé entre ce que Furet (3) appellera plus tard deux « sociabilités politiques distinctes », c’est-à-dire « deux modes organisés de relations entre les citoyens (ou les sujets) et le pouvoir ». Ces deux sociabilités, en plus de s’ignorer totalement sur le plan des valeurs, s’affrontent pour conquérir la réalité du pouvoir politique.

La première d’entre elles est issue des coutumes et des traditions du Royaume. Elle est fondée sur la société d’ordres dans laquelle les inégalités sont de naissance et les places attribuées à l’avance. La loi ne provient pas des hommes mais de la tradition si bien que la légitimité royale repose moins sur le consentement des individus que sur le poids du passé. Tocqueville décrira cette société comme étant une « société aristocratique ».

La seconde sociabilité est l’exacte inverse de la première. C’est celle des Philosophes et des Lumières. Fondée sur l’égalité des citoyens au lieu de la hiérarchie des ordres, elle fait de la Volonté générale, au sens de Rousseau, l’unique vecteur de légitimité du souverain. Les hommes ne sont plus des sujets mais des citoyens d’un peuple qu’on nomme Nation. Tocqueville parlera d’une « société démocratique » pour qualifier cette nouvelle sociabilité.

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Le problème, c’est que la Monarchie absolue tire sa légitimité de la première sociabilité tout en favorisant la seconde. De la première, elle fonde son pouvoir puisque la légitimité du Roi lui est octroyée par la tradition, à savoir un ordre qui est extérieur à la société. De la seconde, la Monarchie en est l’inspiratrice.

Comme l’affirme Tocqueville (4) : « Le gouvernement central avait laissé aux anciens pouvoirs leurs noms antiques et leurs honneurs, mais il leur avait peu à peu soustrait leur autorité ». Ce fut donc la monarchie absolue qui égalisa les conditions de sorte que la hiérarchie des ordres avait été dépossédée de sa substance. Ce fut ainsi l’Absolutisme de Richelieu et de Louis XIV qui firent, bien souvent pour des questions d’argent, descendre les nobles et élever les bourgeois. Ce fut aussi cet absolutisme qui transféra l’autorité seigneuriale aux intendants concentrant l’ensemble des pouvoirs à Versailles.

Le Roi était donc pris dans une contradiction presque insoluble. D’un côté, soit il continuait le travail de centralisation monarchique entamé depuis des siècles, travail qui consistait à protéger le Peuple contre les seigneurs féodaux et qui lui a valu le soutien des français, mais il se retrouverait alors à détruire définitivement la société d’ordres dans lequel il fonde sa légitimité. Soit le Roi revenait sur la politique de ces prédécesseurs et il aurait alors la grande majorité du peuple français contre lui.

Dans cette situation, il aurait fallu trancher, prendre des décrets, en un mot décider. Or, Louis XVI n’en avait ni le caractère ni la volonté.

 

La question fiscale

Pour le peuple, la fiscalité constitua un test d’envergure pour connaître la position du Roi. Le système d’imposition était alors typiquement un résidu de l’ancienne féodalité et de la société aristocratique. Cette question était d’autant plus importante que les caisses étaient vides, la guerre de Sept ans puis la guerre d’indépendance américaine ayant ruiné les finances publiques.

Or, dans ce contexte, Louis XVI souffla le chaud et le froid. D’un côté, il nomma des ministres réformateurs convaincus de l’urgence de l’égalisation de l’impôt comme Turgot, Calonne, Brienne ou Necker (en image). D’un autre côté, il céda à chaque fois devant la fronde des « parlements » qui s’opposèrent constamment à toute réforme fiscale. « Par une succession d’essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, écrivait Sainte-Beuve, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler. »

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Par conséquent, en ne tranchant pas, le Roi perdit tout crédit auprès de son peuple. D’une part, il se mettait à dos la société aristocratique en nommant des réformateurs comme ministre. D’autre part, en renvoyant ces mêmes ministres à la moindre révolte parlementaire, il apparaissait à la société démocratique comme étant le défenseur de la société des ordres. N’ayant d’appui ni dans l’Aristocratie ni dans le Peuple, Louis XVI voyait petit à petit sa légitimité s’effriter au point qu’à la veille de la Révolution, la monarchie était un pouvoir faible, voire vacant.

 

La Révolution

Il est frappant que l’ultime acte de la Monarchie absolue soit la convocation des Etats Généraux, symbole des temps de la Féodalité. Necker y cherche de l’argent mais pour le Roi, à l’inverse, le signal est terrible. En s’inscrivant dans une coutume issue du Féodalisme, Louis XVI accréditait malgré lui la thèse d’un retour à l’ancienne société aristocratique. De plus, en laissant la décision aux Etats Généraux, il rendit public son impuissance à gouverner de sorte que tout le monde sut que le pouvoir était disponible à qui voulait bien le prendre.

Durant les évènements du serment du jeu de Paume puis de la prise de la Bastille, le Roi laissa de nouveau faire offrant le triste spectacle d’un pouvoir qui ne gouvernait plus rien. La Révolution ne fut donc pas un renversement du pouvoir comme on l’entend souvent mais au contraire une compétition pour acquérir ce pouvoir laissé vacant.

bastille

Compétition car à partir du moment où le pouvoir est disponible se joue une rivalité féroce pour le capter à son profit. Toute la Révolution française est là. Il faut pourtant noter que la compétition ne se forme non pas entre la société aristocratique et la société démocratique mais à l’intérieur de cette dernière. L’ancienne aristocratie s’est en fait rendue sans combattre abandonnant le Roi dès le début de la Révolution. A l’inverse, les « élites démocratiques » s’affrontent pour contrôler ce pouvoir disponible au nom d’une « volonté du peuple » largement mythifiée.

C’est ici l’un des paradoxes de la Révolution car si tout le monde s’arroge la volonté populaire, celle-ci n’englobe qu’une partie extrêmement minoritaire du Peuple. Que ce soient l’assemblée nationale, les sections, les médias de Marat et d’Hebert, les clubs comme celui des jacobins ou les girondins, aucun n’est représentatif du Peuple mais tous parlent en son nom.

Pour le Roi, la situation devient dramatique. Les aristocrates l’ont abandonné. Ses frères et la majorité de la Cour sont partis en exil tandis que les souverains européens refusent de lui venir en aide, trop heureux qu’ils sont de l’affaiblissement de la France. Sa légitimité reposant sur la « société aristocratique », il se retrouve seul, sans pouvoir et sans légitimité, dans « une société démocratique » marquée par un affrontement permanent entre les factions.

Toujours Roi, Louis XVI n’a plus qu’un droit de véto dans la nouvelle constitution mais surtout il devient l’otage de la course au pouvoir des « élites démocratiques ». En effet, dans ce conflit permanent, la peur du « complot aristocratique » est utilisée comme une arme politique servant à discréditer son adversaire de sorte que toute accointance avec le Roi vous place dans le camp de la « Contre-révolution ». Mirabeau (en image) en fera les frais, juste avant sa mort.

mirabeau

Bien sûr, la « contre-révolution » n’existe pas, elle n’est qu’un ennemi imaginaire servant aux buts des factions luttant pour le pouvoir. Le problème c’est que de fait le Roi se retrouve soupçonné constamment de « trahir la Révolution ». Son arrestation à Varennes alors qu’il tentait de quitter sa prison parisienne accrédita encore plus cette idée de « complot du Roi ». Constamment, les révolutionnaires iront chercher la famille royale et constamment, il sera amené à proclamer sa fidélité à la Révolution comme lors des journées de Juin 1792 où il doit se coiffer du bonnet phrygien.

louis XVI bonnet phrygien

Louis XVI, du fait de sa faiblesse en tant que Roi, fut donc le premier responsable du pétrin dont il s’est fourré. En ne tranchant pas avant 1789 entre les deux sociabilités politiques de son époque, il a ouvert la voie à la Révolution qui elle-même en a fait un prisonnier d’une lutte de pouvoir entre les factions.

 

Le dilemme

Mais me diriez-vous comment Louis XVI aurait-il pu faire pour empêcher cette situation ou bien même s’en sortir après 1789 ?

Tout d’abord, son erreur fut de céder aux Parlements. Traumatisé dans sa jeunesse par le « coup d’Etat » de Maupeou contre ces mêmes parlements, il n’avait pas vu le décalage croissant entre ces assemblées et le Peuple. Ses ministres lui avaient pourtant prévenu, lui conseillant de mettre en œuvre une assemblée de notables plus représentative mais il ne les a pas suivis où trop tard (en 1787).

Certes, dans ce cadre, la monarchie ne serait plus absolue mais à l’inverse constitutionnelle à l’anglaise ce qui aurait pu la sauver. Il aurait eu en tout cas une légitimité suffisante pour s’intégrer dans un espace démocratique comme le sont les monarchies d’aujourd’hui. Hélas, son incapacité à gouverner en a décidé autrement.

L’autre erreur fut au début de la Révolution de laisser faire les émeutes et les violences des sans-culottes. S’il avait ainsi pu réprimer, comme le fera plus tard Cavaignac et Thiers, il aurait été en position de force pour négocier avec les « élites démocratiques » et ainsi s’inscrire dans un cadre constitutionnel nettement plus solide que celui de la Révolution.

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Il s’agit d’ailleurs là d’une règle historique concernant une situation révolutionnaire. Il faut tout à la fois réformer et réprimer. Réformer car tout pouvoir qui ne change pas est condamné à sa perte. Réprimer car tout pouvoir faible est voué à terme à être liquidé. C’est parce qu’il n’a pas respecté cette combinaison que Louis XVI s’est mis à la merci de ses ennemis.

 

La mort du Roi

La fin de sa vie ne sera donc plus qu’une longue descente en enfer. Véritablement prisonnier des révolutionnaires, le Roi n’a plus son destin entre ses mains. Le 10 Août 1792, l’envahissement des Tuileries par la foule conduit la famille royale à se placer sous la protection de l’Assemblée qui devant la pression de l’émeute vote la suspension de la monarchie. Dans les jours qui suivent, Louis XVI est placé en détention à la prison du Temple.

Les serments de fidélité à la Révolution n’avaient donc pas suffi. Le Roi fut victime de la dynamique révolutionnaire enclenchée en 1789. En portant l’image de l’ancienne société aristocratique, bien qu’il ne fût pas contre-révolutionnaire, Louis XVI n’était plus qu’un jouet que les révolutionnaires utilisaient au nom de leur propre lutte pour le pouvoir. Le procès fut donc une mascarade où tout était joué d’avance.

procés louis XVI

Le vote de l’assemblée lui-même était connu dès le début. Sous pression des sans-culottes et des comités, avec également un vote public, les députés ont voté la mort du Roi avec 366 voix. Le 21 janvier 1793, il est décapité.

Durant toute sa vie, Louis XVI fut incapable de gouverner. Arrivant au moment même de la crise de la Monarchie Absolue, le Roi n’a jamais eu l’étoffe pour réformer la Monarchie. Au contraire, ses multiples revirements, notamment sur la question fiscale, ont abouti à la Révolution française. En d’autres termes, ce fut sa faiblesse de caractère et son manque de décision qui au fur et à mesure de son règne lui feront perdre toute autorité. Piégé par les évènements de 1789, il n’arriva jamais à s’imposer au sein du nouvel ordre politique. En fin de compte, Louis XVI est mort parce qu’il était un roi qui ne voulait pas être roi.

 

(1) La citation est de Vergniaud

(2) Les « quatre F » désignent pour le précepteur Vauguyon les membres de la famille royale : le Fin (le Duc de Bourgogne), le Faible (le Duc de Berry et futur Louis XVI), le Faux (le comte de Provence et futur Louis XVIII) et le Franc (le comte d’Artois et futur Charles X).

(3) Furet, Penser la Révolution française (1977)

(4) Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution (1856)

13 janvier 1919 : La social-démocratie écrase la révolte ouvrière

13 janvier 1919 : La social-démocratie écrase la révolte ouvrière

C’était il y a 99 ans jour pour jour. Ce 13 janvier 1919, les ultimes éléments du mouvement spartakiste vivent leurs dernières heures. Repliés dans les faubourgs populaires de Berlin, ils voient les barricades tombées les unes après les autres. A la fin de la journée, du mouvement spartakiste, il ne reste déjà plus rien. Leurs leaders ont été arrêtés ou tués tandis que les militants qui ont survécu sont le plus souvent en fuite. Deux jours plus tard, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg (1), les deux têtes pensantes de l’insurrection, seront à leur tour liquidés par les Corps Francs (2).

Si cet épisode douloureux de l’histoire allemande est aujourd’hui largement oublié, ses conséquences se font toujours sentir au sein de la gauche. L’écrasement des spartakistes (3) fut en effet beaucoup plus une guerre civile à l’intérieur du camp de la gauche qu’un conflit interne au Reich. Ce fut le SPD de Ebert et de Noske qui assuma la répression féroce de l’insurrection ouvrière d’où une rupture définitive entre la gauche ouvriériste et la social-démocratie, caractéristique de la politique allemande. Par la même, l’Allemagne connaîtra la singularité d’avoir deux gauches complètement irréconciliables, incapables de s’entendre, laissant la voie libre à Hitler et aux nazis dans les années 30 puis poussant le SPD à former des « grandes coalitions » avec la Droite contre les communistes.

Pourquoi, me diriez-vous, remettre sur le tapis cette page oubliée de l’histoire allemande ? C’est qu’en plus d’être son anniversaire, cet écrasement fut à l’origine de toute la stratégie du SPD jusqu’à aujourd’hui. On ne peut pas ainsi comprendre la politique actuelle de la social-démocratie allemande de s’allier à la CDU/CSU sans se référer à cet événement de janvier 1919. Vous comprendrez mieux dès lors pourquoi je m’attarde sur cette « guerre des gauches » de l’Allemagne post-impériale car c’est à l’intérieur de ce conflit que la stratégie actuelle du SPD prend tout son sens.

corps francs

 

Social-démocratie et communisme : la rupture idéologique

Pour comprendre les différences idéologiques entre ces deux Gauches, il faut d’abord prendre en compte ce qu’ils ont de commun car les deux partis se réclament de la même tradition dont ils se déclarent l’un l’autre les héritiers les plus fidèles. Plus tard, ce sera justement au nom de cette fidélité que la Gauche allemande se déchirera dans le sang.

Cette fidélité, elle leur vient de la Révolution française et de Marx. De la Révolution française car celle-ci offre à l’homme le spectacle de la toute-puissance de son autonomie et de son émancipation par la raison de ces prédestinations séculaires qui l’enchaînent depuis des siècles. De Marx car le penseur allemand fut le plus puissant théoricien à avoir touché du doigt l’ambivalence du monde moderne né après la Révolution.

Ce monde proclame en effet l’égalité entre les hommes, la liberté individuelle et la fraternité mais dans la réalité il s’agit plutôt d’un monde profondément inégal (inégalité intrinsèque entre ceux qui possèdent les moyens de production et les autres), oppressif (le travailleur est exploité et aliéné dans le processus de production) et non fraternel (partout le nationalisme l’emporte sur l’universalisme).

karl Marx

 

De ce constat, Marx tire la conclusion qu’une nouvelle révolution est nécessaire afin d’accomplir les promesses insatisfaites de la Révolution française. Or, la social-démocratie et le communisme reprennent tous deux le développement marxiste. La différence se retrouve en réalité, non sur les fins, mais sur les moyens de réaliser l’utopie de Marx. La social-démocratie sera ainsi défavorable à une révolution violente pour renverser la bourgeoisie, prônant à l’inverse une intégration au sein du parlementarisme bourgeois afin d’abord d’améliorer immédiatement les conditions de vie du prolétariat puis de prendre le pouvoir. Toute la politique de la social-démocratie, fondée par Ferdinand Lassalle en 1875, sera donc de participer aux élections et de tenter d’accéder aux pouvoirs par voie légale. En France, Jean Jaurès essayera d’appliquer ce modèle « social-démocrate ».

Au contraire, les communistes refusent le monde bourgeois et ses institutions « en bloc » affirmant que seule une nouvelle révolution, « socialiste » cette fois, sera en mesure d’accomplir les promesses de 1789. Lénine, dans Que faire ?, prône même la création d’une avant-garde révolutionnaire, le parti bolchévique, capable non seulement de mener la Révolution mais aussi de gouverner le prolétariat en son nom.

On comprend dès lors mieux en quoi ces positions sont irréconciliables avec la social-démocratie. L’un veut intégrer le système politique, l’autre souhaite le renverser. L’un veut la réforme pacifique, l’autre la Révolution. C’est pourquoi, dès 1903, Lénine rompt avec Martov et les représentants de la social-démocratie russe, rupture que l’on trouve également entre les bolchéviques et la social-démocratie allemande. Dès lors, ces deux enfants de Marx se voueront une haine inexpugnable dont le mouvement spartakiste sera le paroxysme.

Lenine

 

Vie et mort du Spartakisme

Si la guerre entre ces deux gauches au nom de la fidélité au Marxisme fut d’abord intellectuelle, elle prit un tour nettement plus violent dès 1914. L’Europe est alors au bord du conflit. La social-démocratie allemande, dans l’espoir d’être reconnue politiquement au sein de l’Allemagne du Reich, se déclare favorable à la guerre et à l’union sacrée. Pour les communistes, au contraire, la guerre est la ruse suprême du capitalisme pour perpétuer sa domination, théorie parfaitement décrite par Lénine en 1916 dans son Impérialisme, stade suprême du Capitalisme.

Il y a dès lors pour les communistes une rupture totale et consommée avec la social-démocratie. Peu après la prise de pouvoir de Lénine en Octobre 1917, les Bolchéviques liquideront ainsi complètement la social-démocratie russe (les mencheviks). Mais pour Lénine, étant donné le degré d’arriération de la Russie (trop de paysans et pas assez de capitalistes), qui de fait est loin de se conformer au matérialisme historique (4) de Marx, le communisme ne peut survivre que s’il exporte la Révolution où comme le dit François Furet (5) s’il conçoit Octobre 1917 comme « l’ouverture d’un vaste événement international, aussi international que la guerre qui en constituait l’arrière-plan ». Or, la première cible de la Révolution mondiale, c’est l’Allemagne.

L’Allemagne fut en effet une cible de choix pour Lénine et les Bolchéviks. Patrie de Marx dotée d’une classe ouvrière importante et organisée par des syndicats puissants, le pays est de plus confronté aux conséquences politiques de la chute du Kaiser (9 Novembre 1918) et de la fin de la guerre (11 Novembre 1918). En Allemagne, le pouvoir est ainsi devenu vacant de sorte que l’ensemble des forces politiques se concurrencent pour en prendre possession. C’est dans cet espace devenu dorénavant libre que se dispute désormais les deux forces de gauche. La social-démocratie cherche de fait à capitaliser sur son image « modérée » pour prendre le pouvoir tandis que les communistes, emmenés par Karl Liebknecht (image ci-dessous), veulent transformer le chaos politique en Révolution.

karl liebnecht

 

Le tournant se fera en réalité dès les premiers mois de l’Allemagne post-impériale. Craignant par-dessus tout un scénario à la Russe, à savoir un Février 17 qui a vu la chute de la monarchie puis un Octobre 17 qui verrait la victoire des communistes, les élites impériales, militaires, économiques et bourgeoises se mettent à la disposition d’un pouvoir fort susceptible de rétablir l’ordre. Mais ces élites ne veulent pas assumer le pouvoir étant donné que ce dernier est né de la défaite de Novembre 1918. Ils trouveront alors dans la social-démocratie l’allié idéal pour concilier cette ambiguïté.

Les sociaux-démocrates allemands sont en effet pris dans une situation difficile. Soit, ils laissent faire ou appuient les communistes dans leur prise de pouvoir ce qui conduira comme en Russie à leur liquidation pure et simple. Soit, ils combattent leur vieil adversaire de gauche ce qui nécessite de faire appel à l’armée et aux élites impériales qui en contrepartie de leur aide leur impose des conditions drastiques : endosser la responsabilité de la défaite et veiller à ne pas modifier les privilèges et le pouvoir de l’ancienne élite impériale.

Ainsi, les sociaux-démocrates menés par Ebert (en image ci-dessous) et Noske n’ont d’autre choix que céder aux exigences des anciennes élites s’appuyant sur eux et sur les Corps Francs pour écraser le mouvement spartakiste. Mais si la menace bolchévique fut conjuguée, le prix à payer pour la social-démocratie fut démesuré. Ce fut donc elle qui endossa la responsabilité de la défaite et du Traité de Versailles, ce qui lui aliéna la Droite nationaliste. Ce fut aussi elle qui porta la responsabilité du massacre des ouvriers, ce qui lui aliéna la gauche d’autant plus que la République de Weimar, identifiée à la social-démocratie, sera sous la surveillance constante des élites impériales qui ne l’ont jamais aimé.

Friedrich und Louise Ebert

 

Il y a donc quelque chose de tragique pour la social-démocratie. Souhaitant prendre légalement le pouvoir avant 1914, elle arrive au pouvoir en 1918 dans les pires conditions étant à la fois haï à droite comme à gauche et soumis à la tutelle des élites impériales dont la notion de social-démocratie leur a toujours été étrangère. De par les conditions de l’écrasement ouvrier de 1919, la social-démocratie était donc condamnée à sa propre perte même si curieusement, il faudra attendre Hitler en 1933 pour voir se produire l’inéluctable.

 

Les conséquences actuelles de Janvier 1919

L’écrasement des spartakistes aura des conséquences incalculables sur l’histoire de la gauche allemande. Ce sont en effet ces événements qui vont ruiner tout rapprochement entre les deux gauches pour faire barrage à Hitler en 1933. De même, ces événements vont conduire le SPD (sociaux-démocrates) à abandonner en premier l’idéologie marxiste lors du congrès de Bad Godesberg en 1959.

L’écrasement spartakiste est donc fondamental pour comprendre l’attitude du SPD jusqu’à nos jours car au fond Janvier 1919 impose trois éléments à la stratégie du parti.

Le premier provient du fait qu’en écrasant les ouvriers, le SPD fut obligé de trouver un électorat de substitution pour survivre. Ce fut donc en direction des classes moyennes qu’il se tourna, processus dont Rosa Luxembourg  avait déjà mis en garde avant 1919 contre le risque d’un « embourgeoisement » de la social-démocratie. En cela, le SPD fut le premier parti de gauche en Europe à ne plus être un « parti prolétarien » mais un parti « authentiquement bourgeois » et annonce donc l’abandon de la classe ouvrière par les partis socialistes européens. Ainsi, aujourd’hui, que ce soit le PS, le SPD, le PSOE ou le Parti Démocrate en Italie, les partis de gauche attirent seulement une toute petite minorité des classes populaires.

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Le deuxième élément est dans la logique du premier. Contraint de s’adapter aux conséquences de Janvier 1919, le SPD sera amené à renier son héritage marxiste. Ce fut l’objet du Congrès de Bad Godesberg de 1959. Par la même, le SPD montre à la gauche européenne une nouvelle voie qui est celle d’une gauche antimarxiste voir postmarxiste. C’est pourquoi, le Congrès de Bad Godesberg prendra un aspect mythique chez ce qu’on appellera plus tard la « deuxième gauche », celle qui ne croit plus à la lutte des classes, et qui aujourd’hui forme la grande majorité des gauches européennes.

Enfin, le dernier élément à prendre en compte est l’attitude du SPD vis-à-vis de la Droite. En effet, ne pouvant s’allier avec sa gauche, la social-démocratie est contrainte de trouver des partenaires à droite pour gouverner. C’est cette configuration qui rend alors possible l’établissement de « grandes coalitions » entre le SPD et la CDU. En France, à l’inverse, il existe une porosité beaucoup plus grande entre les communistes et les sociaux-démocrates du fait même de l’absence d’une guerre civile des gauches comme à Berlin en janvier 1919. De fait, les deux rivaux peuvent s’entendre pour former des gouvernements de type « Front populaire » (1936-1938) ou « gauche plurielle » (1997-2002).

C’est pourquoi d’ailleurs, même la gauche antimarxiste doit conserver dans son discours un certain surmoi marxiste si elle souhaite ne pas apparaître trop à droite. La France est donc le pays des « Cartels de gauche » et non pas des « grandes coalitions ».

 

L’écrasement du mouvement spartakiste fut ainsi un tournant pour la gauche allemande et européenne. Issue d’une double rivalité, de l’idéologie et de la prise de pouvoir, la « guerre civile » entre le SPD et les communistes a pour effet une profonde transformation de la social-démocratie allemande. Autrefois fidèle à ses origines marxistes, elle fut contrainte à partir de janvier 1919 de réviser son discours au point de renier le marxisme en 1959. De fait, le SPD sera amené à élaborer un programme original, plus bourgeois que socialiste, dans lequel « la grande coalition » avec la Droite fait figure d’impératif catégorique pour prendre le pouvoir.

Ainsi, la décision actuelle du SPD d’entrer dans un gouvernement d’union avec Angela Merkel ne doit pas être vue comme la volonté personnelle de ces dirigeants mais comme un leg, un héritage historique, directement issu des événements de Janvier 1919. En d’autres termes, ce sont encore et toujours les conséquences de ces événements historiques qui dictent la stratégie du SPD.

spartakistes 2

 

(1) Rosa Luxembourg est un cas tout à fait particulier. Elle n’est intellectuellement ni social-démocrate, qu’elle assimile à une « théorie bourgeoise », ni Léniniste, qu’elle prend pour une dictature pure et simple du parti Bolchévique. Se situant donc en dehors du conflit des deux gauches, elle apporta néanmoins son soutien au mouvement spartakiste ce qui lui a valu son exécution par les Corps francs le 15 Janvier 1919.

(2) Les Corps Francs sont des groupes paramilitaires anti-communistes ayant fait l’objet d’un soutien important de la part du gouvernement allemand pour réprimer l’insurrection ouvrière. Beaucoup d’entre eux rejoindront le mouvement Nazi dès les années 20.

(3) Le terme de Spartakisme renvoie à la célèbre révolte du gladiateur et esclave Spartacus contre l’Empire romain.

(4) Le matérialisme historique est un concept marxiste dans lequel Marx reprend la philosophie de l’histoire de Hegel mais pour conclure que, contrairement à ce qu’affirme le philosophe de Iéna, l’histoire n’est pas celle de l’esprit mais de l’exploitation économique du prolétariat par la bourgeoisie.

(5) François Furet, Le Passé d’une illusion (1995)

 

Le Roman de Napoléon (15/15) : Partie 1 : Sainte-Hélène, l’exil et la mort

Le Roman de Napoléon (15/15) : Partie 1 : Sainte-Hélène, l’exil et la mort

« Ces malheurs, la France était allée les chercher, elle les avait provoqués, lorsque, cédant à un mouvement sentimental, au souvenir des jours de gloire, elle avait tout oublié pour se jeter dans les bras de l’Empereur. Et cependant la légende napoléonienne ne faisait que de naître. Déporté à Sainte-Hélène par les Anglais, Napoléon continua d’agir sur les imaginations. Le héros devint un martyr. Sa cause se confondit avec celle de la Révolution, et la littérature, de la plus haute à la plus vulgaire, propagea ce mysticisme.

Les traités de 1815 avaient laissé le peuple français meurtri de sa chute après un rêve rapide et prodigieux. Par une criante injustice, mais naturelle à l’homme, qui aime à rejeter sur autrui la responsabilité de ses fautes et de ses maux, ce ne fut ni à Napoléon ni à lui-même que le peuple français imputa les traités de 1815, mais aux Bourbons qui avaient mis tout leur effort à les atténuer. »

Jacques Bainville, Histoire de France

 

« La haute fortune de Napoléon le servit mieux : les anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe ; au lieu de perdre leur suppliant en l’admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu’ils croyaient lui avoir ravie. »

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

 

En cette fin juin 1815, Napoléon est un homme seul. Abandonné par les siens et ne trouvant de consolation auprès d’une quelconque famille (Joséphine est morte et Marie-Louise est retournée à Vienne), l’ancien empereur parcourt les allées de la Malmaison comme l’ombre de lui-même. « A l’aspect de ces jardins abandonnés, écrivait Chateaubriand, de ces chambres déshabitées, de ces galeries fanées par les fêtes, de ces salles où les chants et la musique avaient cessé, Napoléon pouvait repasser sur sa carrière : il se pouvait demander si avec un peu plus de modération il n’aurait pas conservé ses félicités. » (1)

Dans cette maison qui avait vu passé successivement le commandant militaire de Paris puis le premier consul et enfin l’Empereur, Bonaparte attend en silence ce que la destinée lui réserve. Il sait que sa carrière politique est terminée. A Paris, tout le monde pousse pour le voir partir. Bonaparte est cet homme encombrant, résidu d’un passé auquel les français souhaiteraient rapidement tourner la page. L’histoire semble en effet en avoir fini avec le grand Napoléon.

Même lui s’imagine une retraite paisible, loin de tout, dans la campagne anglaise ou dans l’indifférence d’une petite bourgade américaine. C’est pourquoi il se rendit aux anglais à Rochefort le 13 juillet 1815. « Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, écrit-il, j’ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. »

Napoléon ne le sait pas encore mais il vient encore une fois de se placer sous la main tyrannique de l’Histoire. Il ne le sait pas, et d’ailleurs comment le pourrait-il, mais son voyage se terminera par l’une des plus célèbres légendes napoléoniennes : l’exil à Sainte-Hélène.

napoléon rochefort

 

Le Voyage vers Sainte-Hélène

Le 15 juillet 1815, l’Empereur embarque sur le vaisseau anglais, le Bellérophon, du capitaine Keith. Croyant à tort que le voyage sera court de Rochefort à l’Angleterre, Napoléon ne semble pas inquiet, voir se montre particulièrement admiratif des anglais. Arrivé à Plymouth, il put même entrevoir sa retraite dans un château du Yorkshire. Hélas, le 30 juillet l’acte qui le confinait à St-Hélène vient doucher tous ses espoirs. En apprenant la nouvelle, Napoléon s’écria : « C’est pis que la cage de Tamerlan (2) ».

Passant du Bellérophon au Northumberland, l’Empereur voit ses conditions de voyage se détériorer. N’ayant plus que Bertrand, Montholon, Gourgaud et Las Cases comme seuls compagnons, il fulmine contre ces anglais « perfides et pleins de trahisons » et regrette de n’avoir pas suivi Joseph en Amérique. Les britanniques le traitent sans égard à son rang et à sa légende tel un prisonnier ordinaire de droit commun. « La stupide amirauté traitait en sentencié de Botany-Bay (3) le grand convict de la race humaine » s’exclamait Chateaubriand, visiblement lui-même choqué par le traitement imposé à l’ancien maître de l’Europe.

napoléon bellarophion

 

Mais ce qui a d’extraordinaire avec Napoléon, c’est que quelles que soient les circonstances, toutes les épreuves qu’il a subies n’ont fait que porter toujours plus haut la grandeur de son mythe. Ainsi, les anglais pensaient rabaisser Napoléon à St-Hélène, ils n’ont fait au contraire qu’en renforcer la légende. St-Hélène fut à Napoléon ce que l’assassinat fut à César, tout à la fois la mort de l’homme et son entrée dans le cercle des héros.

Le 15 Octobre, justement, Napoléon vit cette dernière demeure, indissociable de sa légende. L’île est rocailleuse et humide de sorte que rien ne semble pousser sur cette terre. Le vent y est tellement fort qu’il est fortement conseillé de rester à l’abri. Les hommes d’ailleurs ne s’y bousculent pas pour s’y s’installer : « Cinq cents blancs, quinze cents nègres, mêlés de mulâtres, de Javanais et de Chinois, composent la population de l’île » (1).

 

La vie à St-Hélène

Napoléon débarque donc sur cette terre pour y mourir. Il est clair que les anglais ne lui laisseront aucune chance de s’échapper. Par deux fois, en Egypte et sur l’île d’Elbe, l’Empereur leur avait filé entre les doigts. A St-Hélène, à l’inverse, une garnison entière assure la surveillance constante des mouvements de Napoléon. Ce dernier avait d’ailleurs envisagé de s’échapper vers les Etats-Unis en se cachant dans un tonneau mais ce projet fantaisiste fut vite écarté. Le destin a fait de St-Hélène le lit de mort de Bonaparte.

Vivant dans une modeste villa à Longwood, Napoléon passe ses journées à se promener sur son île et à dicter ses mémoires à Las Cases, mémoires dont ce dernier concevra l’extraordinaire Mémorial de St-Hélène qui contribua tant à la légende Napoléonienne. On le voit même s’adonner aux plaisirs du jardinage. Le soir, il passe du bon temps à jouer et à discuter avec les derniers rescapés de son entourage (Bertrand, Las Cases, Montholon et Gourgaud).

Deux fois par jour, l’Empereur, « ce souverain généralissime qui avait cité le monde à son étrier, était appelé à comparaître devant un hausse-col » (1). Ce fut d’abord Sir Georges Cokburn puis ce fut au tour de l’improbable Hudson Lowe, officier médiocre dont le seul fait d’arme, et quel fait d’arme, fut d’être le geôlier de Napoléon. Ce dernier a d’extraordinaire qu’il aspire dans sa légende toute homme, du plus intelligent au plus stupide d’entre eux, qui un jour a eu la chance, ou l’infortune, de le côtoyer. En somme, avec Napoléon, les hommes eurent la gratifiante impression de faire l’histoire.

st-hélène

 

La mort de l’Empereur

Bonaparte tombe malade en début d’année 1817. Son estomac le ronge de douleurs au point qu’il est incapable de se lever pendant plusieurs jours. Le médecin irlandais O’meara pronostique alors un cancer du foie. Napoléon n’est pas surpris, son père fut lui-même mort de ce cancer. Demandant aux anglais davantage d’aides médicales pour soigner l’empereur, le médecin irlandais se verra opposer une fin de non-recevoir de la part d’Hudson Lowe.

Au plus mal, l’Empereur réussit à survivre quatre années supplémentaires. Fin février 1821, Napoléon se retrouve incapable de se déplacer du fait d’une violente douleur à ce diable de foie. « Suis-je assez tombé ! murmurait-il : je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière ! » Il dicte son testament du 15 au 25 Avril dans lequel il indique son souhait de se voir enterrer « aux bords de la Seine, au milieu de ces français que j’ai tant aimé ».

Le 3 Mai, Napoléon se fait administrer l’extrême-onction. Dans les jours qui suivent, une tempête exceptionnelle s’abat sur l’île, signe prémonitoire d’une vie qui s’achève. Le 5, à six heures moins onze minutes du soir, l’Empereur trouve la mort. Chateaubriand disait qu’il « rendit le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine ».

mort

 

Ne se conformant pas aux vœux de Napoléon, les anglais imposent aux derniers fidèles de l’Empereur de l’enterrer sur place, au cimetière de St-Hélène. Ce fut donc au milieu des pêcheurs que « l’Aigle » se trouva enseveli, sous la rude terre de cette petite île au milieu de l’Océan. Il aura fallu attendre Louis-Philippe pour voir exaucer le souhait de l’Empereur d’être « au milieu des français ». Dorénavant, enterré sous le dôme des Invalides, et entouré de Turenne qu’il admirait tant, Napoléon se voit offrir pour son cercueil une dernière demeure qui sied à sa gloire et à son génie. Son tombeau lui-même, de près de cinq mètres de hauteur et de largeur, est à la mesure du mythe qu’il a suscité, démesuré.

 

Le mythe napoléonien

Chateaubriand, dont l’essai De Buonaparte et des Bourbons contribua grandement à l’impopularité de l’Empereur en 1814, exprime le mieux dans ses Mémoires d’outre-tombe le retournement complet de situation quant à la perception de l’œuvre de « l’aigle » :

« Bonaparte n’est plus le vrai Bonaparte, c’est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c’est le Charlemagne et l’Alexandre des épopées du moyen-âge que nous voyons aujourd’hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu’après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. »

Jamais paradoxe plus grand n’a été offert à l’homme dans son histoire. Détesté au moment de sa mort, reçue comme une simple « nouvelle » selon le mot de Talleyrand par le Paris de la Restauration, Napoléon acquiert une aura inégalée après sa mort. Ce fut comme si le mythe dépassait sa propre personne au point que rien après lui n’est en mesure de l’égaler. Les Bourbons, Louis-Philippe puis la République subiront ainsi son ombre permanente. De l’épopée napoléonienne, les expériences politiques qui suivent vont faire pâle figure de sorte que les gouvernements furent sans cesse confrontés à la comparaison peu flatteuse avec l’Empire.

Napoléon fut donc bien cette malédiction décrite par Chateaubriand, malédiction d’un « âge d’or » perdu donnant à la France du XIXème une image de déclin irréversible. Toute la littérature française de ce siècle fut d’ailleurs pétrie de ce sentiment d’être né trop tard, d’avoir en quelque sorte raté ce moment historique. Victor Hugo, Stendhal, Alfred de Musset, il n’est pas de grands écrivains du XIXème siècle qui n’aient pas fait état de leur « spleen », inconsolable d’avoir manqué le « grand homme ».

Musset (en image ci-dessous) disait ainsi de son époque : « Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou, si l’on veut désespérance ; comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls. »

musset

 

Le courant romantique français sera ainsi une ode littéraire à l’épopée bonapartiste contribuant à forger l’image d’un Napoléon à la fois prophète et martyr de la Révolution. Lui, le petit bourgeois Corse, succédant à la dynastie séculaire des Bourbons et ridiculisant militairement l’ensemble des souverains d’Europe, devient le symbole du nouveau monde. Aux yeux des romantiques, Napoléon est l’incarnation même de la Révolution, à savoir cette affirmation de la toute-puissance de l’homme dans l’Histoire.

La Révolution, promesse infinie d’une « humanité étant sa propre œuvre » selon la formule frappante de Michelet, avait besoin d’une tête pour l’incarner. Mirabeau est mort trop tôt. Robespierre fut l’apôtre de la Terreur. Ce fut donc Bonaparte. Son extraordinaire volonté et le génie de ces actions en faisaient selon les écrivains français l’instrument par excellence de la grandeur révolutionnaire. Sa défaite fut dès lors la défaite de la Révolution contre la Contre-révolution, du nouveau monde contre l’ancien.

On ne peut d’ailleurs comprendre la haine des Romantiques, et de Victor Hugo en particulier, contre Napoléon III, sans comprendre que ce dernier est considéré comme indigne de porter ce nom Napoléon qui enflamme tant leurs esprits. Napoléon, figure mythique du « Prométhée moderne », ne peut être en aucun cas souillé par ce descendant despotique et médiocre. Ainsi, même la famille Bonaparte subit cette malédiction de ne jamais être à la hauteur de la légende.

Même à l’étranger, le mythe Napoléon continuera d’imprimer sa marque tout au long du siècle. Ceux-la-mêmes qui l’avaient combattu sont les premiers à chanter sa gloire. Clausewitz (en image ci-dessous), opposé à l’Empereur sur le champ de bataille, décrira Napoléon comme « Ares, le Dieu de la guerre ». De l’Angleterre à la Russie en passant par l’Allemagne, aucun des grands esprits ne sera épargné par la légende napoléonienne, chacun décrivant leur rencontre avec l’Empereur (on pense à Goethe et à Hegel) comme l’un des instants les plus inoubliables de leur vie.

Clausewitz

 

Toute la force de Napoléon est donc là. Bien qu’apôtre de la guerre, l’Empereur sera perçu dans toute l’Europe comme la figure même de l’émancipation révolutionnaire. Pour beaucoup, sa vie fut à l’image du Christ. Incompris lors des cent-jours, crucifié à St-Hélène puis ressuscité sous forme de mythe, Bonaparte incarne la nouvelle religion du 19ème siècle, celle de la passion révolutionnaire.

 

(1) Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

(2) La cage dans laquelle Tamerlan aurait enfermé le sultan Bajazet après avoir anéanti son armée

(3) Lieu de déportation des condamnés anglais en Australie

Le Roman de Bonaparte (14/15): Le congrès de Vienne (1814-1815)

Le Roman de Bonaparte (14/15): Le congrès de Vienne (1814-1815)

« La nouvelle du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 3 Mars, au milieu d’une fête où l’on représentait l’assemblée des divinités de l’Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d’alliance entre la France, l’Autriche et l’Angleterre: il hésita un moment entre les deux nouvelles puis il dit : « il ne s’agit pas de moi, mais du salut du monde ». « 

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

« A Vienne, l’alcôve est le cabinet de travail de la diplomatie. »  Ferdinand Bach

 

« Tous les chemins mènent à Vienne ». En ce mois de Septembre 1814, la capitale autrichienne devient le lieu du plus gigantesque des congrès diplomatiques que le continent européen n’est jamais connu. Vienne 1814 fait de facto passer Westphalie 1648 pour « un congrès de pacotille ». Muni de la confiance de Louis XVIII pour le représenter, le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, arrive dans une ville en effervescence où se rencontrent à la fois les souverains européens, leurs ministres et leur cours. Des milliers d’espions sont également à pied d’œuvre pour obtenir la moindre information sur chacune des délégations.

Talleyrand se sait surveillé. Aux espions étrangers s’ajoutent la constante surveillance des agents de Louis XVIII, prêts à sauter sur la moindre occasion pour faire chuter le ministre de son piédestal. C’est que ce dernier est détesté par la cour à Paris lui reprochant tout à la fois son rôle pendant l’Empire et la charte constitutionnelle imposée à Louis XVIII. Surtout, ses multiples changements d’alliances inquiètent le nouveau Roi de France quant à la loyauté de son ministre. C’est donc un Talleyrand véritablement attendu au tournant qui se présente à Vienne pour défendre la position française dans le nouvel ordre européen.

 

Le plan de Talleyrand

S’il est surveillé, l’ancien évêque peut néanmoins compter sur une importante liberté de manœuvre pour mener au mieux les négociations. Il espère ainsi non seulement réintégrer la France dans le concert européen mais également participer de plain-pied à l’édification d’un système international dans lequel « le droit public », c’est-à-dire l’ordre, reposerait sur « un équilibre des forces » entre les grandes puissances. Ainsi, Talleyrand (en image ci-dessous), souhaite remettre en œuvre, ou plutôt réactualiser, l’ordre Westphalien d’équilibre entre les Etats, équilibre qui fut rompu par la Révolution française.

Pour atteindre cet objectif, le ministre mise sur les divergences des alliés lui permettant ainsi d’imposer son système comme un moindre mal. Il sait depuis la visite du Tsar dans son hôtel particulier, rue Saint-Florentin, que des divergences fondamentales existent entre les puissances européennes pour se partager les ruines de l’empire Napoléonien.

talleyrand

 

La stratégie des anglais

L’Angleterre, représentée par le ministre Castlereagh (en image à la fin de cette partie), souhaite ainsi imposer son projet de « balance of power » (d’équilibre des puissances) dans lequel l’accès de ses marchandises au continent européen serait garanti. Les anglais sont en effet convaincus que l’émergence d’une puissance continentale hégémonique mettrait en péril leur libre-commerce. En somme, ils veulent à tout prix empêcher l’établissement par un pays dominant d’un nouveau blocus continental sur le modèle de Napoléon.

Pour le gouvernement anglais, il faut donc s’assurer d’une part que la Belgique et la Hollande, principales portes d’accès au continent des produits anglais, soient ouvertes et d’autre part que ne se dégage aucune puissance dominante sur le continent. Talleyrand sait aussi que les anglais souhaitent contrôler durablement la Méditerranée. Possédant déjà l’Egypte depuis la capitulation française de 1802, les anglais lorgnent sur l’île de Malte, véritable verrou stratégique en plein cœur de la Méditerranée, et se soucient particulièrement du Détroit de Gibraltar et donc de l’attitude de l’Espagne.

Le plan de Talleyrand est donc le suivant. D’abord, il s’agit de donner des gages aux anglais, c’est-à-dire d’abandonner les revendications révolutionnaires sur la Belgique et la Hollande et de reconnaître la domination anglaise sur l’île de Malte. Rassurés, les anglais pourront ensuite accepter de replacer la France dans le nouvel ordre européen, la France servant ainsi de contrepoids face aux autres puissances européennes. Talleyrand a en effet bien vu que dans un système d’équilibre des puissances (balance of power), l’Angleterre n’a aucun intérêt à voir une France trop affaiblie ce qui laisserait à l’Autriche ou à la Russie le champ libre pour dominer l’Europe.

Les anglais sont donc arrivés à Vienne avec un plan bien précis auquel Talleyrand n’a pas tardé à utiliser à ses propres fins. Pour Londres, il faut s’assurer que la Russie, la Prusse, l’Autriche et la France se neutralisent sur le continent tandis qu’elle se verrait bien contrôler l’accès au marché européen par la Belgique et la Hollande au nord et le littoral méditerranéen au sud.

NPG 891; Robert Stewart, 2nd Marquess of Londonderry (Lord Castlereagh) by Sir Thomas Lawrence

 

La stratégie autrichienne

L’Autriche fut la principale perdante du Traité de Paris signé le 30 Mai 1814. Elle qui espérait que soit reconnue la régence de Marie-Louise, fut contrainte d’accepter Louis XVIII comme roi de France à la suite d’un accord par défaut entre les puissances alliées. Considérant l’Italie comme sa chasse gardée, elle s’inquiète du retour des Bourbons sur le trône de France (Traité de Paris) et sur celui d’Espagne (Traité de Valençay), qui avec les Bourbons de Naples, pourront former à terme une coalition de « pays Bourbons » suffisamment puissantes pour mettre en pièces ses intérêts dans la péninsule italienne.

C’est pourquoi Metternich (en image ci-dessous), le ministre autrichien, a poussé l’empereur François de Vienne à reconnaître le maréchal Murat, qui fut nommé par Napoléon, comme Roi de Naples au détriment des Bourbons. De plus, l’Autriche s’est assurée lors du Traité de Fontainebleau que Marie-Louise et son fils, « l’aiglon », mettent la main sur le Duché de Parme. En fin connaisseur du jeu autrichien, Talleyrand mise sur les réticences anglaises de voir l’ensemble de l’Italie tombé dans l’orbite autrichienne. En contrôlant l’Italie, les autrichiens pourraient en effet devenir rapidement une puissance méditerranéenne menaçant les intérêts anglais dans cette région. Castlereagh et Talleyrand ont donc un intérêt similaire à restreindre les appétits autrichiens en Italie.

Un autre point de divergence concerne le sort des Etats allemands. Longtemps, le souverain autrichien, en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique, a pu bénéficier d’une influence considérable en Allemagne. Or, la montée en puissance de la Prusse puis les invasions napoléoniennes ont progressivement écarter Vienne des affaires allemandes. Souhaitant toujours réunifier l’Allemagne sous son égide, l’Autriche doit à tout prix lutter contre l’influence prussienne. Elle doit de plus contrecarrer les plans français qui visent depuis Richelieu à empêcher toute réunification de l’Allemagne.

En cela, Talleyrand ne déroge pas à la tradition diplomatique française. Pour lui, l’Allemagne doit être une fédération d’Etats indépendants de Vienne et de Berlin. L’Angleterre et la Russie sont également dans cette position craignant l’établissement d’un puissant bloc germanique en plein cœur de l’Europe. Pour Metternich, les négociations du Congrès de Vienne s’annoncent donc extrêmement difficiles.

metternich

 

La stratégie prussienne

Comme l’Autriche, la Prusse lorgne depuis Frédéric Le Grand sur les Etats Allemands. C’est donc avec l’ambition accroître l’influence de Berlin dans ces Etats que les deux négociateurs prussiens, Hardenberg (en image ci-dessous) et Humboldt, se sont rendus à Vienne. S’affrontant avec les autrichiens sur les dépouilles de la Confédération du Rhin, la Prusse s’intéresse particulièrement à la Saxe. Ce dernier royaume fut en effet l’allié principal de Napoléon et fut depuis plus d’un siècle l’opposant le plus acharné à la réunification allemande.

C’est pourquoi en avalant littéralement la Saxe, les prussiens espèrent faire d’une pierre deux coups. D’une part, cela leur permettrait accroître sensiblement leur influence en Allemagne. D’autre part, ils liquideront le principal obstacle à l’unité allemande. Ils espèrent également écarter la France des affaires européennes non seulement du fait d’une haine anti-française suite à l’occupation napoléonienne mais également du fait que la France s’est toujours opposée à la réunification allemande.

L’objectif des négociateurs prussiens est alors de rassurer les Russes en leur donnant la Pologne et de s’allier avec les anglais (en leur donnant tout ce que les anglais souhaitent) créant ainsi un rapport de force favorable dans les négociations contre l’Autriche et la France. Il serait même souhaitable que cette dernière soit écartée des négociations puisqu’après tout elle est dans le camp des vaincus.

Hardenberg

 

La stratégie russe

La Russie, enfin, arrive à Vienne pour mettre à profit son rôle primordial dans la chute de Napoléon. Le Tsar Alexandre est lui-même présent au congrès en compagnie de son ministre Nesselrode (en image ci-dessous). Pour le Tsar, le congrès doit permettre à la Russie de se voir légitimer en tant que puissance européenne comme le rêvait Pierre Le Grand et tous les monarques qui l’ont depuis succédé.

Dans cette optique, Alexandre réclame la Pologne par « droit de conquêtes » et se fait le défenseur d’une « Sainte-alliance » avec la Prusse, l’Autriche et l’Angleterre. Cette alliance vise en fait à imposer un droit d’ingérence dans l’ensemble des pays européens pour combattre toute tentative de déstabilisation de l’ordre post-napoléonien. Surtout, la « Sainte-Alliance » a pour but de réprimer les vagues nationalistes issues de la Révolution française. A travers cette alliance, c’est en réalité la Russie qui devient la maîtresse du jeu européen ayant même un blanc-seing pour intervenir dans toute l’Europe à chaque fois que ses intérêts seront menacés.

Karl-Nesselrode

 

Un Congrès dans l’impasse

C’est donc avec des stratégies divergentes voire contradictoires que les Etats européens se réunissent à Vienne le 1er Octobre 1814, date de l’ouverture officielle du Congrès. Déjà, une semaine avant le début des négociations, les quatre puissances victorieuses, la Prusse, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie, ont signé un protocole par lequel ils conviennent de ne traiter qu’entre eux.

Exclu des négociations, Talleyrand se fait alors le porte-voix des petites nations engrangeant le soutien de la Suède, de la Saxe ou encore des Etats allemands. Le 3 Octobre, ces pays menacent de quitter le Congrès. Conscients du fiasco qu’entraînerait un échec du Congrès de Vienne, les grandes puissances cèdent et suspendent l’application du protocole.

S’ensuit alors une négociation interminable dans laquelle aucun Etat n’arrive à se mettre d’accord. Les pourparlers s’enlisent et chaque délégation voit l’impatience et le pessimisme gagnés les rangs des négociateurs. Au bout de quelques semaines, ces derniers, désabusés, noient leur désarroi dans des bals et des fêtes à en plus finir. « Le congrès ne marche pas, il danse », écrivait Talleyrand comme pour souligner le décalage entre l’impasse des négociations et l’atmosphère festive du Congrès.

congrès de vienne

A Vienne, toutes les cours s’amusent, boivent et dansent jusqu’à l’aube. Les négociations elle-même se font de plus en plus rares au point que les journées ne sont plus rythmées que par le divertissement et le spectacle. « Les fêtes vont bien mais les affaires vont mal », ajoutait Talleyrand.

congres-de-vienne-bal-1814-1815

 

Le retour de Napoléon

Le 7 Mars 1815, alors que le Congrès est au point mort, une nouvelle inouïe fait le tour de Vienne. Bonaparte vient de rentrer en France en débarquant en Provence. Le 20 Mars, Vienne apprend dans la stupeur la fuite de Louis XVIII en Belgique. Mais cette nouvelle stupéfiante a pour effet de remobiliser l’ensemble des pays représentés à Vienne.

Dans une déclaration conjointe, tous ces pays s’engagent à combattre Napoléon et à respecter le Traité de Paris qui donne le trône à Louis XVIII. Pourtant, en coulisses, l’ambiance est délétère. L’Angleterre et la Prusse reprochent ainsi au Tsar Alexandre d’avoir été trop clément envers Napoléon lors du Traité de Fontainebleau. Alexandre, à l’inverse, fulmine et voue au diable Louis XVIII et les Bourbons, incapables d’arrêter l’Empereur et ses centaines de soldats. Surtout, la complicité des anciennes élites impériales dans le « vol de l’Aigle » entraîne la suspicion envers Talleyrand et sa délégation.

Représentant un souverain en exile, ce dernier tente tant bien que mal de défendre la légitimité royale. Exclu des négociations, il assiste impuissant à la guerre de la France contre toute l’Europe. Le 9 Juin 1815, un compromis fut trouvé entre les puissances européennes mettant fin au Congrès de Vienne, compromis auquel Talleyrand n’a presque pas participé. 10 jours plus tard, Napoléon sera battu à Waterloo.

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Les conclusions du Congrès de Vienne

Ce 9 juin 1815, les négociations en vue de trouver un nouvel ordre européen s’achèvent enfin. Il aura fallu en fait le coup de poker de Bonaparte pour voir ces négociations avancées. Au final, l’Europe se voit chamboulée par l’acte final du Congrès.

carte europe avant congrès vienne

 

La France tout d’abord est durement frappée. Punie du fait des cent-jours, elle se retrouve amputée de la Savoie, de la Belgique et du comté de Nice. Napoléon aura donc laissé une France plus petite qu’avant la Révolution. De plus, la France se voit mise sous surveillance par les puissances garantes du traité se réservant le droit d’intervenir dans ses affaires intérieures. Comble de malheur, elle voit la Rhénanie, sa frontière sur le Rhin, tombée aux mains de la Prusse.

Or, en se portant garant de l’application du Traité, Louis XVIII et les Bourbons perdront auprès des français beaucoup de leur légitimité. Se développera même une opinion publique puissante pour dénoncer ce traité. Toute la littérature française, de Hugo à Musset, sera ainsi le porte-parole d’un sentiment d’injustice de la part d’un peuple convaincu de son rôle messianique depuis la Révolution française.

D’ailleurs, une partie des élites françaises trouvera dans la colonisation de l’Algérie à partir de 1830 un moyen de continuer « l’œuvre émancipatrice » des idéaux révolutionnaires. La chute de Charles X en 1830 puis l’accession au trône de Louis-Philippe peuvent être également vus comme la conséquence « du traumatisme de Vienne », les français associant de plus en plus la Révolution et l’Empire à la liberté et à la grandeur nationale, les Bourbons à l’étranger et au Congrès de Vienne. C’est pourquoi s’imposera dans l’histoire de France une figure de Bonaparte en martyr de la révolution contre l’Europe contre-révolutionnaire.

Que ce soit dans le soutien à l’insurrection belge en 1830, en Espagne en 1833 puis lors du printemps insurrectionnel européen de 1848, la France cherchera à s’émanciper du cadre du Congrès de Vienne considéré comme « réactionnaire » et « anti-démocratique ».

Pour les anglais, le Congrès de Vienne voit l’établissement d’un royaume de Hollande et de Belgique sous leur influence. L’indépendance de la Belgique en 1830, avec le soutien de la France, mettra fin à ce royaume même si l’Angleterre réussira à sauver les meubles en se faisant garantir un statut de « neutralité » au nouveau royaume belge. De plus, l’île de Malte et la Méditerranée sont également soumis à l’influence anglaise. L’Angleterre se fera tout au long du 19ème siècle le champion de l’équilibre européen organisant des coalitions contre la puissance hégémonique européenne, la France sous Bonaparte, la Russie à partir de 1850 (Guerres de Crimée de 1853-1856) et l’Allemagne sous Guillaume II (Entente cordiale de 1904).

Pour les prussiens, le Congrès de Vienne est un bon accord. N’obtenant qu’une partie de la Saxe, elle (la Prusse) a pu se consoler avec la Rhénanie ce qui lui permet d’avoir une influence prépondérante en Allemagne. Elle fera d’ailleurs de ces gains territoriaux un véritable marchepied pour unir l’Allemagne sous sa coupe écrasant l’Autriche à Sadowa en 1866 puis la France en 1870. On peut donc dire qu’en favorisant la Prusse, le Congrès de Vienne a fait l’erreur de rendre possible la constitution d’un grand bloc germanique qui sera grandement à l’origine des deux guerres mondiales au 20ème siècle.

Pour l’Autriche, en revanche, l’accord est amer. Certes, la Lombardie et la Vénétie, au Nord de l’Italie, lui ont été accordées et le duché de Parme reste aux mains de Marie-Louise. Cependant, elle voit les Bourbons revenir à Naples et constate que les alliés ont réservé le centre de l’Italie (Rome) aux Etats pontificaux. De même, un puissant royaume de Piémont s’est constitué entre la France et l’Autriche capable de gêner les intérêts autrichiens. D’ailleurs, ce fut à partir de ce royaume que s’opérera l’unité italienne, avec l’aide essentielle de la France bonapartiste en 1861 éliminant toute influence autrichienne jusqu’au Brenner.

Quant aux Etats allemands, l’Autriche se voit distancer par la Prusse. Perdant son influence à l’Ouest, l’Italie et l’Allemagne, l’Autriche se tournera vers le faible Empire Ottoman et les Balkans où ses intérêts se trouveront en confrontation avec les intérêts russes.

La Russie d’ailleurs fera du Congrès de Vienne son principal argument pour justifier son ingérence dans les affaires européennes. Récupérant la Pologne, elle se comporte après 1815 en véritable « gendarme de l’Europe » au nom de la « Sainte-Alliance » écrasant les mouvements nationalistes polonais et hongrois en 1848 ce qui lui vaudra l’hostilité durable des peuples européens. En France, par exemple, la Russie sera vue comme le symbole même du « conservatisme » et du « despotisme », image qui d’ailleurs n’a toujours pas évolué depuis. Elle perdra quand même son rôle prépondérant à partir du milieu du 19ème siècle devant les inquiétudes britanniques (le fameux Grand Jeu) et devant la montée en puissance de l’Allemagne impériale la poussant dans le camp de la France (accord de 1892).

carte congrès vienne

Comme nous pouvons le constater, le Congrès de Vienne ne résista pas longtemps aux logiques à la fois de puissance entre Etats et à la montée inexorable de la forme Etat-Nation en Europe. Pourtant, il a quand même permis d’éviter un conflit généralisé sur le continent au moins jusqu’en 1870. Ce fut à partir du moment où s’était constitué une Allemagne puissante, unie et impérialiste que la paix de Vienne de 1815 se montra incapable de répondre à la perspective d’un tel conflit. Le Congrès de Vienne restera quand même comme une tentative audacieuse de mettre fin à près de 25 ans de conflits ouverts par la Révolution française. En cela, cette paix sera nettement plus robuste que la paix de Versailles de 1919.