Nous avons vu que le fascisme et le communisme ne peuvent se comprendre que dans un contexte de modernité dans lequel s’établit une tension fondamentale entre l’individu et la société. Tension qui s’explique d’ailleurs par la nature contradictoire de la vie moderne tant celle-ci, originaire de la Révolution française, contredit chaque jour ses propres principes. Le bourgeois, tout autant que le juif, devient le symbole même des difficultés que les hommes ont pour se situer dans cette période paradoxale faite à la fois d’espérance illimitée et de médiocrité de la vie réelle.
Fils de la Révolution, le bourgeois en condamne le principe une fois ses intérêts menacés. Défenseur de l’égalité, il ne cesse de s’affirmer comme faisant partie d’une nouvelle aristocratie fondée cette fois-ci sur l’argent. Solidaire avec sa classe, il contribue à détruire toute forme de communauté. C’est à l’ensemble de ces contradictions que les totalitarismes souhaitent répondre en recréant l’idéal communautaire.
Mais ce projet serait tout à fait abstrait s’il n’y avait pas eu au préalable la première guerre mondiale comme modèle de société. En effet, ce terrible conflit a transformé durablement les esprits rendant les peuples très permissifs au totalitarisme. De fait, pour bien comprendre le fascisme et le communisme, il nous faut nous replonger au cœur des grands carnages des tranchées et de leurs implications quant à l’organisation sociale des Nations.
Aux origines du conflit
La première guerre mondiale fut un traumatisme majeur dans l’histoire européenne. Bien que reléguée dans l’horreur et le nombre de morts par la seconde guerre mondiale, elle reste encore associée aujourd’hui au grand carnage qu’ont été Verdun, la Somme ou le Chemin des dames, carnage dans lequel l’homme, ce « poilu », devient quantité négligeable devant l’impitoyable machine militaire. De cette guerre, les hommes qui l’ont vécu en ont ressenti une rupture dans l’âge de l’humanité. La société n’est plus la même en 1918 qu’en 1914.
C’est ici une grande différence avec les guerres du XIXème siècle. Les conflits étaient alors réguliers, certes, mais également espacés dans le temps si bien que les guerres étaient courtes, souvent quelques mois maximum. L’armement aussi, bien que de plus en plus meurtrier, n’avait pas atteint cette sophistication industrielle qui fera de 14-18 un « orage d’acier » (1). Malgré les guerres révolutionnaires, les conflits du XIXème siècle conservaient de plus un côté aristocratique qui leur conférait un aspect noble et héroïque que les grandes boucheries des tranchées se chargeront de détruire.
C’est que cette guerre fut la première guerre véritablement industrielle et totale qu’a connu l’humanité. Pourtant, l’origine du conflit n’est pas d’une grande originalité. Des pays, pris par leurs alliances, se font la guerre après une longue intrigue commencée par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche-Hongrie à Sarajevo le 28 juin 1914. Les causes du conflit sont donc extrêmement classiques, à la fois politiques et non-idéologiques.
Il faut en fait distinguer deux moments dans cet été 1914. D’abord, la responsabilité immédiate du conflit. En d’autres termes, qui a décidé de porter la guerre ? Pour moi, il ne fait aucun doute que le conflit se joue sur la question de l’Hégémon entre l’Allemagne et l’Angleterre, l’objectif étant de s’assurer une prépondérance durable en Europe. Ensuite, il faut comprendre l’attitude des peuples. Pour le dire autrement, il s’agit d’expliquer le consentement populaire à cette guerre. C’est ici que se place la question du nationalisme, pas avant. C’est donc par le biais de ces deux temps à la fois liés et distincts que naît la première guerre mondiale.
Premièrement, il faut s’intéresser à la question de l’Hégémon. Ce terme grec fut utilisé la première fois par Périclès et signifie le « leader », celui qui a la suprématie sur les autres. C’est de là que vient le terme français « hégémonie ». Dans les relations internationales, il y a toujours une ou plusieurs puissances hégémoniques qui dominent l’ordre international. En Europe, le traité de Westphalie de 1648 avait consacré la France et l’Autriche en Hégémon. Pourtant le XVIIIème siècle avait vu cet ordre se fissurait devant d’une part le tournant européen de la Russie pris par Pierre Le Grand, la montée en puissance de la Prusse sous Frédéric II et l’avance industrielle et commerciale de la Grande-Bretagne.
Il faudra néanmoins attendre les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes pour voir s’établir un nouvel ordre européen, celui du Congrès de Vienne de 1815, dans lequel les anglais assument une position hégémonique. Pourtant, l’unification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse modifie en profondeur l’équilibre. Ce pays devient dès lors trop puissant et trop central géographiquement pour faire perdurer l’équilibre du congrès de Vienne.
La France et la Russie, trop faibles pour combattre seules le Reich allemand s’allient entre eux en 1892. Mais c’est surtout à partir du moment où l’Allemagne se construit une flotte, par le biais de l’amiral Von Tirpitz que l’Angleterre, dont la suprématie repose sur sa marine, commence à s’inquiéter. En 1904, Londres s’allie avec la France lors de l’Entente Cordiale puis avec la Russie dans le but de contrer l’expansion allemande.
Ce qu’il faut comprendre c’est que l’Allemagne, depuis 1870, réclame sa « place au soleil » selon l’expression du chancelier Von Bülow. Pour elle, l’ordre européen ne donne pas suffisamment de place à la puissance allemande d’autant plus que les allemands considèrent qu’ils sont injustement encerclés par des pays hostiles.
L’Angleterre devient alors l’obstacle principal de Berlin comme elle le fut pour les français pendant l’épopée napoléonienne. Mais une autre menace se fait sentir pour les allemands : la Russie. St-Pétersbourg, en effet, poursuit en ce début de siècle une industrialisation rapide, capable de faire du pays une puissance redoutable en cas de guerre sur deux fronts. D’après l’état-major allemand, l’armée russe sera d’ailleurs au même niveau que l’armée allemande dès 1917. Il faut donc agir vite d’ici là.
Un plan est élaboré par Schlieffen en 1905 visant justement à se sortir de la hantise allemande pour l’encerclement. Il consiste tout d’abord à vaincre les français en « six semaines » en contournant le Rhin par les plaines belges puis de se retourner vers la Russie qui ne sera pas encore prête. N’ayant plus d’alliés sur le continent, l’Angleterre se verra forcer à négocier un nouvel ordre européen assurant la prépondérance allemande et une plus grande liberté maritime.
Or, ce plan comme tout le monde le sait, échoua. La bataille de la Marne empêcha la mise hors de combat rapide de la France tandis qu’à l’Est la mobilisation russe a été beaucoup plus rapide que prévue contraignant l’Allemagne à défendre son propre sol à Tannenberg. Surtout, la guerre courte prévue s’est transformée en une guerre interminable, si destructrice qu’elle mettra fin au IIème Reich mais pas à l’ambition hégémonique allemande.
Au fond, l’assassinat de François-Ferdinand n’a été qu’un prétexte pour les allemands. Berlin pensait réaliser une guerre préventive, rapide, économe en vie humaine mais rien ne s’est passé comme prévu. L’Hégémon tant désiré va fuir l’Allemagne créant une injustice au sein du peuple allemand qui ne disparaîtra tout à fait qu’en 1945. Ce fut donc cette lutte pour l’hégémonie du continent européen entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne qui fut le véritable déclencheur de la première guerre mondiale.
Mais si la course à l’Hégémon fut sans nul doute la cause principale du conflit, il reste à expliquer le consentement des peuples à l’été 1914. Consentement mais pas d’enthousiasme. Il est aujourd’hui bien établi historiquement en effet que loin de partir « la fleur au fusil », les soldats ont pensé simplement à faire leur devoir, ni plus ni moins. On a souvent du mal à comprendre de nos jours ce consentement au conflit mais pour un homme de 1914, la guerre fait partie des habitudes familiales, à la fois fatalité inséparable de l’existence et grand moment d’héroïsme.
Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que la guerre perdra son aspect noble et aristocratique formant ce nouveau courant de masse : le pacifisme. A l’été 1914, le soldat qui part pour la guerre croit encore aux guerres courtes, de mouvement, dans laquelle l’individu peut trouver des vertus héroïques au combat. Après la guerre, en 1918, la majorité des soldats crieront au « plus jamais ça ».
Comme Constant l’avait remarqué, mais un siècle trop tôt : « La guerre a donc perdu son charme comme son utilité. L’homme n’est plus entraîné à s’y livrer, ni par intérêt ni par passion. » (2) Incroyable esprit prophétique !
La guerre n’avait donc pas cet aspect répugnant qu’on lui attribue aujourd’hui. Au contraire même, elle faisait partie d’un consentement national largement partagé. Car à travers la guerre, c’est toute la Nation qui se mobilise dans un même élan patriotique. La Nation, voilà un gros mot aujourd’hui qui en 1914 soulevait les passions. C’est d’elle que les peuples tirent leur consentement à la guerre.
Non pas que la Nation soit naturellement belliciste, rien n’est plus faux que cette affirmation, mais elle donne comme le dit Furet « un sentiment qui porte au consentement donné d’avance à la guerre, pour peu que celle-ci ait un enjeu intelligible par tous » (3). Les soldats de l’été 1914 sont ainsi convaincus qu’ils agissent pour la défense de leur patrie menacée par les envahisseurs. Nationalisme et patriotisme sont alors en tout point synonymes si bien que la distinction fournie par Romain Gary entre l’un, amour de soi (patriotisme), et l’autre, haine des autres (nationalisme) n’avait aucun sens pour un homme de 1914.
Surtout, la Nation avait acquis tout au long du XIXème siècle une place à part dans la vie des peuples. C’est que dans une modernité où se pose constamment la question de la vie en communauté, « la Nation mêle les promesses de la modernité aux réassurances de la tradition » formant un idéal communautaire de substitution à l’homme moderne « isolé et séparé de ses semblables ». Ce que la nation apporte, c’est la garantie d’entrer dans la modernité tout en ne rompant pas avec son passé.
Il ne faut d’ailleurs pas la confondre avec le nationalisme qui en est le produit et la négation. Produit car tout nationaliste exalte la supériorité de sa nation d’origine. Négation car cette exaltation conduit souvent à des politiques impérialistes de conquête de territoire transformant l’Etat-Nation en un empire. Ainsi, de la même manière que l’islamisme n’est pas l’Islam, le nationalisme n’est pas la nation.
Or, c’est ce nationalisme qui l’emporte à la fin du XIXème siècle. Au début inséparable de la liberté des peuples, le sentiment national devient l’objet de tentations impérialistes contraires au principe même des Etat-Nations. La raison en est que la rivalité interne des nations européennes, surtout l’Angleterre, la France et l’Allemagne, l’Autriche et la Russie étant alors des empires, a conduit chaque nation à s’approprier pour soi le principe de « civilisation ».
Il serait ici trop long d’entrer dans le détail. Ce qu’il faut dire c’est qu’en essayant de capter à son profit la civilisation, les nations européennes vont entrer dans un cycle infernal conduisant chacune d’elle à s’autoproclamer la championne de la « civilisation ». « Ils (nationalisme et impérialisme) correspondent à une lutte pour la prépondérance civilisationnelle, écrit Marcel Gauchet, où chaque nation tend à se poser comme élue de Dieu, du destin ou de l’histoire en tant qu’interprète et agent de la civilisation ». (4)
L’Allemagne, par exemple, rejette la « zivilisation » française considérée comme trop abstraite, se donnant pour objectif d’imposer la vraie civilisation, celle de la « Kultur », à toute l’Europe. Il y a donc à la fin du XIXème siècle un mélange détonant et dévastateur entre le nationalisme et l’impérialisme, entre le particulier et universel, mélange d’autant plus surprenant que tous ces termes se contredisent. La combinaison n’en est pas moins puissante agissant durablement dans l’esprit des peuples. C’est pourquoi à l’été 1914, chaque camp se considérait comme l’exemple même de la civilisation face à un adversaire placé lui sous le sceau de la « barbarie ».
On comprend mieux dès lors le rôle primordial de la Nation et du nationalisme dans le consentement des peuples à la guerre. Mais en tant que telle, l’étincelle qui mis le feu à cette poudrière nationaliste qu’était l’Europe de 1914 fut le fait de la classe dirigeante allemande en proie à une volonté de puissance hégémonique tout en craignant l’encerclement. Or, de nature essentiellement politique, le déclenchement de la première guerre mondiale ne s’accordait pas avec l’orthodoxie socialiste de Marx.
Les socialistes et la première guerre mondiale
Déclenchée en raison d’une course à l’hégémon et consentie par les peuples par le biais du nationalisme, la première guerre mondiale échappe en grande partie aux explications marxistes. Loin d’être l’infrastructure qui détermine les superstructures politiques et sociales, l’économie et le capitalisme n’ont joué aucun rôle dans le déclenchement du conflit. Pire, c’est la politique, dont Marx disait qu’elle n’était qu’une illusion voilant les rapports de production, qui est en réalité à l’œuvre à l’été 1914.
Bien entendu, le puissant essor de l’industrie, l’approfondissement capitaliste des nations tout comme la colonisation du Tiers-monde, ont pu faire croire à une « main invisible » du marché conduisant à la guerre. C’est d’ailleurs cette explication que donne l’ensemble du mouvement socialiste avant la guerre. Se basant sur les travaux fondateurs du socialiste autrichien Rudolf Hilferding, la guerre n’est pour eux qu’une extension des germes conflictuelles du Capitalisme. « Le capitalisme porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage », écrivait Jaurès.
La synthèse de cette perception a été donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Publié au beau milieu de la guerre en 1916, ce livre met en avant le lien organique entre la loi marxiste de la baisse tendancielle des taux de profit et la guerre. Souhaitant conquérir de nouveaux marchés pour sauver le capitalisme, les Etats-Nations sont voués à s’affronter pour l’appropriation de nouveaux territoires. 1914 serait ainsi le fruit d’une lutte des Etats pour conjurer le spectre de l’effondrement inévitable du capitalisme.
Mais si cette explication est à la fois fausse et datée, elle a eu un impact très important pour le mouvement socialiste européen et ceux pour deux raisons. La première consiste dans le fait que pour Lénine, par une ruse de la raison, la guerre voulue pour sauver le capitalisme accélère en fait sa décomposition d’où la notion de « stade suprême du capitalisme » dans le titre de l’ouvrage. En effet, la violence de la guerre accélère le moment tant attendu où le prolétariat, excédé par l’effort consenti, renversera la bourgeoisie belliciste. Octobre 1917 semblera donner raison à Lénine sur ce point.
Mais surtout, ce dernier offre à la gauche européenne une lueur d’espoir dans ces temps terribles de 1916 marqués par les boucheries de Verdun et de la Somme. La guerre serait ainsi un moment très difficile à passer mais en réalité elle ne ferait qu’accélérer souterrainement l’avènement de la société sans classes. On peut dès lors mieux comprendre le succès de l’ouvrage chez les sympathisants socialistes. La guerre ne serait plus qu’un mal nécessaire pour faire triompher la société juste.
Le deuxième tour de force de Lénine consiste quant à lui à dénoncer l’attitude d’une partie des socialistes à l’été 1914. Car si tous s’accordaient sur le fait que la guerre et le capitalisme marchaient main dans la main, beaucoup de membres de l’internationale socialiste se sont ralliés au camp de la guerre en Août 1914. Que ce soit Jules Guesde et la SFIO entrant dans « l’union sacrée » en France ou la social-démocratie allemande soutenant la politique du Kaiser Guillaume II, les socialistes ont soutenu massivement le conflit privilégiant l’intérêt national au lieu de la lutte des classes.
Publié deux après cet épisode, le livre de Lénine rappelle à ces égarés du marxisme qu’en soutenant la guerre, ils n’ont fait qu’approuver la politique de la bourgeoisie. Véritable trahison de l’esprit du socialisme, le ralliement de nombre de socialistes à la guerre sera un point fondamental dans la pensée de Lénine pour justifier sa fidélité à l’héritage marxiste. Car, ce que le révolutionnaire russe a déjà en tête, c’est l’affirmation que seul lui et les bolchéviks sont les véritables héritiers de Marx. La preuve, c’est que les sociaux-démocrates, les mencheviks ou les guesdistes ont appuyé l’effort de guerre capitaliste.
Il y a donc chez Lénine dès 1916 une volonté d’exclure de l’héritage marxiste la grande majorité des socialistes européens jouant sur l’épisode d’Aout 1914 comme preuve du mensonge de ses rivaux socialistes. C’est pourquoi ce livre publié en 1916 revêt une dimension capitale dans l’histoire du communisme car il préfigure les affrontements acharnés entre léninistes et sociaux-démocrates. L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme est donc un livre indispensable pour comprendre la division profonde de la gauche au XXème siècle.
Or, de cette division le grand perdant est sans nul doute le Jaurésisme. Jean Jaurès était certes mort deux avant la publication du livre de Lénine tombant sous les balles du nationaliste français Raoul Villain à la veille de la guerre. Mais toute son œuvre politique fut marquée du sceau de l’unité indispensable de la famille socialiste pour conquérir le pouvoir. Profondément marxiste dans son schéma de pensée, Jaurès ne croyait pas à la révolution violente du prolétariat. Il croyait à l’inverse que la Démocratie et la troisième République en France pouvaient servir de levier à l’avènement de la société socialiste.
Il s’opposait de fait à Lénine et aux bolchéviks au sein de l’Internationale, trouvant également des alliés et des idées au sein de la social-démocratie allemande. Critiqué par Rosa Luxemburg pour son soutien au gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau, Jaurès a toujours eu foi dans l’alliance avec la bourgeoisie « éclairée » pour améliorer le sort des ouvriers. En 1914, il mettra une nouvelle fois son optimisme à contribution s’efforçant de faire reculer les « foudres de la guerre ».
Mais il était trop tard. Le gouvernement allemand a imposé la guerre et les peuples y ont consenti. Même les ouvriers ont préféré leur appartenance nationale à leur appartenance de classe. Les menaces de grève générale n’ont jamais été sérieuses malgré l’effort surhumain de Jaurès. Au sein du mouvement socialiste, il est de fait isolé. Pris entre Lénine et les Bolchéviks, qu’il déteste, et les guesdistes et les sociaux-démocrates qui ont accepté le principe de la guerre, l’entreprise jaurésienne n’avait aucune chance de réussir. Sans soutien au sein de la gauche, à contre-courant de l’opinion publique et des gouvernements, le fondateur de L’humanité prêchait la paix dans le vide.
Son assassinat lui a donné plus tard une image de martyr de la paix comme si au fond sa disparition était indispensable au camp belliciste pour entamer le conflit. En réalité, que Jaurès soit ou non assassiné, le conflit aurait eu lieu de toute façon. Pourtant, sa mort a eu un impact significatif sur le mouvement socialiste. Car si Jaurès avait réussi à convaincre ses alliés sociaux-démocrates de s’opposer au conflit, il ne fait guère de doute que Lénine aurait perdu une grande partie de sa capacité d’attraction auprès des hommes de gauche.
En effet, comme nous l’avons vu, en s’appuyant sur l’argument imparable de la participation de ses rivaux socialistes à la guerre capitaliste, Lénine s’appropriait à lui tout seul l’héritage du Marxisme. En se déclarant en 1916 les uniques héritiers fidèles du fondateur du communisme, les bolchéviks ont fait main basse sur l’interprétation marxiste. De minoritaire à l’International socialiste, Lénine s’est transformé grâce à la guerre en seul dépositaire de l’orthodoxie de Marx. Renversement complet de l’histoire dont la mort de Jaurès a été l’allié involontaire.
S’il avait réussi, ce dernier aurait pu marginaliser les Bolchéviks. En échouant, il leur offre le champ libre pour associer les sociaux-démocrates à la guerre et ainsi en faire à la fois des alliés de la bourgeoisie et des traîtres à la cause de la lutte des classes. Sans doute, les guesdistes et les sociaux-démocrates allemands n’ont fait que suivre l’opinion publique mais par la même ils se sont placés en contradiction avec l’orthodoxie marxiste. Dès lors, le socialisme se voit condamner à une division durable et insurmontable à l’intérieur même de son camp.
La première guerre mondiale et l’esprit totalitaire
Nationalisme, socialisme, communisme, il semble que la première guerre mondiale met en mouvement l’ensemble de ces idéologies bouleversant un continent européen qui sort véritablement transformé de cette expérience. Ce n’est pas quatre ans qui se sont déroulés entre 1914 et 1918 mais une rupture brutale, une coupure absolue dans l’histoire de l’humanité. L’homme, qui en 1918 sort de la guerre, n’a plus rien à voir avec le soldat consentant de l’été 1914. Consacrant sa vie dans « l’enfer des tranchées », l’homme européen subit de plein fouet les conséquences de la guerre, et surtout la plus importante d’entre elles, son endoctrinement totalitaire.
Ce point est fondamental pour comprendre les totalitarismes du XXème siècle car c’est du conflit que naissent les germes rendant imaginables leurs entreprises « totales ». Faut-il rappeler que les régimes totalitaires ont tous été conduits par des hommes ayant participé à la Grande Guerre. De même, le mouvement antitotalitaire à partir des années 70 prend appui sur l’émergence d’une génération n’ayant à l’inverse jamais connu les horreurs de la guerre.
Or, ces germes du totalitarisme sont en nombre de trois : la mobilisation totale, l’omniprésence de l’Etat et la brutalisation de l’homme. C’est par le biais de ces trois caractéristiques de 14-18 que la société se transformera d’une manière favorable à la domination totalitaire.
Premièrement, la première guerre mondiale est le fruit de ce que Ernst Jünger nommait « la mobilisation totale ». 14-18 est en cela complètement différent des guerres antérieures. A l’époque de l’Europe de Westphalie, du Jus Publicum Europeum, la guerre était réservée aux hommes en état de combattre séparant strictement le soldat du civil. Les conflits n’étaient alors pas entre peuples mais entre Rois. Plus tard, après la Révolution française, les guerres sont devenues des conflits entre Nations tout en conservant le côté cloisonné des guerres pré-révolutionnaires.
Entre 1914 et 1918, à l’inverse, la guerre mobilise l’ensemble de la société. Du soldat dans les tranchées à l’ouvrier dans son usine en passant par la femme du soldat restée dans son foyer, chacun des membres de la société est utilisé pour l’effort de guerre. Toute activité, quelle qu’elle soit, est pensée sur sa contribution à la victoire finale. Rien n’échappe à cette fatalité de la guerre qui dorénavant englobe tout, attire tout, même la moindre parcelle de l’existence.
Mais dans le même temps, cette mobilisation totale crée l’illusion de la toute-puissance de la communauté unie dans un même objectif. Elle forme une solidarité sans précédente entre les membres de la Nation conjurant le spectre moderne de la dissolution sociale. Fascisme et Nazisme n’iront pas chercher loin leur idéal de communauté. Il suffit pour eux de regarder la première guerre mondiale pour y admirer l’assujetissement de l’homme face au collectif. Leur objectif sera dès lors de retrouver cet esprit de totale mobilisation et d’unité.
La première guerre mondiale offre donc aux totalitarismes un modèle de société dans lequel l’individu n’est rien. D’une certaine manière, le conflit 14-18 est une forme de démocratisation de la guerre, étant entendu que la guerre a perdu l’ensemble de ses valeurs aristocratiques et inégalitaires. Dorénavant, celle-ci touche tous les membres de la Nation, sans exception, sacrifiant la liberté individuelle au nom de la victoire finale.
Or, c’est dans ce contexte qu’apparaît le second germe du totalitarisme, à savoir l’omniprésence de l’Etat. C’est que ce dernier devient l’élément clé de l’effort de guerre, s’introduisant partout pour maintenir la discipline de la « mobilisation totale ». Il se transforme ainsi en « Etat total » contrôlant tout aussi bien la production économique, les médias, le ravitaillement ou encore le courrier. Durant toute la guerre il est littéralement partout n’offrant presque aucun espace de vie privée à ces citoyens.
De fait, il militarise la société imposant sa discipline de fer à son peuple. Il n’y a dès lors plus qu’une seule volonté, la sienne, l’individu n’ayant guère le choix que de se soumettre. Il est relativement facile de voir que cet Etat de guerre inspirera profondément les totalitarismes. En réalité, les Etats européens entre 1914 et 1918 furent véritablement les premières expériences totalitaires de l’histoire. Pour Staline, Mussolini et Hitler, il ne s’agira plus que d’en faire un état permanent détaché de l’impératif militaire. De toute façon, l’expérience de 14-18 a rendu les peuples perméables et dociles devant un tel contrôle de leurs vies par l’Etat.
Ceci nous conduit au troisième germe du totalitarisme : la brutalisation des sociétés. On doit à l’historien Georges Mosse (5) ce concept de « brutalisation » si typique des années d’après-guerre. Le terme désigne la déshumanisation des hommes du fait du conflit. Endoctriné dans l’obéissance militaire et la propagande quotidienne de l’Etat, l’homme des tranchées n’est plus capable de penser par lui-même, ni encore moins d’affranchir son esprit des habitudes de la guerre.
« Elle (la guerre) a fait des hommes, écrit Furet, les esclaves de la technique et de la propagande : double anéantissement des corps et des esprits. » (3) Comme l’écrit Léon Werth dans Clavel soldat, l’homme a perdu toute trace de civilisation :
« Réduits à la vie de troupeau, les hommes ont perdu le pouvoir de réfléchir. Plus de nuances dans leur vie, plus de nuances dans leurs pensées. Leur volonté meurt aussi. Ils s’abandonnent à la discipline qui les mène ici ou là, s’abandonnant au hasard qui leur donne la vie ou la mort. Ils ont le sentiment d’être dans la fatalité. Cela est le contraire de la civilisation, même s’ils se battaient pour la civilisation, la guerre suffirait à leur enlever le sentiment de civilisation. »
Comment ne pas voir que ces hommes formeront plus tard les masses amorphes, dénuées de toute capacité critique et d’esprit, marchant au pas devant Hitler dans les rues de Nuremberg ? Comment ne pas voir que la première guerre mondiale fut le terreau sur lequel s’appuyaient les idéologies totalitaires ?
Stalinisme, fascisme et Nazisme ne furent possibles que parce qu’il existait au préalable un modèle d’organisation totalitaire qui pendant quatre ans à enlever à l’homme toute liberté individuelle. Que Mussolini ou Hitler ont pu envisager un tel contrôle de l’Etat sur la société ne doit pas nous surprendre. Il leur suffisait en fait de transcrire en temps de paix l’expérience qu’ils avaient connu tous deux en temps de guerre.
Que ce soit pour la mobilisation totale des Nations, le contrôle absolu de l’Etat et la brutalisation des sociétés, les totalitarismes n’ont fait que copier le modèle de 14-18 dans lesquels avaient baigné leurs élites de sorte qu’il n’est pas idiot de dire que la première guerre mondiale fut la première expérience totalitaire de l’histoire de l’humanité.
Conclusion
La première guerre mondiale fut un tournant fondamental dans la vie des sociétés européennes. Fruit d’une course à l’Hégémon entre l’Angleterre et l’Allemagne, cette guerre fut largement consentie par des peuples européens encore très imprégnés par cette perversion de la Nation qu’est le nationalisme. Ce consentement fut si général que même une majorité des socialistes participèrent à cette folie autodestructrice ce qui donnera à Lénine, opposant de toujours à la guerre « impérialiste », un avantage décisif pour s’imposer à la tête de l’Internationale socialiste.
Surtout, cette guerre marqua la véritable naissance de l’esprit totalitaire, esprit qui n’aura plus qu’à être ramassé par les idéologues d’entre-deux guerres de Hitler à Staline. On sous-estime souvent l’importance du conflit 14-18 dans la transformation des esprits mais en réalité aucune des expériences totalitaires n’aurait été possible en Europe sans la « boucherie » de la grande guerre. C’est en réalité dans l’horreur des tranchées que se situe la véritable matrice du Totalitarisme. C’est d’ailleurs en conséquence de cette guerre que le communisme bolchévik commence sa longue carrière de régime totalitaire.
(1) Ernst Junger, Orage d’acier (1920)
(2) Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne (1814)
(3) François Furet, Le passé d’une illusion (1995)
(4) Marcel Gauchet, La condition politique (2005)
(5) George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes (1999)