La laïcité est-elle morte?

La laïcité est-elle morte?

Lors d’une interview consacrée au journal catholique La Croix, le pape François a vivement critiqué la laïcité en France qu’il juge « exagérée ». Cette déclaration a suscité une vive polémique dont la force  témoigne d’un véritable malaise quant à la notion même de laïcité. Cette dernière, régie par la loi de 1905, instaure la neutralité de l’espace public de tous signes religieux. Elle s’est imposée comme un élément incontournable de l’édifice républicain au point qu’aujourd’hui pour 46% des français il s’agit de la valeur la plus fondamentale de la République. Pourtant, cette laïcité triomphante a cédé la place à un désenchantement généralisé. Comme l’a montré Pierre Manent dans son dernier ouvrage Situation de la France, la laïcité ne semble plus adaptée au monde moderne marqué par un retour du religieux et par la poussée très forte de l’Islam. Aujourd’hui, la laïcité apparaît sur la défensive face aux revendications identitaires et religieuses qui se multiplient. « La laïcité est morte » selon Michel Houellebecq qui traduit bien un sentiment de mort lente, de dépérissement de la laïcité, « un chef d’œuvre en péril » selon l’expression de Régis Debray.

Comment expliquer cette crise de la laïcité ?

Je répondrai à cette question complexe en m’appuyant sur 3 défis majeurs auxquels doit faire face la laïcité : la visibilité du fait religieux, l’émiettement de l’autorité religieuse et la communautarisation de la société.

La nouvelle visibilité du fait religieux

Il est nécessaire de rappeler tout d’abord que la laïcité n’est pas un instrument antireligieux puisque la liberté de culte et de croyance y est garantie. Cependant l’article 2 ajoute  « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux (…) en quelque emplacement public que ce soit». L’objectif visé était clairement de neutraliser l’espace public et politique de toute notion religieuse. Ce concept de laïcité est une singularité française. Elle est enracinée dans une histoire de France marquée par les guerres de religion et par une culture cartésienne de la « déesse raison » héritée des Lumières. Il ne faut donc pas voir la loi de 1905 comme une rupture fondamentale qui aurait mis fin par miracle aux guerres de religion comme le pensent certains mais comme un prolongement d’une « sortie de la religion » dont l’Etat-Nation monarchique puis républicain en a été le grand artisan. Or, l’Islam n’a pas connu ce processus de sécularisation. De même, on peut s’interroger sur la capacité de l’Islam à s’intégrer au modèle laïque français. En effet, la laïcité est une notion chrétienne qui signifie « être baptisés en dehors du clergé », elle n’a aucun équivalent en langue Arabe. De plus, les textes fondateurs du christianisme entrevoient la séparation du spirituel et du profane. H. Arendt dans Condition de l’homme moderne soulignait que le christianisme admet dès ses origines la notion de laïcité par la célèbre formule de Jésus devant les Saducéens à Jérusalem : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » ou devant les apôtres « mon royaume n’est pas de ce monde ».  Le christianisme est « la religion de la sortie de la religion » selon la formule éclairante de Marcel Gauchet (voir bas de page). Par opposition, l’Islam s’est construit sur la notion d’un Dieu transcendantal, inaccessible à la raison humaine dont les hommes doivent s’évertuer de suivre les paroles consignées dans le Coran, véritable parole incréé de Dieu (parole de Dieu dictée aux hommes). Contrairement au Christ, Mahomet était un chef militaire et politique. De même, le coran n’est pas seulement un recueil religieux comme le nouveau Testament mais un véritable code législatif prescrivant des lois politiques ou juridiques.
T. Ramadan l’exprimait ainsi « L’Islam n’est pas une religion comme le Judaïsme et le Christianisme. L’Islam investit le champ social. Il ajoute à ce qui est proprement religieux les éléments du mode de vie, de la civilisation et de la culture. Ce affaire du voilecaractère englobant est caractéristique de l’Islam. » L’Islam est à la fois religion et société. Par conséquent, le concept de laïcité à la française, à savoir la relégation de la religion dans une sphère purement privée, est difficilement conciliable avec cette religion. Comme disait Bernard Lewis « L’idée qu’il puisse exister autre chose qui échapperait à l’autorité de la religion, ce que les langues chrétiennes désignent sous le nom de profane, temporel ou séculier, est totalement étrangère à la pensée musulmane. » « L’islam est politique ou il n’est rien » disait Khomeiny. Dès lors, sa visibilité dans l’espace public comme en témoigne l’affaire du voile remet en cause la laïcité française et crée les conditions d’un conflit entre les partisans d’une « laïcité ouverte », sur le modèle anglo-saxon des « accommodements raisonnables » telle Martine Aubry qui autorise des horaires séparées entre hommes et femmes à la piscine, et  les partisans d’une « laïcité fermée »  pour qui l’espace public se doit d’être dépouillé de toute référence religieuse.

L’émiettement de l’autorité religieuse

Le second défi auquel est confrontée la laïcité résulte de la dispersion de l’autorité religieuse. En effet, la loi de 1905 entraîne la libération des cultes de la tutelle de l’Etat. Or, cette indépendance suppose un contrôle strict  de l’autorité religieuse sur ses administrés. S’il n’y a plus d’Etat pour prendre en main la structure religieuse c’est au clergé de le faire. Dans le cadre du Catholicisme, le clergé est omniprésent et permet un encadrement très fort des gens d’Eglise. Mais dans le cadre de l’Islam, hormis chez les chiites iraniens, il n’existe pas de clergé à proprement parler. Cela crée deux immenses problèmes à la laïcité française. D’une part, l’Etat est privé d’un interlocuteur réellement représentatif capable de créer un « Islam de France ». Par exemple, aucune autorité musulmane n’a la légitimité de former des imams. C’est pourquoi la grande majorité des imams  n’ont soit aucune formation coranique soit viennent de pays étrangers avec des conceptions totalement contraires à la culture française. Jean-Pierre Chevènement puis Nicolas Sarkozy avait tenté d’élaborer une autorité musulmane par le biais du CFCM (conseil français du culte musulman).

Le President de l UMP rencontre les autorites religieusesCe dernier s’est révélé être un fiasco total. Aux mains du gouvernement algérien, il est contesté et concurrencé par d’autres organisations comme l’UOIF (union des organisations islamiques de France) proche des Frères Musulmans. D’autre part, sur le terrain il ne contrôle rien ou presque délivrant certaines habilitations à des imams sans avoir les moyens de les contrôler. Cet état de fait traduit une division profonde de l’Islam, division qui apparaît dès la mort de Mahomet. De même, le CFCM était conçu comme un outil permettant l’avènement d’un grand Sanhédrin (**) pour l’Islam inspiré du modèle napoléonien. Or, ce type de transformation imposée d’en haut n’est possible que sous le régime concordataire(*), en Alsace-Lorraine, puisque cela implique un contrôle du culte par l’Etat précisément exclu par la loi de 1905. De même, un Sanhédrin (**) musulman entraîne une révision des principes islamiques, notamment sur la condition de la femme et sur le changement de religion, ce qui est contraire au dogme de la supériorité des écrits coraniques (directement dictés par Dieu et non pas inspirés par lui comme dans le cas du Christianisme) sur les lois humaines. Vous ne pouvez pas comme le prône Michel Onfray ou Pierre Manent prendre les versets les plus compatibles avec la République et abandonner les autres. La religion n’est pas un tiroir-caisse dans lequel vous piochez les éléments qui vous plaît sous peine de perdre l’ensemble de sa cohérence. Par conséquent, l’absence de clergé rend la laïcité totalement impuissante et démunie face à cette religion nouvelle à l’échelle de la France qu’est l’Islam.

Le second problème posé par l’absence de clergé provient du manque de contrôle financier des cultes. En effet, l’article 2 de la loi de 1905 dit «la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte». Avec l’absence d’autorité cléricale au sein de l’Islam de France, si tenter que ce dernier existe, ce sont des Etats étrangers moyen-Orientaux et maghrébins qui financent les lieux de culte. Cette ingérence se traduit par la subordination des imams aux doctrines du pays d’origine. Comme l’a bien montré Gilles Kepel, les pays du Golfe investissent de plus en plus dans les mosquées en France et de ce fait importent une conception littéraliste et wahhabite de l’Islam. On ne peut comprendre l’expansion rapide du salafisme en France sans cet état de fait. Prisonnier de la loi de 1905 et d’alliances géopolitiques douteuses, les gouvernants français ont multiplié les exemptions de la loi en subventionnant publiquement des lieux de culte. Comme le disait l’ancien ministre François Baroin « On peut proposer des baux emphytéotiques. On peut proposer des accompagnements de financement dans des associations culturelles.» Même en finançant les lieux de culte, l’Etat est tenu juridiquement de ne pas s’ingérer dans les affaires religieuses.

L’absence de clergé et la division profonde de l’Islam oblige donc l’Etat à déroger au principe de laïcité car ce dernier ne permet plus de répondre à la montée d’une vision rétrograde de l’Islam.

La communautarisation de la société

Le dernier élément qui met en cause la laïcité à la française est assurément l’effritement du sentiment national au profit de groupes de plus en plus communautarisés. En effet, la laïcité a pour objectif de lutter contre toute ethnicisation de la France. Elle vise à créer une classe de citoyens dont l’appartenance à la Nation ne dépend pas de critère religieux. Comme disait magnifiquement Ernest Renan « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. » Pour les français la seule communauté admise est celle de la communauté nationale. Pourtant, cette dernière est en danger de mort. La mondialisation, la construction européenne et la révolution culturelle individualiste des années 60 ont détruit tout sentiment national, toute mythologie collective susceptible de transcender les clivages communautaires. La laïcité, en tant qu’émancipation du citoyen de sa condition religieuse, n’est que le prolongement de la Nation. Pierre Manent en soulignait l’importance : « nous oublions que l’installation de l’Etat neutre et laïque suppose la formation préalable d’une nouvelle communauté sacrée, la nation précisément. » La disparition de cette dernière remet en cause le principe laïc puisque la fin de l’appartenance nationale crée un vide comblé par l’appartenance communautaire. Sans la Nation, la laïcité perd le socle sur laquelle elle pouvait se reposer.  Elle n’est plus qu’une coquille vide, une ligne Maginot attaquée de toute part par des revendications communautaires. Le cas de l’Islam est frappant. Comme disait le recteur de la mosquée de Lille Amar Lasfar : « Dans l’islam la notion de citoyenneté n’existe pas mais la notion de communauté est très importante car reconnaître une communauté c’est reconnaître les lois qui la régissent ». communautarismeLa religion musulmane impose en effet un certaine de nombres de pratiques sociales, rituelles ou alimentaires (distinction Halal/ Haram). Ces pratiques ont pour conséquence de séparer et d’isoler les populations musulmanes de la culture de leurs pays d’accueil aggravé par le fait que la globalisation ne permet plus de se couper culturellement avec son pays d’origine comme autrefois. De même, on assiste au repli communautaire d’autres groupes (juifs, portugais, turcs, arméniens,…) moins visibles mais tout aussi édifiants. La sociologie urbaine traduit bien la séparation des communautés entre les différents quartiers. La laïcité, qui se définissait comme la condition d’entrée au sein de la Nation, est donc prise à contre-pied par la dissolution de cette dernière et par le repli sur d’autres communautés.

 

Par conséquent, la laïcité de 1905 ne semble plus adaptée pour faire face au défi de l’Islam, religion qui est par essence visible dans l’espace public et qui souffre d’un manque d’autorité instituée. Mais c’est principalement l’affaiblissement de l’Etat-Nation qui représente le plus grave danger porté à la laïcité. La laïcité étant le produit historique de la Nation, la disparition de cette dernière vide le principe laïc de sa substance. La laïcité n’a plus qu’une apparence juridique. Si nous voulons sauver la laïcité d’une mort certaine, il nous faut de nouveau nous interroger sur le sens du mot « nation ».

 

(*) Concordat : Hérité d’un traite signé par Napoléon et le pape Pie VII en 1801, uniquement en Alsace et en Moselle, quatre cultes sont officiellement reconnus par l’État : catholique (diocèses de Strasbourg et Metz), luthérien (Église protestante de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine, Epcaal), réformé (Église protestante réformée d’Alsace et de Lorraine, Epral) et israélite (consistoires de Strasbourg, Colmar et Metz). Ces quatre cultes bénéficient d’une reconnaissance officielle de l’État qui subvient à une partie de leurs besoins, en particulier en rémunérant les ministres du culte. Par ailleurs, les communes d’Alsace et de Moselle doivent loger prêtres, pasteurs et rabbins. Elles sont aussi tenues de pourvoir aux dépenses des fabriques d’églises et des conseils presbytéraux – qui sont des établissements publics – quand les ressources de ceux-ci sont insuffisantes. Une autre conséquence du régime concordataire est la présence d’un enseignement religieux obligatoire dans l’école publique. L’Etat peut donc s’ingérer dans les affaires religieuses.

(**)Grand Sanhédrin de 1807 : http://www.lefigaro.fr/vox/religion/2015/02/27/31004-20150227ARTFIG00248-islam-de-france-pourquoi-il-faut-prendre-exemple-sur-le-consistoire-de-napoleon.php

 

Pour en savoir plus :

Situation de la France de Pierre Manent

Comprendre le malheur français de Marcel Gauchet

Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans de François Jourdan

Le pouvoir et la foi de Bernard Lewis

Terreur dans l’hexagone de Gilles Kepel

Article de loi 1905 :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070169&dateTexte=20080306

Débat France culture :http://www.franceculture.fr/emissions/repliques/retour-ou-sortie-du-religieux

Sur le terme « religion de la sortie de la religion » :https://assr.revues.org/3947?lang=en

http://www.lexpress.fr/culture/livre/ce-que-l-on-n-ose-pas-dire_818175.html

http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110825.OBS9109/la-democratie-est-elle-soluble-dans-l-islam.html

http://ecosocpol.blog.lemonde.fr/2013/09/18/note-de-lecture-que-sest-il-passe-lislam-loccident-et-la-modernite/

L’aveuglement religieux

L’aveuglement religieux

Depuis les doubles attentats perpétrés à Paris en janvier et novembre 2015, la religion est de retour sur la place publique. En janvier 2016, dans sa une Charlie hebdo avait trouvé le responsable de l’attaque qui a fait 130 morts dans les rues de Paris : Dieu. Ce dieu indiscriminé, représenté portant une kalachnikov avec ce titre « l’assassin court toujours », avait beaucoup choqué les croyants qu’ils soient chrétiens, musulmans ou juifs. Loin d’être anodine, la une exprime la conviction d’un grand nombre de français pour qui la religion n’est que source de désordre et de contrainte. La religion ne serait qu’une vieillerie, « un vestige résiduel du passé » (Crouzet) vouée à disparaître dans la modernité. Ce rapport des français avec la religion est tout à fait singulier. Il est unique dans un monde où la religion tient encore une place essentielle. C’est ce rapport qui empêche les français de comprendre correctement le fait religieux dans une période où il est plus que nécessaire d’en saisir le sens. Les français comme leurs élites ne comprennent plus la religion. Il nous faut donc analyser ce rapport très singulier qu’ont les français vis-à-vis du fait religieux.

Quelles sont les origines de ce rapport aux religieux ? Pourquoi ce rapport nous aveugle-t-il sur la nature du fait religieux ?

Pour comprendre le rapport difficile entre les français et la religion, il nous faudra remonter aux origines historiques de la sécularisation et de la déchristianisation. Ensuite, nous montrerons en quoi cette sécularisation nous aveugle au moment où le religieux fait un retour fracassant dans la réalité occidentale.

 

La sécularisation de la France

La France a connu un processus de sécularisation depuis les guerres de religion à la fin du 16ème siècle au point que de nos jours la société française est quasiment sécularisée. J’entends par sécularisation le fait que la religion s’efface comme principale considération des hommes. Il ne faut pas confondre la laïcité qui renvoie à une dimension institutionnelle et la sécularisation qui est un phénomène social.

C’est durant les guerres de religion entre 1562 et 1598 que le concept de sécularisation apparaît comme la réponse adéquate à un conflit qui semble interminable. La présence au sein de la noblesse d’un militantisme calviniste a, en effet, entraîné un conflit meurtrier entre huguenot (parti protestant) mené par le duc de Bourbon et le parti catholique mené par le Duc de Guise. Cette guerre, par son côté apocalyptique et son extraordinaire déchaînement de violence, a profondément marqué la conscience française comme en témoigne le souvenir toujours présent du massacre de la St-Barthélemy. Cette guerre civile a ancré la représentation de la religion comme facteur de désordre et d’irrationalité. guerre de religionLa France est le seul pays européen à avoir subie véritablement un conflit de cet ordre même si la réforme protestante a ébranlé toute l’Europe excepté l’Espagne et l’Italie. L’Angleterre a connu une lutte d’influence religieuse mais elle était circonscrite à une certaine élite nobiliaire. De même, l’Allemagne a subi un conflit religieux, la guerre de trente ans (1618-1648), mais il était moins le fait d’un tropisme religieux que d’une lutte d’influence entre Etats au sein du St-Empire Romain Germanique. Les guerres de religion ont ceci de particulier en France que l’ensemble de la société a été concerné par cette « angoisse eschatologique » comme le rappelait l’historien Denis Crouzet. Etant fortement imprégnée dans les consciences, la relation entre religion et violence continue à structurer la pensée française. On ne peut comprendre la méfiance des français vis-à-vis de l’Islam sans cette dimension historique.

La concrétisation de l’Etat souverain au 17ème siècle sera un élément décisif de la sécularisation. En effet, prenant acte des divisions religieuses insurmontables, les français vont placer leur espoir dans l’Etat entendu comme une autorité souveraine capable de diriger au nom de l’intérêt général. Le premier penseur d’une séparation nette entre le pouvoir politique et religieux, entre le temporel et le spirituel, fut Machiavel dans Le Prince. Loin d’être l’auteur démoniaque et immoral décrit aujourd’hui, Machiavel sera le premier à penser la politique comme un phénomène autonome de la religion. louis 14Néanmoins, c’est davantage à Jean Bodin que nous devons la conception de la souveraineté de l’Etat sur la religion. Pour lui, la souveraineté se définit comme le fait que l’Etat ne reconnaît aucune autorité qui lui imposerait ses règles en-dehors de lui ou au-dessus de lui. Comme disait Bodin : «la souveraineté est le pouvoir de commander et de contraindre sans être commandé ni contraint». Cette notion de primauté du politique sera au cœur de la politique de Louis XIV. Le modèle louis-quatorzien sera celui du « gallicanisme », c’est-à-dire de l’absorption de l’Eglise dans l’Etat représentée par la motion de droit divin dans le titre royal. Par ce biais, la religion n’est donc plus le principe cardinal régissant la société.

Un siècle et demi plus tard, les révolutionnaires de 1789 ne vont que retraduire cette sécularisation politique par le biais de la constitution civile du clergé (1791). Ce n’est plus l’Etat qui absorbe l’Eglise mais la nation. L’opposition très forte des institutions religieuses à ce projet provoquera d’ailleurs une réaction anticléricale de la part des révolutionnaires qui cumulera avec la philosophie de la Tabula Rasa visant à anéantir toute trace du christianisme en France. Depuis lors, un certain nombre d’historiens pro-révolutionnaires présenteront le clergé comme un ordre s’accrochant à ses privilèges en occultant volontairement le fait qu’un grand nombre de prêtres vivaient dans des conditions misérables (la portion congrue) et ont soutenu de manière active la révolution à ses débuts. Cela aura un grand impact dans l’imagination populaire représentant l’Eglise Catholique comme un carcan insupportable entravant l’émancipation et le plein épanouissement de l’individu. Cette représentation provient de la philosophie des Lumières qui structure la pensée française depuis deux siècles.voltaireVoltaire, Diderot ou D’Alembert ont porté leur critique sur le fait que l’Eglise empêche l’homme d’accéder à la raison, que ce dernier reste dans sa « condition de minorité » selon la célèbre formule de Kant. Voltaire  dans Candide critiquait ainsi la profonde absurdité des raisonnements religieux apocalyptiques suites au séisme de Lisbonne. Comme Descartes avant eux, les philosophes des Lumières vont s’appliquer à dénoncer les dogmes religieux au nom de la raison. Cette culture cartésienne va profondément marquer les consciences françaises au point qu’elle imprime dans celles-ci l’idée d’une religion qui serait par essence déraisonnable. Dans la culture française, l’homme libre est un homme affranchi d’une tutelle religieuse qui lui dicterait sa conscience. Cette notion de liberté opposée au dogme religieux sera au cœur de la loi de 1905 instaurant la laïcité comme l’affirmait Aristide Briand dans un discours à l’Assemblée «: « Ce que les libres penseurs peuvent seulement attendre, c’est que l’Etat les mette face à  face avec l’Eglise pour lutter à armes égales, pour pouvoir enfin opposer en combat loyal la force de la raison aux brutalités du dogme (…) Si vous voulez que la raison libre ait un abri, construisez le lui, mais n’essayez pas de la faire coucher dans le lit de l’Eglise. Il n’a pas été fait pour elle ». Pourtant, loin d’être une rupture fondamentale, la laïcité n’a fait que poursuivre le processus de sécularisation engagée depuis la fin des guerres de religion. Elle a consacré la définition d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat en même temps qu’elle a relégué définitivement la religion dans la sphère privée.

Cette sécularisation sera le prélude à la déchristianisation de la France. Cette dernière s’impose à partir des années 60. Aujourd’hui, moins de la majorité des français sont croyants. Les années 60 sont en effet une période de contestation d’un ordre politico-morale. mai 68Les slogans comme « il est interdit interdire » ou « jouissez sans entraves » ont consacré l’individualisme exacerbé, « l’homo aequalis » selon l’expression de Louis Dumont et ont délégitimé tout « surmoi moral et familial » selon Lasch. La religion apparaît comme obsolète, désuète. Les crispations autour de la question de l’avortement, du préservatif ou de l’euthanasie traduisent bien le décalage entre des aspirations individualistes et la doctrine de l’Eglise. Nous sommes donc entrés de plein pied dans une ère post-chrétienne.

Or, ce qu’il est nécessaire de comprendre c’est que la sortie du religieux que Marcel Gauchet prophétisait dans les années 70 n’a été rendue possible que par la sécularisation au préalable de la société française. La primauté de l’Etat sur la religion depuis louis XIV a permis de libérer les sociétés de l’emprise du religieux la reléguant dans la sphère privée. N’étant plus une contrainte imposée par la société, la religion est devenue une affaire purement privée, personnelle qui n’engage que le libre choix des individus.

Par conséquent, la sécularisation et la déchristianisation ont rendu la religion quasiment invisible du domaine public. C’est pourquoi les français ont toutes les peines à comprendre le fait religieux lorsqu’il se présente devant eux. Etant sortie de la religion, ils ne peuvent pas comprendre pourquoi des hommes tuent ou se font tuer au nom de cette dernière.

 

L’aveuglement religieux

La lente sécularisation de la France aveugle les français et leurs élites devant la montée d’un fanatisme religieux dont ils ont perdu la trace depuis les guerres de religion. L’arrivée soudaine de l’Islam qui n’a pas connu ce processus de sécularisation et l’émergence d’une composante radicale et jusqu’au-boutiste en son sein fait de la religion pourtant un élément incontournable. Il est donc indispensable d’en comprendre le sens sous peine d’en occulter la puissance politique et son espérance messianique.

En effet, les français ne sont plus capables de penser le fait religieux. La sécularisation et la culture cartésienne ont fait oublier la puissance propre de la religion. Comme le remarquait Marcel Gauchet : « Ce déni, cet embarras, cette perplexité montrent à quels point nous sommes sortis de la religion. Nous en sommes tellement loin que le pouvoir de mobilisation qu’elle conserve nous échappe ». Aujourd’hui, la religion est sans cesse escamotée comme cause première au profit d’explication économique, sociologique ou encore politique. Même les sciences sociales ne prennent plus au sérieux la question religieuse. Au niveau politique également, la religion n’est pas considérée comme un facteur essentiel. Pour la droite, convertie au libéralisme politique, elle ne voit que l’intérêt individuel, essentiellement matérialiste, comme moteur des comportements individuels. De même, pour la gauche, étant fortement influencée par la pensée de Karl Marx, la religion n’est qu’un voile masquant les véritables problèmes. Lénine parle de « brouillard  mystique ». Pour Marx, la spiritualité sert seulement de refuge devant la violence du capitalisme.Marx Dès lors que le prolétariat se libère de ses chaînes, que les fruits du travail soient redistribués équitablement alors dans ce cas la religion disparaîtra d’elle-même. Marx disait : « la religion est le soupir de la créature opprimée, le cœur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’un monde sans esprit. Elle est l’opium du peuple ». La pensée marxiste est essentiellement matérialiste. On la synthétise sous la notion de « matérialisme historique ». Au fond, Marx a toujours considéré comme abstrait des notions immatérielles telles que la nation ou la religion. Comme le rappelait Jean Birnbaum dans Un silence religieux, Marx ne sous-estimait pas la puissance intrinsèque de la religion sur les consciences, mais il n’avait pas vu que les considérations religieuses pouvaient prendre le pas sur les intérêts matériels. En cela, Marx raisonne en homme occidental vivant dans un monde sécularisé. L’ensemble de la gauche fait la même erreur sous-estimant voire niant systématiquement le fait religieux qui ne serait qu’un artifice cachant les vrais problèmes économiques : l’inégalité, le chômage, la redistribution des richesses. Le cas de l’Algérie est à cet égard frappant. Pendant longtemps, les élites de gauche ont considéré la lutte du FLN comme un combat contre l’impérialisme et pour l’instauration du socialisme. Or, et ce fait a été constamment oublié voire volontairement caché, le FLN a une dimension religieuse très importante. Ben Bella, le soulignait ainsi « plus que l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant, non seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace, mais aussi et surtout parce que le concept culturel, le fait de civilisation doit commander tout le reste ». Le propre journal du FLN El Moudjahid ne signifie pas « le combattant » comme nous l’avons cru autrefois mais « le combattant de la foi ». Sans des références islamiques, le FLN n’aurait jamais eu le soutien des masses paysannes auxquelles l’Islam est la matrice fondamentale de la vie quotidienne.algerie Les élites françaises n’ont vu que la face émergée de l’iceberg ou comme le disait Monique Gadant, ancienne militante du FLN,  « elles n’ont retenu que ce qu’elle pouvait réinterpréter dans les termes de ses idéologies. Elle a par contre, facilement gommé, par laïcisme et ethnocentrisme, ce qui faisait du nationalisme algérien un nationalisme arabe : sa référence constante aux valeurs arabo-islamiques ». Même l’ancienne grande conscience de la gauche anticolonialiste Pierre Vidal-Naquet parlera d’un déguisement par le FLN se montrant Marxiste humaniste devant le monde entier et prenant l’habit religieux lorsqu’il s’agit de s’adresser au peuple. On ne peut comprendre la « décennie noire » algérienne des années 90 sans cette dimension religieuse du nationalisme algérien. Par conséquent, les élites sont incapables de voir le pouvoir de la religion s’empressant immédiatement  d’occulter la dimension religieuse au profit de considérations économiques ou sociales.

Le cas de la révolution iranienne de 1979 est également édifiant. La révolte contre le chah a bien évidemment des origines économiques, sociales ou même politiques. Néanmoins, c’est la religion qui structure et qui encadre la révolution. Dans la conscience chiite, le mahdi, « l’imam caché », est censé venir libérer son peuple. C’est cette espérance messianique qui explique l’hystérie collective entourant l’ayatollah Khomeiny lors de son retour en Iran. D’ailleurs, la première phrase de Khomeiny en Iran fut : « je ne suis pas l’imam caché ». Michel Foucault, dont on ne peut pas reprocher son conservatisme, était présent en Iran lors de la révolution où il fut véritablement saisi par la dimension religieuse du mouvement : « Pour qui cherchait en Iran, non les raisons profondes  du mouvement, […], une chose était frappante. Leur faim, leur humiliations, leur haine du régime et leur volonté de le renverser, ils les inscrivaient aux confins du ciel et de la terre, dans une histoire rêvée qui était tout autant religieuse que politique ». revolution iranFoucault aborde une notion disparue en France de la religion à savoir que la religion est tout autant une espérance d’un monde meilleur qu’une manière de structurer, de donner un sens au monde. Loin d’être une simple question de croyance et de foi, la religion est le fondement même de toute civilisation comme le faisait remarquer justement Michel Onfray. Par exemple, toute pensée, morale ou éthique en France et en Occident est imprégnée d’une influence du christianisme consacrant la célèbre citation de Chesterton « le monde est plein de valeurs chrétiennes devenues folles ». Ce rôle de la religion a été particulièrement fort en Iran. « La religion n’est pas un habit, un voile qui masque les traits de la révolte, elle est son vrai visage » disait Jean Birnbaum dans son dernier livre. Pourtant, loin d’être considérée à sa juste valeur, les intellectuels français vont escamoter une nouvelle fois la dynamique religieuse au profit des considérations économiques et sociales. Selon eux, toute révolution annonce le triomphe des forces laïques et émancipatrices. La révolution iranienne n’est qu’un prolongement des révolutions de 1789, 1830, 1848 ou 1917.  Si celle-ci a contribué à instaurer un régime islamique c’est qu’elle a été forcément confisquée par un pouvoir réactionnaire et non légitime. Or, cette thèse ne tient aucunement la route lorsqu’on se souvient l’extraordinaire popularité de Khomeiny. Les libéraux et la gauche iranienne ont été balayés tout simplement parce qu’ils n’étaient pas en phase avec une révolution dont l’essence même reposait sur la religion. Le fait important à souligner est l’extraordinaire aveuglement devant le caractère religieux du mouvement. En réalité, cet aveuglement traduit un oubli de la puissance politique du fait religieux sur les masses, ce que Foucault notait dans son journal avec une résonance particulière aujourd’hui : « Quel sens, pour les hommes qui l’habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose, dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du Christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort. » C’est cette occultation qui rend très difficile aux français et à leurs élites de comprendre la montée de l’Etat Islamique et du Salafisme.

Il est en effet frappant de constater qu’après chaque attaque terroriste, les élites françaises s’empressent d’affirmer que tout cela « n’a rien à voir avec l’Islam ». Bien évidemment, cela part d’une bonne intention de ne pas amalgamer les musulmans de France avec l’Etat Islamique. Cependant, martelée dans les médias cette expression imprègne l’idée d’un déni de la causalité religieuse. La religion ne serait pas responsable, il faudrait chercher les causes dans les inégalités, le chômage ou encore comme l’affirmait le maire de Montpellier « un manque de démocratie dans la cité », chose ridicule si l’on songe à ce que les djihadistes pensent de la démocratie. Le fait religieux n’est jamais pris au sérieux. Ainsi, les djihadistes ne seraient que des petits voyous paumés avides de sensation forte et de pulsion meurtrière. On les qualifiera de « barbares » pour bien disqualifier toute origine religieuse. L’Etat Islamique, lui-même, ne doit plus être appelé de cette manière car justement il évoque beaucoup trop l’aspect religieux. On utilisera l’acronyme arabe « Daesh », terme qui signifie exactement la même chose mais qui évite de pointer du doigt l’islam. Etat islamiqueD’ailleurs, sous couvert « d’islamophobie », toute critique de la religion musulmane est devenu impossible. Le terme même d’islamophobie a été inventé par les mollahs iraniens pour disqualifier toute critique envers l’Islam. Comme disait le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme Gilles Clavreul « le concept d’islamophobie est piégé ». Il empêche en effet de prendre en compte la dimension proprement religieuse du Djihadisme. Ce gigantesque déni nous aveugle complètement quant à la nature de l’islamisme radical. La grande erreur est de faire de la religion une simple question de croyances et de superstition. Or, la religion est un phénomène qui dépasse la seule croyance en un être supérieur. Les français, par exemple, opposent systématiquement la religion avec la raison. Cet héritage cartésien nous pousse à considérer les islamistes de l’EI comme des fanatiques ou des ignorants sans éducation. C’est oublier que les leaders de Daesh et d’Al-Qaeda sont des individus très intelligents connaissant fort bien la mentalité occidentale sachant comment et où frapper pour terroriser leurs adversaires. Pour ce qui n’ont pas la foi, les contenus de la religion sont toujours absurdes. Comme disait pascal « Voilà ce qu’est la foi : Dieu est sensible au cœur, non à la raison », l’existence de Dieu s’éprouve mais ne se prouve pas. Etant par nature en dehors de toute rationalité, la foi en Dieu est totalement incomprise des français. De plus, toute religion est un facteur de communauté, de solidarité et d’identité. Ainsi pour les combattants de l’Etat Islamique, ils se battent pour protéger la Oumma (la communauté des croyants) contre « les agressions » de l’Occident. Les jeunes qui partent en Syrie cherchent à se fondre dans une communauté, à trouver dans celle-ci la joie d’une expérience partagée. Loin d’être une simple croyance, la religion offre une identité en même temps que l’intégration dans une communauté face à un Occident qui doute de sa propre identité et qui se morfond dans l’individualisme. On ne peut comprendre l’attrait du djihad sans cette dimension communautaire. Enfin, la religion est un facteur de transcendance extrêmement puissant. C’est aujourd’hui la seule cause qui peut pousser des milliers de jeunes français à se sacrifier et à mourir. En un sens, l’internationalisme djihadiste a surclassé l’internationalisme prolétarien. Bâtir le royaume de Dieu donne un sens à la vie du croyant surtout que le conflit au Bilad-El-Cham (Irak-Syrie) est censé préfigurer la venue du messie instaurant le royaume terrestre de Dieu. Bernanos disait « Je sais ce que c’est l’espérance du Royaume de Dieu, et ce n’est pas rien, parole d’honneur ».   Les occidentaux ont quant à eux ont perdu toute notion transcendantale. Mourir pour une cause nous paraît totalement incongru et irrationnel. Qui serait prêt à mourir aujourd’hui pour la défense de la liberté et de la démocratie ? Pas grand monde. Ne comprenant plus la force intrinsèque de l’espérance religieuse, nous sommes totalement désarmés devant un ennemi qui sacralise la mort et qui n’hésite pas à recourir aux attaques suicides. Au pire les djihadistes sont pris pour des fous, au mieux ils sont pris pour des gamins ayant mal tourné. Or, c’est l’espérance religieuse qui est le moteur fondamentale du djihadisme. Loin d’être l’opium du peuple, elle est plutôt le crack qui met le feu aux poudres. Pourtant, cette dynamique est mal comprise par des esprits sécularisés et est constamment sous-estimée comme facteur explicatif  du désordre mondial.

La religion est donc toujours considérée comme un facteur subalterne. Elle ne serait qu’un voile masquant les véritables problèmes économiques et sociaux. Que ce soit lors de la guerre d’Algérie, la révolution iranienne ou avec l’Etat Islamique, la dimension religieuse n’est jamais prise au sérieux ce qui nous empêche de comprendre correctement l’attrait du djihad chez une partie des jeunes dans notre société.

 

La sécularisation engagée dès les guerres de religion en France a rendu quasiment invisible le fait religieux dans l’espace public. Pourtant, cette sécularisation nous aveugle dès lors que la religion fait un retour en force avec la question de l’Islam. Nous avons totalement délaissé le facteur religieux au profit d’autres considérations sans voir que l’essence même de la révolution iranienne ou de l’Etat Islamique est l’espérance religieuse. La religion n’est pas qu’une vaine croyance, elle est un univers qui structure la vie des individus et façonne leur mode de pensée. Ayant perdu toute trace de « spiritualité politique », nous sommes profondément désarmés devant le défi posé par l’Islam radical. Il est, par conséquent nécessaire, de reconsidérer la religion comme un « fait social total », selon la célèbre formule de Marcel Mauss, et non comme une simple croyance individuelle. Il est plus que temps que les élites politico-médiatiques réapprennent à penser le fait religieux sous peine de sous-estimer une nouvelle fois l’islamisme radical.

Pour en savoir plus: (conseil de lecture et d’émission)

Un silence religieux: La gauche face au djihadisme de Jean Birnbaum

Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet

Les guerriers de Dieu: la violence aux temps des troubles de religion de Denis Crouzet

Le feu sacré: fonctions du religieux de Régis Debray

Emission réplique sur France culture débat entre Pierre Manent et Marcel Gauchet sur la religion: http://www.franceculture.fr/emissions/repliques/retour-ou-sortie-du-religieux

 

 

 

 

Le triomphe de l’économie

Le triomphe de l’économie

L’économie est partout. Que ce soit avec la loi travail, le taux de chômage ou encore la vente de sous-marins à l’Australie, l’actualité est constellée d’information d’ordre économique. L’homme moderne devient de plus en plus un « homo oeconomicus » obnubilé par les gains financiers et par l’amélioration de sa condition matérielle. La société, quant à elle, est à la recherche continue de la croissance économique, nouveau « saint Graal » des modernes. L’économie est devenue l’Alpha et l’Omega des sociétés. C’est cela que je nomme le triomphe de l’économie.

Comment l’économie est-elle devenue la condition suprême de la vie humaine ?

Cette étude portera sur l’acheminement historique de la suprématie de l’économie. Je m’intéresserai dans un premier temps aux sociétés préindustrielles pour montrer que cette suprématie est relativement récente. Puis je montrerai les origines de celle-ci avant de conclure sur les caractéristiques de ce triomphe de l’économie.

 

La place de l’économie dans les sociétés préindustrielles : l’économie enchaînée

L’économie, si on la conçoit comme l’ensemble des activités humaines relatives à la production et à la consommation de biens, fait partie de la condition même de l’homme dès lors que l’espèce humaine s’est regroupée en communauté.  L’homme, dans le but d’assurer sa propre existence, a toujours eu besoin de produire des objets et s’il est dans l’incapacité de le faire d’acquérir ces mêmes objets par le biais de l’échange. En quelque sorte, l’économie est consubstantielle à la vie humaine. De Babylone aux royaumes hébraïques en passant par l’empire médo-perse, les historiens ont pu trouver des traces d’échanges marchands.

Mais c’est à partir des grecs qu’une ébauche de pensée économique apparaît. Le terme d’économie (oikonomía) a d’ailleurs été inventé par les grecs et n’existait pas dans les civilisations antérieures. Les cités grecques ont connu une période économique prospère. Elles exportaient du vin, de la céramique et de l’huile d’olive et en contrepartie importaient des esclaves et surtout du blé provenant de Cyrénaïque, d’Egypte ou d’Italie. Le port du Pirée, fondé par Thémistocle, était la plaque tournante du commerce en Méditerranée. C’est dans cette période d’essor du commerce qu’Aristote fut le premier penseur de l’humanité à traiter d’économie. Dans Ethique à Nicomaque, il critique ainsi le prêt à intérêt, ce qu’il nomme « Chrématistique », qu’il considère comme source de désordre dans la cité.  Il est également le premier à montrer le rôle de la monnaie comme facteur de relations sociales entre les hommes (Philia).Aristote Pourtant, la pensée économique d’Aristote s’arrête là au point que Shumpeter dit « L’œuvre d’Aristote est … passable, prosaïque et quelque peu médiocre. » Ce qu’il faut souligner c’est que l’économiste autrichien exprime un mode de pensée typiquement moderne en faisant de l’économie une entité autonome et structurante dans la vie humaine. Or, Aristote et les grecs concevaient l’économie comme relevant de la sphère privée et familiale. Elle n’était en aucun cas une préoccupation collective. Le terme même d’économie signifie l’administration (Nomos) du foyer (Oikos) entendu comme relevant du domaine privé. Comme disait Arendt dans Condition de l’homme moderne « tout ce qui était économique, tout ce qui concernait la vie de l’individu et de l’espèce, était par définition non politique, affaire de famille ». Par conséquent, la notion de rentabilité, de gain financier est absente dans les considérations des contemporains d’Homère et de Socrate justement car elle renvoie à l’économie qui est proprement exclue du champ de la Polis (le domaine public).

Durant la période chrétienne également, même si nous pouvons trouver la trace d’échanges marchands l’économie n’est pas une préoccupation publique. L’ère chrétienne commence avec la conversion de l’empereur romain Constantin au Christianisme en 312 et s’achève aux guerres de religion à la Renaissance. Contrairement aux idées reçues, ce « long moyen-âge » est une période d’essor du commerce facilitée par le développement de cité-état prospérant grâce aux échanges comme Gènes ou Venise et l’invention décisive de la lettre de change. Les grandes foires comme en Champagne sont des lieux où se rencontrent  des commerçants de l’Europe entière pour vendre leurs produits. Néanmoins, cette sphère marchande est strictement subordonnée aux considérations religieuses. Considérée comme l’âge d’or de la théologie, cette période voit le gain marchand circonscrit à une tranche infime de la population (Bourgeois, Juifs) dans un espace géographique très restreint. Pour le reste de la population en revanche, la situation économique se résume à cette citation du médiéviste Jacques Le Goff pour qui « l’économie de l’Occident médiéval a pour but la subsistance des hommes. Elle ne va pas au-delà ». Le grand penseur de cette époque St Thomas D’Aquin a d’ailleurs théorisé ce cloisonnement de l’économie. St Thomas d'AquinDans De Regno, reprenant la critique d’Aristote, D’Aquin fustige la chrématistique, cet « échange de l’argent contre de l’argent ». Elle consiste dans le prêt à intérêt qui conduit selon lui à l’autonomie de l’argent. Il ne critique pas l’échange marchand, s’il consiste à acquérir les « choses nécessaires à la vie », mais l’accumulation infinie de richesse, ce que Marx appellera plus tard « le fétichisme marchand ». En détournant l’homme de la quête spirituelle au profit d’une recherche absolue de richesses matérielles, la chrématistique engendre la ruine de toute transcendance, de toute idée d’un principe dépassant l’homme (Dieu par exemple). En cela, la pensée de D’Aquin est particulièrement moderne. En quelque sorte, St Thomas traduit sous forme théologique le passage de l’évangile de Jean qui voit Jésus chasser les marchands du temple et dit « Ôtez cela d’ici ! C’est la maison de mon Père. N’en faites pas une maison de commerce ». L’économie, représentée par la « maison de commerce » ne doit pas être l’Alpha et l’Omega de la vie humaine. Dans la pensée du Moyen-Age, elle n’est considérée que comme un moyen pour assurer le processus vital et en aucun cas comme un moyen d’acquérir un gain financier détournant l’homme de son bien le plus précieux, sa foi en l’avènement du royaume de dieu. En enchaînant l’économie dans des principes moraux, le Christianisme a retardé considérablement son accession en tant que principale préoccupation des hommes.

Dans les sociétés préindustrielles, par conséquent, la recherche du gain financier et de la croissance de l’économie n’a jamais été une priorité publique. L’économie est pour ainsi dire complètement enchaînée dans un carcan politique et religieux.

 

La révolution industrielle et ses conséquences : l’économie libérée

A partir du 18ème siècle se produit un tournant historique radical qui voit l’Occident passait d’un monde de pénurie à un monde d’abondance. L’économie, autrefois confinée dans des considérations purement privées ou morales, sort de la pénombre pour apparaître comme la matrice fondamentale des nouvelles sociétés occidentales. Cette « révolution industrielle » a non seulement bouleversé le rapport de la société avec l’économie mais elle a aussi modifié considérablement son mode d’organisation politique.

Il convient tout d’abord de décrire précisément cette « révolution industrielle »  si l’on veut comprendre l’importance de cet événement sur le cours historique de l’Occident. Le premier point à souligner est la relative absence de consensus chez les historiens et les économistes quant aux origines de la société industrielle. Tous néanmoins s’accordent sur le fait que comme Marx l’a montré « l’accumulation primitive du capital» a joué un rôle clé pour amorcer le processus. Cette accumulation proviendrait d’un ensemble de facteurs qui mit ensemble ont permis l’avènement d’une « classe capitaliste » selon Marx, « d’entrepreneurs » selon Schumpeter. révolution industrielleTrois grands facteurs d’accumulation peuvent être discernés. Le premier concerne le commerce international. En effet, fort de la découverte de l’Amérique et de l’amélioration des outils de navigation, une classe de marchands va se constituer accumulant par le biais du commerce suffisamment de capitaux pour le réinvestir dans l’industrie. Le deuxième facteur renvoie à l’amélioration continue de l’outillage et des techniques, ce que Schumpeter appelle le « progrès technique ». L’invention de la machine à vapeur par Watt ou encore la création du métier à tisser hydraulique par Awkright à la fin du 18ème siècle ont entraîné une hausse de la productivité et donc de la rentabilité provoquant en retour une véritable accumulation capitalistique. Plus tard, l’électricité et le chemin de fer créeront les conditions de la seconde révolution industrielle. Ces inventions initiales ont un effet d’auto- entrainement. Les innovations radicales étant, en effet, immédiatement suivi d’innovations dites « incrémentales » qui ne font qu’améliorer l’innovation première. Ce « système technique » que Bertrand Gilles avait si bien décrit, crée alors un effet d’entrainement sur les gains de productivité assurant ainsi le développement de la croissance. Enfin et il s’agit à mes yeux de l’explication la plus importante, les bouleversements religieux en Europe ont facilité l’accumulation de richesse. Max Weber dans Ethique du protestantisme et l’esprit du capitalisme analyse la transformation des structures de pensée induite par la réforme protestante. WeberPlutôt que Luther, il voit en Jean Calvin le personnage fondamental permettant l’avènement de « l’esprit du capitalisme ». Comme le disait Gothein, « la diaspora calviniste est la pépinière de l’économie capitaliste ». Etant convaincu de la prédestination des hommes, Calvin considère la richesse comme une forme de grâce divine accordée aux hommes. La richesse est juste dès lors qu’elle n’est pas un affront pour les plus démunis. Même le prêt à intérêt, considéré comme anti-chrétien par St Thomas D’Aquin, ne détourne pas de Dieu selon lui : « Nous voyons qu’il peut quelque fois advenir, que celui qui prendra intérêt ne sera pas pourtant à condamner immédiatement, pour autant qu’il ne fait rien qui soit contraire à la loi de dieu ». Par conséquent, le développement du protestantisme en Europe a libéré l’économie d’une grande partie de ces contraintes morales. Le cas des Etats-Unis, grande nation protestante, est emblématique d’un pays conjuguant à la fois une quête effrénée de richesse et un puritanisme religieux. Néanmoins, c’est davantage la sécularisation des sociétés engagée dès l’apparition des Etats souverains au 16ème siècle. Cette sécularisation, d’abord en distinguant clairement le pouvoir temporel et spirituel puis en affaiblissant considérablement l’emprise de la religion sur les sociétés, a permis à l’économie de se libérer de ses carcans moraux laissant le champ à une accumulation infinie de richesse. La « révolution industrielle » a par conséquent fait naître une société d’abondance mue par la quête du gain financier. L’économie, étant le support permettant ce gain, devient dès lors la principale préoccupation publique.

La révolution industrielle n’a pas seulement fait entrer l’économie dans le domaine public, elle a conduit également à transformer la société en « société de marché » où l’économie s’est « désencastrée » des relations sociales et du contrôle politique. C’est la thèse majeure apportée par Karl Polanyi dans son maître ouvrage La grande transformation. Dans ce livre, Polanyi offre une analyse éclairante nous permettant de comprendre l’emprise moderne que l’économie peut avoir dans les sociétés occidentales. Pour l’auteur austro-hongrois, le triomphe de l’économie survient dès lors que la logique marchande, vue comme le mécanisme de l’offre et de la demande, s’impose à la terre, le travail et la monnaie devenant par voie de conséquences des marchandises comme les autres. Polanyi les appelle des « marchandises fictives ». La terre, tout d’abord, a connu sa marchandisation en Angleterre au 17ème et 18ème siècle. Les grands propriétaires (landlords) décident de fermer leurs champs aux glaneurs et aux paysans. Ce système dit des « enclosures » entraîne l’émergence d’actes de propriété rendant possible la création d’un marché de la propriété. La seconde marchandise fictive est le travail ou « la force de travail » comme disait Marx.polanyi Polanyi faisait remonter la marchandisation du travail à la suppression des Poor Laws au 17ème siècle. Autrefois cantonnées dans des Workhouses (maisons de travail), les populations les plus démunis d’Angleterre sont dès lors tenues de louer leur force de travail pour gagner leur vie. Cette « armée de réserve industrielle » (Marx) échange donc du travail contre un salaire ce qui fait du travail une marchandise comme une autre. Enfin, la monnaie se marchandise dès la création de la banque d’Angleterre en 1694. En effet, la monnaie peut dès lors voir sa valeur fluctuée selon le mécanisme de l’Offre et de la Demande. Le système actuel de « changes flottants » mis en œuvre suite aux accords de la Jamaïque de 1976 représente le paroxysme de cette marchandisation monétaire. La Pax Britannica va par la suite imposer ce modèle à l’ensemble de l’Europe occidentale au 19ème siècle. Par conséquent, une fois que le travail, la terre et la monnaie sont marchandisés, plus rien ne fait obstacle au « désencastrement » de l’économie des relations sociales. C’est ainsi que se déroule ce tournant majeur de l’histoire que résume Polanyi « ce n’est plus l’économie qui est encastrée dans la société, mais la société qui se retrouve encastrée dans sa propre économie ». L’économie devient alors un processus autonome qui structure l’ensemble de la société.

Enfin, la révolution industrielle a entraîné l’hégémonie d’un courant de pensée apparu au siècle des Lumières : le libéralisme. Il repose sur l’idée que l’Etat ne doit intervenir que pour protéger les « droits naturels » de l’individu. Au niveau économique, l’Etat se doit de rester neutre et de garantir les droits commerciaux et individuels. C’est Adam Smith dans La richesse des nations qui le premier théorise une économie autorégulatrice en inventant la notion de « main invisible du marché ». SmithDe ce fait, il est le premier vrai penseur à percevoir l’émancipation de l’économie mais il en conclu que c’est un fait universel et non historique. Comme le montre Polanyi, l’erreur originel du libéralisme a été de confondre l’économie de marché, « désencastrée » de la société, avec « l’économie substantive » soumise aux déterminismes sociaux-culturel et ainsi d’ériger en universel un phénomène historique. Cette intuition Smithienne sera reprise par les économistes néo-classiques dont notamment Carl Menger, Léon Walras ou Alfred Marshall à la fin du 19ème siècle. Selon eux, le marché conduit automatiquement à « l’équilibre général » entre l’offre et la demande. Tout déséquilibre proviendrait d’une intervention extérieure de l’Etat. Or, en érigeant leurs théories en science naturelle, ils ont conceptualisé le fait que l’économie possède des lois universelles, la fameuse « loi du marché », applicables à toute période et à toute société. Les individus ne sont plus que de simples producteurs ou consommateurs mus par le gain financier. Ce libéralisme, dominant en Occident à partir du 19ème siècle, est aujourd’hui triomphant. La révolution libérale des années 70 a permis l’hégémonie totale des Chicago boys au sein des élites occidentales et toutes les institutions financières mondiales. Cette révolution fait suite à l’échec du keynésianisme incapable de surmonter la crise inhérente du système fordiste.  Il n’a depuis la chute du Mur de Berlin et la mort du communisme plus aucun adversaire idéologique à sa  hauteur. Son hégémonie est devenue absolue chez les économistes. Dans ce cadre, le libéralisme consacre une vision purement économique du monde.

La révolution industrielle a bouleversé la perception du rôle de l’économie. En faisant de la croissance économique l’objectif de toute société et en réduisant l’individu en un simple « agent » économique, elle a rendu possible l’avènement de l’économie comme fait structurant de la société.

 

La place de l’économie dans les temps modernes : l’économie triomphante

Depuis la révolution industrielle, l’économie joue un rôle central dans la vie quotidienne. Les temps modernes consacrent cette place prépondérante de l’économie par le biais de 3 facteurs : la marchandisation du monde, la valorisation du travail et la réduction de tout phénomène au prisme économique.

La victoire idéologique du libéralisme permet l’extension du marché et par ce biais donne à l’économie une place prépondérante, unique en regard de l’histoire, dans les préoccupations de l’homme. En effet, le processus de marchandisation du monde consiste à imposer une logique économique, qui est fondamentalement celle de la recherche du gain financier, à la fois à l’ensemble des domaines de la vie humaine (processus interne) et à l’ensemble des pays (processus externe). Le processus interne de marchandisation, c’est-à-dire la soumission au mécanisme de l’offre et la demande, loin de se limiter à la terre, au travail et à la monnaie chez Polanyi s’étend de manière inexorable à l’ensemble des considérations humaines. Péguy, au début du XXème siècle sentait déjà le danger de cette extension de la sphère marchande : « tout l’avilissement du monde moderne consiste au fait d’avoir rendu négociable ce qui ne l’était pas avant ».  Ainsi, aujourd’hui, il existe même un marché des droits à polluer en Europe. Christopher Lasch dans culture de masse ou culture populaire ? analyse ce phénomène dans le domaine de la culture. Autrefois réservée à une élite, en se démocratisant elle devient un simple objet de consommation et de divertissement.Lasch De même dans le domaine de l’art, la condition esthétique du beau et du laid est remplacée par la condition économique du rentable et du non-rentable. Ainsi, « loin d’assister à la démocratisation de la culture, il semble que nous soyons les témoins de son assimilation totale aux exigences du marché ». Il existe désormais « un marché de l’art » ou l’œuvre est jugée bonne dès lors qu’elle a atteint un certain degré de rentabilité. Cette marchandisation, Lasch l’explique par la délégitimation du « surmoi » freudien. Le « surmoi » étant le domaine de la conscience qui pose les interdits au désir, qui le réprime et qui est transmis par l’autorité patriarcale, religieuse ou morale. La libération des mœurs engagée dans les années 60, les « radical sixties », sous le slogan « il est interdit d’interdire » a liquidé toute autorité susceptible de freiner le désir de l’homme. Le marché s’est engouffré dans la brèche en répondant à ce désir par la consommation constante de biens. Lasch ajoute que l’extension des droits individuels favorise la marchandisation. L’exemple de la GPA (gestation pour autrui) est à cet égard frappant. C’est au nom du droit à avoir un enfant que les pro-GPA, essentiellement des hommes de gauche, trouvent une justification à accepter que des femmes utilisent leur corps comme marchandise. Comme disait J-C Michéa : « la droite vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre et la gauche combat le marché tout en se prosternant avec enthousiasme devant la culture qu’il engendre ». Faisant quasiment consensus au sein des élites politiques, la marchandisation fait rentrer la condition économique de la rentabilité dans des sphères qui lui était jusqu’ici inconnue comme la culture, les arts voir le propre corps humain.

L’autre processus à l’œuvre est l’expansion à l’ensemble du globe de l’économie de marché, ce qu’on appelle la mondialisation. Dès le 19ème siècle, on peut trouver la trace d’une première mondialisation selon Suzanne Berger. Facilitée par des moyens de transport plus rapide et fiables comme le bateau à vapeur ou le chemin de fer, légitimée par les Etats occidentaux à travers la colonisation, l’extension du marché a conduit à une multiplication par 9 des échanges mondiaux de 1800 à 1914. C’est l’époque également de la finance internationale et des grandes banques comme le Crédit Lyonnais plaçant des capitaux aux quatre coins du globe. La mondialisation connaîtra un reflux considérable à partir de 1914 sous l’effet des conflits mondiaux et de la crise de 1929. Dès lors que la régulation keynésienne s’essouffle dans les années 70, l’extension du marché mondial redevient une réalité économique. Trois phénomènes vont expliquer cette reprise du commerce international. Dans un premier temps, le développement du porte-conteneurs et des nouvelles technologies de l’information (NTIC) a permis une forte baisse des coûts de transport et une circulation plus rapide de l’information. Dans un second temps, les élites occidentales adoptent le libéralisme de Ricardo considérant tout échange entre pays comme un facteur de richesse par la spécialisation des économies dans le secteur le plus productif, c’est-à-dire celui qui a un avantage comparatif par rapport aux autres secteurs. Forts de cette théorie, les gouvernements Reagan et Thatcher vont contribuer à la déréglementation des échanges et à abaisser les tarifs douaniers.mondialisation Enfin, l’échec du développement autocentré dit d’industrialisation par substitution aux importations, théorisé par Raoul Prebish et Hans Singer, a fait entrer de gré, dans le cas de la Chine et de l’Inde, ou de force, sous l’effet du « consensus de Washington », la quasi-totalité de la planète dans la mondialisation marchande. L’expansion mondiale du marché permet une autonomisation de l’économie vis-à-vis de l’Etat. La finance représente la quintessence de ce détachement de l’économie de la sphère politique. Du fait de la libre circulation des capitaux, les Etats sont impuissants à établir une véritable régulation sous peine de voir le capital migré dans des pays plus accueillants en termes de fiscalité et de régulation. Peter Sloderdijk en saisissait le sens avec cette formule éclairante « le fait central des Temps modernes n’est pas que la terre tourne autour du soleil, mais que l’argent court autour de la terre ». La crise de 2008 a mis en exergue le rôle du « shadow banking system » qui par le biais des paradis fiscaux échappe à toute régulation étatique. De plus, la logique financière est une logique purement spéculative faisant de « l’argent contre de l’argent ». Qu’importe la morale ou l’Etat, seul le gain financier compte. En quelque sorte, il s’agit de la deuxième mort de St Thomas D’Aquin.

Le deuxième signe du triomphe de l’économie, de son ascension au rang d’instance la plus fondamentale de la vie humaine, provient sans nul doute de l’importance du cycle travail-consommation dans les sociétés modernes. Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne avait remarquablement décrit ce processus. Selon la philosophe allemande, le travail et la consommation participe du même processus visant à assurer les conditions de l‘existence de l’homme. arendtPour reprendre la formule de Marx, le « travail est le métabolisme de l’homme avec la nature ». Dans son processus vital, l’homme a besoin de consommer ce qu’il a au préalable produit. Ainsi, nous rentrons dans un processus infini qui voit le travail de l’homme automatiquement détruit, consommé ce qui pousse les hommes à travailler de nouveau et ainsi de suite. La croissance économique représente ce cycle de production-consommation, d’offre-demande. D’ailleurs, les économistes sont d’accord sur ce fait, leur seul point de désaccord provient du choix entre une politique plus favorable à la production (libéraux) ou à la consommation (keynésien). Le travail  comme condition de la production est donc un pilier de toute croissance économique. Cependant, la perception du travail a considérablement évolué au fil de l’histoire. Pour les grecs, le travail était méprisé car il renvoyait l’homme à sa condition d’animal étant soumis aux nécessités du processus vital (animal laborans). Le christianisme a modifié cette perception en transformant le travail en une punition imposée par Dieu à Adam et Eve suite au péché originel. Luther parle d’ailleurs du Beruf, c’est-à-dire le travail comme « obligation morale » imposée à tous les chrétiens. C’est à partir de la révolution industrielle et de l’accumulation infinie de richesse qui s’en est suivie que le travail est devenu l’activité la plus considérée dans la société moderne. En effet, comme le soulignait Arendt, « le travail seul, par son inhérente fertilité, a des chances de faire naître l’abondance ». Adam Smith ajoutait que « le travail est la source de toute richesse », c’est ce qu’on appellera plus tard « la valeur travail ». Le travail, autrefois relégué à la sphère privée, devient une préoccupation publique comme en témoigne l’importance fondamentale qu’a prise la question du chômage dans les sociétés modernes. Aujourd’hui, même l’éducation n’a plus pour but la transmission du savoir mais de préparer les hommes à leur futur travail. Cette quête infinie de richesse, caractéristique des sociétés égalitaires selon Tocqueville, a donc érigé le travail et son corollaire la consommation en but ultime de toute société. Dans une époque où selon Rathenau « notre destin aujourd’hui n’est plus dans la politique mais dans l’économie », ne plus travailler revient à être exclu de toute société, voir à être un fardeau pesant sur la « sainte » croissance. Le travail devient le principal facteur de lien social, ce que Durkheim appelle la « division sociale du travail ». De plus, de nos jours, les hommes ne considèrent leur place dans la société qu’à travers leur travail. Contrairement aux sociétés d’ancien régime où le rang était attribué en fonction du prestige du patronyme familiale, les sociétés actuelles tendent à établir une hiérarchie sociale en fonction du poste de travail occupé. Ainsi, contrairement aux époques préindustrielles qui voient le travail comme une nécessité imposée, l’époque actuelle considère le travail comme l’activité la plus valorisante de la « vita activa » (action) humaine.

La dernière caractéristique des temps modernes est que tout phénomène est ramené à un problème économique.

Carl Schmitt, Jurist, D 1932

Dans La notion de politique Carl Schmitt montrait que chaque époque historique est dominée par un centre dominant dans lequel les hommes trouvent un espace de neutralité politique.Ainsi, l’Etat rationnel a succédé à l’âge théologique puis suite aux conflits Napoléoniens l’âge de l’économie a succédé à la domination de l’Etat. L’économie est dès lors devenue cette sphère de neutralité recherchée constamment par les hommes. Comme le résumait Benjamin Constant : « nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre doit nécessairement la précéder ». De manière éclairante, Schmitt insiste sur le fait que toute société relègue au second rang les problèmes n’ayant pas attrait au centre dominant. Ces problèmes seront résolus dès lors que les défauts du centre dominant seront corrigés. Ainsi, aujourd’hui, nous entendons partout que si l’économie française se portait bien alors le Front National serait inexistant en oubliant totalement que c’est davantage l’insécurité culturelle qui nourrit le vote FN. De même, pour expliquer l’islamisme radical on en revient aux inégalités économiques. Jean Birnbaun dans Un silence religieux  montrait que la gauche française est incapable de comprendre le fait religieux étant conditionnée par la célèbre citation de Marx : « l’infrastructure économique détermine la superstructure juridique, politique et social ». En quelque sorte, selon eux, « pour vaincre le djihadisme, faites-payer les riches ». Tout est ramené à une explication économique comme si la croissance pouvait par miracle régler tous les problèmes. C’est pourquoi les économistes sont devenus les nouveaux oracles détenant la vérité universelle imposant leur vision étriquée du monde. De même, l’entrepreneur est devenu le nouvel héros national donnant des leçons aux politiques. D’ailleurs, la critique apportée aux hommes politiques est symptomatique du triomphe de l’économie. En effet, on entend souvent dire que les hommes politiques ne connaissent pas le monde de l’entreprise. Un homme politique serait donc réduit au rang de technicien ou de simple gestionnaire d’administration. Comme si le général De Gaulle ou Vladimir Poutine avait eu besoin de faire un stage en entreprise pour gouverner leur pays. Tout est réduit à l’économie, même l’Etat qui devient une entreprise comme une autre.

Les temps modernes sont caractérisés par un poids croissant de l’économie. La marchandisation du monde, la valorisation extrême du travail et la société de consommation ont achevé d’en faire « l’infrastructure de toute l’activité de l’esprit » (Carl Schmitt) dans les sociétés occidentales.

 

L’économie comme phénomène structurant de la vie d’une société est un fait relativement récent au regard de l’histoire. Ni les grecs, ni les hommes du moyen-âge n’envisageaient l’économie comme un élément essentiel de la collectivité. La révolution industrielle en permettant l’accumulation infinie de richesse et l’avènement du libéralisme a sorti l’économie de l’obscurité pour en faire la principale préoccupation publique de nos jours. La marchandisation du monde et l’émancipation du travail ne sont que les symptômes de cette domination. Aujourd’hui, tout semble économique et pourtant les événements actuels (terrorisme islamique, tensions géopolitiques) rappellent que l’économie n’est pas l’Alpha et l’Omega de la condition humaine. Dorénavant, il faudrait se demander si le triomphe de l’économie n’est-il pas sur le point de s’achever pour laisser la place à un autre centre dominant. En d’autres termes, la suprématie de l’économie est-elle révolue ?