L’économie est partout. Que ce soit avec la loi travail, le taux de chômage ou encore la vente de sous-marins à l’Australie, l’actualité est constellée d’information d’ordre économique. L’homme moderne devient de plus en plus un « homo oeconomicus » obnubilé par les gains financiers et par l’amélioration de sa condition matérielle. La société, quant à elle, est à la recherche continue de la croissance économique, nouveau « saint Graal » des modernes. L’économie est devenue l’Alpha et l’Omega des sociétés. C’est cela que je nomme le triomphe de l’économie.
Comment l’économie est-elle devenue la condition suprême de la vie humaine ?
Cette étude portera sur l’acheminement historique de la suprématie de l’économie. Je m’intéresserai dans un premier temps aux sociétés préindustrielles pour montrer que cette suprématie est relativement récente. Puis je montrerai les origines de celle-ci avant de conclure sur les caractéristiques de ce triomphe de l’économie.
La place de l’économie dans les sociétés préindustrielles : l’économie enchaînée
L’économie, si on la conçoit comme l’ensemble des activités humaines relatives à la production et à la consommation de biens, fait partie de la condition même de l’homme dès lors que l’espèce humaine s’est regroupée en communauté. L’homme, dans le but d’assurer sa propre existence, a toujours eu besoin de produire des objets et s’il est dans l’incapacité de le faire d’acquérir ces mêmes objets par le biais de l’échange. En quelque sorte, l’économie est consubstantielle à la vie humaine. De Babylone aux royaumes hébraïques en passant par l’empire médo-perse, les historiens ont pu trouver des traces d’échanges marchands.
Mais c’est à partir des grecs qu’une ébauche de pensée économique apparaît. Le terme d’économie (oikonomía) a d’ailleurs été inventé par les grecs et n’existait pas dans les civilisations antérieures. Les cités grecques ont connu une période économique prospère. Elles exportaient du vin, de la céramique et de l’huile d’olive et en contrepartie importaient des esclaves et surtout du blé provenant de Cyrénaïque, d’Egypte ou d’Italie. Le port du Pirée, fondé par Thémistocle, était la plaque tournante du commerce en Méditerranée. C’est dans cette période d’essor du commerce qu’Aristote fut le premier penseur de l’humanité à traiter d’économie. Dans Ethique à Nicomaque, il critique ainsi le prêt à intérêt, ce qu’il nomme « Chrématistique », qu’il considère comme source de désordre dans la cité. Il est également le premier à montrer le rôle de la monnaie comme facteur de relations sociales entre les hommes (Philia). Pourtant, la pensée économique d’Aristote s’arrête là au point que Shumpeter dit « L’œuvre d’Aristote est … passable, prosaïque et quelque peu médiocre. » Ce qu’il faut souligner c’est que l’économiste autrichien exprime un mode de pensée typiquement moderne en faisant de l’économie une entité autonome et structurante dans la vie humaine. Or, Aristote et les grecs concevaient l’économie comme relevant de la sphère privée et familiale. Elle n’était en aucun cas une préoccupation collective. Le terme même d’économie signifie l’administration (Nomos) du foyer (Oikos) entendu comme relevant du domaine privé. Comme disait Arendt dans Condition de l’homme moderne « tout ce qui était économique, tout ce qui concernait la vie de l’individu et de l’espèce, était par définition non politique, affaire de famille ». Par conséquent, la notion de rentabilité, de gain financier est absente dans les considérations des contemporains d’Homère et de Socrate justement car elle renvoie à l’économie qui est proprement exclue du champ de la Polis (le domaine public).
Durant la période chrétienne également, même si nous pouvons trouver la trace d’échanges marchands l’économie n’est pas une préoccupation publique. L’ère chrétienne commence avec la conversion de l’empereur romain Constantin au Christianisme en 312 et s’achève aux guerres de religion à la Renaissance. Contrairement aux idées reçues, ce « long moyen-âge » est une période d’essor du commerce facilitée par le développement de cité-état prospérant grâce aux échanges comme Gènes ou Venise et l’invention décisive de la lettre de change. Les grandes foires comme en Champagne sont des lieux où se rencontrent des commerçants de l’Europe entière pour vendre leurs produits. Néanmoins, cette sphère marchande est strictement subordonnée aux considérations religieuses. Considérée comme l’âge d’or de la théologie, cette période voit le gain marchand circonscrit à une tranche infime de la population (Bourgeois, Juifs) dans un espace géographique très restreint. Pour le reste de la population en revanche, la situation économique se résume à cette citation du médiéviste Jacques Le Goff pour qui « l’économie de l’Occident médiéval a pour but la subsistance des hommes. Elle ne va pas au-delà ». Le grand penseur de cette époque St Thomas D’Aquin a d’ailleurs théorisé ce cloisonnement de l’économie. Dans De Regno, reprenant la critique d’Aristote, D’Aquin fustige la chrématistique, cet « échange de l’argent contre de l’argent ». Elle consiste dans le prêt à intérêt qui conduit selon lui à l’autonomie de l’argent. Il ne critique pas l’échange marchand, s’il consiste à acquérir les « choses nécessaires à la vie », mais l’accumulation infinie de richesse, ce que Marx appellera plus tard « le fétichisme marchand ». En détournant l’homme de la quête spirituelle au profit d’une recherche absolue de richesses matérielles, la chrématistique engendre la ruine de toute transcendance, de toute idée d’un principe dépassant l’homme (Dieu par exemple). En cela, la pensée de D’Aquin est particulièrement moderne. En quelque sorte, St Thomas traduit sous forme théologique le passage de l’évangile de Jean qui voit Jésus chasser les marchands du temple et dit « Ôtez cela d’ici ! C’est la maison de mon Père. N’en faites pas une maison de commerce ». L’économie, représentée par la « maison de commerce » ne doit pas être l’Alpha et l’Omega de la vie humaine. Dans la pensée du Moyen-Age, elle n’est considérée que comme un moyen pour assurer le processus vital et en aucun cas comme un moyen d’acquérir un gain financier détournant l’homme de son bien le plus précieux, sa foi en l’avènement du royaume de dieu. En enchaînant l’économie dans des principes moraux, le Christianisme a retardé considérablement son accession en tant que principale préoccupation des hommes.
Dans les sociétés préindustrielles, par conséquent, la recherche du gain financier et de la croissance de l’économie n’a jamais été une priorité publique. L’économie est pour ainsi dire complètement enchaînée dans un carcan politique et religieux.
La révolution industrielle et ses conséquences : l’économie libérée
A partir du 18ème siècle se produit un tournant historique radical qui voit l’Occident passait d’un monde de pénurie à un monde d’abondance. L’économie, autrefois confinée dans des considérations purement privées ou morales, sort de la pénombre pour apparaître comme la matrice fondamentale des nouvelles sociétés occidentales. Cette « révolution industrielle » a non seulement bouleversé le rapport de la société avec l’économie mais elle a aussi modifié considérablement son mode d’organisation politique.
Il convient tout d’abord de décrire précisément cette « révolution industrielle » si l’on veut comprendre l’importance de cet événement sur le cours historique de l’Occident. Le premier point à souligner est la relative absence de consensus chez les historiens et les économistes quant aux origines de la société industrielle. Tous néanmoins s’accordent sur le fait que comme Marx l’a montré « l’accumulation primitive du capital» a joué un rôle clé pour amorcer le processus. Cette accumulation proviendrait d’un ensemble de facteurs qui mit ensemble ont permis l’avènement d’une « classe capitaliste » selon Marx, « d’entrepreneurs » selon Schumpeter. Trois grands facteurs d’accumulation peuvent être discernés. Le premier concerne le commerce international. En effet, fort de la découverte de l’Amérique et de l’amélioration des outils de navigation, une classe de marchands va se constituer accumulant par le biais du commerce suffisamment de capitaux pour le réinvestir dans l’industrie. Le deuxième facteur renvoie à l’amélioration continue de l’outillage et des techniques, ce que Schumpeter appelle le « progrès technique ». L’invention de la machine à vapeur par Watt ou encore la création du métier à tisser hydraulique par Awkright à la fin du 18ème siècle ont entraîné une hausse de la productivité et donc de la rentabilité provoquant en retour une véritable accumulation capitalistique. Plus tard, l’électricité et le chemin de fer créeront les conditions de la seconde révolution industrielle. Ces inventions initiales ont un effet d’auto- entrainement. Les innovations radicales étant, en effet, immédiatement suivi d’innovations dites « incrémentales » qui ne font qu’améliorer l’innovation première. Ce « système technique » que Bertrand Gilles avait si bien décrit, crée alors un effet d’entrainement sur les gains de productivité assurant ainsi le développement de la croissance. Enfin et il s’agit à mes yeux de l’explication la plus importante, les bouleversements religieux en Europe ont facilité l’accumulation de richesse. Max Weber dans Ethique du protestantisme et l’esprit du capitalisme analyse la transformation des structures de pensée induite par la réforme protestante. Plutôt que Luther, il voit en Jean Calvin le personnage fondamental permettant l’avènement de « l’esprit du capitalisme ». Comme le disait Gothein, « la diaspora calviniste est la pépinière de l’économie capitaliste ». Etant convaincu de la prédestination des hommes, Calvin considère la richesse comme une forme de grâce divine accordée aux hommes. La richesse est juste dès lors qu’elle n’est pas un affront pour les plus démunis. Même le prêt à intérêt, considéré comme anti-chrétien par St Thomas D’Aquin, ne détourne pas de Dieu selon lui : « Nous voyons qu’il peut quelque fois advenir, que celui qui prendra intérêt ne sera pas pourtant à condamner immédiatement, pour autant qu’il ne fait rien qui soit contraire à la loi de dieu ». Par conséquent, le développement du protestantisme en Europe a libéré l’économie d’une grande partie de ces contraintes morales. Le cas des Etats-Unis, grande nation protestante, est emblématique d’un pays conjuguant à la fois une quête effrénée de richesse et un puritanisme religieux. Néanmoins, c’est davantage la sécularisation des sociétés engagée dès l’apparition des Etats souverains au 16ème siècle. Cette sécularisation, d’abord en distinguant clairement le pouvoir temporel et spirituel puis en affaiblissant considérablement l’emprise de la religion sur les sociétés, a permis à l’économie de se libérer de ses carcans moraux laissant le champ à une accumulation infinie de richesse. La « révolution industrielle » a par conséquent fait naître une société d’abondance mue par la quête du gain financier. L’économie, étant le support permettant ce gain, devient dès lors la principale préoccupation publique.
La révolution industrielle n’a pas seulement fait entrer l’économie dans le domaine public, elle a conduit également à transformer la société en « société de marché » où l’économie s’est « désencastrée » des relations sociales et du contrôle politique. C’est la thèse majeure apportée par Karl Polanyi dans son maître ouvrage La grande transformation. Dans ce livre, Polanyi offre une analyse éclairante nous permettant de comprendre l’emprise moderne que l’économie peut avoir dans les sociétés occidentales. Pour l’auteur austro-hongrois, le triomphe de l’économie survient dès lors que la logique marchande, vue comme le mécanisme de l’offre et de la demande, s’impose à la terre, le travail et la monnaie devenant par voie de conséquences des marchandises comme les autres. Polanyi les appelle des « marchandises fictives ». La terre, tout d’abord, a connu sa marchandisation en Angleterre au 17ème et 18ème siècle. Les grands propriétaires (landlords) décident de fermer leurs champs aux glaneurs et aux paysans. Ce système dit des « enclosures » entraîne l’émergence d’actes de propriété rendant possible la création d’un marché de la propriété. La seconde marchandise fictive est le travail ou « la force de travail » comme disait Marx. Polanyi faisait remonter la marchandisation du travail à la suppression des Poor Laws au 17ème siècle. Autrefois cantonnées dans des Workhouses (maisons de travail), les populations les plus démunis d’Angleterre sont dès lors tenues de louer leur force de travail pour gagner leur vie. Cette « armée de réserve industrielle » (Marx) échange donc du travail contre un salaire ce qui fait du travail une marchandise comme une autre. Enfin, la monnaie se marchandise dès la création de la banque d’Angleterre en 1694. En effet, la monnaie peut dès lors voir sa valeur fluctuée selon le mécanisme de l’Offre et de la Demande. Le système actuel de « changes flottants » mis en œuvre suite aux accords de la Jamaïque de 1976 représente le paroxysme de cette marchandisation monétaire. La Pax Britannica va par la suite imposer ce modèle à l’ensemble de l’Europe occidentale au 19ème siècle. Par conséquent, une fois que le travail, la terre et la monnaie sont marchandisés, plus rien ne fait obstacle au « désencastrement » de l’économie des relations sociales. C’est ainsi que se déroule ce tournant majeur de l’histoire que résume Polanyi « ce n’est plus l’économie qui est encastrée dans la société, mais la société qui se retrouve encastrée dans sa propre économie ». L’économie devient alors un processus autonome qui structure l’ensemble de la société.
Enfin, la révolution industrielle a entraîné l’hégémonie d’un courant de pensée apparu au siècle des Lumières : le libéralisme. Il repose sur l’idée que l’Etat ne doit intervenir que pour protéger les « droits naturels » de l’individu. Au niveau économique, l’Etat se doit de rester neutre et de garantir les droits commerciaux et individuels. C’est Adam Smith dans La richesse des nations qui le premier théorise une économie autorégulatrice en inventant la notion de « main invisible du marché ». De ce fait, il est le premier vrai penseur à percevoir l’émancipation de l’économie mais il en conclu que c’est un fait universel et non historique. Comme le montre Polanyi, l’erreur originel du libéralisme a été de confondre l’économie de marché, « désencastrée » de la société, avec « l’économie substantive » soumise aux déterminismes sociaux-culturel et ainsi d’ériger en universel un phénomène historique. Cette intuition Smithienne sera reprise par les économistes néo-classiques dont notamment Carl Menger, Léon Walras ou Alfred Marshall à la fin du 19ème siècle. Selon eux, le marché conduit automatiquement à « l’équilibre général » entre l’offre et la demande. Tout déséquilibre proviendrait d’une intervention extérieure de l’Etat. Or, en érigeant leurs théories en science naturelle, ils ont conceptualisé le fait que l’économie possède des lois universelles, la fameuse « loi du marché », applicables à toute période et à toute société. Les individus ne sont plus que de simples producteurs ou consommateurs mus par le gain financier. Ce libéralisme, dominant en Occident à partir du 19ème siècle, est aujourd’hui triomphant. La révolution libérale des années 70 a permis l’hégémonie totale des Chicago boys au sein des élites occidentales et toutes les institutions financières mondiales. Cette révolution fait suite à l’échec du keynésianisme incapable de surmonter la crise inhérente du système fordiste. Il n’a depuis la chute du Mur de Berlin et la mort du communisme plus aucun adversaire idéologique à sa hauteur. Son hégémonie est devenue absolue chez les économistes. Dans ce cadre, le libéralisme consacre une vision purement économique du monde.
La révolution industrielle a bouleversé la perception du rôle de l’économie. En faisant de la croissance économique l’objectif de toute société et en réduisant l’individu en un simple « agent » économique, elle a rendu possible l’avènement de l’économie comme fait structurant de la société.
La place de l’économie dans les temps modernes : l’économie triomphante
Depuis la révolution industrielle, l’économie joue un rôle central dans la vie quotidienne. Les temps modernes consacrent cette place prépondérante de l’économie par le biais de 3 facteurs : la marchandisation du monde, la valorisation du travail et la réduction de tout phénomène au prisme économique.
La victoire idéologique du libéralisme permet l’extension du marché et par ce biais donne à l’économie une place prépondérante, unique en regard de l’histoire, dans les préoccupations de l’homme. En effet, le processus de marchandisation du monde consiste à imposer une logique économique, qui est fondamentalement celle de la recherche du gain financier, à la fois à l’ensemble des domaines de la vie humaine (processus interne) et à l’ensemble des pays (processus externe). Le processus interne de marchandisation, c’est-à-dire la soumission au mécanisme de l’offre et la demande, loin de se limiter à la terre, au travail et à la monnaie chez Polanyi s’étend de manière inexorable à l’ensemble des considérations humaines. Péguy, au début du XXème siècle sentait déjà le danger de cette extension de la sphère marchande : « tout l’avilissement du monde moderne consiste au fait d’avoir rendu négociable ce qui ne l’était pas avant ». Ainsi, aujourd’hui, il existe même un marché des droits à polluer en Europe. Christopher Lasch dans culture de masse ou culture populaire ? analyse ce phénomène dans le domaine de la culture. Autrefois réservée à une élite, en se démocratisant elle devient un simple objet de consommation et de divertissement. De même dans le domaine de l’art, la condition esthétique du beau et du laid est remplacée par la condition économique du rentable et du non-rentable. Ainsi, « loin d’assister à la démocratisation de la culture, il semble que nous soyons les témoins de son assimilation totale aux exigences du marché ». Il existe désormais « un marché de l’art » ou l’œuvre est jugée bonne dès lors qu’elle a atteint un certain degré de rentabilité. Cette marchandisation, Lasch l’explique par la délégitimation du « surmoi » freudien. Le « surmoi » étant le domaine de la conscience qui pose les interdits au désir, qui le réprime et qui est transmis par l’autorité patriarcale, religieuse ou morale. La libération des mœurs engagée dans les années 60, les « radical sixties », sous le slogan « il est interdit d’interdire » a liquidé toute autorité susceptible de freiner le désir de l’homme. Le marché s’est engouffré dans la brèche en répondant à ce désir par la consommation constante de biens. Lasch ajoute que l’extension des droits individuels favorise la marchandisation. L’exemple de la GPA (gestation pour autrui) est à cet égard frappant. C’est au nom du droit à avoir un enfant que les pro-GPA, essentiellement des hommes de gauche, trouvent une justification à accepter que des femmes utilisent leur corps comme marchandise. Comme disait J-C Michéa : « la droite vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre et la gauche combat le marché tout en se prosternant avec enthousiasme devant la culture qu’il engendre ». Faisant quasiment consensus au sein des élites politiques, la marchandisation fait rentrer la condition économique de la rentabilité dans des sphères qui lui était jusqu’ici inconnue comme la culture, les arts voir le propre corps humain.
L’autre processus à l’œuvre est l’expansion à l’ensemble du globe de l’économie de marché, ce qu’on appelle la mondialisation. Dès le 19ème siècle, on peut trouver la trace d’une première mondialisation selon Suzanne Berger. Facilitée par des moyens de transport plus rapide et fiables comme le bateau à vapeur ou le chemin de fer, légitimée par les Etats occidentaux à travers la colonisation, l’extension du marché a conduit à une multiplication par 9 des échanges mondiaux de 1800 à 1914. C’est l’époque également de la finance internationale et des grandes banques comme le Crédit Lyonnais plaçant des capitaux aux quatre coins du globe. La mondialisation connaîtra un reflux considérable à partir de 1914 sous l’effet des conflits mondiaux et de la crise de 1929. Dès lors que la régulation keynésienne s’essouffle dans les années 70, l’extension du marché mondial redevient une réalité économique. Trois phénomènes vont expliquer cette reprise du commerce international. Dans un premier temps, le développement du porte-conteneurs et des nouvelles technologies de l’information (NTIC) a permis une forte baisse des coûts de transport et une circulation plus rapide de l’information. Dans un second temps, les élites occidentales adoptent le libéralisme de Ricardo considérant tout échange entre pays comme un facteur de richesse par la spécialisation des économies dans le secteur le plus productif, c’est-à-dire celui qui a un avantage comparatif par rapport aux autres secteurs. Forts de cette théorie, les gouvernements Reagan et Thatcher vont contribuer à la déréglementation des échanges et à abaisser les tarifs douaniers. Enfin, l’échec du développement autocentré dit d’industrialisation par substitution aux importations, théorisé par Raoul Prebish et Hans Singer, a fait entrer de gré, dans le cas de la Chine et de l’Inde, ou de force, sous l’effet du « consensus de Washington », la quasi-totalité de la planète dans la mondialisation marchande. L’expansion mondiale du marché permet une autonomisation de l’économie vis-à-vis de l’Etat. La finance représente la quintessence de ce détachement de l’économie de la sphère politique. Du fait de la libre circulation des capitaux, les Etats sont impuissants à établir une véritable régulation sous peine de voir le capital migré dans des pays plus accueillants en termes de fiscalité et de régulation. Peter Sloderdijk en saisissait le sens avec cette formule éclairante « le fait central des Temps modernes n’est pas que la terre tourne autour du soleil, mais que l’argent court autour de la terre ». La crise de 2008 a mis en exergue le rôle du « shadow banking system » qui par le biais des paradis fiscaux échappe à toute régulation étatique. De plus, la logique financière est une logique purement spéculative faisant de « l’argent contre de l’argent ». Qu’importe la morale ou l’Etat, seul le gain financier compte. En quelque sorte, il s’agit de la deuxième mort de St Thomas D’Aquin.
Le deuxième signe du triomphe de l’économie, de son ascension au rang d’instance la plus fondamentale de la vie humaine, provient sans nul doute de l’importance du cycle travail-consommation dans les sociétés modernes. Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne avait remarquablement décrit ce processus. Selon la philosophe allemande, le travail et la consommation participe du même processus visant à assurer les conditions de l‘existence de l’homme. Pour reprendre la formule de Marx, le « travail est le métabolisme de l’homme avec la nature ». Dans son processus vital, l’homme a besoin de consommer ce qu’il a au préalable produit. Ainsi, nous rentrons dans un processus infini qui voit le travail de l’homme automatiquement détruit, consommé ce qui pousse les hommes à travailler de nouveau et ainsi de suite. La croissance économique représente ce cycle de production-consommation, d’offre-demande. D’ailleurs, les économistes sont d’accord sur ce fait, leur seul point de désaccord provient du choix entre une politique plus favorable à la production (libéraux) ou à la consommation (keynésien). Le travail comme condition de la production est donc un pilier de toute croissance économique. Cependant, la perception du travail a considérablement évolué au fil de l’histoire. Pour les grecs, le travail était méprisé car il renvoyait l’homme à sa condition d’animal étant soumis aux nécessités du processus vital (animal laborans). Le christianisme a modifié cette perception en transformant le travail en une punition imposée par Dieu à Adam et Eve suite au péché originel. Luther parle d’ailleurs du Beruf, c’est-à-dire le travail comme « obligation morale » imposée à tous les chrétiens. C’est à partir de la révolution industrielle et de l’accumulation infinie de richesse qui s’en est suivie que le travail est devenu l’activité la plus considérée dans la société moderne. En effet, comme le soulignait Arendt, « le travail seul, par son inhérente fertilité, a des chances de faire naître l’abondance ». Adam Smith ajoutait que « le travail est la source de toute richesse », c’est ce qu’on appellera plus tard « la valeur travail ». Le travail, autrefois relégué à la sphère privée, devient une préoccupation publique comme en témoigne l’importance fondamentale qu’a prise la question du chômage dans les sociétés modernes. Aujourd’hui, même l’éducation n’a plus pour but la transmission du savoir mais de préparer les hommes à leur futur travail. Cette quête infinie de richesse, caractéristique des sociétés égalitaires selon Tocqueville, a donc érigé le travail et son corollaire la consommation en but ultime de toute société. Dans une époque où selon Rathenau « notre destin aujourd’hui n’est plus dans la politique mais dans l’économie », ne plus travailler revient à être exclu de toute société, voir à être un fardeau pesant sur la « sainte » croissance. Le travail devient le principal facteur de lien social, ce que Durkheim appelle la « division sociale du travail ». De plus, de nos jours, les hommes ne considèrent leur place dans la société qu’à travers leur travail. Contrairement aux sociétés d’ancien régime où le rang était attribué en fonction du prestige du patronyme familiale, les sociétés actuelles tendent à établir une hiérarchie sociale en fonction du poste de travail occupé. Ainsi, contrairement aux époques préindustrielles qui voient le travail comme une nécessité imposée, l’époque actuelle considère le travail comme l’activité la plus valorisante de la « vita activa » (action) humaine.
La dernière caractéristique des temps modernes est que tout phénomène est ramené à un problème économique.
Dans La notion de politique Carl Schmitt montrait que chaque époque historique est dominée par un centre dominant dans lequel les hommes trouvent un espace de neutralité politique.Ainsi, l’Etat rationnel a succédé à l’âge théologique puis suite aux conflits Napoléoniens l’âge de l’économie a succédé à la domination de l’Etat. L’économie est dès lors devenue cette sphère de neutralité recherchée constamment par les hommes. Comme le résumait Benjamin Constant : « nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre doit nécessairement la précéder ». De manière éclairante, Schmitt insiste sur le fait que toute société relègue au second rang les problèmes n’ayant pas attrait au centre dominant. Ces problèmes seront résolus dès lors que les défauts du centre dominant seront corrigés. Ainsi, aujourd’hui, nous entendons partout que si l’économie française se portait bien alors le Front National serait inexistant en oubliant totalement que c’est davantage l’insécurité culturelle qui nourrit le vote FN. De même, pour expliquer l’islamisme radical on en revient aux inégalités économiques. Jean Birnbaun dans Un silence religieux montrait que la gauche française est incapable de comprendre le fait religieux étant conditionnée par la célèbre citation de Marx : « l’infrastructure économique détermine la superstructure juridique, politique et social ». En quelque sorte, selon eux, « pour vaincre le djihadisme, faites-payer les riches ». Tout est ramené à une explication économique comme si la croissance pouvait par miracle régler tous les problèmes. C’est pourquoi les économistes sont devenus les nouveaux oracles détenant la vérité universelle imposant leur vision étriquée du monde. De même, l’entrepreneur est devenu le nouvel héros national donnant des leçons aux politiques. D’ailleurs, la critique apportée aux hommes politiques est symptomatique du triomphe de l’économie. En effet, on entend souvent dire que les hommes politiques ne connaissent pas le monde de l’entreprise. Un homme politique serait donc réduit au rang de technicien ou de simple gestionnaire d’administration. Comme si le général De Gaulle ou Vladimir Poutine avait eu besoin de faire un stage en entreprise pour gouverner leur pays. Tout est réduit à l’économie, même l’Etat qui devient une entreprise comme une autre.
Les temps modernes sont caractérisés par un poids croissant de l’économie. La marchandisation du monde, la valorisation extrême du travail et la société de consommation ont achevé d’en faire « l’infrastructure de toute l’activité de l’esprit » (Carl Schmitt) dans les sociétés occidentales.
L’économie comme phénomène structurant de la vie d’une société est un fait relativement récent au regard de l’histoire. Ni les grecs, ni les hommes du moyen-âge n’envisageaient l’économie comme un élément essentiel de la collectivité. La révolution industrielle en permettant l’accumulation infinie de richesse et l’avènement du libéralisme a sorti l’économie de l’obscurité pour en faire la principale préoccupation publique de nos jours. La marchandisation du monde et l’émancipation du travail ne sont que les symptômes de cette domination. Aujourd’hui, tout semble économique et pourtant les événements actuels (terrorisme islamique, tensions géopolitiques) rappellent que l’économie n’est pas l’Alpha et l’Omega de la condition humaine. Dorénavant, il faudrait se demander si le triomphe de l’économie n’est-il pas sur le point de s’achever pour laisser la place à un autre centre dominant. En d’autres termes, la suprématie de l’économie est-elle révolue ?