28 juillet 1914 : Les vrais raisons de l’embrasement

28 juillet 1914 : Les vrais raisons de l’embrasement

Ce fut il y a maintenant 103 ans, presque jour pour jour, que débuta la première guerre mondiale. Connue pour ses grandes batailles, de la Marne à Verdun, cette guerre fut largement obscurcie par le conflit de 39-45 nettement plus meurtrier en termes de victimes. Pourtant, la guerre de 14-18 fut incontestablement un tournant dans l’histoire du continent européen ne serait-ce qu’en préfigurant les expériences totalitaires soviétiques puis nazies. Or, en plus d’interroger notre passé, le conflit ne cesse de nous questionner quant à notre présent. Régulièrement utilisée par les européistes afin de justifier le passage à une Europe post-nationale, la première guerre mondiale souffre bien souvent de ce que Raymond Aron nommait « l’illusion rétrospective de la fatalité ». Les europhiles ont ainsi accusé la nation d’être responsable du conflit, les marxistes ont fait de même avec les capitalistes. Il n’existe rien de plus politique que l’histoire.

C’est donc contre cette réécriture de l’histoire à des fins politiques auxquelles il convient de s’insurger. Rechercher les vraies causes de ce conflit revient par conséquent à réparer quelques injustices.

Quelles sont donc les causes du premier conflit mondial ? Sur quels ressorts reposent l’embrasement du continent européen ?

 

I) L’embrasement

Le premier conflit mondial débute véritablement à Sarajevo, en Bosnie, le 28 juin 1914, date à laquelle le serbe Gavrilo Princip assassine l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie. Peu après, l’empire austro-hongrois adresse un ultimatum à la Serbie pour lui laisser toute latitude quant à l’enquête. Le 25 juillet, Belgrade accepte 8 des 10 points de l’ultimatum mais refuse les clauses liées à sa souveraineté. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie de l’empereur François-Joseph déclare la guerre à la Serbie. La Russie, protectrice des peuples slaves, décide alors de mobiliser. Le 1er Août, l’allié de l’Autriche, le second Reich allemand, déclare la guerre à la Russie, le 3 à la France. Le 4 Août, l’Allemagne viole la neutralité belge, garantie par traité depuis 1836, ce qui conduit l’Angleterre à lui déclarer la guerre.

La guerre s’est donc propagée à une vitesse inouïe. En un mois à peine, les principales puissances du continent se retrouvaient pris dans l’étau d’un conflit commencé dans les Balkans. C’est d’ailleurs la rapidité avec laquelle l’Europe s’est embrasée qui interpelle le citoyen d’aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ? Comment le feu a-t-il pu s’embraser si vite ?

 

II) Les fausses explications

Les origines de la première guerre mondiale sont pour le moins obscures et font l’objet d’un débat passionné entre les historiens. Un certain nombre de théories cultivées de nos jours me paraissent pourtant fausses ou en tout cas très loin de la réalité.

La première consiste à accuser les Etats-Nations du déclenchement de la guerre. Cette théorie est justifiée par le fait que les soldats allaient à la guerre « la fleur au fusil » étant imprégnés de culture patriotique. Mais cette vision, si elle peut nous permettre de comprendre comment et pourquoi autant de soldats se sont sacrifiés sur les champs de bataille de la Marne et de la Somme, ne nous permet pas de comprendre les origines proprement dites de la guerre. L’Europe d’ailleurs était loin d’être un continent d’Etat-Nations puisque la Russie, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie étaient des empires sans compter le fait que la France et l’Angleterre étaient certes des nations mais des nations imprégnées d’une culture impériale très forte comme le montrent leurs empires coloniaux. De fait, c’est l’impérialisme et non la nation qui est à l’origine de la guerre. D’ailleurs, les peuples européens ne voulaient pas la guerre. Certes, une fois que celle-ci fut déclarée, les peuples ont montré un grand enthousiasme patriotique mais avant ces déclarations d’hostilité ils n’éprouvaient au contraire aucune passion guerrière. Au moment même où « l’âge d’or de la sécurité » de Stefan Zweig s’achevait, les français par exemple étaient davantage occupés par le tour de France et l’affaire rocambolesque de Henriette Caillaux assassinant le directeur du Figaro Gaston Calmette. Dire donc que les nations sont responsables de la guerre, c’est confondre le nationalisme, qui est de nature défensive, avec l’impérialisme, qui vise lui l’extension par la guerre. En réalité, mettre au banc des accusés les Etats-nations est une manœuvre visant à légitimer le passage à une Europe post-nationale.

La seconde théorie régulièrement mise en avant jusqu’à la chute de l’URSS fut la thèse de la responsabilité du capitalisme dans le déclenchement de la guerre. Elle fut soutenue par des auteurs marxistes comme Lénine dans son Impérialisme, stade suprême du capitalisme ou encore Rosa Luxembourg. Jaurès disait que « le capitalisme porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage ». Cette thèse s’appuie sur les contradictions du capitalisme mises en lumière par Marx dans Le Capital. En effet, selon ce dernier, le capitalisme est voué à disparaître du fait de la baisse tendancielle des taux de profits. Pour retarder cette échéance, seule la possession de nouveaux marchés est efficace. Ainsi, les puissances capitalistes se font la guerre pour des raisons essentiellement liées au contrôle de nouveaux débouchés pour la production. Or, cette thèse, en plus d’être trop dépendante des facteurs économiques, ne saurait répondre à la situation de l’été 1914. En effet, les années d’avant-guerre sont marquées par ce que Suzanne Berger* appelle « la première mondialisation ». Le monde connaît alors une ouverture commerciale sans précédente. Même en Allemagne, longtemps protégée par des barrières douanières préconisées par l’économiste Friedrich List, le marché intérieur connaissait une ouverture inédite dans son histoire. Ce n’est donc pas pour des raisons économiques que la guerre a eu lieu mais bien pour des raisons politiques. Nous y reviendrons.

Enfin, la dernière théorie repose sur l’idée que ce sont les systèmes d’alliance mis en œuvre avant 1914 qui furent à l’origine du conflit. Ainsi, l’Allemagne s’allie avec l’Autriche-Hongrie en 1879. Cette « duplice » sera ensuite étendue à l’Italie en 1882. De l’autre côté, la France conclut un pacte avec la Russie des Tsars en 1893 puis avec la Grande Bretagne en 1904 (Entente Cordiale). Or, cette thèse me paraît fortement exagérée. Rien ne nous permet en effet de conclure dans le sens de la responsabilité du système d’alliance. Au contraire, d’une part, ce système permet une forme d’équilibre des puissances et donc une forme de dissuasion entre les puissances européennes. D’autre part, ces systèmes d’alliance étaient beaucoup plus flexibles qu’on ne le croie maintenant. Pour preuve, la Grande Bretagne, membre pourtant de la « triple Entente » avec la France et la Russie, ne rentre dans la guerre qu’une fois que l’Allemagne impériale viole la neutralité belge et non pas après que cette même Allemagne ait déclaré la guerre à la France (3 Aout) et à la Russie (1er Aout). De même, du côté de la « triple alliance », l’Italie refuse de soutenir ses alliés allemands et autrichiens à l’été 1914. Pire, elle rentrera en guerre aux côtés des pays de l’Entente contre l’Autriche-Hongrie un an plus tard. Les systèmes d’alliance n’obligeaient donc absolument pas les pays européens à se faire la guerre.

Ce ne sont par conséquent ni les nations, ni le capitalisme et encore moins les systèmes d’alliance qui furent à l’origine de la première guerre mondiale. On peut même ajouter que l’extrême sauvagerie de cette guerre ne fut pas dû à l’intensité idéologique des partis prenantes comme lors de la seconde guerre mondiale, ni même aux haines que chaque camp portait à l’autre, mais à cet « orage d’acier » décrit par Ernst Jünger, à savoir la puissance absolue de l’armement rendue possible par le progrès technique. Or, à mon sens, on ne peut comprendre l’usage insensé de cette puissance de feu que si l’on prend en compte la course pour l’hégémonie. Car après tout la première guerre mondiale fut une guerre pour l’Hégémon, à savoir une guerre pour la suprématie du monde.

 

III) Les vraies causes de la guerre

Dans un précédent article, j’avais montré que cette quête de l’Hégémon ou de la suprématie traversait l’histoire des hommes. En 1914, cette question refait surface de la manière la plus brutale.

A l’époque, la Grande Bretagne semble être la puissance hégémonique du globe. Tirant profit de la première révolution industrielle, celle du charbon et de la vapeur, qu’elle a inventé, elle disposait d’une avance considérable en termes d’industrie et de finance. Sur le plan militaire, sa flotte était la meilleure du monde. Manquant d’infanterie, les Britanniques s’arrangeront toujours pour ne pas voir émerger une puissance hégémonique sur le continent ce qui aurait pour effet d’isoler l’île de ses marchés continentaux. C’est ainsi que l’Angleterre fut en pointe contre Napoléon puis contre les russes se servant à chaque fois d’alliés sur le continent pour compenser son relatif manque de soldats. Or, à la fin du 19ème siècle, c’est l’Allemagne qui commence à menacer gravement la suprématie britannique. Fraîchement unifiée depuis la guerre franco-prussienne de 1870, l’Allemagne de Guillaume II est devenue une puissance économique considérable symbolisée par ses grands champions industriels Krupp, Thyssen, Bayer ou Daimler. Alors que l’Allemagne s’envole économiquement et financièrement, la Grande Bretagne rate complètement le virage de la seconde révolution industrielle, celle de l’électricité et de l’automobile. Avant 1914, l’Allemagne se situe donc dans une phase de rattrapage décrite par Rostow et est sur le point de dépasser la Grande Bretagne en termes de production industrielle.

Sur le plan militaire, l’Allemagne possède la première armée du continent forte de ses victoires sur les autrichiens à Sadowa en 1866 puis sur les français à Sedan en 1870. Elle se targue même d’être une armée encore « invaincue » avant 1914. Profitant d’une démographie extrêmement dynamique et d’une industrie militaire performante, l’Allemagne est incontestablement la grande puissance militaire de l’Europe. De plus, dès 1897, l’amiral allemand Von Tirpitz construit une flotte en mesure d’égaler voire de dépasser la flotte britannique. La Grande Bretagne voit donc son Hégémon particulièrement menacé et s’allie de fait à la France et à la Russie en 1904 pour contenir l’expansionnisme allemand.

En effet, l’Allemagne impériale se montre particulièrement agressive. Convaincue de ne pas avoir obtenu la place qu’elle mérite en Europe, elle craint également le décollage économique et industriel de la Russie, son voisin à l’Est. Les élites impériales allemandes pensent en effet que d’ici quelques années l’empire des Tsars sera en mesure de les écraser ruinant au passage toute influence allemande à l’Est de l’Europe. C’est d’ailleurs ce qu’écrit le ministre des affaires étrangères du Reich Jagow dans une lettre adressée à son ambassadeur à Londres : « La Russie n’est pas prête à la guerre. Ni la France ni l’Angleterre ne semblent actuellement désiré la guerre. Dans quelques années, la Russie aura achevé ses projets militaires et sera en mesure de nous écraser. Je ne veux pas de guerre préventive mais si la lutte se présente il ne faut pas reculer. »  Guerre préventive, le mot est lâché. L’état-major impérial estime même que la Russie sera prête au combat en 1917. Il est donc nécessaire selon eux de frapper la Russie avant qu’il ne soit trop tard. Un livre écrit par le général allemand Von Bernhardi L’Allemagne et la prochaine guerre en explique d’ailleurs très bien les contours dès 1912. Pour cela, il convient de mettre la France hors de combat « en 6 semaines » puis se retourner contre la Russie pour à la fois « avoir les mains libres » à l’Est et surtout pour couper les Britanniques de leurs alliés continentaux. Ce sera l’objet du « plan Schlieffen » appliqué dès l’été 1914 mais qui va se fracasser sur l’héroïsme des soldats français sur la Marne. Comme le montrait Jean-Pierre Chevènement dans un de ses derniers livres**, « dès lors que le temps était censé jouer contre elle, l’Allemagne avait intérêt à précipiter la guerre. C’est pourquoi les dirigeants allemands acceptèrent de sang-froid la perspective d’un conflit généralisé. » Ainsi, l’Etat-major impérial avait déjà préparé son plan d’action et n’attendait plus que le bon moment pour le mettre à exécution.

Ce moment fut l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie. Dès lors et comme le montre la correspondance entre les deux chefs d’état-major Von Moltke et von Hötzendorf, l’Allemagne dicte à l’Autriche l’invasion de la Serbie. Si les élites allemandes voulaient la guerre, son peuple bien évidemment ne la désirait pas étant convaincu de bonne foi de l’agression de la Russie. De même, les dirigeants allemands n’ont aucunement pensé que cette guerre traînerait pendant près de quatre longues années inaugurant des souffrances jamais vues jusqu’alors dans l’histoire de l’humanité. Raymond Aron disait à ce propos que si « les hommes font l’histoire, ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ».  Les travaux de l’historien allemand Fritz Fischer exhumant le journal de Kurt Riezler, alors conseiller du chancelier Hollweg, montrent à quels points les élites allemandes ont souhaité une guerre préventive destinée à se prémunir contre la montée en puissance de la Russie d’un côté et d’apparaître comme la nouvelle puissance hégémonique de l’autre côté. Le chancelier Bethmann Hollweg et l’état-major impérial ont donc pris sciemment le risque de la guerre pour des raisons qui tiennent essentiellement à la volonté d’imposer sa suprématie à l’ensemble de l’Europe.

 

La première guerre mondiale trouve par conséquent ses origines dans la course à l’hégémonie que se livre les puissances européennes. L’Allemagne a alors sous-estimé la volonté britannique de maintenir son Hégémon tout comme elle a surestimé la puissance russe. Prenant le risque d’une guerre préventive, les élites allemandes « ont sauté dans le noir » (l’expression est de Bethmann Hollweg) entrainant avec elle le reste de l’Europe. Le conflit est donc largement le fait de l’impérialisme des élites dirigeantes allemandes tandis que les nations furent contraintes d’entrer dans le conflit contrairement à ce que veut faire croire la propagande européiste. De même, le capitalisme et les systèmes d’alliance ne sont pas à l’origine du conflit. Pendant longtemps, la responsabilité de l’état-major impérial allemand fut occultée, les allemands acceptant la responsabilité de la deuxième guerre mais gardant bonne conscience pour la première. Du côté français, la réconciliation franco-allemande a volontairement mis sous le tapis cette question qui reste encore un tabou en Allemagne. Pourtant, en cet anniversaire du déclenchement de la guerre, il est bon de rappeler cette vérité si longtemps dévoyée au nom d’intérêts stratégiques et politiques. Car si aujourd’hui l’Europe n’est plus le théâtre d’une course à l’hégémonie, cette lutte est toujours bel et bien présente mais cette fois-ci du côté de l’Asie entre les Etats-Unis et la Chine.

 

*Suzanne Berger, Notre première mondialisation

**Jean-Pierre Chevènement, L’Europe sortie de l’histoire ?

L’Hégémon ou la douloureuse question du leadership mondial

L’Hégémon ou la douloureuse question du leadership mondial

Sparte contre Athènes, Alexandre contre Darius, Rome contre Carthage, l’Angleterre victorienne contre l’Allemagne des Kaisers, derrière tous ces duels inscrits dans la légende des hommes se cache la question de l’Hégémon. L’Hégémon signifie en grec ancien un chef militaire exerçant une autorité absolue sur ces soldats. Périclès en fut l’incarnation dans la Grèce antique. Mais Hégémon signifie également la suprématie d’un pays, d’un peuple, d’un empire sur tous les autres. Par la même, le concept d’Hégémon a donné plus tard le mot d’hégémonie qui renvoie à cette domination.

Or, l’hégémonie peut s’exercer de différentes manières et sa forme de domination elle-même se modifie en fonction du temps. On peut distinguer cinq types de domination conduisant à l’Hégémon, chacun de ces types étant complémentaires et sont indispensables à toutes puissances hégémoniques.

Le premier type de domination renvoie à la puissance économique d’un empire ou d’une nation. Cette dimension économique a acquis une importance primordiale à partir de la révolution industrielle et de ce que Karl Polanyi nommait « la société de marché ». L’Angleterre a ainsi assuré sa domination entièrement sur son avance industrielle acquise au milieu du XVIIIe siècle. A l’inverse, le retard de l’industrie française a fortement obéré la capacité de la France à devenir une puissance hégémonique.

De plus, le deuxième type de domination est directement lié à la puissance financière. Il est courant de dire que l’argent est le nerf de la guerre. Il est en fait également le nerf de l’Hégémon ou en tout cas la clé de sa pérennité. La City de Londres et le rôle joué par la livre dans le système étalon-or ont ainsi permis à la Grande Bretagne de rester l’Hégémon au XIXe siècle malgré le déclin rapide de son industrie. Avant cela, l’or des Amériques avait permis à l’Espagne de dominer le XVIe siècle. Encore aujourd’hui, c’est grâce au dollar que les Etats-Unis maintiennent leur hégémonie.

Le troisième type de domination renvoie à la domination militaire. Les américains parlent de « hard power » pour caractériser cette puissance. On sait depuis Clausewitz que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La puissance militaire est donc indispensable à toute hégémonie qui est par nature d’ordre politique. C’est ainsi par la guerre qu’Alexandre a conquis toute la Perse et que César et ses légions ont bâti l’empire romain. C’est aussi par la guerre que les Etats-Unis et l’URSS ont acquis leurs statuts de puissance hégémonique après 1945.

Le quatrième type de domination est quant à lui fondé sur le « soft power », c’est-à-dire la domination culturelle. Cette notion fut pour la première fois introduite par l’intellectuel américain Joseph Nye. Une puissance dominante repose en effet toujours sur une forme supposée de supériorité culturelle. La culture grecque de Socrate et d’Aristote fut ainsi au cœur de l’empire d’Alexandre. A l’époque romaine, rien ne pouvait rivaliser avec le Civis romanus sum (je suis citoyen romain). De même, aujourd’hui, la suprématie américaine repose en grande partie sur l’universalisation de sa culture. Pour reprendre une notion utilisée par Gramsci, on pourrait dire que l’hégémonie culturelle est une des clés de toute domination.

Enfin, ces quatre points ne seraient rien s’il n’y avait pas de volonté politique capable de traduire la puissance d’un pays en Hégémon. La Chine par exemple fut une puissance à la fois économique, militaire et culturelle avant la Révolution Industrielle et pourtant elle n’a jamais eu la volonté d’exercer une suprématie à l’échelle du globe. De même, les grands empires indiens, comme l’empire moghol, furent constamment tournés vers leurs problèmes intérieurs laissant de côté l’hégémonie. La question de l’Hégémon n’a donc aucun sens sans la volonté politique d’exercer et d’assumer le leadership.

De par ces cinq principes de la puissance hégémonique, se dégage au fil du temps un certain nombre d’empires exerçant l’Hégémon. La Perse des Achéménides, la Rome des Césars, l’Espagne de Charles Quint et de Philippe II remplissent ainsi les cinq conditions requises pour être des puissances hégémoniques. Mais chacun d’eux furent concurrencés puis dépassés par de nouvelles puissances. La Grèce d’Alexandre le Grand pour la Perse, le califat Omeyyade puis Abbasside pour Byzance, ou encore la Grande Bretagne pour l’Espagne. Bien souvent d’ailleurs, l’Hégémon ne s’acquiert qu’au prix d’une guerre entre les grandes puissances ce que l’on nomme le « piège de Thucydide » du nom de l’historien grec racontant la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes.

De nos jours, très peu de pays sont des puissances hégémoniques. Par exemple, en dépit d’une puissance économique et financière considérable, l’Inde n’a ni la puissance culturelle ni les capacités militaires pour devenir une puissance hégémonique. A l’inverse, la Russie possède une redoutable puissance militaire mais n’a pas les capacités économiques et financières pour exercer l’Hégémon. En Europe, l’Allemagne, dont la course à l’Hégémon sous les Hohenzollern et sous Hitler la conduit à une ruine matérielle et morale, ne veut en aucun cas devenir une puissance hégémonique. La France, quant à elle se rêve toujours en puissance hégémonique mais n’a plus depuis longtemps les moyens de son ambition. Enfin, l’Angleterre a préféré transférer au cours de la seconde guerre mondiale son rôle d’Hégémon au profit des Etats-Unis.

On peut donc dire que seuls deux pays peuvent être réellement considérés comme des puissances hégémoniques : la Chine et les Etats-Unis.

La Chine a les moyens de devenir la puissance hégémonique mais plusieurs obstacles se dressent devant elle. D’une part, sa culture est encore assez peu universalisable pour rivaliser avec la culture américaine et son armée est encore incapable de se projeter à l’échelle du globe. D’autre part, la Chine ne semble pas prête à vouloir et à assumer l’Hégémon. Son voisinage immédiat et la mer de Chine sont pour l’instant son unique intérêt.

Les Etats-Unis, au contraire, assument leur position d’Hégémon. Le refusant une première fois par souci d’isolationnisme après la première guerre mondiale, ils sont la puissance hégémonique du monde occidental depuis Pearl Harbour et du monde dans son ensemble depuis la chute du mur de Berlin. Considérée comme « la première puissance globale de l’histoire » par Brzezinski, l’Amérique exerce une domination tant militaire que culturelle et financière.

Pourtant son leadership s’affaiblit. Sur le plan économique et financier, la crise de 2008 a permis à la Chine de dépasser les Etats-Unis en termes de PIB. Sur le plan militaire, l’Amérique sort de deux échecs cuisants en Afghanistan et en Irak. L’exercice même de son Hégémon est aussi remis en cause au sein de son peuple et de ses élites gagnées par l’isolationnisme. Commencé sous Obama et son célèbre « leadership from behind », cette interrogation s’est ensuite accélérée avec Trump.

Nous voilà donc à la croisée des chemins, un Hégémon qui s’affaiblit, un autre qui tarde à apparaître. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » prophétisait Gramsci dans les années 30. Souhaitons que le grand intellectuel italien n’ait pas une nouvelle fois raison.

Heurts à Jérusalem : quand la religion devient l’enjeu fondamental du conflit israélo-palestinien

Heurts à Jérusalem : quand la religion devient l’enjeu fondamental du conflit israélo-palestinien

Dans l’histoire des hommes, Jérusalem a toujours pris une place à part. La ville a ainsi vu David et Salomon déployer toutes leurs sagesses. Plus tard, ce fut en son sein que le Christ accomplit son ultime sacrifice bien avant que Saladin ne reprenne la ville aux croisés. Ces derniers jours, la ville sainte voit de nouveau l’histoire se rappeler à son bon, ou plutôt mauvais, souvenir. La mort de deux policiers juifs abattus par balles par trois arabes israéliens en plein cœur de la vieille ville puis l’instauration de portiques de sécurité ont ravivé des passions qui semblent pour l’heure incontrôlables.

Car Jérusalem traîne une malédiction depuis sa fondation : en enflammant l’esprit des hommes, elle les pousse naturellement vers la guerre. La cité de Dieu s’est muée toute au long de son existence en cité du sang et des larmes. Carrefour des trois monothéismes, son contrôle est synonyme d’élévation divine et d’une légitimité inégalée dans le monde. Contrôler Jérusalem, c’est s’assurer d’être dans la voie de dieu puisque la cité est la ville sainte par excellence. Les musulmans l’ont pensé du temps du calife Omar et de Saladin, les Chrétiens du temps de Philippe Auguste et de St-Louis, les juifs depuis le roi David.

Aujourd’hui même, juifs et musulmans font de la ville le théâtre principal d’une guerre de religion qui ne dit pas son nom. Car là est le tournant majeur du conflit israélo-arabe, d’abord essentiellement politique, il tend à devenir un conflit de religion.

Pour les juifs, en effet, Jérusalem est le lieu du temple construit par Salomon, détruit puis reconstruit par Hérode, et le symbole de la présence divine sur terre. De ce temple détruit par les romains ne reste que le « mur des lamentations », lieu le plus sacré du judaïsme. Sa prise en 1967 par Tsahal avait provoqué un profond regain du messianisme ultra-orthodoxe juif. Ce dernier a fait de la reconstruction du temple un objectif prioritaire.

Or, ce temple ne peut se construire qu’au détriment de l’esplanade des mosquées située en haut de la colline. Plus dynamique démographiquement et de plus en plus fort politiquement, ce groupe ultra-religieux met sous pression le gouvernement israélien mais surtout crée la peur pour les palestiniens de voir leur échapper le contrôle de l’esplanade. C’est ainsi que l’installation des portiques de sécurité a été interprété comme une tentative de l’Etat Hébreu de prendre le contrôle de ce lieu sacré de l’Islam.

Pour les musulmans, en effet, Jérusalem, Al-qods en arabe, est le troisième lieu saint après la Mecque et Médine. Sa centralité provient de la rencontre de Mahomet avec l’ange Gabriel, suivie de son ascension céleste sur sa jument ailée Al-Buraq à partir du mont Moriah. Abandonnée, la ville pris une nouvelle importance au temps des croisades. Cette présence musulmane se fait surtout sentir à travers l’esplanade des mosquées composée du dôme du Rocher et de la mosquée Al-Aqsa. Après la perte de la vieille ville en 1967, l’esplanade est dirigée par le Wafd, une association musulmane liée au roi de Jordanie qui interdit l’accès aux non-musulmans et donc aux juifs.

Ce compromis trouvé est pourtant bien fragile. D’une part, les palestiniens sont inquiets de la monté en puissance d’un courant juif ultra-religieux réclamant la construction d’un nouveau temple. D’autre part, le contrôle des lieux saints de Jérusalem est d’une importance primordiale pour la construction future d’un état palestinien viable.

Surtout, la souveraineté de ces lieux saints fait l’objet d’une attention toute particulière depuis que le monde musulman est rongé par la lame de fond intégriste. L’importance prise par l’esplanade des mosquées ces dernières années n’est donc pas anodine. Elle traduit au contraire l’islamisation progressive du combat palestinien.

Mis sous pression par le Hamas et le Djihad Islamique qui incarnent ce tournant islamiste, Mahmoud Abbas n’a d’autre choix que de surenchérir sur ce caractère purement religieux du conflit. Ainsi, le premier ministre israélien et le président de l’autorité palestinienne sont pris tous deux dans un même engrenage qui consiste à laisser se développer des passions religieuses qu’on croyait il y a peu totalement révolues.

Autrefois, en effet, les arabes se battaient non pas au nom de l’Islam mais au nom d’un nationalisme laïc et socialiste. Quant aux juifs, ils se battaient davantage pour défendre leurs Kibboutz que pour défendre le mur des lamentations. Dorénavant, le moteur du conflit est religieux et se cristallise autour de Jérusalem et de ses lieux saints. Ce regain du religieux touche d’ailleurs tout autant les juifs que les musulmans. L’imaginaire juif se remplit ainsi des exploits militaires de Josué et du mythe d’Eretz Israël, à savoir l’Israël biblique, au moment même où un Islam de plus en plus rigoriste et militant s’impose partout au Moyen-Orient.

Nous sommes donc clairement entrés dans l’ère de « la revanche de dieu » *. A l’heure où l’Europe et la France considèrent la religion comme le vestige d’une époque révolue, le conflit au Proche-Orient nous prouve au contraire que les passions religieuses n’ont jamais eu autant d’importances qu’aujourd’hui. Pendant trop longtemps, notre culture sécularisée du monde nous a aveuglé quant au caractère religieux du conflit. En somme nous avons oublié une vérité toute simple : Jérusalem est bel et bien la cité de Dieu.

 

*Cette formule est de Gilles Kepel

 

Monsieur Macron : l’armée n’est pas un fardeau, elle est notre bouclier !

Monsieur Macron : l’armée n’est pas un fardeau, elle est notre bouclier !

« Je ne vais pas me faire baiser comme ça. » C’est par ces mots de colère que le chef d’état-major de l’armée française, le général De Villiers, a réagi aux annonces budgétaires du gouvernement. Devant un parterre de députés complètement déroutés par le verbe haut du général, ce dernier n’a pas hésité à s’en prendre au gouvernement. La veille, il avait appris que le budget de la défense était rogné de 850 millions d’euros cette année. Rejoignant Bonchamps et La Rochejaquelein, ses illustres ancêtres, dans la voie de la contestation, De Villiers a mis sa démission en jeu s’il n’obtenait pas gain de cause.

Il est vrai que l’état-major avale les couleuvres depuis l’élection d’Emmanuel Macron. De la nomination peu appréciée de Sylvie Goulard au poste de ministre des armées au report à 2025 de l’objectif des 2% du PIB consacrés à la défense nationale, le nouveau gouvernement ne s’est pas rendu populaire auprès de l’armée. Les 850 millions d’euros d’économie furent donc la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Au moment même où nos soldats défilent sur les Champs pour le 14 juillet, la grogne monte dans les casernes.

Français, sachez que l’on vous ment ! On vous dit que votre armée est l’une des plus puissantes au monde, c’est de moins en moins vrai. On vous dit que l’Etat consacre une grande partie de son budget à la défense, c’est totalement faux. La manipulation médiatique est ici à son comble pour faire croire aux français qu’on s’intéresse à leurs armées. En réalité comme l’arbitrage budgétaire l’a montré, la défense est le cadet des soucis des gouvernements depuis plus de 30 ans.

Le budget de la défense est en effet en baisse constante depuis Mitterrand. En 1982, la France consacrait 3% de son PIB à ses armées*. En 2011, elle n’y consacrait plus que 1,7% du PIB. En 2015, l’armée avait touché le fond avec à peine 1,44%. Du fait des attentats, ce pourcentage a légèrement augmenté entre 1,5 et 1,6% du PIB. Sous De Gaulle, ce chiffre atteignait 5,4% du PIB. En termes d’effectif, c’est plus de 200 000 hommes en moins par rapport à 1984. Dans les faits, le budget de la défense est égal en euros constants à ce qu’il était en 1982.

Il faut également ajouter que la dépense publique globale représente 57% du PIB. Par conséquent, la dépense militaire, c’est 1,5% des 57% de dépenses publiques, soit 2,6% du total des dépenses publiques. Dire donc que la France fait un effort sans précédent pour ses armées, ce n’est pas mentir, c’est se moquer du monde ! Aujourd’hui, la défense n’est que le cinquième budget de l’état loin derrière l’éducation nationale, le service de la dette ou encore les subventions à des associations.

Or, réduire la voilure aura un impact désastreux sur au moins quatre domaines. Premièrement, les coupes budgétaires entraîneront un étalement des programmes de recherche et d’équipement ce qui ne manquera pas de saper la nécessaire modernisation de notre outil militaire.

Deuxièmement, elles vont réduire considérablement la disponibilité du matériel. Il faut tout de même rappeler que nos soldats en opération manquent de tout. Les chars sont obsolètes, les camions ont du mal à rouler, les soldats au Mali n’ont parfois pas de tentes pour dormir ni de chaussures adaptées au sol rocheux des Ifoghas**.

Troisièmement, les coupes vont réduire les heures d’entraînement des soldats. Déjà, d’après le général Desportes, nos soldats s’entrainent 20% de moins que ce que l’OTAN préconise ce qui les met directement en danger.

Enfin, ces coupes limiteront sensiblement notre capacité d’intervention dans le monde. Il y a là un paradoxe d’ailleurs tout à fait singulier. Au moment où la défense est sacrifiée sur l’autel des économies budgétaires, la France n’a jamais eu autant besoin de son armée. En effet, notre pays, s’il souhaite jouer son rôle de grande puissance se doit d’être une puissance militaire capable d’intervenir rapidement sur les théâtres d’opération. Bismarck avait dit un jour « qu’une diplomatie sans armée c’est comme la musique sans instrument ». La Chine, la Russie et dernièrement les Etats-Unis l’ont d’ailleurs bien compris, eux qui ont sensiblement augmenté leurs budgets militaires.

Surtout, notre pays est directement menacé par le salafisme djihadisme de l’Etat Islamique et d’Al-Qaeda. L’armée française est engagée contre ce type de groupe au Sahel, via l’opération Barkhane, en Syrie et en Irak, via l’opération Chammal et même sur le propre territoire français avec l’opération Sentinelle. Vouloir rogner le budget de l’armée aura donc pour conséquences d’affaiblir nos soldats alors qu’ils sont notre première ligne de défense. Pourtant, nos dirigeants, Emmanuel Macron en tête, nous expliquent à longueur de journées que nous sommes en guerre. Si je comprends bien, on fait donc la guerre en baissant volontairement le nombre de soldats, en les sous-entraînant et en réduisant la qualité de leur matériel. Même Gamelin*** aurait été un meilleur stratège !

Qu’on le veuille ou non, la décision du président d’affaiblir toujours plus notre outil militaire est non seulement une erreur stratégique à l’heure où le monde se réarme mais cette décision est également criminelle pour nos soldats. Macron a beau jeu d’invoquer un nouveau monde, il ne fait en réalité que suivre la politique de ses prédécesseurs : demander toujours plus à une armée exsangue. Le pire c’est qu’il manque singulièrement de courage. Prendre à l’armée, ce corps de métier qui ne possède ni de syndicats, ni de droit à la parole, ni encore du droit de grève, c’est tout simplement céder à la facilité pour réduire le budget de l’état.

Cependant, ce qui m’inquiète le plus, c’est la désagréable impression que notre président n’a pas pris la mesure des menaces qui pèsent sur le pays. Il me semble pris d’une double illusion. L’illusion d’une armée européenne d’une part alors même que ce projet n’est ni faisable ni souhaité par nos partenaires européens. L’illusion d’une « fin de l’histoire » d’autre part de la part d’un président croyant comme Fukuyama que le monde est sur la voie de son unification. Mais le tragique de l’histoire s’est rappelé à nous. Face à ce défi, l’armée sera en première ligne. Le général De Villiers a raison de s’opposer à la décision inique de réduire le budget de la défense. C’est qu’il faut dire aux français cette vérité toute simple : l’armée n’est pas un fardeau, elle est notre bouclier…

 

*Tous les chiffres de cet article proviennent du livre du général Desportes, La dernière bataille de France.

**l’Adrar des Ifoghas est une région montagneuse située au nord du Mali.

***Le général Gamelin était le généralissime des armées françaises pendant le désastre de Mai 1940.

La Syrie : quand la diplomatie française tombe en ruines

La Syrie : quand la diplomatie française tombe en ruines

« Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Talleyrand était sans nul doute l’un des plus grands diplomates de son époque. En tant que diplomate en chef de Napoléon, il fut l’un des rares à comprendre, pour paraphraser Furet, que la diplomatie n’est pas une école de morale. Il avait lui-même constaté les dégâts d’une moralisation excessive de notre politique extérieure. Une France en guerre contre toute l’Europe, l’Espagne et l’Italie ravagés par les armées napoléoniennes, tout ceci justifié au nom des droits de l’homme.

Loin d’être un précurseur comme beaucoup l’affirme aujourd’hui, Talleyrand s’inscrit en réalité dans les pas traditionnels de la diplomatie française. Celle-ci se veut réaliste et exclusivement tournée vers la défense des intérêts nationaux. Les notions morales ne lui importent peu, seuls comptent le résultat final.

Cette tradition a pris corps après la défaite de Pavie en 1525. François I est alors capturé par le connétable de Bourbon, lieutenant de Charles Quint, son armée est décimée et la France se voit menacée d’une invasion imminente. La régente, Louise de Savoie, mère du roi François, décide alors de négocier avec les turcs du sultan Soliman le magnifique pour prendre à revers « l’archimaison » des Habsbourg qui encercle le royaume. En 1536, le roi François et le sultan d’Istanbul parachèvent cette nouvelle alliance par le traité dit des « Capitulations ». Pari gagnant. Combattant les turcs, Charles Quint renonce à envahir la France. L’Europe est scandalisée, le roi de France très chrétien s’alliant avec un prince musulman ! Et pourtant, cette politique a porté ses fruits, la France est sauvée.

Cette doctrine réaliste de la diplomatie française se retrouve près d’un siècle plus tard avec Richelieu à sa tête. Cardinal catholique, ce dernier n’hésite pas pour le bien de son pays à faire alliance avec les princes protestants lors de la guerre de Trente ans. Le Traité de Westphalie de 1648 consacre cette politique.

Or, près de quatre siècles plus tard, forcé de constater que cette tradition réaliste n’existe plus. On lui attribue même le vocable dénigrant de Realpolitik. Hormis le discours de Villepin à l’ONU en 2003 pour s’opposer à l’invasion de l’Irak, la France ne décide plus sa politique en fonction de ses propres intérêts nationaux mais en fonction d’une approche morale et émotionnelle des droits de l’homme.

Le point de rupture a été atteint en 2007. Nicolas Sarkozy décide alors de nommer l’ancien patron de Médecins sans frontières Bernard Kouchner au Quai D’Orsay. L’idéologie des droits de l’homme devient dès lors le dogme officiel de toute la politique française. La France se convertit au wilsonisme moralisateur américain.

En 2011, c’est au nom des droits de l’homme que le dictateur libyen Mouammar Kadhafi est renversé au mépris du droit international provoquant l’effondrement de ce pays. Aujourd’hui, la Libye est un trou noir sécuritaire dans lequel l’Etat Islamique s’est engouffré pour y faire une base de son califat. Ainsi, pour reprendre Balzac, « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

Toujours en 2011, c’est en Syrie que le naufrage de la diplomatie française sera le plus complet. Aveuglé par les droits de l’homme, le gouvernement français choisit de sortir de la neutralité et soutient ouvertement l’opposition. Convaincue au mépris de toutes réalités que Bachar va tomber, la diplomatie française reconnait le conseil national syrien comme le gouvernement légitime et décide de fermer l’ambassade de France à Damas.

Ce fut une double erreur. D’une part, le conseil national syrien ne représente aucunement l’opposition qui dans une logique à la Clausewitz de montée aux extrêmes se radicalise toujours plus en fonction du temps. D’autre part, couper tous les liens avec Damas a eu pour conséquences de rendre nos services de renseignement totalement aveugles à ce qui se passait en Syrie. 130 personnes le payeront de leur vie dans les rues parisiennes le 13 Novembre.

Englué dans une position inconfortable léguée par leurs prédécesseurs, le tandem Hollande-Fabius choisit pourtant la fuite en avant. La France fournit ainsi des armes aux rebelles dit « modérés » qui sont en réalité pour la plupart des brigades islamistes alliées au front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. Il faut rappeler qu’Al-Qaida est notre principal ennemi au Sahel tuant au passage une dizaine de soldats français. On soutient donc en Syrie ce que nous combattons au Mali, voici la triste réalité de la diplomatie française. Fabius ira même jusqu’à affirmer devant la représentation nationale qu’« Al-Nosra fait du bon boulot contre Assad ».

En 2013, Hollande va encore plus loin. Prétextant un bombardement chimique attribué sans aucune preuve au régime des Assads, la France se dit prête à bombarder Damas. Fort heureusement, le président Obama avait compris les conséquences désastreuses d’une intervention militaire. En liquidant Assad, rien n’aurait alors empêché les katibas islamistes de porter le drapeau du Djihad au sommet de la mosquée des Omeyyades, image qui n’aurait fait que renforcer la propagande djihadiste. L’opération a été annulée mais la diplomatie française continue à se fourvoyer.

Privilégiant les droits de l’homme et l’illusion de la croisade démocratique au détriment de la stabilité et de ses propres intérêts nationaux, la diplomatie française est donc à l’état de ruines. Sur le dossier syrien, la France ne compte plus. Elle s’est marginalisée toute seule en faisant de Bachar El-Assad son ennemi numéro un. Pire, elle est incapable de peser dans un pays où plus d’une centaine de ses ressortissants font le Djihad puis retourne en France tentant d’y semer la terreur.

C’est que la France s’est convertie avec le zèle du néophyte au messianisme droits-de-l’hommiste américain. Comme Chateaubriand l’affirmait après les guerres révolutionnaires, « comme Mahomet avec le glaive et le coran, nous allions l’épée dans une main, les droits de l’homme dans l’autre » *. Les néo-conservateurs ne sont en fait plus à Washington mais à Paris**. En laissant de côté sa tradition réaliste héritée de François I et de Richelieu, la France se rêve en seconde « cité sur la colline » évangélisant le monde au nom des droits de l’homme. En Syrie, elle fut même plus idéaliste que l’Amérique elle-même pour au final subir un désastre diplomatique. Nos diplomates auraient en fait dû lire Talleyrand. En diplomatie, « tout ce qui est excessif est insignifiant » …

 

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

**Voir le livre de Hadrien Desuin, La France atlantiste ou le naufrage de la diplomatie

Simone Veil, le panthéon et la bataille des mémoires

Simone Veil, le panthéon et la bataille des mémoires

Simone Veil est morte le 30 juin 2017. Après une vie marquée par les épreuves de la shoah au combat pour l’avortement, elle s’est éteinte paisiblement à son domicile parisien. Dès l’annonce de sa mort, les hommages se succèdent. La presse est unanime pour saluer « la combattante des droits des femmes » en mettant volontiers sous le tapis son soutien à la Manif pour tous. Afin de faire de Simone Veil une sainte, il faut bien en effet masquer toute compromission avec les soi-disant « ennemis du progrès »! Chesterton avait raison. « Le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles ».

Autrefois, les grands défenseurs de l’Eglise étaient canonisés pour devenir des saints. Cela avait valu à Louis IX de devenir Saint-Louis. Dorénavant le Christianisme a laissé place à une nouvelle religion civile, celle qu’Auguste Comte appelait « la religion de l’humanité ». Dans cette religion, ses défenseurs ne sont plus canonisés mais « panthéonisés ». Le Panthéon, justement, « ce morceau d’une Rome bâtarde, à la fois antique et jésuite, échoué à l’écart sur la colline, d’où la vie a coulé de toutes parts vers les pentes basses » *, serait d’après les féministes de tous poils le lieu approprié d’où pourrait reposer Sainte Simone.

Honnêtement je ne le conseillerai pas. Non pas qu’elle ne le mérite pas. Non pas que le Panthéon manque de grands hommes ou de grandes femmes. Se retrouver aux côtés des Victor Hugo, Dumas et tant d’autres est forcément un privilège. Non, le problème vient du fait que le Panthéon est d’une part extrêmement lugubre et d’autre part trop orienté politiquement.

Pour tous ceux qui ont en effet parcouru les dalles de ce monument, on est toujours surpris par l’aspect glacial voir glaçant des lieux. Tout y est très sombre. On a parfois même du mal à voir les tombeaux des grands hommes. C’est qu’au départ le monument était une église bâtie en l’honneur de Sainte-Geneviève, patronne et défenseur de Paris. Louis XV l’avait commandé pour remercier le ciel de l’avoir sauvé durant « l’épisode de Metz », le bien-aimé étant alors à deux doigts de la mort. L’austérité des lieux n’est donc que le fruit de cet épisode traumatisant pour le roi. Enterrés en dessous, on a l’impression que les morts subissent contre leurs grés un nouveau châtiment. Le Panthéon, c’est la tragédie des morts, l’ignoble hommage rendu aux hommes glorieux.

Mais le Panthéon, c’est aussi l’histoire. Comment ne pas le ressentir lorsque que l’on arpente cette « nécropole plantée sur ce plateau croûteux » ** ? Mais cette histoire est une histoire amputée. Une histoire qui ne commence qu’en 1789. Une histoire qui occulte « les 40 rois qui ont fait la France ». Certes Voltaire et Rousseau, présents tous deux au Panthéon, ont vécu avant la Révolution. Mais ces deux symboles des lumières ont été utilisés par les révolutionnaires en oubliant soit-dit en passant que Voltaire était davantage un admirateur de Pierre Le Grand et de Frédéric II qu’un fervent partisan du gouvernement du peuple.

Cette instrumentalisation politique du Panthéon se retrouve ensuite tout au long des deux derniers siècles jusqu’à nos jours***. Le député de la Convention Le Peletier de Saint-Fargeau fut ainsi enterré au Panthéon avant d’y être enlevé, étant proche de Robespierre les thermidoriens n’en voulaient plus aux côtés du père de Candide. Mirabeau avait subi le même sort lorsque l’on a découvert ses lettres adressées à Louis XVI. Plus tard, la troisième république va faire rentrer Victor Hugo puis Emile Zola tandis que le cartel des gauches fera rentrer Jean Jaurès lors du dixième anniversaire de sa mort.

Au Panthéon, si l’on reprend les mots de Péguy, « tout commence en mystique et finit en politique ». Les morts ne sont que les instruments d’une politique destinée aux vivants. De Gaulle avait ainsi su jouer de l’inhumation de Jean Moulin et de son « terrible cortège » selon les mots célèbres de Malraux pour accréditer la thèse d’une résistance qui aurait été exclusivement gaulliste. De même Mitterrand consacrera en 1981 sa première visite en tant que président au Panthéon pour « un bonjour » aux grandes figures de la gauche qui n’était en fait d’après Régis Debray qu’un « au revoir » à cette même gauche deux ans avant le tournant de la rigueur. Quelques années plus tard, il fera entrer Jean Monnet comme pour mieux souligner son virage européiste. Choisir un « panthéonisable », c’est donc clairement faire un choix de nature politique.

Or, autant le dire tout de suite, le Panthéon s’inscrit dans l’univers de la gauche. La droite quant à elle a toujours préféré la nécropole des rois, celle de St-Denis. La France est sans doute le seul pays au monde à avoir deux centres de mémoire complètement rivaux. En Angleterre, dans l’abbaye de Westminster, c’est toute l’histoire de ce pays qui y est rassemblée. C’est que de l’autre côté de la Manche, l’histoire est un tout, uniforme et continue. Chez nous, l’histoire est une bataille de tous les instants. Une bataille de mémoire qui reflète les déchirures françaises. C’est pourquoi ni Napoléon, ni Clemenceau, ni De Gaulle ne sont au Panthéon. Ils ne voulaient tout simplement pas s’adosser à des querelles historiques et partisanes, eux qui se considéraient comme au-dessus de ces clivages.

En mettant Simone Veil au Panthéon, on court donc le risque de relancer ce conflit mémoriel au détriment de la défunte qui ne voulait surtout pas ça. Pire, en plus de reposer dans ce monument terne et froid, elle risque d’être instrumentalisée par chaque parti. En étant au Panthéon, ne devient-elle pas une nouvelle égérie de la gauche et non plus de la nation ? C’est toute la difficulté, en effet. Les féministes tentent en tout cas de s’approprier sa mémoire alors même qu’elle fut très distante vis-à-vis de ces mouvements. La bataille mémorielle est d’ores et déjà lancée. Elle promet d’être impitoyable. Comte ne s’était donc pas trompé. Ce sont donc bien les morts qui gouvernent les vivants.

*Julien Gracq, Lettrines

**Audiard, La Nuit, le jour et toutes les autres nuits

***Voir le libre remarquable de Patrice Gueniffey: Napoléon et De Gaulle, deux héros français. Le chapitre se nomme Le cimetière des héros.

Anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong: la Chine et le dilemme de la puissance

Anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong: la Chine et le dilemme de la puissance

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Lorsque Louis-Napoléon Bonaparte a écrit cette citation, il aurait pu passer pour un fou tant la Chine était l’homme malade du monde.

Aujourd’hui, cette citation apparaît comme prophétique. La Chine est devenue la seconde puissance économique mondiale. Elle devance même les Etats-Unis en termes de PNB (produit national brut). Son armée est l’une des plus puissantes du monde avec la mise en service récente du Liaoning, premier porte-avions 100% chinois.

La Chine s’est donc bien réveillée et elle n’hésite plus à le montrer. Pour le 20ième anniversaire de la rétrocession de Hong-Kong dans l’orbite chinois, Pékin met en scène sa réussite. Elle met surtout un point d’orgue à montrer que la cité est bien sous souveraineté chinoise. Des milliers de drapeaux ont ainsi été distribués tandis que les rues se coloraient en jaune et rouge, les couleurs de la République populaire de Chine. Les 7 millions de hongkongais représentant 3% du PIB chinois font l’objet d’une attention toute particulière de la part de Pékin.

C’est qu’Hong-Kong n’est pas qu’une simple cité prospère, puissante financièrement. Elle est avant tout le symbole de la revanche de la Chine. Revanche vis-à-vis de la Grande Bretagne qui l’avait humiliée en 1842 après la guerre de l’opium. Revanche sur elle-même après avoir vécu plus de deux siècles d’une décadence difficilement explicable.

Avant la Révolution industrielle, si l’on prend les chiffres de l’économiste Angus Maddison, la Chine était en effet de loin la première puissance mondiale. Dans tous les domaines, ce pays avait une longueur d’avance. Sur le plan économique, les rendements agricoles étaient de 2 à 3 fois supérieurs à ceux de la France ou de la Grande Bretagne à la même époque. Sur le plan militaire, la Chine possédait une flotte capable de réaliser des expéditions jusqu’en Afrique avec des commandants d’exception tels que Zheng He. Enfin, sa culture était si riche que tous les envahisseurs, même les hordes mongoles, l’ont adopté sans exception. Le célèbre Marco Polo avait d’ailleurs lui-même appelé son récit de voyage en Chine : Le Livre des merveilles.

Pourtant, « l’empire du milieu » s’est replié sur lui-même. Incapable de profiter de son avance technique, il a complètement raté le train de la Révolution industrielle. Au 19ième siècle, cet empire se voit morceler aux profits des puissances occidentales et japonaises. Les fameux « traités inégaux » vont ainsi abolir de facto toute souveraineté politique. L’orgueil légendaire des chinois va donc être durablement entamé par cette chute spectaculaire de prestige. En quelques années seulement, la Chine va passer du plus grand pays au monde à un pays subalterne. Malraux se fera l’écho de ce traumatisme dans La Condition Humaine.

C’est de cette humiliation que se nourrit aujourd’hui les dirigeants chinois. Pour eux, il paraît évident que la Chine doit retrouver sa place centrale dans le monde. La chine doit ainsi redevenir cet « empire du milieu » comme elle l’était avant la Révolution industrielle. Surtout, elle doit effacer une bonne fois pour toute le traumatisme ressenti durant les guerres de l’opium. Le rachat en 1997 de Hong-Kong fut donc un véritable exercice de réaffirmation de la place de la Chine dans le monde.

En célébrant 20 ans plus tard l’anniversaire de la rétrocession, la Chine ne fête pas le retour de Hong-Kong dans la mère patrie mais le retour de l’empire du milieu comme grande puissance mondiale. Mieux, ce pays fait subir aux occidentaux ce que ces derniers lui ont fait subir. En rachetant des pans entiers des économies européennes comme le port du Pirée en Grèce ou PSA et le Club Med en France, la Chine devient ainsi un véritable colonisateur économique ruinant la souveraineté des états européens. En matière de géopolitique, la vengeance est un plat qui se mange froid.

Or, le problème c’est que la Chine n’est pas la première puissance mondiale, en tout cas, pas encore. Malgré des moyens financiers considérables, elle est ainsi incapable de projeter ses forces au-delà du seul continent asiatique. Au conseil de sécurité de l’ONU, elle laisse volontairement le leadership anti-occidental à la Russie. Sur le plan monétaire, la Chine refuse de faire du Yuan une monnaie de réserve mondiale comme le dollar ou le yen japonais. Elle n’assume donc aucunement ses responsabilités pour stabiliser le marché des changes. De plus, sa diplomatie est davantage portée sur les accords économiques que sur les accords de sécurité.

Cette frilosité s’explique par la crainte des dirigeants chinois d’assumer un leadership à l’échelle de la planète. L’empire du milieu ne souhaite pas être totalement au centre du jeu. Trop compliqué, trop coûteux, le leadership est aussi trop risqué. Du fait des conditions mêmes de son développement, la Chine ne peut se permettre en effet un conflit durable avec les Etats-Unis. Non seulement ces derniers représentent le principal débouché des exportations chinoises mais ils sont également ces principaux débiteurs en bons du trésor. De même, la Chine a besoin de la flotte navale américaine pour garantir la sécurité du libre commerce sur lequel repose l’essentiel de sa croissance.

La Chine se retrouve donc dans une position ambiguë. D’un côté, elle souhaite redevenir cette grande puissance qui pèse dans les rapports mondiaux et ainsi laver l’affront des traités inégaux. De l’autre, cette ambition risque de menacer gravement la relation sino-américaine dont dépend dans une grande partie l’émergence de la Chine.  A Hong-Kong, d’ailleurs, le président XI s’est bien gardé de contrarier les américains en n’abordant pas la question du rattachement de Taiwan au continent tout en exaltant une Chine devenue de nouveau une grande puissance.

A l’avenir, avec le déclin lent mais continu de l’Amérique, les dirigeants chinois devront choisir entre assumer leurs responsabilités de puissance mondiale ou rester une puissance vouée à jouer un rôle simplement régional comme la Chine l’est aujourd’hui. En tout cas, Louis-Napoléon avait raison, quand la chine s’est éveillée, le monde a tremblé. Le problème, c’est que les dirigeants chinois, eux aussi, sont en train de trembler…