Ce fut il y a maintenant 103 ans, presque jour pour jour, que débuta la première guerre mondiale. Connue pour ses grandes batailles, de la Marne à Verdun, cette guerre fut largement obscurcie par le conflit de 39-45 nettement plus meurtrier en termes de victimes. Pourtant, la guerre de 14-18 fut incontestablement un tournant dans l’histoire du continent européen ne serait-ce qu’en préfigurant les expériences totalitaires soviétiques puis nazies. Or, en plus d’interroger notre passé, le conflit ne cesse de nous questionner quant à notre présent. Régulièrement utilisée par les européistes afin de justifier le passage à une Europe post-nationale, la première guerre mondiale souffre bien souvent de ce que Raymond Aron nommait « l’illusion rétrospective de la fatalité ». Les europhiles ont ainsi accusé la nation d’être responsable du conflit, les marxistes ont fait de même avec les capitalistes. Il n’existe rien de plus politique que l’histoire.
C’est donc contre cette réécriture de l’histoire à des fins politiques auxquelles il convient de s’insurger. Rechercher les vraies causes de ce conflit revient par conséquent à réparer quelques injustices.
Quelles sont donc les causes du premier conflit mondial ? Sur quels ressorts reposent l’embrasement du continent européen ?
I) L’embrasement
Le premier conflit mondial débute véritablement à Sarajevo, en Bosnie, le 28 juin 1914, date à laquelle le serbe Gavrilo Princip assassine l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie. Peu après, l’empire austro-hongrois adresse un ultimatum à la Serbie pour lui laisser toute latitude quant à l’enquête. Le 25 juillet, Belgrade accepte 8 des 10 points de l’ultimatum mais refuse les clauses liées à sa souveraineté. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie de l’empereur François-Joseph déclare la guerre à la Serbie. La Russie, protectrice des peuples slaves, décide alors de mobiliser. Le 1er Août, l’allié de l’Autriche, le second Reich allemand, déclare la guerre à la Russie, le 3 à la France. Le 4 Août, l’Allemagne viole la neutralité belge, garantie par traité depuis 1836, ce qui conduit l’Angleterre à lui déclarer la guerre.
La guerre s’est donc propagée à une vitesse inouïe. En un mois à peine, les principales puissances du continent se retrouvaient pris dans l’étau d’un conflit commencé dans les Balkans. C’est d’ailleurs la rapidité avec laquelle l’Europe s’est embrasée qui interpelle le citoyen d’aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ? Comment le feu a-t-il pu s’embraser si vite ?
II) Les fausses explications
Les origines de la première guerre mondiale sont pour le moins obscures et font l’objet d’un débat passionné entre les historiens. Un certain nombre de théories cultivées de nos jours me paraissent pourtant fausses ou en tout cas très loin de la réalité.
La première consiste à accuser les Etats-Nations du déclenchement de la guerre. Cette théorie est justifiée par le fait que les soldats allaient à la guerre « la fleur au fusil » étant imprégnés de culture patriotique. Mais cette vision, si elle peut nous permettre de comprendre comment et pourquoi autant de soldats se sont sacrifiés sur les champs de bataille de la Marne et de la Somme, ne nous permet pas de comprendre les origines proprement dites de la guerre. L’Europe d’ailleurs était loin d’être un continent d’Etat-Nations puisque la Russie, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie étaient des empires sans compter le fait que la France et l’Angleterre étaient certes des nations mais des nations imprégnées d’une culture impériale très forte comme le montrent leurs empires coloniaux. De fait, c’est l’impérialisme et non la nation qui est à l’origine de la guerre. D’ailleurs, les peuples européens ne voulaient pas la guerre. Certes, une fois que celle-ci fut déclarée, les peuples ont montré un grand enthousiasme patriotique mais avant ces déclarations d’hostilité ils n’éprouvaient au contraire aucune passion guerrière. Au moment même où « l’âge d’or de la sécurité » de Stefan Zweig s’achevait, les français par exemple étaient davantage occupés par le tour de France et l’affaire rocambolesque de Henriette Caillaux assassinant le directeur du Figaro Gaston Calmette. Dire donc que les nations sont responsables de la guerre, c’est confondre le nationalisme, qui est de nature défensive, avec l’impérialisme, qui vise lui l’extension par la guerre. En réalité, mettre au banc des accusés les Etats-nations est une manœuvre visant à légitimer le passage à une Europe post-nationale.
La seconde théorie régulièrement mise en avant jusqu’à la chute de l’URSS fut la thèse de la responsabilité du capitalisme dans le déclenchement de la guerre. Elle fut soutenue par des auteurs marxistes comme Lénine dans son Impérialisme, stade suprême du capitalisme ou encore Rosa Luxembourg. Jaurès disait que « le capitalisme porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage ». Cette thèse s’appuie sur les contradictions du capitalisme mises en lumière par Marx dans Le Capital. En effet, selon ce dernier, le capitalisme est voué à disparaître du fait de la baisse tendancielle des taux de profits. Pour retarder cette échéance, seule la possession de nouveaux marchés est efficace. Ainsi, les puissances capitalistes se font la guerre pour des raisons essentiellement liées au contrôle de nouveaux débouchés pour la production. Or, cette thèse, en plus d’être trop dépendante des facteurs économiques, ne saurait répondre à la situation de l’été 1914. En effet, les années d’avant-guerre sont marquées par ce que Suzanne Berger* appelle « la première mondialisation ». Le monde connaît alors une ouverture commerciale sans précédente. Même en Allemagne, longtemps protégée par des barrières douanières préconisées par l’économiste Friedrich List, le marché intérieur connaissait une ouverture inédite dans son histoire. Ce n’est donc pas pour des raisons économiques que la guerre a eu lieu mais bien pour des raisons politiques. Nous y reviendrons.
Enfin, la dernière théorie repose sur l’idée que ce sont les systèmes d’alliance mis en œuvre avant 1914 qui furent à l’origine du conflit. Ainsi, l’Allemagne s’allie avec l’Autriche-Hongrie en 1879. Cette « duplice » sera ensuite étendue à l’Italie en 1882. De l’autre côté, la France conclut un pacte avec la Russie des Tsars en 1893 puis avec la Grande Bretagne en 1904 (Entente Cordiale). Or, cette thèse me paraît fortement exagérée. Rien ne nous permet en effet de conclure dans le sens de la responsabilité du système d’alliance. Au contraire, d’une part, ce système permet une forme d’équilibre des puissances et donc une forme de dissuasion entre les puissances européennes. D’autre part, ces systèmes d’alliance étaient beaucoup plus flexibles qu’on ne le croie maintenant. Pour preuve, la Grande Bretagne, membre pourtant de la « triple Entente » avec la France et la Russie, ne rentre dans la guerre qu’une fois que l’Allemagne impériale viole la neutralité belge et non pas après que cette même Allemagne ait déclaré la guerre à la France (3 Aout) et à la Russie (1er Aout). De même, du côté de la « triple alliance », l’Italie refuse de soutenir ses alliés allemands et autrichiens à l’été 1914. Pire, elle rentrera en guerre aux côtés des pays de l’Entente contre l’Autriche-Hongrie un an plus tard. Les systèmes d’alliance n’obligeaient donc absolument pas les pays européens à se faire la guerre.
Ce ne sont par conséquent ni les nations, ni le capitalisme et encore moins les systèmes d’alliance qui furent à l’origine de la première guerre mondiale. On peut même ajouter que l’extrême sauvagerie de cette guerre ne fut pas dû à l’intensité idéologique des partis prenantes comme lors de la seconde guerre mondiale, ni même aux haines que chaque camp portait à l’autre, mais à cet « orage d’acier » décrit par Ernst Jünger, à savoir la puissance absolue de l’armement rendue possible par le progrès technique. Or, à mon sens, on ne peut comprendre l’usage insensé de cette puissance de feu que si l’on prend en compte la course pour l’hégémonie. Car après tout la première guerre mondiale fut une guerre pour l’Hégémon, à savoir une guerre pour la suprématie du monde.
III) Les vraies causes de la guerre
Dans un précédent article, j’avais montré que cette quête de l’Hégémon ou de la suprématie traversait l’histoire des hommes. En 1914, cette question refait surface de la manière la plus brutale.
A l’époque, la Grande Bretagne semble être la puissance hégémonique du globe. Tirant profit de la première révolution industrielle, celle du charbon et de la vapeur, qu’elle a inventé, elle disposait d’une avance considérable en termes d’industrie et de finance. Sur le plan militaire, sa flotte était la meilleure du monde. Manquant d’infanterie, les Britanniques s’arrangeront toujours pour ne pas voir émerger une puissance hégémonique sur le continent ce qui aurait pour effet d’isoler l’île de ses marchés continentaux. C’est ainsi que l’Angleterre fut en pointe contre Napoléon puis contre les russes se servant à chaque fois d’alliés sur le continent pour compenser son relatif manque de soldats. Or, à la fin du 19ème siècle, c’est l’Allemagne qui commence à menacer gravement la suprématie britannique. Fraîchement unifiée depuis la guerre franco-prussienne de 1870, l’Allemagne de Guillaume II est devenue une puissance économique considérable symbolisée par ses grands champions industriels Krupp, Thyssen, Bayer ou Daimler. Alors que l’Allemagne s’envole économiquement et financièrement, la Grande Bretagne rate complètement le virage de la seconde révolution industrielle, celle de l’électricité et de l’automobile. Avant 1914, l’Allemagne se situe donc dans une phase de rattrapage décrite par Rostow et est sur le point de dépasser la Grande Bretagne en termes de production industrielle.
Sur le plan militaire, l’Allemagne possède la première armée du continent forte de ses victoires sur les autrichiens à Sadowa en 1866 puis sur les français à Sedan en 1870. Elle se targue même d’être une armée encore « invaincue » avant 1914. Profitant d’une démographie extrêmement dynamique et d’une industrie militaire performante, l’Allemagne est incontestablement la grande puissance militaire de l’Europe. De plus, dès 1897, l’amiral allemand Von Tirpitz construit une flotte en mesure d’égaler voire de dépasser la flotte britannique. La Grande Bretagne voit donc son Hégémon particulièrement menacé et s’allie de fait à la France et à la Russie en 1904 pour contenir l’expansionnisme allemand.
En effet, l’Allemagne impériale se montre particulièrement agressive. Convaincue de ne pas avoir obtenu la place qu’elle mérite en Europe, elle craint également le décollage économique et industriel de la Russie, son voisin à l’Est. Les élites impériales allemandes pensent en effet que d’ici quelques années l’empire des Tsars sera en mesure de les écraser ruinant au passage toute influence allemande à l’Est de l’Europe. C’est d’ailleurs ce qu’écrit le ministre des affaires étrangères du Reich Jagow dans une lettre adressée à son ambassadeur à Londres : « La Russie n’est pas prête à la guerre. Ni la France ni l’Angleterre ne semblent actuellement désiré la guerre. Dans quelques années, la Russie aura achevé ses projets militaires et sera en mesure de nous écraser. Je ne veux pas de guerre préventive mais si la lutte se présente il ne faut pas reculer. » Guerre préventive, le mot est lâché. L’état-major impérial estime même que la Russie sera prête au combat en 1917. Il est donc nécessaire selon eux de frapper la Russie avant qu’il ne soit trop tard. Un livre écrit par le général allemand Von Bernhardi L’Allemagne et la prochaine guerre en explique d’ailleurs très bien les contours dès 1912. Pour cela, il convient de mettre la France hors de combat « en 6 semaines » puis se retourner contre la Russie pour à la fois « avoir les mains libres » à l’Est et surtout pour couper les Britanniques de leurs alliés continentaux. Ce sera l’objet du « plan Schlieffen » appliqué dès l’été 1914 mais qui va se fracasser sur l’héroïsme des soldats français sur la Marne. Comme le montrait Jean-Pierre Chevènement dans un de ses derniers livres**, « dès lors que le temps était censé jouer contre elle, l’Allemagne avait intérêt à précipiter la guerre. C’est pourquoi les dirigeants allemands acceptèrent de sang-froid la perspective d’un conflit généralisé. » Ainsi, l’Etat-major impérial avait déjà préparé son plan d’action et n’attendait plus que le bon moment pour le mettre à exécution.
Ce moment fut l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie. Dès lors et comme le montre la correspondance entre les deux chefs d’état-major Von Moltke et von Hötzendorf, l’Allemagne dicte à l’Autriche l’invasion de la Serbie. Si les élites allemandes voulaient la guerre, son peuple bien évidemment ne la désirait pas étant convaincu de bonne foi de l’agression de la Russie. De même, les dirigeants allemands n’ont aucunement pensé que cette guerre traînerait pendant près de quatre longues années inaugurant des souffrances jamais vues jusqu’alors dans l’histoire de l’humanité. Raymond Aron disait à ce propos que si « les hommes font l’histoire, ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Les travaux de l’historien allemand Fritz Fischer exhumant le journal de Kurt Riezler, alors conseiller du chancelier Hollweg, montrent à quels points les élites allemandes ont souhaité une guerre préventive destinée à se prémunir contre la montée en puissance de la Russie d’un côté et d’apparaître comme la nouvelle puissance hégémonique de l’autre côté. Le chancelier Bethmann Hollweg et l’état-major impérial ont donc pris sciemment le risque de la guerre pour des raisons qui tiennent essentiellement à la volonté d’imposer sa suprématie à l’ensemble de l’Europe.
La première guerre mondiale trouve par conséquent ses origines dans la course à l’hégémonie que se livre les puissances européennes. L’Allemagne a alors sous-estimé la volonté britannique de maintenir son Hégémon tout comme elle a surestimé la puissance russe. Prenant le risque d’une guerre préventive, les élites allemandes « ont sauté dans le noir » (l’expression est de Bethmann Hollweg) entrainant avec elle le reste de l’Europe. Le conflit est donc largement le fait de l’impérialisme des élites dirigeantes allemandes tandis que les nations furent contraintes d’entrer dans le conflit contrairement à ce que veut faire croire la propagande européiste. De même, le capitalisme et les systèmes d’alliance ne sont pas à l’origine du conflit. Pendant longtemps, la responsabilité de l’état-major impérial allemand fut occultée, les allemands acceptant la responsabilité de la deuxième guerre mais gardant bonne conscience pour la première. Du côté français, la réconciliation franco-allemande a volontairement mis sous le tapis cette question qui reste encore un tabou en Allemagne. Pourtant, en cet anniversaire du déclenchement de la guerre, il est bon de rappeler cette vérité si longtemps dévoyée au nom d’intérêts stratégiques et politiques. Car si aujourd’hui l’Europe n’est plus le théâtre d’une course à l’hégémonie, cette lutte est toujours bel et bien présente mais cette fois-ci du côté de l’Asie entre les Etats-Unis et la Chine.
*Suzanne Berger, Notre première mondialisation
**Jean-Pierre Chevènement, L’Europe sortie de l’histoire ?