L’Irak ou le grand fiasco de l’Amérique

L’Irak ou le grand fiasco de l’Amérique

Lorsque Abou Moussab Al-Zarqaoui quitte précipitamment sa base d’Herat en Afghanistan fin octobre 2001, personne ne se doute que ce jordanien d’origine modeste puisse être un jour le fondateur du plus grand mouvement terroriste de l’époque moderne, l’Etat Islamique. Bombardés par les avions américains, marginalisés par la direction d’Al-Qaeda et des talibans, Zarqaoui et ses fidèles vont trouver refuge au nord de l’Irak dans une région isolée à la frontière avec l’Iran. Depuis lors, le réseau Zarqaoui constitué au départ de quelques dizaines de membres ne va cesser d’étendre son ombre sur l’Irak au point qu’en Juin 2014 un des successeurs de Zarqaoui s’autoproclamera calife et rétablira une théocratie à cheval sur la Syrie et l’Irak. Le plus sidérant c’est que cette expansion du groupe se fera au nez et à la barbe des Etats-Unis. Il s’agit ici d’un point essentiel, le succès de l’Etat Islamique dépend moins de ses qualités intrinsèques que d’une collection d’erreurs réalisées par les administrations Bush puis Obama. Il convient de le souligner, la politique américaine en Irak a été un fiasco. Cette succession d’erreurs fait l’objet d’un ouvrage remarquable de Joby Warrick, un journaliste américain, prix pullitzer 2016, intitulé Sous le drapeau noir qui est un livre accablant pour la diplomatie américaine.

Comment l’Etat Islamique a-t ’il put se développer aussi facilement ? Comment expliquer un tel échec de la politique américaine ?

2002 : l’occasion manquée

Parti d’Afghanistan, Zarqaoui s’est installé dans la région de Khourmal dans le nord de l’Irak. Région à dominante Kurde, le groupe de Zarqaoui majoritairement arabe se distingue aisément du reste de la population. C’est pourquoi la CIA a très rapidement repéré la bande à Zarqaoui. L’espion en chef de la CIA pour le Moyen-Orient Sam Faddis en est d’ailleurs convaincu, les Etats-Unis ont une chance inespérée pour éliminer le jordanien : « Nous savions exactement où dormait chacun de ces terroristes. Nous savions où se trouvait chaque arme, nous connaissions précisément la position de chaque mitrailleuse et de chaque mortier ».

Pourtant, la CIA fut très vite confrontée aux réticences de l’administration Bush. Cette dernière préparait avec enthousiasme une intervention en Irak pour renverser Saddam Hussein au pouvoir depuis 1979. Pour justifier aux yeux de la communauté internationale une telle intervention, l’équipe Bush utilisera deux leviers. Le premier vise à démontrer l’existence d’armes de destruction massive (WMD) en Irak. Le second a pour but d’établir une connexion entre le régime de Saddam Hussein et Al-Qaeda. La CIA a donc reçu l’ordre de fournir des preuves au département d’état quant à une assistance supposée des irakiens aux réseaux terroristes. A Langley, au siège de la CIA, beaucoup était sceptique quant à l’existence de tels liens. Le régime de Saddam était politiquement Baasiste, c’est-à-dire laïc donc peu enclin à faire alliance avec le fondamentalisme islamique. De même, Al-Qaeda n’avait jamais pu s’implanter dans le pays du fait de l’importance des tribus fournissant au régime un réseau de renseignement extrêmement solide. Or, lorsque le département d’état a appris la présence de Zarqaoui en Irak, la pression s’est accrue sur la CIA pour trouver les preuves. Cet espoir fut vite déçu. Zarqaoui s’était en effet installé au Kurdistan, dans une région qui n’est plus contrôlée par l’Etat irakien depuis 1991. Encore aujourd’hui, aucun lien n’a pu être établi entre Saddam Hussein et Al-Qaeda.

Pour le département d’Etat, il était hors de question d’éliminer Zarqaoui, ce dernier étant utilisé comme une source de légitimité pour justifier l’intervention en Irak auprès de l’opinion publique américaine et internationale. Le secrétaire d’état Colin Powell justifiait cette prise de position en précisant que « cela (la mort de Zarqaoui) anéantirait mon exposé (devant le conseil de sécurité de l’ONU pour justifier l’intervention en Irak). De toute façon, on finira par l’avoir dans quelques semaines. » L’assaut fut finalement autorisé quelques semaines après l’entrée des GI’S en Irak mais il était trop tard, Zarqaoui avait filé.

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La seconde guerre du golfe et la destruction de l’état irakien

Le 20 mars 2003, l’opération « Iraqi Freedom » est lancée. Il ne faudra que quelques semaines pour voir s’effondrer le régime de Saddam Hussein. Pour Zarqaoui, le Djihad contre les américains ne fait que commencer. Ce dernier multiplie dès lors les attentats contre les GI’s mais aussi contre les chiites et les Kurdes. Or, au lieu de s’appuyer sur les forces irakiennes déjà existantes, le représentant américain en Irak, Paul Bremer, décide contre toute attente de dissoudre le parti Baas.

Cette décision fut une catastrophe pour l’Irak. En effet, l’Etat irakien reposait sur le parti Baas. Si celui-ci est dissout, c’est tout l’Etat irakien qui disparaît. Cela signifiait qu’il n’y avait plus ni hôpitaux, ni réseau de renseignement, ni justice et plus aucune police à même d’assurer l’ordre. Un membre du département d’état déclarait sans ambages : « Nous avions créé un trou noir ».  C’est dans cette atmosphère de chaos que Zarqaoui a recruté une véritable armée de terroristes. Il pouvait compter sur la minorité sunnite marginalisée dans le « nouvel Irak ». Pour Robert Richer, alors chef de station de la CIA en Jordanie, le réseau Zarqaoui avait su profiter de cet environnement favorable pour s’enraciner : « Ce sol fertile, c’était l’Irak post-débaasification. La pluie et le soleil, c’étaient l’inaptitude de l’Autorité provisoire et l’incapacité des Etats-Unis à comprendre les Irakiens et leur culture. Tout cela a permis à Zarqaoui de germer et de prospérer ». L’utopie d’un nouveau Moyen-Orient démocratique régi par le « Nation-Building » avait fait long feu. Au lieu d’un nouvel Irak, les américains ont livré le pays aux fondamentalistes et ce au cœur du monde arabe.

L’administration Bush ne voulait pourtant pas en entendre parler à quelques mois seulement de la présidentielle de 2004. Bush a ainsi publiquement affirmé : « Nous avons accompli de réels progrès. L’Irak est plus sûr. » La conseillère à la Sécurité nationale Condoleeza Rice faisait même un parallèle entre la situation Irakienne et l’Allemagne après la mort d’Hitler : « Les vestiges du régime et d’autres extrémistes s’attaquent au progrès. Et les soldats de la coalition continuent d’affronter des dangers mortels. Mais la démocratie n’est pas une chose facile. » Il aura fallu la bataille de Falloujah en 2004 pour que les Etats-Unis se rendent compte de la puissance du groupe de Zarqaoui. Le fait que pendant 6 mois, l’armée américaine ai dû prendre maison par maison dans des combats sanglants a poussé les responsables militaires à changer de stratégie.

Ce fut le matin du 29 juin 2005 que s’est tenu la première réunion dans le bureau ovale consacrée à la traque de Zarqaoui. Dick Cheney et Georges Bush décidèrent de donner la priorité à la Task Force 6-26 commandée par le général McChrystal. Ce groupe composé des meilleures spécialistes américains de l’Irak va réussir le tour de forces de constituer un solide réseau de renseignement parmi les tribus sunnites fournissant des précieuses informations quant au réseau de Zarqaoui. Cette stratégie dite du « réveil d’Anbar » sera un indéniable succès qui aboutira à la mort de Zarqaoui le 7 juin 2006. Son groupe, rebaptisé Etat Islamique en Irak et au Levant en octobre 2006, même affaibli, saura profiter d’une nouvelle erreur de Washington, cette fois-ci sous une nouvelle administration.

Meeting with the Iraq Study Group. Cabinet Room.

Le fiasco irakien de Barack Obama

Lorsque Barack Obama est élu président des Etats-Unis en 2008, un immense vent d’espoir a soufflé sur l’Amérique et sur le reste du monde. Il n’y a guère qu’au Pentagone qu’on s’inquiétait tant la promesse du candidat de quitter l’Irak paraissait précipitée et dangereuse. En 2010, l’administration Obama décida de passer outre les réticences du Pentagone et quitta l’Irak. Ce fut malheureusement une nouvelle erreur tragique de la politique américaine.

La task force 6-26 n’avait pas eu le temps de « finir le job » qu’on lui a demandé de quitter Bagdad. C’était dorénavant au gouvernement Irakien de combattre les successeurs de Zarqaoui. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’était pas de taille à affronter les évènements.

En 2011, suite au « Printemps arabe », la Syrie, voisin de l’Irak, tombe dans le chaos. L’équipe Obama-Clinton décide alors de soutenir l’opposition à Bashar Al-Assad en pensant à tort que celui-ci en avait seulement pour quelques jours. Comme le confirme un haut responsable proche d’Hilary Clinton « Tout le monde pensait que la nature y pourvoirait. Assad allait partir, et très bientôt. » Pourtant si l’on s’intéresse à la géopolitique il aurait été aisé de comprendre que le régime syrien représente un intérêt stratégique pour des puissances comme la Russie et l’Iran. Pour éliminer Assad il aurait fallu négocier avec ces pays ce qui n’a jamais été envisagé à Foggy Bottom (*). De cette manière, les Etats-Unis n’ont fait que souffler les braises de la guerre civile. Or, c’est dans ce contexte que l’Etat Islamique a installé son sanctuaire dans l’Est de la Syrie. Depuis lors, il a su attirer des milliers de combattants de par le monde prêt à se sacrifier et à submerger les faibles troupes irakiennes.

Au même moment, l’Irak connaissait une crise sans précédent. Le gouvernement d’Al-Maliki, de confession chiite et proche de l’Iran, ne tarda pas à écarter les sunnites du pouvoir poussant le vice-président sunnite Tareq Al-Hachémi à l’exil politique. Plus grave, les miliciens chiites ont commis des brutalités et des exécutions sommaires à l’encontre des sunnites. L’objectif était clair, il visait à liquider toute influence sunnite en Irak. Cette politique n’a fait que gonfler les rangs de l’Etat Islamique. Même les tribus sunnites et les anciens cadres du parti Baas, pourtant peu soupçonneux d’accointance avec le djihadisme, ont rejoint l’armée de Baghdadi lui fournissant une expertise militaire qui va se révéler la clé du succès de l’EI. Comme le proclame Zaydan, un chef de tribu sunnite, « Ils ont changé. Leurs commandants sont maintenant des irakiens, et leur programme est totalement différent. Le gouvernement proclame que Baghdadi est un terroriste mais ce n’est pas un terroriste. C’est le défenseur de 15 millions de sunnites. » On l’oublie souvent mais avant d’être une grande entreprise religieuse, l’EI prospère avant tout sur la défense des sunnites contre le sectarisme des chiites.

L’administration Obama a quant à elle fermé les yeux sur les agissements de Maliki. Comme 10 ans plus tôt avec Georges Bush, Obama a sous-estimé l’ampleur de la crise en Irak. De hauts responsables militaires comme le général McChrystal ou le numéro 2 du Pentagone Michael Flynn, l’ont pourtant averti du danger, en vain. Pis, ils ont été soigneusement écartés par l’administration Obama. Tout ce que la Task Force 6-26 avait construit en plusieurs années fut dilapidé en quelques mois. Les précieux informateurs qui avaient contribué à la traque de Zarqaoui furent liquidés par les milices chiites à la solde de Maliki et de l’Iran et abandonnés par les américains. Un chef de tribu réfugié en Jordanie ne pouvait pas cacher son ressentiment envers la politique américaine : « Il était de mon devoir et de mon honneur de chef de tribu de travailler avec les américains pour combattre le terrorisme. Mais maintenant c’est comme si on nous avait abandonnés. On nous a laissés au milieu de la route. »

Il aura fallu attendre la prise de Mossoul et de la province d’Anbar pour voir l’équipe Obama enfin réagir mais il était largement trop tard les sunnites soutenant en masse l’EI. De plus, les tribus ne font plus confiance ni au gouvernement irakien ni à l’administration américaine. Cette situation aurait pu être évitée si à Washington le président et son équipe avait su écouter les avertissements du Pentagone.

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De la fuite de Zarqaoui en Irak en 2001 à la proclamation du califat en juin 2014, les administrations Bush puis Obama ont commis une succession d’erreurs graves qui ont favorisé l’épanouissement de l’Etat Islamique. Pour la nouvelle équipe Trump qui prendra ces fonctions à partir du 20 janvier 2017, il faudra tirer les leçons de la politique américaine désastreuse en Irak. La nomination comme conseiller à la Sécurité Nationale du général Michael Flynn, ancien membre de la Task force 6-26 et très bon connaisseur du dossier irakien, est de bon augure pour la suite. Néanmoins, si l’EI venait à être vaincu militairement, les Etats-Unis devront faire en sorte de renouer le dialogue avec les tribus sunnites tout en empêchant les actes de vengeance des chiites. La Jordanie et la Turquie pourraient jouer un rôle central dans cette politique d’intégration des sunnites. Une large autonomie de la province sunnite d’Al-Anbar et de la région de Mossoul dirigée par les tribus me paraît indispensable à la stabilité de l’Irak. Le règlement du conflit syrien est également nécessaire ce qui nécessite un dialogue constructif avec la Russie et l’Iran voire avec le président Assad. Si nous devons traiter les conséquences de l’ouverture de la « Boîte de Pandore » qu’a représenté la chute de Saddam Hussein en 2003, nous devons faire tout notre possible pour enfin mettre fin à l’instabilité au Moyen-Orient. Il est clair que la route sera longue, très longue.

(*) Siège du secrétariat d’état (ministère des affaires étrangères)

Sources utilisées :

Sous le drapeau noir : Enquête sur Daesh de Joby Warrick, reporter au Washington Post, prix Pulitzer 2016.

Derrière le Brexit et Trump, la fin d’un paradigme idéologique

Derrière le Brexit et Trump, la fin d’un paradigme idéologique

L’élection de Donald Trump comme 45ème président des Etats-Unis le 8 novembre dernier a constitué un choc dans le monde entier. Comme le Brexit quelques mois plus tôt, aucun sondeur n’avait prévu une victoire aussi nette de Trump principalement dans les Etats-clés qui déterminent l’élection. Si le Brexit constituait un phénomène isolé, l’arrivée du milliardaire américain à la Maison-Blanche aura des conséquences incalculables tant d’un point de vue économique que politique sur la marche du monde occidental. D’ailleurs, il est frappant de constater que le duo Trump-May ressemble beaucoup au duo Reagan-Thatcher avec cette différence fondamentale que Donald Trump et Theresa May semble mettre fin au paradigme idéologique imposé par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Au travers des élections britanniques et américaines, le monde occidental est sans doute rentré de plein pied dans un nouveau paradigme idéologique.

En quoi le Brexit et l’élection de Trump sont-ils porteurs d’un nouveau paradigme idéologique ?

La transformation des valeurs de la société

Ronald Reagan et Margaret Thatcher s’étaient appuyé sur une véritable transformation culturelle des sociétés britanniques et américaines lors de la décennie 70. L’émergence d’une génération de baby-boomer avait mise en avant de nouvelles valeurs centrées sur l’accomplissement personnel et la défense des droits individuels face à la puissance de l’Etat. Le sociologue américain Ronald Inglehart parlait de « révolution silencieuse » pour décrire ce phénomène tout à fait singulier mais tellement important dans l’histoire du monde occidental.

En outre, les nouveaux mouvements sociaux ont inscrits dans le marbre les principes de séparation stricte entre la société civile et la puissance publique. L’objectif de ces mouvements était d’accroître les droits des individus et d’étendre ces mêmes droits à de nouvelles populations faisant partie des minorités raciales, religieuses ou sexuelles. La société n’est donc plus composée que d’individus définis sur le plan abstrait par leurs droits juridiques et sur le plan concret par leurs intérêts économiques. Les conséquences de cette transformation sont abyssales tant les autorités traditionnelles, l’Etat, la Nation ou encore les autorités religieuses ont été considérablement affaiblis. Dans ce contexte, les frontières sont par exemple d’insupportables obstacles au droit de circulation des individus. De même, l’Etat n’a plus la capacité de transformer collectivement la société. La disparition des nations, des frontières et de l’autorité publique a ouvert la voie à la politique de Thatcher et de Reagan. C’est par conséquent cette transformation culturelle qui a rendu possible le triomphe du néo-libéralisme.

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Au contraire, dès les années 2000, cette transformation est remise en question par une frange de plus en plus croissante de la population. La globalisation néo-libérale a ainsi engendré une menace quant à l’identité culturelle des peuples occidentaux. De plus, le désordre du monde crée une peur pour cette population de voir s’exporter en Occident les conflits et les tensions qui ont trait dans certaines parties du monde. François Lenglet notait justement que « le besoin de protection s’est substitué au désir de liberté ».

L’immigration joue un rôle considérable dans ce retournement des valeurs. La crainte d’une subversion démographique pose de nouveau la question du retour des frontières et des nations. L’immigration est en effet non seulement le symbole visible de la globalisation mais également de l’impuissance publique à protéger les citoyens. Il y a derrière le vote du Brexit et de Trump une réelle volonté de protection vis-à-vis d’un monde de plus en plus chaotique et menaçant. Le Brexit est ainsi autant un vote contre l’immigration qu’une tentative pour reprendre en main son destin politique. Theresa May propose même le retour d’une « préférence nationale » qui avait disparu depuis 30 ans. De même, le succès de Trump s’explique en partie par sa volonté de construire un mur avec le Mexique. Son slogan « America First » traduit également une résurgence du cadre national.

Les notions d’ouverture au monde et de disparition des frontières dont Reagan et Thatcher se sont fait les champions sont complètement battues en brèche par le Brexit et l’élection de Donald Trump. Si le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin représentait le triomphe du libéralisme politique, la date du 9 novembre 2016 représente au contraire le début d’une nouvelle ère de retour des nations et des frontières. Comme souvent, c’est en matière d’économie que les changements seront sans doute les plus spectaculaires.

Un changement économique profond

Lorsque Ronald Reagan et Margaret Thatcher arrivent au pouvoir au tournant des années 80, le monde était confronté à une crise économique profonde. Cette période dite de stagflation, a vu l’effondrement du consensus d’après-guerre influencé par le keynésianisme. Pour lutter contre le ralentissement de la croissance et l’inflation galopante, Thatcher et Reagan vont mettre en œuvre une politique d’ouverture des échanges mondiaux mais également une politique favorisant la libre circulation des capitaux et la financiarisation de l’économie. Nous avons vu que cette politique répond à une transformation culturelle majeure dans les années 70. Elle trouvera dans le consensus de Washington le moyen d’exporter les thèses néo-libérales dans le monde entier. Fondée sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, la politique économique de Thatcher et Reagan a contribué à  l’abaissement des tarifs douaniers et à la dérégulation financière. Le protectionnisme a ainsi été banni au sein des élites dirigeantes.

L’élection de Donald Trump et le Brexit sont des coups d’arrêt à cette libéralisation des échanges mondiaux. Le Brexit remet ainsi en cause les échanges entre l’île et le continent européen. De même, Trump s’est fait élire sur un programme protectionniste promettant d’élever à 45% les barrières douanières sur les produits chinois et d’enterrer le traité transatlantique (TAFTA). Même si sa marge de manœuvre sera faible étant donné que la majorité des républicains restent hostiles au protectionnisme, l’élection d’un candidat ouvertement opposé au libre-échange crée un précédent dont l’impact se fera sentir sur l’ensemble du globe.

Cette thématique protectionniste est revenue en force ces dernières années, surtout depuis la crise de 2008 qui a montré toute l’absurdité du système économique actuelle. En outre, elle a mis en lumière le désarroi des classes populaires issues des grandes régions industrielles. Le géographe Christophe Guilly avait montré qu’en France le Front National avait pour bastion les anciennes zones industrielles du Nord et de l’Est de la France. Ce même schéma s’applique dans le cas britannique où se sont les régions désindustrialisées du Nord qui ont fait basculer le vote en faveur du « leave ». Aux Etats-Unis, Donald Trump a fortement mobilisé les ouvriers gagnant l’ensemble des états industriels autour des grands lacs (Ohio, Wisconsin, Michigan, Indiana) hormis l’Illinois.

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Par conséquent, l’année 2016 marquera le début d’une nouvelle ère dans les échanges internationaux. Plus protectionnistes, Theresa May et Donald Trump seront sans doute ce qui mettront fin au paradigme économique libre-échangiste de la même manière que Reagan et Thatcher avaient mis fin au paradigme keynésien.

L’effet de contagion

La Grande Bretagne et les Etats-Unis sont les pays pivots de l’occident au sens où ils exercent une domination intellectuelle sans précédent au travers leurs universités et leurs think tanks. Ils sont également des modèles politiques qui influencent l’ensemble des pays occidentaux. Il est donc très probable que l’élection de Trump et la politique de Teresa May ne manqueront pas de favoriser la victoire des « populistes » dans toute l’Europe.

Le terreau de la colère est sensiblement le même bien que des différences d’ordre culturel et politique apparaissent pour atténuer l’influence de ces deux pays. D’une part, la demande de protection et d’autorité est un trait similaire à l’ensemble des pays européens. Le rétablissement temporaire des frontières dans l’espace Schengen suite à la crise migratoire de même que l’opposition importante à l’accueil des migrants sont des signes avant-coureurs du renversement des valeurs et ce malgré des campagnes intensives des médias. D’autre part, le scepticisme vis-à-vis du libre-échangisme est perceptible principalement chez les classes populaires comme le montre l’opposition au traité transatlantique (TAFTA). Les européens sont de plus en plus gagnés par le protectionnisme comme aux Etats-Unis. Pour l’Union Européenne qui a fait de l’ouverture au monde, de la fin des frontières et du libre-échange ses valeurs principales, le Brexit et l’élection de Trump représentent une défaite idéologique sans précédent dont on voit mal comment elle pourrait la surmonter.

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Surtout, ces deux évènements rendent possible la victoire des partis populistes aux prochaines élections. En Autriche, le candidat du FPO (extrême-Droite) Norbert Hofer pourrait remporter la présidentielle en décembre. Au même moment, Matteo Renzi joue son poste de premier ministre en Italie lors d’un référendum sur la réforme territoriale dont les sondages montrent qu’il risque de perdre. Cela entrainerait des législatives anticipées que le parti 5 étoiles de Beppe Grillo a toutes les chances de remporter. En Mars, Geert Wilders, le leader de l’extrême droite hollandaise, a de grandes chances de réaliser des scores importants lors des législatives. Enfin, en Mai, en France, il faudrait un séisme pour que le Front National ne soit pas au second tour sans même mentionner l’Allemagne où le score de l’AFD pourrait faire tomber Angela Merkel.

Tous ces scrutins ne feront donc que renforcer un basculement idéologique parti de Grande Bretagne et des Etats-Unis qui comme le couple Reagan-Thatcher trente ans auparavant ne manquera pas d’imprimer une marque durable sur la politique en Occident.

30 ans après l’élection de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, l’arrivée au pouvoir de Teresa May et de Donald Trump entraînera une révolution idéologique dont il est pour l’heure difficile d’en dessiner les contours. Il est de mon point de vue certain que le paradigme Reagan-Thatcher basé sur la disparition des nations et des frontières soit définitivement enterré. Au contraire, la nation, les frontières, l’autorité ou le protectionnisme n’ont jamais été autant d’actualités. Il s’agit d’une lame de fond qui va durablement imprégner la politique dans le monde occidental. Le grand perdant de ce basculement idéologique est sans aucun doute l’Europe dans le sens où ses valeurs ne sont plus en phase avec la réalité. A plus ou moins long-terme, l’Europe entière sera touchée par le phénomène d’autant plus que l’élite politico-médiatique n’a fait que sous-estimer le phénomène le renvoyant en une simple poussée contestataire ridicule et sans lendemain. N’oublions pas que Reagan et Thatcher étaient tout aussi pris au sérieux que ne l’ont été le Brexit et Donald Trump. Seuls les français avaient résisté au courant dominant en élisant François Mitterrand avant que celui-ci se convertisse au paradigme du consensus de Washington. C’est sans doute un bon point pour Alain Juppé tant celui-ci comme Mitterrand en 1981 incarne l’exact opposé de la nouvelle administration américaine.

France-Allemagne: le grand déséquilibre

France-Allemagne: le grand déséquilibre

2017 sera une année décisive pour l’Europe. En Mai, la France élira son président de la République. En Octobre, les allemands seront appelés à renouveler le Bundestag (parlement) lors des  élections générales. Ainsi, les deux pays fondateurs de la construction européenne seront au même moment confrontés à des incertitudes électorales qui ne manqueront pas de paralyser le projet européen dont l’axe franco-allemand en est le moteur. Les français parlent de couple franco-allemand comme pour insister sur le degré fusionnel de la relation. Or, actuellement, nous sommes plus proches du divorce que de la réconciliation. De la politique budgétaire à l’Europe de la défense en passant par l’attitude à adopter vis-à-vis du Brexit, les intérêts franco-allemands divergent dans un sens de plus en plus favorable à l’Allemagne au détriment de la France. Entre les deux pays, le déséquilibre ne semble jamais avoir été aussi grand.

Comment expliquer un tel déséquilibre dans les relations entre les deux pays ? Comment sortir de cette impasse ?

Deux visions divergentes de l’Europe

Si la réconciliation franco-allemande après la guerre fut véritablement le moteur de la construction européenne, les deux pays soutiennent des visions différentes sur les objectifs de cette construction. Il s’agit ici d’un point qui selon moi n’est pas suffisamment mentionné lorsque l’on parle du couple franco-allemand. Il n’existe donc pas un seul mais deux projets européens que chacun des deux pays souhaite imposer au détriment de l’autre. Fondamentalement, si l’Europe a permis la pacification des relations, elle n’a pas aboli la rivalité entre la France et l’Allemagne pour le leadership européen.

Brzezinski faisait remarquer à juste titre « qu’à travers la Construction européenne, la France vise la réincarnation et l’Allemagne, la rédemption ». Les élites françaises ont en effet accueilli l’Europe comme un moyen de contrecarrer le déclassement inexorable du pays. « L’étrange défaite » de juin 1940 puis la disparition de l’empire colonial avaient engendré un affaiblissement considérable de la position de la France dans le monde. L’Europe allait donc être le subterfuge par lequel la France regagnerait son rang de grande puissance qui selon les français lui revient naturellement de droit. De plus, de par le projet européen, la France se considère de nouveau à l’avant-garde idéologique du monde. Un siècle et demi après la Révolution, elle retrouve son statut de modèle politique et intellectuel dont le reste de la planète est censé prendre exemple. Pour les élites françaises, l’Europe est à la fois un « multiplicateur de puissance » et la croyance démesurée d’être « un modèle qui s’adresse au monde » dans la terminologie de Michelet.

Or, pour atteindre ces deux objectifs, autant faut-il que la France soit celle qui dirige politiquement l’Europe. Cette direction politique ne peut se réaliser qu’à certaines conditions. Premièrement, il est nécessaire que l’Allemagne, seul pays européen à pouvoir contester le leadership français, renonce à sa prééminence politique sur le continent. Ce point n’a pas posé de difficultés après la guerre tant l’Allemagne était affaiblie et désireuse de se focaliser uniquement sur sa reconstruction économique et morale après une décennie de Nazisme. Deuxièmement, la France doit favoriser la réduction de l’influence américaine en Europe. En effet, les Etats-Unis exercent un pouvoir d’attraction et une domination militaire leur permettant d’orienter la construction européenne en vue de leurs propres intérêts. Ce n’est qu’à ces deux conditions que la France pourra retrouver sa prééminence sur le continent européen qu’elle a perdu depuis l’épopée Napoléonienne.

Pour les allemands, au contraire, l’Europe est un projet essentiellement économique et moral. Au travers du marché commun, elle peut déployer sa puissance commerciale et ainsi assurer son redressement économique. De même, l’engagement européen ouvre la voie à une forme de rédemption nationale. C’est par le biais de l’Europe que l’Allemagne va se réinsérer dans le concert des nations après l’effroyable période hitlérienne. De plus, la menace soviétique, qui occupe l’Allemagne de l’Est, pousse les allemands à garantir leur sécurité par des liens étroits avec les Etats-Unis faisant de la RFA de facto un protectorat américain.

Pour résumer, la France perçoit l’Europe comme une entité politique et stratégique capable de réaliser ce que la France n’est plus capable de faire en termes de politique de puissance. A l’inverse, pour l’Allemagne, l’Europe doit être avant tout un espace économique dont la sécurité ne peut être garantie que par la présence américaine sur le continent, l’armée française ne faisant pas le poids face au mastodonte soviétique. Pour les élites allemandes, l’Europe ne saurait être en aucun cas un rival géostratégique des Etats-Unis. Cette divergence quant aux objectifs de la construction européenne a conduit à des tensions entre les deux pays que ce soit par exemple après le refus du plan Fouchet par le Bundestag en 1963 (*) ou encore le débat récurrent sur l’Europe de la défense, les allemands n’admettant pas, contrairement à la France, une armée européenne indépendante du cadre de l’OTAN.

Konrad Adenauer und Charles de Gaulle

Le tournant de la chute du Mur de Berlin

Du traité de Rome de 1957 à l’Acte unique européen en 1986, le partenariat franco-allemand est relativement équilibré. Les tandems De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt ou encore Mitterrand-Khol sont ainsi caractérisés par un partage des rôles relativement satisfaisant pour les deux parties : à la France la direction politique de l’Europe tant que les intérêts fondamentaux des américains ne sont pas remises en cause, à l’Allemagne la direction économique et monétaire de l’Union.

La donne change fondamentalement après la réunification allemande de 1990 et l’effondrement de l’influence soviétique en Europe de l’Est. L’émergence d’une Allemagne réunifiée déséquilibre fondamentalement les relations franco-allemandes. Mitterrand l’avait bien compris lui qui a été le chef d’Etat occidental le plus réticent à cette réunification. D’une part, l’Allemagne réunifiée ne manquera pas de se tourner vers l’Europe de l’Est, véritable hinterland économique et culturel pour ce pays, et ce au détriment de sa relation avec l’ouest de l’Europe. D’autre part, la France perd sa centralité géographique au profit de l’Allemagne qui devient le centre géographique de l’Europe. Enfin, on pourrait rajouter que le retrait soviétique a considérablement amoindri la marge de manœuvre de la France vis-à-vis de « l’hyperpuissance » américaine. Au sortir de la chute du communisme, le rapport de force en Europe est clairement en faveur de l’Allemagne et de son projet européen centré uniquement sur l’économie au détriment de la dimension géostratégique. Le traité de Maastricht (1992) entérine la victoire de la vision allemande de l’Europe.

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Devant cette nouvelle donne, les élites françaises choisissent la « fuite en avant » européenne. Elles cèdent devant toutes les exigences allemandes en termes économiques et monétaires en espérant que l’Allemagne accorde en retour à la France la direction politique de l’Union européenne. Or, nous l’avons vu, pour l’Allemagne et les Etats-Unis il est hors de question de favoriser une « Europe puissance » indépendante stratégiquement contrairement aux ambitions françaises. Depuis lors, comme le souligne Marcel Gauchet, l’Europe est un « trou noir stratégique », le véritable « ventre mou » politique de la planète. Encore une fois, il faut souligner que cette politique consternante a été orchestrée par les élites allemandes. Forte de ce rapport de force favorable, l’Allemagne va imposer son propre agenda, et ce au détriment des intérêts français, que ce soit le traité de Nice (**) en 2001, l’élargissement vers l’Est en 2004 et 2007 ou encore l’ouverture absolue de l’Europe aux échanges mondiaux. La défaite française est complète mais elle est inavouable tant la construction européenne est un projet spécialement voulu par les français. La question des rapports franco-allemands est donc devenue un tabou dont il est interdit de débattre en France.

Comment inverser le déséquilibre franco-allemand ?

Les relations actuelles entre la France et l’Allemagne sont de plus en plus déséquilibrées au détriment des intérêts français. Il est donc nécessaire d’inverser le rapport de force si l’on ne veut pas voir la France définitivement marginalisée.

Premièrement, il faut cesser de croire que l’Europe sera une France en plus grand. Il est nécessaire de sortie de l’idéologie européiste pour se concentrer sur la défense de ses intérêts nationaux. Le dépassement des Etats-Nations est une utopie chimérique que seules les élites françaises sont prêtes à croire. Jean-Pierre Chevènement faisait remarquer que « Si la France perçoit l’Europe à travers le rapport franco-allemand, l’Allemagne, elle, la pense en fonction de ses intérêts propres ». Il est par conséquent urgent d’accorder la priorité aux intérêts de la France avant les intérêts communautaires. Cela passe par une véritable politique de lobbying français à Bruxelles comme le font déjà les Britanniques et les allemands. Il ne faudra également pas hésiter à bloquer certaines politiques européennes défavorables à la France, voire à dénoncer des traités européens précédemment signés. Le refus français du TAFTA alors que le gouvernement allemand en est un ardent défenseur, doit être souligné tant ce traité de libre-échange euro-atlantique aurait assuré la marginalisation économique de la France. Il est par contre totalement incompréhensible que la France soit partisane de son cousin canadien, le CETA. Ne pas céder aux exigences allemandes au nom d’une vision fantasmée de l’Europe me parait la priorité absolue de tout gouvernement français.

Deuxièmement, vouloir un rapport de force ne signifie aucunement le gagner. Après tout, Sarkozy et Hollande voulaient eux aussi faire plier l’Allemagne sur sa politique économique avant de rentrer dans le rang. La première chose à faire est de réduire la dépendance de la France vis-à-vis de son voisin allemand en matière de garantie sur les dettes souveraines. Aujourd’hui, c’est cette garantie allemande qui conditionne le maintien de taux d’intérêt extrêmement bas pour la France. Cela doit cesser ! La réduction des déficits et de la dette est donc avant tout un acte d’indépendance de notre pays rendue d’autant plus abordable que la BCE inonde les marchés de liquidité garantissant des taux faibles. Réformer en profondeur l’économie du pays et le débarrasser de sa culture bureaucratique sont deux points clés pour renforcer le poids de la France. De plus, la France doit trouver des alliés susceptibles de remettre en cause la prédominance allemande. Les pays du Sud (Espagne, Portugal, Grèce, Italie) sont des alliés naturels mais ils sont trop affaiblis pour engager un véritable rapport de force. La piste prometteuse vient sans nul doute de l’Europe de l’Est. Anciens fidèles soutiens de la politique allemande, ces pays, principalement le groupe de Višegrad (République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne) sont de plus en plus excédés par la politique unilatérale de l’Allemagne notamment sur la politique migratoire. Perdre le soutien de ces pays serait pour l’Allemagne une perte d’influence considérable. La France ne doit pas avoir de scrupules pour favoriser la dissension entre l’Allemagne et ces pays et doit y voir le moyen de mettre en difficulté son voisin dans les instances européennes.

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 De mon point de vue, la France doit donc mener de front une vaste reconstruction de son économie qui n’est possible que si elle défend ses intérêts commerciaux (euro faible, défense de son agriculture, opposition au dogme du libre-échange,…) mais également une politique d’alliances avec certains pays en laissant de côté les considérations morales et politiques pour se concentrer uniquement sur l’inversion du rapport de force franco-allemand.

La France a donc connu un échec européen retentissant qu’elle a toujours du mal à digérer. C’est au fond la vision européenne de l’Allemagne qui l’a emporté. L’Europe est devenue une entité non stratégique centrée exclusivement sur l’économie. Puissance économique et commerciale, l’Europe est consternante du point de vue politique. Alors que les Etats-Unis et l’Allemagne se frottent les mains, la France en est réduite à être marginalisée d’un projet qu’elle a contribué à créer. On ne peut comprendre le non au référendum de 2005 et la défiance de plus en plus grande de la population vis-à-vis de l’Europe sans comprendre ce sentiment de dépossession du projet européen. Pour contrer ce déclassement, la France devra revenir à une politique nettement plus pragmatique en laissant de côté sa naïveté confondante des luttes d’influence au sein de l’UE. Seule une politique agressive de défense de ses intérêts nationaux couplée avec une véritable alliance politique avec des pays rejetant le leadership allemand est en mesure de rééquilibrer les relations franco-allemandes. Messieurs les candidats à la présidentielle, il serait temps d’arrêter de se voiler la face et de mettre fin à la spirale infernale de l’Europe qui plombe la France depuis des années. Il faut reprendre en compte la citation que De Gaulle a adressé à Peyrefitte : « La politique n’est pas une affaire pour enfants de chœur. La politique est une affaire d’intérêts. C’est un rapport de forces. Il faut parler haut et ferme si l’on veut faire respecter son point de vue. Sinon, on est toujours couillonné. »

(*) Le plan Fouchet prévoyait la création d’une véritable Europe politique indépendante des Etats-Unis dans une vision proprement gaulliste. Ce plan a été refusé en grande partie par la RFA du fait de l’inquiétude qu’avaient les allemands de perdre la protection militaire américaine. Un traité sera néanmoins signé (traité de l’Elysée en 1963) sur un texte simplifié et qui a abandonné toutes les ambitions initiales du plan Fouchet.

(**) Le Traité de Nice signé en 2001 visait à anticiper les conséquences de l’élargissement à l’Est en modifiant le mode de calcul des voix au conseil des chefs d’Etat et de gouvernement.

Sources utilisées :

Discours du général De Gaulle sur le rôle des Etats-Unis en Europe :

http://notre-epoque.fr/2014/08/de-gaulle-sur-sa-politique-europeenne-et-linfluence-americaine/

Article de Pierre Verluise sur la place de la France en Europe :

http://www.diploweb.com/France-UE-le-malaise-pourquoi.html

Comprendre le malheur français de Marcel Gauchet, chap.5 Le piège européen

 

Le phénomène Trump

Le phénomène Trump

D’ici quelques jours, les américains seront appelés aux urnes pour élire leur prochain président. Cette élection est attendue sans grand espoir par les américains tant les deux candidats sont rejetés par une grande partie de la population. A Hilary Clinton considérée comme malhonnête et corrompue s’oppose Donald Trump, candidat surprise issu des primaires du parti républicain. Ce dernier est un véritable ovni politique tant son ascension aura été fulgurante. Malmené dans les sondages suite à des propos grossiers vis à vis des femmes, il semble rattraper son retard en partie grâce à l’affaire des e-mails privés qui empoisonnent la campagne de Clinton. En tout cas, cette élection n’est absolument pas jouée d’avance. Contrairement à la France, les Etats-Unis sont un état fédéral dans lequel les élections se réalisent au suffrage universel indirect dans le but de maintenir le pouvoir des 50 états qui composent l’Union. L’élection se gagnera dans un certain nombre d’états clés (Swing States) comme la Floride ou l’Ohio pour lesquels les deux candidats sont au coude à coude. Pourtant avant 2015, aucun américain n’aurait misé ne serait-ce que 5 dollars sur une victoire de Trump aux primaires. C’est que l’homme n’en ait pas à son premier coup d’éclat, lui qui était déjà une personnalité célèbre en Amérique. Dans quelques jours, il pourrait connaître la consécration suprême d’une carrière pour le moins mouvementée et chaotique.

Qui est vraiment Donald Trump ? Comment expliquer de tels succès politiques ?

 

Le businessman Trump

Donald Trump est né le 14 juin 1946 à New-York. Fils d’un magnat de l’immobilier Fred Trump, Donald n’est pas ce que l’on appelle un « self-made man », ces entrepreneurs mythiques partis de rien qui sont au cœur de la culture américaine. C’est son père qui fut le véritable fondateur de l’empire Trump. L’éducation du jeune Donald s’est toujours faite dans l’ombre de ce chef d’entreprise « successful » dont Donald voue une admiration sans bornes.

En 1968, il rejoint l’entreprise familiale et réalise son premier coup d’éclat. Fort d’un prêt consenti par son père, il a racheté un magasin d’art déco en plein cœur de Manhattan. Quelques années plus tard, le modeste magasin est devenu une tour de 58 étages avec vue sur Central Park. Ce que l’on nommera plus tard la Trump Tower est un coup de génie. Ainsi, la marque Trump s’installe au centre du capitalisme américain. Il réitérera cette stratégie construisant des gratte-ciels à Atlanta, Miami ou Las Vegas. La stratégie de Trump est d’étaler le plus possible la marque « Trump » quitte à inonder l’Amérique de cette  publicité. Son credo peut être le suivant : en matière de business, il n’y a pas de place pour la discrétion !

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S’il a réussi à multiplier par 4500 son investissement de départ dans ses affaires, Trump a connu aussi des échecs retentissants. Si la faillite de son casino le Taj Mahal à Atlantic City a été largement commentée, nous pouvons également citer la faillite en 1992 de la Trump Airlines, compagnie aérienne qui selon lui devait concurrencer l’American Airlines, rien que ça ! D’autres choix se sont révélés désastreux tel le jeu Trump Monopoly ou encore cette entreprise qui vendait des steaks par correspondance. Dans les faits, ces désastres n’ont pas disqualifié Donald Trump dans un pays où ce qui compte est moins la réussite que la capacité à se relever de ses échecs.

Cette image de businessman est cultivée par Donald lors de sa campagne. Dans une Amérique qui sort à peine de la crise financière de 2008, l’homme incarne un pays qui réussit économiquement. Or, nous avons souvent tendance à sous-estimer l’impact de cette crise sur le moral des américains. S’étant endetté fortement depuis 30 ans, le ménage américain a vu son niveau de vie s’effondrer d’autant plus que sa maison repose bien souvent sur des prêts immobiliers. Dans ce contexte morose économiquement, il n’est pas surprenant qu’une partie des américains se réfugient dans les bras d’un chef d’entreprise connu pour ses succès fulgurants dans les affaires.

 

Un homme de communication

Après avoir consolidé ses affaires, Trump a mis toute son énergie pour développer la « marque Trump ». Dans son best-seller L’art de la négociation, il exposait sa stratégie miracle pour réussir dans les affaires : toujours faire parler de soi et ne jamais s’aventurer dans la complexité. Cette technique, il l’utilisera abondement en politique. Elle consiste à placer des phrases chocs reprises en boucle par les médias ce qui en retour lui donne une publicité gratuite. Et ça marche ! Ses phrases choc sur les mexicains et sur les musulmans ont donné lieux à des heures et des heures de polémiques dans laquelle Donald Trump est au centre du jeu. C’est que l’homme connaît parfaitement le fonctionnement médiatique. Comme il le dit lui-même « la presse raffole des histoires extrêmes ». Cette connaissance des médias lui vient de son émission de téléréalité lancée en 2004 sur NBC « The Apprentice » dans lequel il évalue des candidats à un emploi. Là, Trump apparaît comme une brute de décoffrage n’hésitant pas à « virer » (fired) des candidats où à mettre fin aux ambitions d’un homme en direct à la télévision. Ce caractère tranché et direct sera l’un des point forts de sa campagne dans un contexte de paralysie politique d’une présidence Obama bloquée systématiquement par le congrès. Pour ses admirateurs, Trump sera celui qui mettra fin à l’indécision au sommet de l’Etat et à ces blocages permanents qui empoisonnent la vie politique américaine. Pourtant, ces supporters seront probablement déçus si Trump est président tant le pouvoir présidentiel est ligoté par le système des « checks and balances », à savoir la multiplication de contre-pouvoirs nationaux (Congrès, Cour suprême) et locaux (Etats, comtés).

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Si Trump est un très bon client pour les médias, c’est qu’il est également un pourfendeur du politiquement correct. Cette doctrine est née dans les campus américains dans les années 70 et s’est généralisée au sein des médias et du microcosme politique. Servant au départ à protéger les minorités, elle est devenue un corset insupportable pour une partie de la population américaine reprenant la célèbre expression « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».  Même un intellectuel reconnu comme François Furet mettait en garde sur le risque que fait peser le politiquement correct sur la liberté d’expression. Tel dans un western de Sergio Léon, Donald Trump lui dégaine à tout va sur le politiquement correct et n’est jamais à court de munitions pour bousculer la monotonie du débat politique. Contrairement aux autres hommes politiques, Trump affiche en effet clairement son ignorance sur certains dossiers et le revendique fièrement. Il a compris qu’une élection se joue moins sur la compétence du candidat que sur sa personnalité.

 

Trump et les républicains

Lorsqu’il se présente aux primaires des républicains, Donald Trump est un républicain atypique. Ancien démocrate revendiqué, il avait notamment financé la campagne d’Hilary Clinton pour le poste de sénateur de New-York, son adhésion au GOP (parti républicain) ne tient qu’à son aversion extrême de l’ingérence de l’Etat dans l’économie. En cela, il a reçu très rapidement le soutien de membres importants du Tea Party, mouvement fondé en 2009 pour s’opposer à l’assurance-maladie obligatoire (Obamacare), comme Sarah Palin même s’il n’en a jamais été membre.

Pourtant, la ligne économique de Trump est aux antipodes de la ligne suivie par les républicains depuis Ronald Reagan. Il s’oppose ainsi aux traités de libre-échange et à la politique d’ouverture à l’international de l’économie américaine. Grâce à ce discours, il séduit un électorat de classes populaires et de classes moyennes issues des bassins industriels du Nord-Est qui furent les grandes perdantes de la globalisation. D’un autre côté, Trump a un mépris marqué pour Wall Street qui lui a bien rendu en soutenant massivement sa rivale Hilary Clinton. Paradoxalement, Trump est le candidat des pauvres et des classes moyennes tandis que Clinton est la candidate des minorités et des gagnants de la mondialisation. Il s’agit-là d’une recomposition sociologique fondamentale qui aura des conséquences durables sur la politique américaine. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la radicalisation d’une partie de l’électorat sur le thème de l’immigration, celle-ci étant perçu comme la face visible de la mondialisation. La-aussi, Donald Trump a su le mieux répondre à cette angoisse promettant un mur avec le Mexique financé entièrement par le contribuable mexicain. Dans les faits, Donald Trump a su surfer sur une transformation profonde de l’électorat républicain.

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Plus populaire, l’électorat du GOP est pourtant encore composé d’une composante évangéliste essentielle. A première vue, un homme qui gère des casinos et qui a divorcé à deux reprises ne devrait pas avoir bonne presse dans cette population. Néanmoins, ces électeurs sont sensibles à son discours anti-establishment. Il s’agit ici d’un point fondamental de la popularité de Trump. Ainsi seules 8% des américains font confiance au Congrès et 33% seulement à la présidence. Or, Trump est l’ennemi déclaré de l’establishment n’hésitant pas fustiger l’état-major républicain qui souhaitait la victoire de Jeb Bush. Ce dernier, balayé en à peine un mois, est le symbole même de cette révolte de la « base » républicaine qui a utilisé le vote Trump comme un pied de nez aux élites. Si la protestation contre l’establishment est donc largement à la mode, Donald Trump en a été l’instrument privilégié.

 

Trump et la politique internationale

En matière de politique étrangère, Donald Trump a rompu avec la tradition néo-conservatrice du parti républicain. Etant donné son manque d’expérience, il arrive souvent avec des idées simples de businessman. Néanmoins, sa vision internationale n’est que le reflet d’une opinion de plus en plus répandue au sein du peuple américain. Ainsi, les américains sont fatigués des interventions extérieures. Après deux échecs cuisants en Afghanistan et en Irak, l’Amérique ne croit plus à son rôle messianique d’imposer la démocratie dans le monde. Obama avait déjà intégré cette nouvelle donne se retirant (trop) précipitamment du bourbier irakien. Lorsqu’il fustige l’ère Bush, Donald Trump ne fait que suivre les pas de Barack Obama. Pour lui, l’Amérique n’a plus à financer la défense de ses alliés japonais et de l’OTAN. Pour rappel, les Etats-Unis représentent trois-quarts des dépenses militaires de l’OTAN. Donald Trump ne fait en réalité que s’inscrire dans une culture américaine qui oscille constamment entre messianisme et isolationnisme. La présidence Trump sera donc probablement marquée par un recentrement sur la politique intérieure.

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En affaires étrangères, Trump n’a dans les faits qu’une seule priorité : liquider le terrorisme islamique. Ce n’est d’ailleurs guère surprenant de la part d’un homme originaire de New-York, théâtre de la pire attaque terroriste de l’histoire sur le sol américain. Le candidat républicain n’hésite pas à délivrer des discours musclés contre le péril islamiste et ceux en contradiction avec sa critique de l’interventionnisme. Pour arriver à ses fins, il se dit prêt à s’allier avec Assad ou Poutine. Si l’on peut penser que Trump devra mettre de l’eau dans son vin une fois élu, il apporte néanmoins une dose de pragmatisme et de réalisme qui manquait aux stratèges américains ces dernières années. En se concentrant sur un ennemi clairement identifié, il pourrait clarifier la ligne politique américaine.

 

Donald Trump n’est donc pas le diable fantasmé par les médias. Businessman accompli possédant un véritable sens de la communication, il a su surfer sur la haine de l’establishment et des élites. Trump est en un sens le sous-produit d’une culture moderne dans laquelle le marketing prime sur la compétence intrinsèque. Il faut d’ailleurs arrêter de se voiler la face sur le « populisme de Trump ». Après tout, la démocratie n’est-elle pas devenue une simple bataille des démagogies comme l’affirme Marcel Gauchet. S’il est populiste par ses manières et son programme, Trump n’est que le retour de bâton d’une politique qui depuis 30 ans a laissé sur le bord de la route de nombreux américains. Ces derniers sont non seulement les grands perdants de la mondialisation mais ce sont aussi les grands oubliés des politiques publiques. On l’oublie souvent, mais du fait de la discrimination positive, un jeune blanc issu des classes populaires a moins de chance qu’un jeune noir de monter dans l’échelle sociale. Trump incarne donc le cri de colère de cette Amérique déconsidérée et excédée par les leçons de morale assénées à longueur de journée par des politiciens hypocrites. De plus, l’élection de Donald Trump, quelques mois après le Brexit, pourrait mettre fin aux cycles engagés par Thatcher et Reagan dans les années 80. A la libéralisation des échanges et des capitaux à l’échelle de la planète succéderait alors une phase de protectionnisme et de retour du conservatisme national. L’élection de Trump pourrait donc être le début d’une vaste révolution idéologique en Occident.