Lorsque Abou Moussab Al-Zarqaoui quitte précipitamment sa base d’Herat en Afghanistan fin octobre 2001, personne ne se doute que ce jordanien d’origine modeste puisse être un jour le fondateur du plus grand mouvement terroriste de l’époque moderne, l’Etat Islamique. Bombardés par les avions américains, marginalisés par la direction d’Al-Qaeda et des talibans, Zarqaoui et ses fidèles vont trouver refuge au nord de l’Irak dans une région isolée à la frontière avec l’Iran. Depuis lors, le réseau Zarqaoui constitué au départ de quelques dizaines de membres ne va cesser d’étendre son ombre sur l’Irak au point qu’en Juin 2014 un des successeurs de Zarqaoui s’autoproclamera calife et rétablira une théocratie à cheval sur la Syrie et l’Irak. Le plus sidérant c’est que cette expansion du groupe se fera au nez et à la barbe des Etats-Unis. Il s’agit ici d’un point essentiel, le succès de l’Etat Islamique dépend moins de ses qualités intrinsèques que d’une collection d’erreurs réalisées par les administrations Bush puis Obama. Il convient de le souligner, la politique américaine en Irak a été un fiasco. Cette succession d’erreurs fait l’objet d’un ouvrage remarquable de Joby Warrick, un journaliste américain, prix pullitzer 2016, intitulé Sous le drapeau noir qui est un livre accablant pour la diplomatie américaine.
Comment l’Etat Islamique a-t ’il put se développer aussi facilement ? Comment expliquer un tel échec de la politique américaine ?
2002 : l’occasion manquée
Parti d’Afghanistan, Zarqaoui s’est installé dans la région de Khourmal dans le nord de l’Irak. Région à dominante Kurde, le groupe de Zarqaoui majoritairement arabe se distingue aisément du reste de la population. C’est pourquoi la CIA a très rapidement repéré la bande à Zarqaoui. L’espion en chef de la CIA pour le Moyen-Orient Sam Faddis en est d’ailleurs convaincu, les Etats-Unis ont une chance inespérée pour éliminer le jordanien : « Nous savions exactement où dormait chacun de ces terroristes. Nous savions où se trouvait chaque arme, nous connaissions précisément la position de chaque mitrailleuse et de chaque mortier ».
Pourtant, la CIA fut très vite confrontée aux réticences de l’administration Bush. Cette dernière préparait avec enthousiasme une intervention en Irak pour renverser Saddam Hussein au pouvoir depuis 1979. Pour justifier aux yeux de la communauté internationale une telle intervention, l’équipe Bush utilisera deux leviers. Le premier vise à démontrer l’existence d’armes de destruction massive (WMD) en Irak. Le second a pour but d’établir une connexion entre le régime de Saddam Hussein et Al-Qaeda. La CIA a donc reçu l’ordre de fournir des preuves au département d’état quant à une assistance supposée des irakiens aux réseaux terroristes. A Langley, au siège de la CIA, beaucoup était sceptique quant à l’existence de tels liens. Le régime de Saddam était politiquement Baasiste, c’est-à-dire laïc donc peu enclin à faire alliance avec le fondamentalisme islamique. De même, Al-Qaeda n’avait jamais pu s’implanter dans le pays du fait de l’importance des tribus fournissant au régime un réseau de renseignement extrêmement solide. Or, lorsque le département d’état a appris la présence de Zarqaoui en Irak, la pression s’est accrue sur la CIA pour trouver les preuves. Cet espoir fut vite déçu. Zarqaoui s’était en effet installé au Kurdistan, dans une région qui n’est plus contrôlée par l’Etat irakien depuis 1991. Encore aujourd’hui, aucun lien n’a pu être établi entre Saddam Hussein et Al-Qaeda.
Pour le département d’Etat, il était hors de question d’éliminer Zarqaoui, ce dernier étant utilisé comme une source de légitimité pour justifier l’intervention en Irak auprès de l’opinion publique américaine et internationale. Le secrétaire d’état Colin Powell justifiait cette prise de position en précisant que « cela (la mort de Zarqaoui) anéantirait mon exposé (devant le conseil de sécurité de l’ONU pour justifier l’intervention en Irak). De toute façon, on finira par l’avoir dans quelques semaines. » L’assaut fut finalement autorisé quelques semaines après l’entrée des GI’S en Irak mais il était trop tard, Zarqaoui avait filé.
La seconde guerre du golfe et la destruction de l’état irakien
Le 20 mars 2003, l’opération « Iraqi Freedom » est lancée. Il ne faudra que quelques semaines pour voir s’effondrer le régime de Saddam Hussein. Pour Zarqaoui, le Djihad contre les américains ne fait que commencer. Ce dernier multiplie dès lors les attentats contre les GI’s mais aussi contre les chiites et les Kurdes. Or, au lieu de s’appuyer sur les forces irakiennes déjà existantes, le représentant américain en Irak, Paul Bremer, décide contre toute attente de dissoudre le parti Baas.
Cette décision fut une catastrophe pour l’Irak. En effet, l’Etat irakien reposait sur le parti Baas. Si celui-ci est dissout, c’est tout l’Etat irakien qui disparaît. Cela signifiait qu’il n’y avait plus ni hôpitaux, ni réseau de renseignement, ni justice et plus aucune police à même d’assurer l’ordre. Un membre du département d’état déclarait sans ambages : « Nous avions créé un trou noir ». C’est dans cette atmosphère de chaos que Zarqaoui a recruté une véritable armée de terroristes. Il pouvait compter sur la minorité sunnite marginalisée dans le « nouvel Irak ». Pour Robert Richer, alors chef de station de la CIA en Jordanie, le réseau Zarqaoui avait su profiter de cet environnement favorable pour s’enraciner : « Ce sol fertile, c’était l’Irak post-débaasification. La pluie et le soleil, c’étaient l’inaptitude de l’Autorité provisoire et l’incapacité des Etats-Unis à comprendre les Irakiens et leur culture. Tout cela a permis à Zarqaoui de germer et de prospérer ». L’utopie d’un nouveau Moyen-Orient démocratique régi par le « Nation-Building » avait fait long feu. Au lieu d’un nouvel Irak, les américains ont livré le pays aux fondamentalistes et ce au cœur du monde arabe.
L’administration Bush ne voulait pourtant pas en entendre parler à quelques mois seulement de la présidentielle de 2004. Bush a ainsi publiquement affirmé : « Nous avons accompli de réels progrès. L’Irak est plus sûr. » La conseillère à la Sécurité nationale Condoleeza Rice faisait même un parallèle entre la situation Irakienne et l’Allemagne après la mort d’Hitler : « Les vestiges du régime et d’autres extrémistes s’attaquent au progrès. Et les soldats de la coalition continuent d’affronter des dangers mortels. Mais la démocratie n’est pas une chose facile. » Il aura fallu la bataille de Falloujah en 2004 pour que les Etats-Unis se rendent compte de la puissance du groupe de Zarqaoui. Le fait que pendant 6 mois, l’armée américaine ai dû prendre maison par maison dans des combats sanglants a poussé les responsables militaires à changer de stratégie.
Ce fut le matin du 29 juin 2005 que s’est tenu la première réunion dans le bureau ovale consacrée à la traque de Zarqaoui. Dick Cheney et Georges Bush décidèrent de donner la priorité à la Task Force 6-26 commandée par le général McChrystal. Ce groupe composé des meilleures spécialistes américains de l’Irak va réussir le tour de forces de constituer un solide réseau de renseignement parmi les tribus sunnites fournissant des précieuses informations quant au réseau de Zarqaoui. Cette stratégie dite du « réveil d’Anbar » sera un indéniable succès qui aboutira à la mort de Zarqaoui le 7 juin 2006. Son groupe, rebaptisé Etat Islamique en Irak et au Levant en octobre 2006, même affaibli, saura profiter d’une nouvelle erreur de Washington, cette fois-ci sous une nouvelle administration.
Le fiasco irakien de Barack Obama
Lorsque Barack Obama est élu président des Etats-Unis en 2008, un immense vent d’espoir a soufflé sur l’Amérique et sur le reste du monde. Il n’y a guère qu’au Pentagone qu’on s’inquiétait tant la promesse du candidat de quitter l’Irak paraissait précipitée et dangereuse. En 2010, l’administration Obama décida de passer outre les réticences du Pentagone et quitta l’Irak. Ce fut malheureusement une nouvelle erreur tragique de la politique américaine.
La task force 6-26 n’avait pas eu le temps de « finir le job » qu’on lui a demandé de quitter Bagdad. C’était dorénavant au gouvernement Irakien de combattre les successeurs de Zarqaoui. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’était pas de taille à affronter les évènements.
En 2011, suite au « Printemps arabe », la Syrie, voisin de l’Irak, tombe dans le chaos. L’équipe Obama-Clinton décide alors de soutenir l’opposition à Bashar Al-Assad en pensant à tort que celui-ci en avait seulement pour quelques jours. Comme le confirme un haut responsable proche d’Hilary Clinton « Tout le monde pensait que la nature y pourvoirait. Assad allait partir, et très bientôt. » Pourtant si l’on s’intéresse à la géopolitique il aurait été aisé de comprendre que le régime syrien représente un intérêt stratégique pour des puissances comme la Russie et l’Iran. Pour éliminer Assad il aurait fallu négocier avec ces pays ce qui n’a jamais été envisagé à Foggy Bottom (*). De cette manière, les Etats-Unis n’ont fait que souffler les braises de la guerre civile. Or, c’est dans ce contexte que l’Etat Islamique a installé son sanctuaire dans l’Est de la Syrie. Depuis lors, il a su attirer des milliers de combattants de par le monde prêt à se sacrifier et à submerger les faibles troupes irakiennes.
Au même moment, l’Irak connaissait une crise sans précédent. Le gouvernement d’Al-Maliki, de confession chiite et proche de l’Iran, ne tarda pas à écarter les sunnites du pouvoir poussant le vice-président sunnite Tareq Al-Hachémi à l’exil politique. Plus grave, les miliciens chiites ont commis des brutalités et des exécutions sommaires à l’encontre des sunnites. L’objectif était clair, il visait à liquider toute influence sunnite en Irak. Cette politique n’a fait que gonfler les rangs de l’Etat Islamique. Même les tribus sunnites et les anciens cadres du parti Baas, pourtant peu soupçonneux d’accointance avec le djihadisme, ont rejoint l’armée de Baghdadi lui fournissant une expertise militaire qui va se révéler la clé du succès de l’EI. Comme le proclame Zaydan, un chef de tribu sunnite, « Ils ont changé. Leurs commandants sont maintenant des irakiens, et leur programme est totalement différent. Le gouvernement proclame que Baghdadi est un terroriste mais ce n’est pas un terroriste. C’est le défenseur de 15 millions de sunnites. » On l’oublie souvent mais avant d’être une grande entreprise religieuse, l’EI prospère avant tout sur la défense des sunnites contre le sectarisme des chiites.
L’administration Obama a quant à elle fermé les yeux sur les agissements de Maliki. Comme 10 ans plus tôt avec Georges Bush, Obama a sous-estimé l’ampleur de la crise en Irak. De hauts responsables militaires comme le général McChrystal ou le numéro 2 du Pentagone Michael Flynn, l’ont pourtant averti du danger, en vain. Pis, ils ont été soigneusement écartés par l’administration Obama. Tout ce que la Task Force 6-26 avait construit en plusieurs années fut dilapidé en quelques mois. Les précieux informateurs qui avaient contribué à la traque de Zarqaoui furent liquidés par les milices chiites à la solde de Maliki et de l’Iran et abandonnés par les américains. Un chef de tribu réfugié en Jordanie ne pouvait pas cacher son ressentiment envers la politique américaine : « Il était de mon devoir et de mon honneur de chef de tribu de travailler avec les américains pour combattre le terrorisme. Mais maintenant c’est comme si on nous avait abandonnés. On nous a laissés au milieu de la route. »
Il aura fallu attendre la prise de Mossoul et de la province d’Anbar pour voir l’équipe Obama enfin réagir mais il était largement trop tard les sunnites soutenant en masse l’EI. De plus, les tribus ne font plus confiance ni au gouvernement irakien ni à l’administration américaine. Cette situation aurait pu être évitée si à Washington le président et son équipe avait su écouter les avertissements du Pentagone.
De la fuite de Zarqaoui en Irak en 2001 à la proclamation du califat en juin 2014, les administrations Bush puis Obama ont commis une succession d’erreurs graves qui ont favorisé l’épanouissement de l’Etat Islamique. Pour la nouvelle équipe Trump qui prendra ces fonctions à partir du 20 janvier 2017, il faudra tirer les leçons de la politique américaine désastreuse en Irak. La nomination comme conseiller à la Sécurité Nationale du général Michael Flynn, ancien membre de la Task force 6-26 et très bon connaisseur du dossier irakien, est de bon augure pour la suite. Néanmoins, si l’EI venait à être vaincu militairement, les Etats-Unis devront faire en sorte de renouer le dialogue avec les tribus sunnites tout en empêchant les actes de vengeance des chiites. La Jordanie et la Turquie pourraient jouer un rôle central dans cette politique d’intégration des sunnites. Une large autonomie de la province sunnite d’Al-Anbar et de la région de Mossoul dirigée par les tribus me paraît indispensable à la stabilité de l’Irak. Le règlement du conflit syrien est également nécessaire ce qui nécessite un dialogue constructif avec la Russie et l’Iran voire avec le président Assad. Si nous devons traiter les conséquences de l’ouverture de la « Boîte de Pandore » qu’a représenté la chute de Saddam Hussein en 2003, nous devons faire tout notre possible pour enfin mettre fin à l’instabilité au Moyen-Orient. Il est clair que la route sera longue, très longue.
(*) Siège du secrétariat d’état (ministère des affaires étrangères)
Sources utilisées :
Sous le drapeau noir : Enquête sur Daesh de Joby Warrick, reporter au Washington Post, prix Pulitzer 2016.