L’accord de réconciliation inter-palestinien : un aveu d’échec pour le Hamas ?

L’accord de réconciliation inter-palestinien : un aveu d’échec pour le Hamas ?

Les deux principaux mouvements palestiniens, l’OLP et le Hamas, ont annoncé en grande pompe leur réconciliation le 12 Octobre dernier. Cet accord fait suite à des années de défiance réciproque entre Gaza et Ramallah marquées par des affrontements fratricides entre les deux plus grosses factions du nationalisme palestinien. Pour porter du crédit à cet accord, le président de l’autorité palestinienne Mahmoud Abbas se rendra dans les prochaines semaines à Gaza ce qui n’est plus arrivé depuis le coup de force du Hamas en 2007. Pour le successeur d’Arafat, il s’agit là d’une victoire politique renforçant sa légitimité comme président de tout palestinien. Pour le Hamas, au contraire, il s’agit a priori d’un revers et d’un échec de sa stratégie militaire. Pourtant, cet accord peut très bien se révéler être beaucoup plus positif qu’il en a l’air. Il offre en effet au mouvement islamique à la fois une porte de sortie de son relatif isolément sur la scène internationale et également les moyens sur le long-terme de s’imposer durablement comme la principale force palestinienne.

 

L’échec de la stratégie du Hamas

Le Hamas, de son vrai nom mouvement de la résistance islamique (Harakat al-muqawama al-islamiya), est né en janvier 1988 en pleine intifada. Issu du mouvement panislamique des Frères Musulmans, le parti se distingue de l’OLP en prônant la création d’un état théocratique islamique se basant sur la loi coranique (la sharia). En cela, il est le produit d’une radicalisation du monde musulman en faveur d’un Islam politique et rigoriste qui fut visible dès les années soixante-dix et trouva un débouché en Iran avec l’Ayatollah Khomeiny et en Afghanistan avec le djihad contre les soviétiques. C’est donc dans cette logique que le Hamas publie sa charte en Août 1988 prenant appui sur des versets du Coran pour justifier l’expulsion ou les meurtres de juifs.

Le mouvement espère ainsi profiter d’un contexte arabo-musulman qui voit partout l’Islam politique gagner du terrain tandis que les mouvements laïcs connaissent un déclin qui semble alors inéluctable. Sa stratégie, définie sous l’impulsion du sheikh Ahmed Yassine, consiste alors en une lutte armée absolue et de tous les instants contre l’Etat hébreu. En 1994, au moment de l’accord d’Oslo, le Hamas commet une vague d’attentat en Israël faisant environ 500 morts et 4000 blessés. Mais cette stratégie connaît déjà un échec relatif lorsque Tel-Aviv a pris les mesures nécessaires pour mettre fin aux attentats de masse (réorganisation des services de renseignement, construction de barrières et de check-points). En outre, on peut se demander si in fine le Hamas ne fait pas le jeu d’Israël en contribuant à rompre l’unité palestinienne tout en affaiblissant l’image de son peuple.

Cette première stratégie de violence aveugle est donc un échec d’autant plus que la collaboration entre Israël et l’OLP a permis de liquider l’influence du Hamas en Cisjordanie. Replié dans son fief gazaoui, le mouvement islamique n’arrive pas à incarner un parti de rassemblement du peuple palestinien. Mis au pied du mur, le Hamas décide alors de changer de stratégie. Les attentats aveugles n’ayant eu guère d’impact, le parti choisit la stratégie de la « guérilla » qui consiste à contraindre Israël, aux moyens de tirs de roquette sur son territoire, à intervenir militairement dans la Bande de Gaza, le tout bien sûr dans l’objectif d’incarner la force de « résistance » du peuple palestinien. Le Hamas se met alors à créer une brigade de combattants, les brigades Al-Qassim, et utilise les tunnels clandestins avec l’Egypte pour recevoir du financement et de l’armement en provenance de l’Iran et de la Syrie.

On peut voir d’ailleurs dans la mort du sheikh Yassine (Mars 2004) le moment du retournement de stratégie. Dans un premier temps, cette stratégie semble être payante. Israël se retire de la Bande de Gaza en 2005 puis le Hamas remporte largement les élections en 2006 avant enfin que trois conflits avec l’Etat hébreu (2008, 2012, 2014) donnent à ce parti une aura impressionnante dans le monde arabe.

Cependant, cette stratégie commence à montrer ses limites. Premièrement, l’Etat Hébreu a imposé en 2007 un blocus sur la Bande de Gaza suite à l’enlèvement du soldat israélien Gilad Shalit. Le Hamas réussira quand même à se fournir en armes via le passage de Rafah avec l’Egypte mais le blocus a contribué à saper ses moyens militaires. De plus, à partir de 2011, la Syrie, alliée du Hamas, entre en guerre civile tandis que l’Iran a les yeux tournés vers le théâtre syro-irakien. Délaissé par la Syrie et l’Iran, le mouvement islamique pouvait encore compter sur l’Egypte du président Morsi. Hélas, son renversement en 2013 par des militaires hostiles aux Frères Musulmans entraîna la fermeture des tunnels reliant Gaza à l’Egypte et ainsi isola totalement le Hamas du reste du monde. Isolé et incapable de se ravitailler en armes, le Hamas est d’autant plus dans l’impasse qu’Israël a créé un système ultra-performant de missiles anti-roquettes rendant la stratégie du parti totalement illusoire.

La guerre de 2014 a mis justement en avant l’échec de la stratégie du Hamas décidée en 2004. Enfermé dans son réduit gazaoui, le mouvement islamique a été incapable de modifier le rapport de force avec Israël.

 

Un accord inter-palestinien avantageux pour le Hamas

Le Hamas a donc abordé l’année 2017 dans une position d’extrême faiblesse. L’accord du 12 Octobre lui permet néanmoins de sortir de l’impasse dans laquelle il s’est mis depuis 2004 et ce pour trois raisons.

La première, c’est que l’accord rompt l’isolement du mouvement islamique. Longtemps dépendant du soutien du bloc chiite (Iran, Syrie, Liban), le Hamas peut grâce à cet accord de réconciliation trouver de nouveaux appuis au Moyen-Orient, particulièrement la Turquie, les monarchies du Golfe et l’Egypte. Ce dernier pays est essentiel car lui seul est en mesure d’alléger le blocus de la bande de Gaza. Le parti islamique souhaite également profiter de l’accord pour améliorer son image à l’international espérant par exemple se voir retirer de la liste des organisations terroristes de l’Union Européenne. S’il obtenait gain de cause, il est clair que le Hamas augmenterait de manière substantielle sa légitimité au niveau international.

La seconde raison de se réjouir pour le Hamas provient du fait que l’accord prévoit la reconnaissance du Hamas en Cisjordanie. En d’autres termes, la police de l’OLP ne collaborera plus avec la police israélienne pour détruire les cellules du mouvement islamique. Ce dernier pourra dès lors beaucoup plus facilement organiser ses activités et développer des réseaux ou encore aura le droit de publier ses idées à Hébron ou à Ramallah. Les services israéliens auront de fait beaucoup moins de latitude pour s’occuper des cellules clandestines du mouvement islamique. Cette partie de l’accord est d’autant plus intéressante que le Hamas compte bien surfer sur la frustration liée à la colonisation israélienne dans une région où il apparaît comme un mouvement neuf contrairement à l’OLP.

Enfin, l’accord a pour objectif de préparer des élections générales sur l’ensemble du territoire palestinien dans les prochaines années. Or, en conservant une forte influence à Gaza, le mouvement peut compter sur le soutien d’au moins deux cinquième de la population palestinienne. Il faut également ajouter qu’en étant autorisé par l’OLP en Cisjordanie, le Hamas sera en mesure d’y faire campagne et risque très probablement de séduire un électorat jeune déçu par l’autorité palestinienne. Par conséquent, l’accord ouvre la voie à une prise de pouvoir démocratique du Hamas ce qui pourrait modifier totalement la donne au Proche-Orient. S’ensuivrait dès lors un véritable tremblement de terre diplomatique de Tel-Aviv à Washington en passant par le Caire.

On s’aperçoit donc que l’accord inter-palestinien est une opportunité exceptionnelle pour un Hamas qu’il y a encore quelques mois se demandait bien comment sortir de l’impasse. Au fond, en rompant son isolement, l’accord est une « divine surprise » pour le mouvement islamique. Reste bien entendu que les modalités de l’accord n’ont pas été déterminées et qu’un accord similaire avait été signé en 2014 sans être appliqué. Néanmoins, il ne fait guère de doutes que le Hamas est le grand vainqueur de l’accord du 12 Octobre.

Le Roman de Napoléon (7/15) : Napoléon, empereur des français

Le Roman de Napoléon (7/15) : Napoléon, empereur des français

« Le caractère français n’est pas susceptible d’une marche uniforme et continue. Cette obstination imperturbable avec laquelle l’Anglais ou l’Allemand marchent à leur but, sans tomber ni se détourner, n’est pas à l’usage des Français. Chez eux, l’abattement succède à l’enthousiasme et les bévues aux grands coups politiques. Le vaisseau de l’Etat ne vogue pas sur une mère tranquille : il est tantôt aux nues et tantôt dans l’abîme. De là ces hauts et ces bas, ces alternatives de gloires et d’humiliations si communes dans l’histoire de France. »

Joseph de Maistre, Mémoire à consulter sur l’état présent de l’Europe

« Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment pas la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or, l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait charmé davantage l’envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. »

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

 

La Rupture avec l’Angleterre et l’Autriche

Bonaparte aborde l’année 1803 en position de force. La France est en paix avec ses voisins, une première depuis l’été 1792. L’ordre intérieur a été restauré tandis que le commerce retrouvait son volume d’antan. Tout réussissait au premier consul. On disait même que la Providence guidait ses pas. Ses ennemis avaient beau tenter de l’assassiner, rien ni personne ne semblait l’arrêter. « La popularité du premier consul était telle, écrit Jacques Bainville*, qu’on le regardait comme indispensable et les menaces dirigées contre sa vie n’avaient pour effet que de fortifier son prestige. »

Pourtant en 1803, la situation extérieure prenait un tour inattendu. Liés par les traités d’Amiens et de Lunéville signés sous la contrainte de la défaite militaire, les anglais et les autrichiens profitaient de la paix pour se réorganiser en levant de nouvelles armées. En 1802, les anglais s’étaient résolus à faire la paix pour des raisons économiques, l’effort de guerre ruinant le décollage de son industrie. Un an plus tard, c’est du fait même de cette industrie que l’Angleterre cherche à rompre la paix d’Amiens. Les commerçants anglais s’apercevaient en effet que la présence française en Belgique et en Hollande les empêchait d’écouler leurs marchandises sur le continent.

Ici se trouve le cœur des tensions franco-anglaises depuis le début de la Révolution. Certes, la représentation britannique de la Révolution de 1789 ne fut jamais positive comme l’a montré l’immense succès du livre de Burke**. Mais ce fut davantage l’appétit français pour la Belgique et la Hollande qui fut le fond du problème. Se servant des ports hollandais et des bouches de l’Escaut pour acheminer leurs marchandises, les anglais craignent par-dessus-tout la fermeture de ces voies d’accès. Or, la Révolution en envahissant la Belgique puis en créant de toute pièce une République Batave à sa main n’a fait que renforcer les craintes anglaises. En 1803, cette situation est devenue intenable tant il était clair que les marchands britanniques dépendaient entièrement du bon vouloir des français. Prétextant alors la non-évacuation de l’île de Malte, le gouvernement Britannique décida de rompre la Paix d’Amiens se cherchant des alliances sur le continent.

L’Autriche se déclara tout de suite favorable à un tel projet rompant avec la paix de Lunéville. Vienne s’était en effet inquiétée des ambitions françaises dans les Balkans tout en n’ayant jamais accepté la présence française en Italie qu’elle considère comme sa chasse gardée. L’Autriche avait donc décidé de patienter avant de reprendre les hostilités de peur d’affronter seule « l’ogre corse ».

Mis devant ses responsabilités, ce dernier ordonna l’invasion de l’Angleterre depuis Boulogne. Mais Napoléon le sait, la tâche sera particulièrement ardue car avant de pouvoir poser le pied sur le sol anglais il est nécessaire d’avoir la maîtrise des mers. Le premier consul devait donc construire une flotte navale capable de rivaliser avec celle de l’amiral Nelson. La tâche est d’autant plus difficile que dans l’histoire seul Guillaume le conquérant avait réussi l’exploit d’envahir l’Angleterre tandis que même le puissant Philippe II d’Espagne, pourtant à la tête de « l’invincible armada », avait échoué.

Cette reprise des hostilités a donc tout l’air d’un traquenard pour Bonaparte le contraignant à réviser l’ensemble de ses plans diplomatiques. De même, sur le plan intérieur, la guerre avec l’Angleterre aura des conséquences dramatiques.

marchands anglais

 

 

L’affaire du duc d’Enghien

Ne pouvant débarquer en France avec une armée, les Britanniques vont jouer la carte de l’assassinat du premier consul. Ce dernier, en concentrant tous les pouvoirs dans sa personne, s’est de fait rendu vulnérable à ce genre de manœuvre. Comme pour l’attentat de St-Nicaise, les services secrets britanniques vont fournir des subsides et une aide matérielle décisive à un groupe de comploteurs mené par Cadoudal, l’ancien commandant de la chouannerie normande. Dans la conspiration, on trouve également le général Pichegru et le général Moreau, le vainqueur d’Hohenlinden.

Malheureusement pour eux, les services de Fouché déjouent l’attentat et arrêtent les conspirateurs. Les interrogatoires confirment l’implication anglaise et mettent en avant un certain « prince de la maison de Bourbon ». Pour Bonaparte, ce fut un choc. Lui qui avait tant fait pour le retour des émigrés, lui qui avait rétabli la prépondérance de l’Eglise catholique, lui enfin qui avait nommé des membres de l’Ancien Régime dans son gouvernement, le voilà trahi par ceux « qui mordent la main qui les nourrit ». « Il se plaignit tout haut de l’ingratitude des émigrés, écrit Bainville, affecta un langage républicain, publia qu’on voulait frapper la Révolution dans sa personne. »

Bonaparte ne tarda pas à réagir. Il entreprit de faire un exemple. Les frères de Louis XVI, les comtes de Provence et d’Artois, étant à l’abri des hommes de Fouché, il lui fallait trouver un prince de la maison Bourbon. Cela tombait bien, il y avait un certain Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien, neveu de Louis XVIII et petit-fils du prince de Condé, qui se trouvait dans l’électorat de Bade à deux pas de la frontière française. On ne sera jamais qui a donné à Bonaparte l’idée d’arrêter le duc. Certains témoins diront plus tard que c’est Talleyrand l’inspirateur confirmant les dires de l’empereur à St-Hélène. Cependant, cette responsabilité du ministre semble destiner à dédouaner l’empereur de ses responsabilités. D’ailleurs, Bonaparte n’est pas un homme à être manipuler. L’arrestation puis la mise à mort du Duc D’Enghien, ce fut donc entièrement sa décision.

Car le premier consul le sait, la conspiration royaliste a atteint son prestige et sa légitimité. Etre clément avec le duc, c’est inévitablement se mettre à dos l’héritage révolutionnaire sur lequel repose son pouvoir. Ce crime lui a servi de garantie donnée à tous les profiteurs de la révolution, bourgeois et acquéreurs de biens nationaux, qui craignaient le retour de l’ancien régime.

Le 20 Mars 1804, Enghien arrive à Vincennes. Le même jour, un simulacre de procès est organisé sous la direction de Murat. Au fond, Bonaparte a déjà pris sa décision, qu’importe qu’il soit réellement coupable ou innocent, sa mort n’a qu’une valeur d’exemple. Le soir même, la femme du premier consul, Joséphine, le supplie d’épargner le prince, sans résultat. A madame de Rémusat qui lui conjure de repousser l’exécution, Bonaparte se met à chanter des vers de Cinna : « Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie. Comme à mon ennemi, je t’ai donné la vie. Et malgré la fureur de ton lâche destin. Je te la donne encore comme à mon assassin. »

Madame de Staël dira plus tard que « son âme était comme un grand désert glacé qu’aucune émotion n’avait jamais traversé. » Le lendemain, à six heures du matin, le duc d’Enghien est fusillé dans les fossés de Vincennes. Thiers dira que « Bonaparte venait de se séparer des Bourbons par un fossé rempli de sang royal. »

Considérée comme nécessaire par Bonaparte, l’exécution du duc d’Enghien a provoqué une immense émotion dans toutes les cours d’Europe. En Russie, d’après chateaubriand, un service funèbre avait été célébré pour le jeune duc où sur le cénotaphe on pouvait lire : « Au duc d’Enghien quem devoravit bellua corsica » (Au duc d’Enghien que le monstre corse a dévoré). Le tsar Alexandre décide d’entrer en guerre contre la France tandis que le roi de Prusse mobilise son armée. L’affaire d’Enghien fut donc a priori une erreur monumentale de la part de Bonaparte coalisant l’ensemble de l’Europe contre sa personne mais en France cette affaire fut l’étape décisive de sa marche impériale.

duc d'enghien

 

 

Le sacre impérial

Le sang du jeune Condé venait à peine de sécher que Napoléon envisage de se couronner empereur. Déjà premier consul à vie depuis 1802, il souhaite légitimer encore davantage son pouvoir. Par l’exécution d’Enghien, il a su rassurer les révolutionnaires tout en donnant à son prochain trône « un sanglant baptême républicain » (Bainville).

« Il fallait, disait Thiers***, le faire roi ou empereur pour que l’hérédité ajoutée à son pouvoir lui assurât des successeurs naturels et immédiats, et que, le crime commis en sa personne devenant inutile, on fût moins tenté de le commettre. Placer une couronne sur cette tête précieuse et sacrée, sur laquelle reposaient les destinées de la France, c’était y placer un bouclier qui la protégerait contre les coups de ces ennemis. En la protégeant, on protégerait tous les intérêts nés de la Révolution ; on sauverait d’une réaction sanguinaire les hommes compromis par leurs égarements (les jacobins et les régicides) ; on conserverait aux acquéreurs de domaines nationaux leurs biens, aux militaires leurs grades, à tous les membres du gouvernement leurs positions ; à la France le régime d’égalité, de justice et de grandeur qu’elle avait acquis ».

Thiers exprime ici un paradoxe de la Révolution. Une fois celle-ci passée, tout ce qui en ont profité vont se réfugier dans le conservatisme idolâtrant tant 1789 que Bonaparte. Pour sauver leurs acquis, les révolutionnaires avaient eu recours à la monarchie héréditaire, celle de Bonaparte. Or, cette monarchie pour Napoléon ne pouvait plus se nommer « Royauté », faisant trop référence aux Bourbons, mais « empire ». C’est au fond comme si les révolutionnaires les plus acharnés admettaient la supériorité de la forme monarchique du pouvoir. Comme le dit encore Thiers, s’il a fallu plusieurs générations après César pour habituer les Romains à l’idée d’un pouvoir monarchique, « il ne fallait pas tant de précautions en France pour un peuple façonné depuis douze siècles à la monarchie et depuis dix ans seulement à la République ».

Napoléon est couronné empereur le 2 décembre 1804 à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce n’était plus arrivé depuis Charlemagne en 800 à Rome. Comme Charlemagne, Napoléon se fait couronner par le Pape Pie VII mais prend bien soin de placer la couronne lui-même sur sa tête comme pour montrer que même l’Eglise lui doit obéissance. Après dix siècles de construction patiente d’une identité nationale, la France venait ainsi de basculer au nom de la Révolution dans une logique impériale qu’aurait renié Richelieu et Mazarin. Dans cette logique, les français se mettent à rêver de mettre l’Europe à leurs pieds et de faire du continent « une France en plus grand ». Terrible arrogance française que ce projet qui encore aujourd’hui continue à empoisonner l’esprit des français. Malheureusement pour les états allemands, ils seront les premiers à en subir les foudres.

sacre-napoleon

 

 

*Jacques Bainville, Histoire de France (1924)

**Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution française (1790)

***Adolphe Tiers, Histoire de la Révolution française (1844)

Petites considérations personnelles sur la crise catalane

Petites considérations personnelles sur la crise catalane

Historiquement, les rapports entre Madrid et Barcelone ont toujours été compliqués. Qu’on songe au petit-fils de Louis XIV, Philippe V, écrasant les catalans au début du XVIIIème. Qu’on songe également à la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939 et à la répression sanglante du général Franco. Ce ne fut qu’à la mort de ce dernier que les tensions se sont apaisées dérivant vers une simple rivalité footballistique entre le « barça » et le « réal ». Bien entendu, cet adoucissement des relations n’a pas entraîné la disparition d’une identité culturelle catalane spécifique. D’ailleurs, la constitution espagnole de 1978 avait reconnu cette spécificité catalane en inscrivant le terme « nationalité » pour définir le peuple catalan.

Les relations entre Madrid et Barcelone étaient donc davantage une coexistence pacifique qu’une fraternité des peuples. Pourtant, cette coexistence s’est transformée petit à petit en une véritable défiance allant même jusqu’au divorce. Les catalans se sont mis à revendiquer toujours plus d’autonomie et toujours moins de solidarité avec le reste de l’Espagne. De Barcelone à Tarragona en passant par Gironna, les catalans ont redécouvert leurs racines et leurs coutumes. Même l’histoire fut réappropriée au service du nationalisme catalan.

On a cru d’abord à un effet de manche. Après tout, à l’heure de l’effacement des cultures locales au bénéfice de l’uniformisation techno-marchande imposée par la mondialisation, la « catalanité » apparaît comme un vestige d’un passé que l’on a appris à oublier, ou au mieux, un folklore pour touriste. Regardez comment nos élites dénigrent la nation et vous comprendrez mieux « l’archaïsme catalan ». Et pourtant, plus les années passent, plus le nationalisme catalan se renforce. « La mondialisation implique la Balkanisation, nous dit Regis Debray, plus nous avons une base culturelle commune, plus le besoin de différenciation, de redifférenciation après cette unification se fait sentir. »

La Catalogne ne fait donc pas exception à ce « réenracinement des peuples » confirmant la thèse de Gauchet pour qui « la Mondialisation est le vecteur de l’universalisation de l’Etat-Nation ». Il n’y a guère que l’Europe pour ne pas le comprendre. Alors, bien sûr, certains parlent « d’égoïsme territorial ». Ils ont raison. Mais faudrait-il ajouter que la Catalogne est plus qu’un peuple, elle est une nation. Or, l’Etat-Providence et la solidarité n’ont de sens que dans le cadre national qui crée au sein du peuple une communauté « de semblables » dans lequel je peux me reconnaître. L’égoïsme fiscal catalan n’est ainsi que le fruit de ce sentiment national catalan.

Certains diront que l’indépendantisme est minoritaire au sein de la société catalane. Peut-être est-ce vrai mais en réalité personne ne le sait. On aurait pu le savoir en cas de référendum mais Madrid a tout fait pour l’en empêcher. Il est d’ailleurs surprenant de voir les représentants du gouvernement espagnol répéter à qui veut l’entendre que s’il y avait référendum le « non » l’aurait emporté tout en matraquant les votants qui se rendent aux urnes. Si vous êtes si sûr d’être majoritaires pourquoi dès lors vouloir empêcher les gens de voter ?

Ils disent même que ce référendum est « contraire à la démocratie et à l’Etat de droit ». Donc, si je comprends bien, le vote serait contraire à la démocratie ! Orwell aurait écrit des pages sublimes si on lui avait dit qu’un jour on défendrait la démocratie en empêchant les électeurs d’aller voter. L’argument de l’état de droit est aussi fallacieux car c’est le même tribunal constitutionnel qui avait annulé en 2010 la réforme du statut de la Generalitat pourtant approuvée par référendum et par voie parlementaire en Espagne. Dès lors, pourquoi se dire encore une démocratie lorsque le droit désapprouve le jugement des urnes ?

De même, les non-indépendantistes argumentent du fait que la participation au référendum fut faible avec 43% d’électeurs. Mais, il faut dire qu’eux-mêmes ont refusé de participer au référendum tout en approuvant les actions de la Guardia civil à l’encontre des votants. 43% est d’ailleurs un chiffre élevé si l’on prend en compte les conditions du scrutin, c’est même plus que la participation au second tour des législatives en France. Au fond, le gouvernement de Madrid et les non-indépendantistes refusent depuis le début tout débat démocratique s’abritant derrière l’Etat de droit, c’est-à-dire derrière la force.

Ce qui est absurde c’est qu’ils désignent du doigt les indépendantistes comme des « putschistes » et pire comme ceux qui « ont créé une division insurmontable à l’intérieur du peuple catalan ». Mais qui refusent depuis le début le débat d’idée ? Cet argument est d’autant plus idiot qu’il faut être aveugle pour ne pas voir que la société catalane a toujours été divisée et que ce n’est pas le référendum qui est à l’origine de cet état de fait. De même, la démocratie a toujours été un facteur de division puisqu’elle vise à la confrontation des opinions contraires. Si vous ne voulez pas de division, allez déménager en Chine ou en Corée du Nord !

Vous l’avez compris, je suis sidéré par les événements de Catalogne. Pourquoi ne pas avoir accepté un référendum comme ce fut le cas en Ecosse ou au Québec ? Dans les deux cas, le vote s’était déroulé dans le calme et ni les écossais ni les québécois n’avaient fait sécession. Après tout, le chantage des milieux économiques, devenu depuis quelques années l’arme absolue de l’oligarchie européenne, aurait fait pencher la balance en faveur du non. De plus, les Etats Européens auraient su menacer les électeurs d’une expulsion de la Catalogne toujours, dans un style orwellien, au nom « de la fraternité entre les peuples ».

Mais le pire est le déclenchement de l’article 155 par Madrid permettant au gouvernement espagnol de mettre sous tutelle la Generalitat. Cette suspension de l’autonomie entraîne immédiatement la destitution des autorités catalanes pourtant élues démocratiquement. Que cet acte purement anti-démocratique soit accueilli avec soulagement à Bruxelles ne me surprend guère, les institutions européennes n’ayant jamais eu de légitimité démocratique. Là où je suis surpris c’est l’apathie générale des peuples européens comme s’ils avaient intégré le fait qu’aujourd’hui on ne vit plus en démocratie. Partout en Europe, hormis en Suisse et en Grande-Bretagne, la souveraineté populaire est en train de mourir et nous regardons ailleurs. La crise catalane en est un symptôme et nous ferions mieux de l’observer de près, de très près…

Le clivage Droite/Gauche est-il dépassé?

Le clivage Droite/Gauche est-il dépassé?

« Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques opposés. » Cornélius Castoriadis ne pouvait être plus claire lorsqu’il écrivait ses lignes en 1986. Cinq années après la promesse mitterrandienne « des lendemains qui chantent », les français ont vite déchanté devant l’absence de véritables changements politiques. Gauche et Droite se retrouvaient à faire la même politique confirmant ainsi la célèbre citation de José Ortega y Gasset* pour qui « être de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile, toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ».

Le clivage droite/gauche serait-il alors totalement artificiel ? Non si l’on prend en compte l’histoire des idées en France. Avant toute chose, il convient de souligner qu’il est presque impossible de dégager une essence de ce que serait la gauche ou la droite. Il n’existe donc pas de corpus idéologique que l’on pourrait associer à chaque famille ni même de valeurs spécifiques à chacune d’entre elles. Par exemple, les premiers socialistes, de Pierre Leroux à Louis Blanc, se définissaient comme étant « ni de gauche ni de droite ».

En réalité, Gauche et Droite ne sont que des positionnements politiques traduisant un clivage n’existant que dans un contexte bien précis. Ainsi, au moment de la révolution, le clivage séparait républicains et monarchistes. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, le débat opposait la droite cléricale et conservatrice à la gauche libérale et progressiste, dont faisaient partie des personnalités comme Tocqueville ou Adolphe Tiers. A partir de 1848 et l’émergence de la question sociale, les marxistes vont petit à petit monopoliser la gauche tandis que le libéralisme se déportera à droite.

Comme on peut le voir, le clivage Droite/gauche s’est transformé au fil du temps revêtant des habits différents selon le contexte politique ou économique. André Siegfried dira que « la Droite est toujours une ancienne gauche ». Mais même en se modifiant, ce clivage a toujours su conserver son rôle primordial au sein de la démocratie française offrant aux électeurs non seulement une véritable alternative mais également les moyens de se situer sur l’échiquier politique. Hélas, ce clivage semble se décomposer depuis 30 ans ce qui a pour effet de déstructurer la politique française et ainsi de désorienter l’électeur de plus en plus enclin à s’abstenir lors des élections.

 

La désuétude du clivage Droite/gauche

Dans les années 70, la droite et la gauche étaient clairement identifiables pour les français. A Droite, l’économie de marché et le conservatisme moral, à Gauche, l’interventionnisme étatique et le progressisme des mœurs. Pourtant, les présidences de Giscard d’Estaing et de François Mitterrand vont modifier la donne. En effet, en convertissant la droite à la libération des mœurs, Giscard a aligné la Droite sur la posture morale de la Gauche. Quant à Mitterrand, en choisissant le tournant de la rigueur en 1983, il a fait entrer définitivement la Gauche dans l’économie de marché.

Le clivage tel qu’il existait dans les années 70 s’était donc achevé en 1983. Néanmoins, si le fond du clivage avait cessé d’exister, la forme, elle, continuait comme si de rien n’était. A chaque élection, on assistait ainsi à la mise en scène du clivage d’antan aux moyens de « marqueurs » empruntés aux mythologies des deux camps tandis qu’une fois passé le scrutin, les français s’apercevaient que Droite et Gauche faisaient trait pour trait la même politique. En d’autres termes, il existait bien une alternance mais pas d’alternative. S’ensuivait alors, d’après Taguieff**, « une forme de théâtres où les principaux rôles sont joués par des abstractions et des formules creuses transformant les affrontements politiques en séances d’un spectacle de variétés parmi d’autres ».

Or, à cette théâtralisation du clivage Droite/Gauche s’ajoute le fait que ce clivage est incapable de prendre en compte les nouvelles fractures françaises. Ainsi, les divisions entre gagnants et perdants de la mondialisation, entre fédéralistes européens et eurosceptiques ou encore entre partisans de l’immigration et ceux qui sont favorables aux frontières, traversent tout autant la Gauche que la Droite. Le géographe Christophe Guilly proposait même un nouveau clivage entre la France des métropoles et celles des périphéries. « Les lignes de fracture sont désormais transversales, écrit Alain de Benoist***, elles passent à l’intérieur de la droite comme à l’intérieur de la gauche. Elles dessinent d’ores et déjà de nouveaux clivages. »

 

De 2005 à 2017 : l’impossible dépassement du clivage Droite/Gauche

Dès 2005, date du référendum sur le traité constitutionnel européen, les français se sont aperçus de l’obsolescence du clivage qui avait structuré jusque-là la vie politique. Ils voyaient alors la Droite et la Gauche appuyer sans réserve le traité européen offrant même à Paris Match une une grotesque montrant Hollande et Sarkozy côte à côte pour « la défense de l’Europe ». Le soir du vote, les journalistes étaient sidérés d’apprendre que le « non » l’avait emporté largement avec le soutien de plus de 60% des électeurs de gauche. Se dessinait alors un nouveau clivage entre européistes et eurosceptiques dont la division Droite/Gauche était incapable de rendre compte.

Pourtant, les politiques ont fait comme si rien ne s’était produit. En 2007, Sarkozy avait fait une campagne « très à droite » disait-on tandis qu’en 2012 Hollande avait conquis « le peuple de gauche ». C’est comme si dans les deux cas, la leçon de 2005 avait été oubliée et tout le monde était reparti tranquillement dans le clivage réconfortant entre la Droite et la Gauche. « Dans l’opinion, écrit Alain De Benoist, les notions de droite et gauche peuvent encore faire illusion parce qu’elles continuent à faire partie de la langue politicienne et parlementaire, qui les utilise comme des mantras dans l’espoir de ressusciter des réflexes conditionnés. »

En 2017, l’élection d’Emmanuel Macron avait fait naître l’espoir d’un dépassement du clivage Gauche/Droite. Or, il n’en a rien été. Que ce soit sur le code du travail ou la réforme de l’ISF, Macron est associé par principe à la « Droite » comme si d’une manière schizophrénique les français sont tout à la fois conscient de l’effacement sur le fond du clivage Gauche/Droite tout en continuant à la plébisciter sur la forme. C’est que d’une part, encore près d’un tiers des français, notamment les fonctionnaires et les retraités non touchés par les effets de la Mondialisation, ceux qui au passage votent le plus, continuent à se structurer selon ce clivage. Et d’autre part, l’illisibilité de la scène politique, ce que Taguieff**** nomme « la démocratie à l’état sauvage », pousse les français à se réfugier dans des schémas classiques et des catégories toute faites. C’est pourquoi, malgré son obsolescence apparente sur le plan des idées, le clivage Gauche/Droite reste encore aujourd’hui au moins sur la forme le principe organisateur de la politique française.

Cette situation paradoxale, entre nécessité d’un dépassement et son impossibilité, crée une forme de confusion idéologique dans lequel les français perdent petit à petit leurs repères. Or, c’est de cette confusion que naît la frustration d’un grand nombre de français tentés dès lors par l’abstention. De l’adaptation de l’ancien Clivage/droite aux nouvelles fractures françaises dépendra l’avenir de la démocratie française.

 

*José Ortega Y Gasset, La révolte des masses (1929)

**Pierre-André Taguieff, Du diable en politique, Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire (2014)

***Alain de Benoist, Le moment populiste (2016)

****Pierre-André Taguieff, Macron : miracle ou mirage ? (2017)

Le Roman de Napoléon (6/15) : Napoléon, premier consul (1799-1803)

Le Roman de Napoléon (6/15) : Napoléon, premier consul (1799-1803)

« Le mauvais rêve de la Terreur et de la guerre universelle avait bouleversé les esprits, les mettant hors de la raison et de tout équilibre, et les rendant surtout avides d’émotions. La vive entrée en scène d’un acteur étranger ravit les spectateurs et les jeta hors d’eux-mêmes. Et ce n’est pas seulement la masse qui s’extasie devant ce Bonaparte. Les artistes, qui sont des enfants, battent des mains. « Quel bonheur ! changement à vue ! … Quel merveilleux spectacle, inexplicable ! » L’humanité tout à coup ne compte plus dans les affaires humaines. Quelle simplification sur le théâtre ! Un seul acteur ! Ah ! voilà bien le spectacle classique, la vraie peinture d’histoire. »

Jules Michelet, Histoire du XIXe siècle (1872)

« Ainsi, dix ans après 1789, la situation n’était plus tenable. Ceux qui avaient profité de la Révolution, les acquéreurs des biens nationaux surtout, n’étaient pas les moins alarmés. Tout le monde devenait conservateur. Les uns étaient las depuis longtemps du désordre et des excès. Les autres voulaient consolider le nouveau régime et comprenaient la nécessité d’un retour à l’autorité et à l’ordre. Le dégoût et l’inquiétude livrèrent la France à Bonaparte. Mais sa dictature sortait des données de la Révolution elle-même qui avait fini par chercher refuge dans le pouvoir personnel. »

Jacques Bainville, Histoire de France (1924)

 

Le consulat

Le coup d’état du 18 Brumaire vient à peine de se terminer que Bonaparte prépare déjà les futures manœuvres. Il sait pertinemment qu’avec Sieyès et Roger-Ducos, il est minoritaire au sein du pouvoir exécutif. S’il veut être l’homme fort du nouveau régime, il doit absolument écarter des affaires les deux autres directeurs, dorénavant appelés consuls, sous peine d’être « un ours muselé » (la formule est de Benjamin Constant). Pour atteindre son objectif, le général peut compter sur Talleyrand qui l’avait déjà appuyé au moment du coup d’Etat : « Citoyen consul, vous m’avez confié le ministère des relations extérieures, et je justifierai votre confiance ; mais je crois devoir vous déclarer dès à présent que je ne veux travailler qu’avec vous. Il n’y a point-là de vaine fierté de ma part, je vous parle seulement dans l’intérêt de la France : pour qu’elle soit bien gouvernée, pour qu’il y ait unité d’action ; il faut que vous soyez le premier consul et que le premier consul ait dans sa main tout ce qui touche directement à la politique, c’est-à-dire les ministères de l’intérieur et de la Police pour les affaires du dedans, mon ministère pour les affaires du dehors. »*

Bonaparte ne peut qu’être ravi et dit à Bourrienne : « Savez-vous Bourrienne, que Talleyrand est de bon conseil ; c’est un homme d’un grand sens. Talleyrand n’est pas maladroit, il m’a pénétré. Ce qu’il me conseille, vous savez bien que j’ai envie de le faire. » Avec le soutien de l’ancien évêque, Bonaparte peut donc s’atteler à sa prise définitive du pouvoir.

Sa première attitude fut d’attendre la rédaction par Sieyès de la nouvelle constitution en prévoyant de la corriger si le besoin se fait sentir. Cette constitution conçue par l’ancien abbé qui selon les mots de Bainville n’appartenait ni « à la monarchie, ni à la République, ni à la démocratie, ni à l’aristocratie, ni à la dictature, ni au régime des assemblées », se formait d’un pouvoir exécutif à trois têtes, un grand électeur révocable par le Sénat, associé à deux consuls, un de la paix, un de la guerre, qu’il choisit lui-même, suivit d’un conseil d’Etat et d’un Tribunat monopolisant les pouvoirs législatifs et judiciaires tandis que le Sénat n’avait le pouvoir de répondre que par oui ou par non aux textes proposés.

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Devant une constitution aussi complexe, Bonaparte imposa avec l’aide inattendue de Ducos le remplacement du grand électeur par un premier consul nommé pour dix ans et abandonna l’idée du Tribunat. Avec le soutien d’une grande partie des français et des administrations du pays, il fut logiquement désigné premier consul tandis que Sieyès, isolé, fut mis devant le fait accompli. La nouvelle constitution, dite celle de l’an VIII, fut approuvée par référendum en décembre 1799. En étant enfin l’homme fort du pays, Bonaparte peut dorénavant se consacrer entièrement aux menaces qui pèsent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

 

La stabilisation intérieure

La situation intérieure de la France en ce début d’année 1800 est proche de l’effondrement. Les finances sont en ruines, l’administration est désorganisée tandis qu’à l’Ouest les chouanneries sapent l’unité du pays. Sur le plan politique, la République consulaire est menacée sur sa gauche par le radicalisme des jacobins souhaitant imposer un nouveau comité de salut public comme en 1793 et sur sa droite par les monarchistes n’ayant toujours pas digéré la Révolution.

A cette situation, Bonaparte réagit par la réforme et la fermeté. D’une part, il entreprend une réorganisation massive des administrations du pays instaurant entre autres la Banque de France, l’administration fiscale, le système préfectoral et le code civil. D’autre part, il décide d’arrêter arbitrairement des jacobins par centaine et fait fusiller un certain nombre de royalistes comme Frotté, le leader de la chouannerie normande. Pourtant, cette répression est menée avec une grande habileté car le général envoie des signaux positifs aux modérés des deux camps. Aux jacobins, il rend inaliénable les biens nationaux et promet de ne pas poursuivre les assassins de la Terreur. Aux royalistes, il amnistie les émigrés et signe un concordat avec le Pape garantissant la primauté et le libre exercice de la foi catholique.

Cette politique d’ouverture vers les royalistes se concrétise dans la nomination des deux autres consuls bien que leurs pouvoirs soient bien moindres que ceux de Bonaparte. Ce dernier nomme ainsi Cambacérès, ancien ministre de la justice et qui fut l’un des rares conventionnels à avoir refusé de voter la mort du roi, et Lebrun qui fut emprisonné sous la Terreur pour ses opinions trop « modérées ». Avec ces hommes, Bonaparte pense convaincre les royalistes à le rejoindre dans ce qui serait un gouvernement « d’union nationale » qu’il dirigerait d’une main de fer.

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D’emblée, cette stratégie rencontre un succès inattendu. De grands écrivains comme Madame de Staël ou Chateaubriand reviennent à Paris où ils font l’éloge de Bonaparte. Les aristocrates chassés par la Révolution sont également de retour. L’ordre revient tandis qu’à l’Ouest les chouanneries sont écrasées. L’économie repart également avec des finances globalement bien tenues. Enfin, la garantie donnée sur les biens nationaux et la reprise du commerce rangent définitivement la bourgeoisie dans le camp du premier consul.

Jouissant d’une sécurité et d’une prospérité inédite depuis la Révolution, les français font grâce à Bonaparte le redressement du pays. Certains qualifient même Bonaparte de « Georges Washington français ». Mais cet enthousiasme masque la fragilité d’un pouvoir consulaire tout entier dans les mains de Napoléon. En effet, la centralisation du pouvoir, processus long de dix siècles selon Tocqueville, est alors à son paroxysme. Toute autorité, toute nomination, de l’agent local aux ministres, dépendent entièrement du premier consul. C’est Bonaparte qui choisit les préfets, les évêques, les maires, les commandants militaires ou encore les représentants des cultes minoritaires (judaïsme et protestantisme).

Or, cette centralisation excessive pose des problèmes de succession. En effet, que deviendrait le consulat si Bonaparte venait à mourir ? Cette question, les opposants de Bonaparte se la posent tous les jours. Des jacobins les plus extrémistes aux royalistes les plus durs, tous, essaieront d’assassiner le premier consul dont la figure incarne entièrement le nouveau régime.

Le 10 Octobre 1800, un complot jacobin, qu’on surnommera plus tard « le complot des poignards », visant la personne du premier consul est démantelé. Deux mois plus tard, des conspirateurs menés par le leader chouan Cadoudal tentent de faire exploser « une machine infernale », rue Saint-Nicaise à Paris, lors du passage du convoi de Bonaparte qui se rendait alors à l’opéra. L’attentat fera 22 morts et une centaine de blessés. Napoléon échappe miraculeusement à l’attaque et accuse immédiatement les jacobins. Fouché, le ministre de la police, lui indique pourtant que la conspiration n’est pas jacobine mais royaliste et qu’elle fut perpétrée avec le soutien actif de l’Angleterre. Or, Napoléon ne veut rien entendre, étant persuadé d’avoir neutralisé par sa politique toute opposition royaliste. Fouché lui-même, ancien jacobin, régicide et « mitrailleur de Lyon », est suspecté et se voit temporairement retiré son ministère. Pourtant, devant les preuves accablantes, Bonaparte se résout à admettre la participation des royalistes. S’ensuit alors une vague de répression touchant tout aussi bien les jacobins, 130 d’entre eux sont fusillés dont la veuve de Marat, que les royalistes (Cadoudal est exécuté en 1804) ce qui conduira à l’exécution du Duc D’Enghien que je traiterai dans le prochain article.

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Cette forte augmentation des exécutions n’est pas le fruit du hasard. Elle traduit la crainte perpétuelle de l’assassinat chez Bonaparte. Ce dernier le sait, son pouvoir personnelle est certes grand mais il est précaire tant lui-même n’a pas la légitimité séculaire des Bourbons pour le protéger. Alors il exécute et se méfie de tout et de tout le monde souhaitant tout contrôler et tout posséder. En 1802, il se fait élire premier consul à vie concentrant toujours plus de pouvoir entre ses mains. Or, cette personnalisation est d’autant plus dangereuse que Bonaparte s’en va une nouvelle fois en guerre contre l’Europe.

 

La guerre contre l’Europe

Au moment même où Bonaparte s’attela au redressement intérieur, l’Europe se coalisait une nouvelle fois contre la France. Après avoir envahi l’Italie, les austro-russes tentent une première fois d’entrer en France mais sont battus par Masséna à Zurich. Les russes se sont retirés sous l’ordre du tsar Paul Ier, qui sera mystérieusement assassiné quelques mois plus tard, mais l’Autriche et l’Angleterre menacent toujours l’hexagone.

Bonaparte décide alors de séparer en deux l’armée française. Il confie le commandement de l’armée du Rhin au général Moreau tandis qu’il commandera personnellement la seconde armée française. Il est surprenant au premier abord de voir la tête de l’exécutif s’impliquer directement dans la bataille mais c’est méconnaître Napoléon et son caractère. Le premier consul, en effet, est un homme de guerre, incapable de rester assis sur un trône. « Napoléon agite les empires, écrivait Chateaubriand, toute la terre se mêlait de lui. » Il vit surtout dans la hantise permanente d’une délégitimation de son pouvoir. Pour lui, en bon machiavélien, le prince doit être davantage craint par son peuple que d’être aimé par lui. Napoléon se sent un peu comme un parvenu dont la seule légitimité repose sur les victoires militaires. Il dit lui-même : « Mon pouvoir tient ma gloire et ma gloire aux victoires que j’ai remportées. Ma puissance tomberait si je ne lui donnais pas pour base encore de la gloire et des victoires nouvelles. La conquête m’a fait ce que je suis, la conquête seule peut me maintenir. »

David Bonaparte franchissant les Alpes par Paul Delaroche

 

C’est donc à la tête de la seconde armée que Napoléon franchit les Alpes passant le col du grand Saint-Bernard le 16 Mai 1800 puis le Mont Cenis le 20. Arrivant sur les arrières des autrichiens, Napoléon les met en fuite prenant Milan le 2 juin. Arrivé à Marengo, Bonaparte est surpris par la contre-offensive autrichienne et les généraux Lannes et Victor sont contraints de battre en retraite. Mais ce furent finalement l’artillerie de Desaix et la cavalerie de Kellermann qui décidèrent du sort de la bataille. Marengo s’est soldée donc par une victoire mais une victoire à la Pyrrhus. Desaix est d’ailleurs tué au cours de la bataille. Le 3 décembre 1800, Moreau remporte la bataille d’Hohenlinden qui contraint l’Autriche à demander la paix. Le 9 février 1801 est signé le traité de paix de Lunéville.

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Isolée après la défaite de l’Autriche, l’Angleterre engage des pourparlers de paix qui conduiront à la paix d’Amiens du 1er octobre 1801. La France, pour la première fois depuis 1792 n’est donc plus en guerre. Cette période qui durera près d’un an reste encore aujourd’hui un véritable âge d’or où la France retrouva la paix et la prospérité. On rêvait alors d’un destin à l’américaine après la guerre d’indépendance. On s’imaginait Bonaparte en faiseur de paix. Il n’en fut rien. Pour les français, 1802 fut la dernière année de paix avant 1815, la dernière année avant l’embrasement de toute l’Europe.

 

*Lettre extraite de Talleyrand, Le prince immobile, de Emmanuel de Waresquiel

 

 

 

Les intellectuels français et la révolution d’Octobre : analyse d’un mythe

Les intellectuels français et la révolution d’Octobre : analyse d’un mythe

 

Ce fut il y a presque 100 ans jour pour jour. A Petrograd, l’ancienne cité des Tsars, Lénine venait de prendre le pouvoir avec une poignée de militants révolutionnaires. Cet épisode qu’on appelle « la révolution d’Octobre » a entrainé derrière lui l’enthousiasme de millions de personnes à travers le monde. Mais ce fut surtout en France où la révolution bolchévique trouva le plus fort écho car en plus de militants déterminés, ce fut une grande partie de l’intelligentsia française qui se trouva soudainement subjuguée par la « révolution d’Octobre ». Ce point est fondamental du fait de l’importance démesurée qu’ont les intellectuels sur la vie politique française. Qu’on pense à tous ces noms glorieux, Sartre, Aragon, Malraux (dans sa jeunesse), Merleau-Ponty ou encore Mathiez, qui tous ont justifié les crimes de masse soviétiques au nom de l’espérance communiste. Paris fut ainsi le plus grand centre intellectuel mondial du communisme tandis que la gauche française fut indéniablement attirée par son pôle révolutionnaire.

Encore aujourd’hui, l’idée communiste d’Octobre 1917 garde une certaine légitimité auprès des intellectuels français et des politiques de gauche au point que toute publication qui fait état de la nature dictatoriale du communisme est par avance délégitimée et ostracisée du débat public. On peut songer par exemple à la réaction indignée d’une grande partie des élites françaises à l’ouvrage collectif Le livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois. Pour eux, l’idée communiste est une noble et généreuse idée, pervertie seulement par des hommes comme Staline ou Mao. Il n’est donc pas étonnant de voir encore aujourd’hui des intellectuels français célébrer avec tant d’emphase « la révolution d ’Octobre ». C’est sur cette illusion du communisme que je vais m’intéresser dans cet article et plus particulièrement sur l’incroyable complicité de beaucoup d’intellectuels français aux crimes de masse de ce dernier. En d’autres termes, je tenterai de comprendre comment des personnes aussi intelligentes que Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty ou Louis Aragon ont-ils pu soutenir l’horreur communiste.

J’y vois pour ma part trois explications à cette illusion qui seront les idée-force de cet article : la passion révolutionnaire, l’universalisme des intellectuels français et la croyance religieuse au « sens de l’histoire ».

La passion révolutionnaire

On ne peut comprendre la fascination des intellectuels français à la Révolution d’Octobre que si l’on prend en compte la puissance de l’idée révolutionnaire. Tocqueville avait déjà montré dans l’Ancien régime et la Révolution à quel point l’intelligentsia parisienne s’était arrogée le statut d’éclaireur de l’histoire et de guide du peuple remplaçant le rôle des clercs au moyen-Age. De ce fait, les intellectuels français ont toujours prétendu faire de la politique tout en se gardant bien d’en assumer concrètement les conséquences, d’où selon Tocqueville « un mépris des faits et un goût immodéré pour la théorie ». En d’autres termes, ils se passionnent non pour la révolution d’Octobre en tant que fait social et politique mais en tant qu’idée révolutionnaire déconnectée de toute réalité.

Car là se situe un des travers français expliquant en grande partie l’attrait des intellectuels pour la Révolution bolchévique, c’est que pour eux l’idée révolutionnaire place au second rang les crimes commis en son nom. Ainsi, ils sont fascinés par la Révolution en tant qu’affirmation de la volonté humaine dans l’histoire, ce que Vico résumait par son célèbre « l’humanité est sa propre œuvre », le reste n’étant que superflu. Cette passion révolutionnaire est d’autant plus forte que depuis la révolution française aucune révolution politique n’avait abouti jusqu’à Octobre 1917. A chaque fois, en 1830, 1848 et en 1871, les révolutions s’étaient soldées par des échecs. Avec la Révolution d’Octobre, c’est donc la seconde fois dans l’histoire qu’une révolution politique réussie. L’intelligentsia française, qui considère la Révolution française comme faisant partie de son patrimoine, voit donc immédiatement la révolution bolchevique comme le prolongement de la Révolution française et de ses suites ratées au XIXème siècle au mépris de toute contextualisation tant historique que géographique.

Or, cette filiation historique douteuse est instrumentalisée par les bolchéviques eux-mêmes leur permettant ainsi de faire de la Russie, pays le plus en retard socialement et économiquement en Europe, une avant-garde autoproclamée de l’humanité. De grands révolutionnaires comme Karl Kautsky ou Rosa Luxembourg mettront justement en avant ce paradoxe pour montrer toute l’illusion de la Révolution bolchevique. En France, au contraire, Lénine est pris mot pour mot. L’héritage révolutionnaire français et son appropriation par l’intelligentsia de gauche a créé en France une forme de calque historique ou l’on compare constamment les deux révolutions.

Ainsi, Lénine est comparé à Robespierre, les soviets au comité de salut public et le gouvernement de Kerenski à la république girondine. Février 1917 serait ainsi 1789 tandis qu’Octobre serait 1793. Cette analogie totalement trompeuse pousse d’ailleurs l’intelligentsia française à justifier les crimes communistes en prenant appui sur le contexte de la révolution française. Boris Souvarine exprime très bien cette pensée : « La révolution prolétarienne russe s’est trouvée en 1918 dans la situation de la Révolution bourgeoise en 1793. Contre elle, à l’extérieur, une coalition mondiale, et à l’intérieur la contre-révolution (complots, sabotages, accaparements, insurrections) et plusieurs Vendées. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les ennemis de la Révolution sont responsables de la Terreur. »

On retrouve dans ce témoignage de Souvarine la quintessence de la pensée de l’intelligentsia. Pour elle, les goulags, le communisme de guerre, la grande famine d’Ukraine ou encore la grande terreur stalinienne, sont justifiés au nom de la lutte conte la contre-révolution comme furent justifiés les crimes de la convention. Le problème de cette analogie, c’est qu’elle masque la dimension intrinsèquement violente du communisme et de la dictature du prolétariat. Dans cette configuration, les crimes ne seraient liés qu’aux circonstances et qu’à la faute des « contre-révolutionnaires », terme suffisamment flou d’ailleurs pour ranger n’importe quel individu au sein du camp ennemi.

L’intelligentsia française, toute obnubilée par le souvenir de la Révolution de 1789, a donc choisi délibérément de justifier les crimes commis par le communisme au nom de l’idéal révolutionnaire. Raymond Aron avait montré comment un Jean-Paul Sartre s’était dans le même temps indigné du Maccarthysme tout en faisant l’apologie des procès staliniens d’après-guerre. C’est que pour le père de l’existentialisme la violence si elle est revêtue des habits révolutionnaires est forcément justifiée et est même entourée d’une aura bienfaitrice. Sartre est donc à l’image de beaucoup d’intellectuels français projetant leur propre idée révolutionnaire, issue de 1789, dans la révolution bolchévique justifiant ainsi la dimension totalitaire du communisme.

L’universalisme des intellectuels français

Si la dimension révolutionnaire a joué un rôle considérable dans l’aveuglement des élites françaises pour comprendre le communisme, elle ne serait être suffisante. En effet, comme l’a montré François Furet* et Zeev Sternhell**, le nazisme et le fascisme ont également une dimension révolutionnaire de transformation de l’homme par lui-même au moyen du « triomphe de la volonté », tout comme le communisme. De ce fait, la violence révolutionnaire nazie serait justifiée de la même manière que les crimes du bolchévisme. Or, il n’en est rien. Loin de moi de justifier les crimes du nazisme mais il convient de dire que les crimes du communisme dépassent de loin en chiffres ceux du nazisme.

Hannah Arendt*** avait d’ailleurs été sévèrement critiqué pour avoir mis sur le même pied totalitaire le national-socialisme et le communisme stalinien. C’est que l’un et l’autre se distingue par leur rapport à l’universel. Comme l’écrit Furet, « le nazisme est la pathologie du particulier et le communisme celui de l’universel ». Ainsi, les crimes commis au nom du communisme seraient d’autant plus légitimes qu’ils sont commis au nom de l’humanité et non au nom d’une nation, d’une race ou d’une communauté particulière. La révolution d’Octobre, en tant que révolution qui se veut universelle, est donc en quelque sorte disculpée pour ses crimes du simple fait qu’elle annonce une humanité réconciliée sur elle-même contrairement au nazisme, prisonnier de son particularisme germanique.

Cette dimension universelle de la révolution bolchévique a joué un rôle considérable dans son attrait auprès des intellectuels français. Ces derniers, en effet, suivant l’exemple de la Révolution française, considèrent toute révolution véritable comme étant tournée vers l’universel. 1789 fut d’ailleurs le moment d’invention de la nation mais en tant que modèle voué à s’universaliser. Or, à partir du moment où la droite s’est accaparée la Nation puis après les deux guerres mondiales attribuées à tort aux nations, l’intelligentsia française s’est mise à rêver aux dépassements des Etat-Nations au profit d’un état supranational mondialisé. Il n’est pas étonnant dès lors que ces intellectuels se tournent vers le marxisme, idéologie qui nie les divisions nationales au profit d’une division planétaire entre le bourgeois et le prolétaire.

C’est donc par le biais de cet universalisme que la pensée communiste a autant séduit l’intelligentsia française au point où dès lors les crimes communistes sont justifiés par la nécessité d’une confrontation globale entre classes sociales. Ainsi, la fascination du communisme tient à ce qu’il annonce l’établissement d’un monde nouveau fait à la fois d’utopies post-nationales et de fraternité entre les peuples. S’y opposer, c’est donc contribuer à empêcher l’édification d’un tel monde. On peut comprendre dès lors pourquoi tant d’intellectuels sont fascinés non seulement par l’idéologie communiste mais aussi par la violence qui s’exerce contre les opposants qui de fait ne peuvent être que fous pour ne pas vouloir un tel monde. Au fond, comme l’a montré l’attitude lamentable de Sartre dans la préface des Damnés de la terre de Frantz Fanon ou il appelait au meurtre de masse contre les pieds-noirs, ces intellectuels sont coincés dans une logique de fuite en avant perpétuelle où l’objectif final d’un monde utopique efface tous les crimes et les violences.

La croyance religieuse au sens de l’histoire

Nous avons donc vu les vecteurs de séduction du communisme auprès de l’intelligentsia française mais il est toujours difficile de comprendre pourquoi des individus aussi intelligents ont-ils pu accepter sans broncher les crimes de masse du communisme. Après tout, Sartre aurait pu très bien être communiste tout en dénonçant les crimes commis en son nom. Le problème vient du fait que ces intellectuels sont totalement aliénés à la pensée communiste, comme prisonniers mentalement d’un dogme qui structure leur vision du monde.

Le marxisme est en effet plus qu’une doctrine politique, c’est une philosophie de l’histoire donnant à tous ses adeptes une interprétation globale de l’univers. Ainsi, les communistes sont convaincus qu’il existe un « sens de l’histoire », celui du matérialisme historique, qui annonce de fait le passage imminent d’un état capitaliste au socialisme. Il convient de remarquer que ce schéma s’inspire très nettement du millénarisme chrétien. En cela, le marxisme peut être interprété, comme Raymond Aron**** l’avait remarqué, comme « une religion séculière ».

Le socialisme joue donc le rôle de substitut au grand récit religieux d’autrefois présentant une interprétation binaire et simpliste de l’histoire des hommes. Les intellectuels « communisants » (le terme est de Aron) deviennent dès lors les gardiens de l’interprétation du dogme leur conférant un rôle similaire aux clercs du moyen-âge. Ce sont donc eux qui déterminent les valeurs et fixent la bonne conduite. Ce sont eux également qui détiennent le pouvoir d’excommunier ceux qui ne sont pas en accord avec le dogme. Camus et Malraux ont fait les frais de ce pouvoir exorbitant de déterminer ce qui est bien ou mal. C’est ici que se situe la capacité d’attraction du communisme car en livrant clé en main une interprétation globale de l’univers, il confère aux intellectuels le statut privilégié d’être les interprètes de l’avenir et les vrais détenteurs de la vérité universelle.

Privilège exorbitant si l’on y regarde bien car il fait de l’intellectuel le juge de la morale et de l’histoire lui donnant de facto un sentiment nietzschéen de toute-puissance. L’expression même de « sens de l’histoire » est d’ailleurs hautement significative car elle indique qu’il y aurait une fin de l’histoire dont seuls les intellectuels auraient connaissance. Encore aujourd’hui, cette formule de « sens de l’histoire » est abondamment utilisée par les élites progressistes pour disqualifier leurs adversaires. Sortir du dogme c’est sortir de l’histoire. C’est donc perdre toute légitimité intellectuelle vis-à-vis de l’intelligentsia. L’excommunication intellectuelle de Gide après son voyage en URSS est l’exemple frappant de ce type de comportement.

On comprend dès lors pourquoi les intellectuels ne peuvent abandonner ce dogme communiste. D’un côté, il leur octroie le privilège exorbitant d’être les éclaireurs de l’avenir de l’humanité, de l’autre, il crée un mécanisme mental d’emprisonnement dans lequel toute critique est interdite sous peine de se retrouver dans le mauvais camp, celui de « l’hérésie ». Georges Orwell avait donc raison lorsqu’il disait que le totalitarisme est moins une affaire de terreur et de contraintes, comme le montrait Arendt, qu’une aliénation mentale et intellectuelle des individus.

Pour résumer, l’intelligentsia française a été immédiatement séduite par la Révolution d’octobre. Cette dernière ranimait en effet l’idée révolutionnaire telle qu’elle fut inventée en 1789 séduisant d’autant plus les intellectuels que ces derniers se considèrent comme les dépositaires du patrimoine révolutionnaire. L’attractivité d’Octobre et du communisme reposent également sur son caractère universel captivant une intelligentsia qui a fait du dépassement de l’Etat-Nation un impératif catégorique. Enfin, le communisme séduit l’intelligentsia car elle lui donne le sentiment de posséder les clés de l’avenir et d’avoir entre ses mains la toute-puissance de l’interprétation historique du monde. Ce sont donc ces trois idée-force qui fondent l’attractivité du communisme et qui expliquent pourquoi de très grands intellectuels français comme Sartre ou Merleau-Ponty ont été fascinés par cette idéologie criminelle.

*François Furet, Le passé d’une illusion (1995)

**Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914, les origines françaises du fascisme (2000)

***Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951)

****Raymond Aron, L’opium des intellectuels (1955)

Le Roman de Bonaparte (5/15) : le 18 Brumaire

Le Roman de Bonaparte (5/15) : le 18 Brumaire

« Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune. » Napoléon BONAPARTE (1769-1821), Conseil des Anciens, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799)

« Bonaparte veut haranguer le conseil des anciens : il se trouble, il balbutie les mots de frères d’armes, de volcan, de victoire, de César ; on le traite de Cromwell, de tyran, d’hypocrite : il veut accuser et on l’accuse ; il se dit accompagné du dieu de la guerre et de la fortune ; il se retire en s’écriant : « Qui m’aime me suive ! » On demande sa mise en accusation ; Lucien, président du conseil des cinq-cents, donne sa démission pour ne pas mettre Bonaparte hors la loi. Il tire son épée et jure de percer le sein de son frère, si jamais il essaie de porter atteinte à la liberté. On parlait de faire fusiller le soldat déserteur, l’infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et on le couronne. Murat fait sauter par les fenêtres les représentants ; le 18 brumaire s’accomplit ; le gouvernement consulaire naît et la liberté meurt. »  Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

 

Le retour en France

Ce matin du 8 Octobre, Fréjus se réveille dans l’excitation. La rumeur court les rues. On dit qu’un vaisseau de la marine nationale a été aperçu dans la baie de Saint-Raphaël. D’autres rumeurs prétendent même que le général Bonaparte serait à bord de la flottille. Bonaparte, impossible ? Il est coincé en Egypte ou bien mort en Syrie ou au mieux en train de marcher avec son armée dans les Balkans. Et quand bien même il aurait pris la mer, les anglais l’auraient capturé depuis longtemps.

Toute la journée, Fréjus se prend à rêver. Et si c’était vrai, et si Bonaparte était réellement à bord du vaisseau, ne serait-ce pas là un signe de la providence ? Le vainqueur de Rivoli et des pyramides ne serait-il pas le sauveur de la France au moment où le peuple français a perdu tout espoir ? Car en effet, la situation du pays est gravissime. Les anglais imposent un blocus maritime tandis que les autrichiens aidés des russes ont repris l’Italie et s’apprêtent une nouvelle fois à envahir la France.

« Mieux vaut la peste que les autrichiens ! » entend-on dans les rues de Fréjus. Le directoire est quant à lui conspué. La corruption ainsi que des conflits en interne laminent le peu de légitimité qui lui reste. Des coups d’état internes se succèdent aggravant l’impression d’une guerre sans fin pour le pouvoir. Les français, exaspérés par ce régime souhaitent dès lors un homme suffisamment fort pour rétablir l’autorité de l’Etat et écarter la menace extérieure tout en conservant les acquis de la révolution. A leurs yeux, cet homme, c’est Bonaparte.

C’est pourquoi le 9 Octobre, la foule en l’apercevant débarquer au port ne cache pas son enthousiasme. « Le voilà ! », « le voilà ! » peut-on entendre, « le sauveur de la France est arrivé dans notre rade ». Ce triomphe populaire ne se démentira pas une fois que Bonaparte quitta Fréjus. Des paysans de la vallée du Rhône aux bourgeois des grandes cités, tous l’accueillirent dans une ferveur qui frôla l’hystérie. La foule fut en effet tellement compact que le convoi avait toutes les peines du monde à avancer. La nuit, des paysans portant des flambeaux se relayèrent pour s’assurer qu’il n’arriva aucun mal au général.

napoléon à fréjus

 

Ce dernier arriva à Lyon le 13 octobre 1799. L’accueil fut triomphal. « Toutes les maisons étaient illuminés et pavoisées de drapeaux, se souviendra le général Marbot*, on tirait des fusées, la foule remplissait les rues au point d’empêcher notre voiture d’avancer ; on dansait sur les places publiques, et l’air retentissait des cris de : Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! ».

Le général ne fut pas surpris par cet accueil. Un pays menacé de disparition, un directoire en ruine, les français ne pouvaient que se tourner vers un sauveur. Or, qui mieux que l’auteur de la glorieuse paix de Campoformio pour l’incarner ? Bonaparte* lui-même disait que « lorsqu’une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l’influence des partis contraires, et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l’Etat n’est plus gouverné, lorsque, enfin, à sa nullité au-dedans, l’administration joint le tort le plus grave qu’elle puisse avoir aux yeux d’un peuple fier, je veux dire l’avilissement au-dehors, alors une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de sa conservation l’agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. »

napoleon retour en France

 

L’homme providentiel, voilà comment est considéré Bonaparte dans l’esprit des français. La révolution, en coupant la tête du roi, avait voulu justement mettre fin à la culture française d’un pouvoir incarné par un seul homme. La République s’était alors trouvée « sans tête ». Bonaparte met un terme à la désincarnation du pouvoir et, pour paraphraser Mauriac, « refait une tête à la France ». Comme l’écrit Madame De Staël* : « C’était la première fois depuis la Révolution qu’on entendait un nom propre dans toutes les bouches. Jusqu’alors on disait : l’Assemblée constituante a fait telle chose, le Peuple, la Convention ; maintenant, on ne parlait plus que de cet homme qui devait se mettre à la place de tous, et rendre l’espèce humaine anonyme, en accaparant la célébrité pour lui seul, et en empêchant tout être existant de pouvoir jamais en acquérir. »

 

La préparation du coup d’Etat

L’arrivée triomphale de Bonaparte sur les côtes du sud de la France n’a pas manqué d’être chuchoté à l’oreille des grands directeurs et des députés des deux chambres. Mais comment a-t-il fait ? Comment a-t-il pu échapper à la vigilance des anglais qui contrôle la Méditerranée ? Erreur d’inattention ou manœuvres politiques visant à semer la discorde au sein de l’exécutif français, on ne le saura probablement jamais. Le résultat fut que Bonaparte et un grand nombre de ces généraux, dont Murat et Lannes, ont pu naviguer pendant des semaines sans être repérés par la flotte de Nelson abandonnant au passage l’Armée d’Egypte et son nouveau commandant le général Kleber. Ce dernier, d’ailleurs, n’y survivra pas**.

Quoiqu’il en soit, l’arrivée de Bonaparte dans la capitale accélère la décomposition du directoire. Etant donné sa popularité et son prestige, le général est au centre du jeu politique alors même qu’il n’exerce aucune fonction officielle. Dans son appartement, rue de la victoire, Bonaparte accueillait sans arrêt des hommes politiques, des scientifiques de renom, des journalistes ou des militaires. Tous viennent offrir leur service au conquérant de l’Italie espérant en échange des postes une fois Bonaparte au pouvoir. Roederer disait que « sans s’arrêter à l’idée de lui déférer l’autorité supérieure, tout le monde la lui reconnaissait ; il l’avait réellement ; il ne l’exerçait pas, mais aucun autre ne l’exerçait sans son assentiment ».

Mais Bonaparte est prudent. Il ne veut surtout pas faire un pas de trop et attend le bon moment pour frapper. Il agit en réalité comme un général sur un champ de bataille. Clausewitz écrivait que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » mais l’inverse peut être aussi tout à fait vrai. Bonaparte attend son heure et jauge ses adversaires.

Sa première préoccupation concerne les cinq directeurs. Elus par les deux chambres législatives, le conseil des anciens et celui des cinq-cents, les directeurs exercent le pouvoir exécutif mais ne peuvent modifier la constitution qu’avec l’appui de la majorité des deux chambres. La difficulté pour Bonaparte tient au fait qu’il doit convaincre une majorité de directeurs, soit au moins trois, de convoquer les chambres en session extraordinaire pour que celles-ci acceptent de modifier la constitution. Il doit également s’assurer d’une certaine continuité de l’Etat ce qui implique d’avoir des ministres régaliens dans sa poche même si ces derniers dépendent du directoire pour leurs nominations. En d’autres termes, s’il veut être accepter, le coup d’Etat doit respecter un semblant de légalité.

L’homme clé de la conspiration est le ministre Talleyrand. Se présentant régulièrement Rue de la Victoire en pleine nuit pour ne pas se faire repérer, « le diable boiteux » élabore des plans avec Bonaparte lui désignant les hommes nécessaires à sa prise de pouvoir. Les premières nouvelles sont rassurantes, une grande partie des ministres sont favorables au coup d’Etat, particulièrement Cambacérès à la justice dont le portefeuille est crucial pour conférer au putsch sa légalité apparente. Seul Fouché, le ministre de la police, se déclare sceptique mais jure que même en n’y participant pas, il n’entravera pas le coup d’Etat.

bonaparte et talleyrand

 

Rassuré sur le soutien des principales administrations, Bonaparte est néanmoins en difficulté pour convaincre au moins trois des cinq directeurs. Pour Talleyrand, il faut convaincre Sieyès. Ce dernier saura facilement convaincre un deuxième directeur Roger-Ducos qui lui est dévoué tandis que Barras, considéré par Bonaparte comme un « ami », apportera la troisième voix. Sieyès est d’autant plus intéressant que lui-même cherche à modifier la constitution. Convaincu d’avoir besoin du soutien de l’armée à ses propres intrigues, l’ancien abbé se cherche « une épée » comme il le dit lui-même. Il pactisa avec Joubert mais celui-ci mourra bêtement en Italie. Talleyrand n’a dès lors plus qu’à convaincre Sieyès que Bonaparte est cette « épée » qu’il convoite tant.

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Sous le patronage de Talleyrand, les négociations débutent donc entre les deux hommes. Hélas, ces négociations traînent en longueur. Sieyès se méfie de cet ancien jacobin, qui plus est, ancien protégé du jeune Robespierre. L’auteur de qu’est-ce que le tiers-état ? impose ses conditions à Bonaparte : un « triumvirat » avec Roger-Ducos qui lui assurera la position dominante dans le prochain exécutif et la mise en œuvre de sa constitution qu’il a lui-même rédigé. Bonaparte, ne pouvant se passer de Sieyès et de son influence dans les deux chambres, accepte à contre-cœur.

Or, avec Sieyès et Ducos dans la conspiration, Bonaparte croyait avoir fait le plus dur. Pourtant, le troisième directeur Barras rechigne à supporter le coup d’Etat. Il sait qu’il n’aura pas sa place dans le prochain régime et utilise de fait sa position centrale pour faire monter les enchères. Ne pouvant lui promettre un poste dans le prochain exécutif au risque de perdre le soutien de Sieyès, Bonaparte semble impuissant à convaincre Barras.

Pendant ce temps, les jours passent. Tout Paris s’attend à coup d’Etat imminent et celui-ci ne vient toujours pas. Bonaparte*** lui-même semble gagner par l’impatience : « Je me grossis tous les dangers et les maux possibles dans ces circonstances. Je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître serein devant les personnes qui m’entourent. Je suis comme une fille qui accouche. »

 

Le 18 Brumaire

Finalement, Barras cède le matin du 9 Novembre (18 Brumaire). Il racontera plus tard que ce fut Talleyrand qui le poussa à accepter moyennant un chantage financier de 2 millions d’euros. Encore aujourd’hui, on ne sait pas vraiment ce qui a forcé Barras à accepter. Dans tous les cas, avec l’appui de trois des cinq directeurs, les deux chambres sont convoquées immédiatement à St-Cloud.

Le plan prévoit d’étaler le vote sur deux jours, le 9 et le 10 novembre (18 et 19 Brumaire). Il s’agit là d’une erreur fondamentale car cela laisse aux députés suffisamment de temps pour s’organiser. D’ailleurs, pour les convaincre, Sieyès et les conspirateurs ont créé de toute pièce « un complot jacobin » contre la République. Mais s’il existe un complot imminent pourquoi étaler le vote sur deux jours au lieu d’un ? Pourquoi prendre son temps alors que la menace serait à nos portes ?

Ces questions, les députés des deux chambres se le sont évidemment posées durant les débats. Le 10 Novembre, sentant la manipulation, les députés crient au complot et à la dictature. Lucien, le frère de Bonaparte et qui préside le conseil des cinq-cents, ne parvient plus à maîtriser ses troupes. Napoléon décide alors d’intervenir directement dans l’assemblée. Bousculé, conspué, Bonaparte fait un malaise au milieu de la foule. Lucien décide alors de faire évacuer l’assemblée en faisant appel à Murat et à ses grenadiers. Lorsque ce dernier entre dans la salle, il s’exclame : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors. » Paniqués, les députés des cinq-cents sautent par les fenêtres de l’orangerie.

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Plus tard, ils sont tous réunis une seconde fois, mais cette fois-ci sous la menace des baïonnettes, et votent de fait le changement constitutionnel. Bonaparte peut donc savourer. Malgré des péripéties totalement inattendues, il devient avec Sieyès et Ducos l’une des trois têtes de l’exécutif. Revenu dans son appartement parisien, il surprend Bourrienne : « Bonsoir Bourrienne ! A propos, ce soir nous coucherons au Luxembourg (le siège du pouvoir exécutif). » Dans la rue, les français sont soulagés. Le régime tant détesté vient enfin de tirer sa révérence.

 

*Toutes ces citations sont issues du livre de Patrice Gueniffey : Napoléon et De Gaulle, Deux héros français

**Kléber est assassiné le 14 juin 1800 au Caire par un étudiant syrien tandis que l’armée d’Egypte capitule devant les anglais et rentre en France le 31 Août 1801.

***La citation est issue du livre d’Emmanuel De Waresquiel, Talleyrand, Le prince immobile

 

 

Catalogne, Flandre, Kurdistan : Le nouvel âge du nationalisme

Catalogne, Flandre, Kurdistan : Le nouvel âge du nationalisme

Le monde serait-il devenu fou ? Après l’Ecosse, la Flandre ou le Kurdistan irakien, voici que la Catalogne se met à rêver d’indépendance. Le référendum organisé dimanche dernier nonobstant le fait que moins de 50% des électeurs sont allés voter témoigne d’un refus de plus en plus important de la part de la population catalane d’être dominée par Madrid. Au Kurdistan irakien, nous avons assisté aux mêmes images de votants heureux d’être enfin affranchis du pouvoir central. Partout dans le monde, les mouvements sécessionnistes se multiplient transformant le monde en multitude de petites nations. C’est ce que j’appelle le troisième âge du nationalisme.

 

Les deux premiers âges du nationalisme

Le premier âge fut formé au moment de la Révolution française et court jusqu’en 1945. Cette période vit le moment de décantation entre la forme impériale et la forme nationale. La nation est alors confrontée à un surmoi impérial qui travaille de façon souterraine les peuples orientant « le nationalisme » dans une logique impériale d’expansion. La France coloniale fut l’exemple typique de ces « nations impériales » qui furent tout à la fois, et de manière paradoxale, faiseuses de guerre et berceau de la démocratie. Encore aujourd’hui, la Nation est malheureusement regardée à travers ce prisme.

Le second âge du nationalisme s’étend de 1945 à 1991 et concerne le monde entier à l’exception de l’URSS, véritable anomalie qui de fait ne durera pas. Ce nationalisme se débarrasse de ses habits impériaux pour former de véritables Etat-Nations se reconnaissant mutuellement les uns des autres même si des conflits territoriaux ou des guerres civiles peuvent toujours apparaître. Comme le souligne, Marcel Gauchet*, cette période est caractérisée par la fin de la domination coloniale, le début d’une globalisation économique, la pacification européenne et l’extinction de la forme-empire, le dernier avatar étant l’URSS.

Dans cette configuration, la logique de la « zone d’influence » se substitue à la logique de conquête du premier âge du nationalisme tandis que les nations se mettent à coopérer entre elles au sein d’organisations internationales toujours plus nombreuses. Le second âge du nationalisme vit d’ailleurs le nombre d’Etat dans le monde exploser, passant d’une cinquantaine de pays à près de deux-cents. On peut considérer cette période comme le moment de « désimpérialisation du monde » ponctuée in fine par le triomphe de la forme nationale. Mais ce second âge du nationalisme s’est terminé paradoxalement avec la chute de l’URSS.

 

Le troisième âge du nationalisme

A partir de 1991, en effet, deux éléments viennent bouleverser la forme nationale sans pour autant la rendre obsolète comme on l’entend souvent. On assiste donc davantage à une refondation de l’Etat-Nation qu’à sa disparition. L’échec européen repose largement sur ce malentendu. Le premier élément modifiant la nature de l’Etat-Nation est l’accélération de la mondialisation marchande et la stratégie des firmes transnationales de diviser internationalement le travail qui en découle. Le second élément provient de la liberté de circulation du capital mise en œuvre depuis le consensus de Washington au début des années 80. Ce sont ces deux éléments qui favorisent le sécessionnisme régional.

Les Etat-Nations se sont en effet formés selon une logique de redistribution territoriale dans lequel les régions riches payent pour les régions pauvres afin d’assurer leur développement. Mais cette ère du « keynésianisme territorial » est désormais battue en brèche par la globalisation. D’une part, la mondialisation favorise la concentration des activités dans des régions bien précises selon un schéma décrit par Paul Krugman dans son livre Geography and trade. Cette concentration favorise ensuite le développement d’inégalités territoriales entre des régions intégrées à la mondialisation et les autres. Or, ces régions intégrées, étant de plein pied insérées dans une concurrence mondiale, sont de plus en plus réticentes à assurer une solidarité avec les régions pauvres qui grèvent leur compétitivité.

Avant, en effet, lors du premier et second âge du nationalisme, le keynésianisme territorial visait à créer un vaste marché intérieur servant de débouchés aux régions riches. Aujourd’hui, le marché étant mondial, les régions riches peuvent très bien se passer des régions pauvres pour écouler leur production. Ces dernières deviennent donc une forme de « boulet » accroché au pied des régions riches les handicapant dans un monde devenu ultra-concurrentiel. L’avantage de cette redistribution a donc totalement disparue pour les régions riches tandis que le coût lui est encore bien présent. C’est donc cette disproportion entre coût et avantage qui explique pourquoi les régions pauvres d’Espagne, par exemple, sont vues comme un fardeau pour les riches catalans. C’est ce même schéma qui s’applique pour les flamands vis-à-vis des wallons, pour les écossais vis-à-vis des anglais ou dans une moindre mesure pour les kurdes contre les irakiens.

De même, la division internationale de la production prônée par les firmes transnationales, ce que Porter appelait les « chaînes de valeur globalisées », repose sur la mise en concurrence de territoires en fonction d’avantages sociaux ou fiscaux. Craignant de ne plus être attractives, les régions riches répugnent à financer la redistribution territoriale dont le coût tant social que fiscal lui apparaît démesuré pour rester compétitives.

A ce problème de solidarité s’ajoute l’impact de la mobilité du capital. Ce dernier, totalement libre, choisit sa location en fonction principalement d’avantages fiscaux. Attirer le capital nécessite donc une fiscalité attrayante ce qui entraîne une diminution des ressources de l’Etat-Providence favorisant par la même ce que Laurent Davezies** nomme « le nouvel égoïsme territorial ». En d’autres termes, les habitants des régions riches voyant leurs ressources diminuer seront d’autant plus réticents à donner une partie de ces ressources aux autres régions. Ce type de micro-état se sont d’ailleurs multipliés ces dernières années de Monaco au Liechtenstein en passant par St-Marin.

La mondialisation marchande et la libre circulation des capitaux ont donc pour effet de favoriser l’émergence d’un nouveau nationalisme, régional celui-là. Comme l’écrit Laurent Davezies : « Après le nationalisme européen du XIXe siècle, après le nationalisme décolonisateur du XXe siècle, le nationalisme régional s’affirme aujourd’hui comme un mouvement d’idées et un but pour le XXIe siècle. » Bien entendu, je ne nie pas l’attachement profond de ces régions à leur identité culturelle mais leur volonté d’indépendance repose beaucoup plus sur cet égoïsme territorial engendré par la mondialisation. On voit bien d’ailleurs qu’à travers les trois âges du nationalisme, la nation-empire a laissé place à la nation-région. Loin d’être disqualifiés par la mondialisation, les Etat-Nations ont tendance à se multiplier et à se miniaturiser sous l’effet de cette même mondialisation. En bref, nous n’avons sans doute pas fini d’entendre parler du sécessionnisme régional.

 

*Marcel Gauchet, Le nouveau monde

**Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme territorial

Le Roman de Napoléon (4/15) : Bonaparte à la conquête de l’Orient (1797-1799)

Le Roman de Napoléon (4/15) : Bonaparte à la conquête de l’Orient (1797-1799)

« L’Europe est une taupinière ; il n’y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu’en Orient ; je n’ai déjà plus de gloire : cette petite Europe n’en fournit pas assez. »

Napoléon

« Les soldats vainqueurs de l’Italie avaient vu un riche pays à prendre, des caravanes à détrousser, des chevaux, des armes et des sérails à conquérir ; les romanciers avaient aperçu la princesse d’Antioche et les savants ajoutaient leurs songes à l’enthousiasme des poètes. Il n’y a pas jusqu’au Voyage d’Anténor, qui ne passât au début pour une docte réalité : on allait pénétrer la mystérieuse Egypte, descendre dans les catacombes, fouiller les Pyramides, retrouver des manuscrits ignorés, déchiffrer des hiéroglyphes et réveiller Thermosiris. Quand, au lieu de tout cela, l’Institut en s’abattant sur les Pyramides, les soldats en ne rencontrant que des fellahs nus, des cahutes de boue désséchée, se trouvèrent en face de la Peste, des Bédouins et des mameloucks, le mécompte fut énorme. »

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre dix-neuvième

 

La campagne d’Egypte

Bonaparte revient à Paris le 10 décembre 1797. L’ancien commandant militaire de la capitale devenu entre-temps le conquérant de l’Italie est accueilli comme un prince par le directoire dans la cour du palais du Luxembourg. Revêtu de l’uniforme qu’il portait à Arcole, Bonaparte impressionne. Ce n’est clairement plus le même homme au visage pâle et à la coupe mal taillée du temps de Paoli et de la Corse.

A côté du conquérant, les membres du directoire font pâle figure. Ils ne sont guère ravis de voir ce général auréolé de la gloire d’Italie revenir dans la capitale. Ils songent alors à s’en débarrasser. Mais comment ? En le faisant assassiner, sûrement pas, son prestige auprès des français le rend pour l’heure intouchable. En le rétrogradant, ce n’est pas une bonne idée. L’armée d’Italie risque à coup sûr de se révolter. Non, le meilleur moyen est de détruire toute l’aura qu’il possède. Quoi de mieux alors que de l’envoyer dans une mission impossible. Cela tombe bien l’Angleterre est le dernier ennemi de la France. Voir Bonaparte échouer à conquérir la grande île, c’est donc faire d’une pierre deux coups, à la fois détruire le prestige de Bonaparte et sa prétention au pouvoir. Après tout, même Philippe II et son « invincible armada » n’avaient pas pu conquérir l’Angleterre.

C’était sans compter sur le ministre des relations extérieures, un certain Charles-Maurice de Périgord dit Talleyrand. L’homme est un ancien évêque passé à la Révolution et revenu depuis peu d’un exil aux Etats-Unis. Il sait que Bonaparte pourra être utile dans l’avenir et connaît parfaitement les plans des autres directeurs. Il sait aussi que Bonaparte n’est pas encore prêt à prendre le pouvoir. Il lui conseille alors de se tourner vers l’Orient. Dans une lettre qui l’adresse à Bonaparte datée du 23 Septembre 1797 il écrit : « Quant à l’Egypte, vos idées à cet égard sont grandes, et l’utilité doit en être sentie. L’Egypte comme colonie remplacerait bientôt les productions des Antilles et, comme chemin, nous donnerait le commerce de l’Inde. »*

Talleyrand est un homme particulièrement bien informé. Il sait par l’orientaliste Volnay que Bonaparte rêve de sortir de la « taupinière » européenne pour conquérir l’Orient. Mme de Staël disait de Bonaparte « qu’il aimait s’emparer de l’imagination des hommes ». Ce fut donc Talleyrand qui a convaincu le directoire de donner quitus à Bonaparte d’envahir l’Egypte, les directeurs étant soulagés de voir le général s’éloigner de la capitale, le départ de Bonaparte valant bien le sacrifice de 30 000 soldats !

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Partie du port de Toulon, la même où les français ont pu admirer pour la première fois son génie, le général a fait les choses en grand. 30 000 hommes, 13 vaisseaux de ligne, 400 bâtiments de transport, des scientifiques de renom comme Monge et Berthollet l’accompagnent. Bonaparte se rêve en successeur d’Alexandre en Orient après être celui de César en Italie.  « Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire » faisait remarquer Chateaubriand.

Échappant à la flotte anglaise de l’amiral Nelson, il débarque d’abord à Malte qu’il prend facilement puis le 1er juillet il prend Alexandrie. Chateaubriand décrit la prise de la ville : « Il voit à la pointe du jour cette colonne de Pompée que j’apercevais du bord de mon vaisseau en m’éloignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisé d’un grand et triste nom, il s’élance ; il escalade les murailles derrières lesquelles se trouvait jadis le dépôt des remèdes de l’âme, et les aiguilles de Cléopâtre, maintenant couchées à terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcée ; nos troupes se ruent dans les deux havres et dans le phare. Égorgement effroyable ! »**

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La conquête en effet est brutale et sanglante. Il faut dire que les casse-cous de l’armée d’Italie, habitués aux splendeurs de la Lombardie et de la plaine du Pô, déchantent rapidement lorsqu’ils voient pour la première fois la ville d’Alexandre. Un jeune soldat Avrieury décrit ainsi la ville : « Tous ceux qui viennent de l’intérieur disent qu’Alexandrie est la plus belle ville : hélas ! que doit donc être le reste ? Figurez-vous un amas confus de maisons mal bâties, à un étage ; les belles avec terrasse, petite porte en bois, serrure idem ; point de fenêtres, mais un grillage en bois si rapproché qu’il est impossible de voir quelqu’un au travers. Rues étroites, hormis le quartier des Francs et le côté des grands. […]. J’ai de ce charmant pays jusque par-dessus la tête. Je m’enrage d’y être. La maudite Egypte ! Sable partout ! »

La suite fut encore plus terrible. Réduit à marcher dans le désert avec un équipement inadapté aux conditions désertiques, les soldats se demandent ce qu’ils font dans cet étrange pays loin de leur famille. Un maréchal des logis dit ainsi : « Dis à Ledoux qu’il n’ait jamais la faiblesse de s’embarquer dans ce maudit pays. » Le journaliste Tallien qui suit l’armée exprime également sa lassitude à sa femme : « Rien de plus triste que la vie que nous menons ici ! Nous manquons de tout. Depuis cinq jours je n’ai pas fermé l’œil ; je suis accouché sur le carreau ; les mouches, les punaises, les fourmis, les cousins, tous les insectes nous dévorent, et vingt fois chaque jour je regrette notre charmante chaumière. Je t’en prie, ma chère amie, ne t’en défais pas. »

Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, les soldats apprennent que Nelson a détruit la flotte française à Aboukir ce qui rend Bonaparte « prisonnier de sa propre conquête » ***. Ne pouvant plus revenir en France, l’armée d’Egypte est désormais condamnée à rester sur place.

Entre-temps, Bonaparte avait vaincu le 21 juillet les mamelouks au pied des pyramides. Après la bataille il dit à ces soldats : « Songez que du haut de ces monuments quarante siècles ont les yeux fixés sur vous. » Il rentre au Caire quelques jours après multipliant les signes d’amitié à l’encontre du peuple égyptien. Il dit aux autorités du Caire : « Peuples d’Egypte, je respecte plus que les mamelouks Dieu, son prophète et le Koran. Les Français sont amis des musulmans. Naguère ils ont marché sur Rome et renversé le trône du pape, qui aigrissait les chrétiens contre ceux qui professent l’Islam… Si l’Egypte est la ferme des mamelouks qu’ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. » Dans la pyramide de Khéops, Bonaparte s’entretient même avec les muftis et les imams. « Quelle scène mémorable, ironise Chateaubriand, si l’on pouvait y croire ! Bonaparte assis dans l’intérieur de la pyramide de Khéops sur le sarcophage d’un Pharaon dont la momie avait disparu, et causant avec les muftis et les imams ! »

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Pourtant, il ne faut pas être dupe. Pour Bonaparte, la religion n’est qu’un outil de contrôle de la société. Il disait lui-même « qu’une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. » Bonaparte ne croit pas en Dieu, il est en cela un parfait héritier des Lumières. Dans chaque pays qu’il conquiert, il fait l’éloge de la religion pour mieux l’utiliser. Il était lui-même appelé, comme le soulignait Chateaubriand, le protecteur de la Kaaba par le grand schérif de la Mecque et mon très cher fils par le pape.

D’ailleurs, les égyptiens ne se laissèrent par fourvoyer. Plusieurs révoltes ont eu lieu, toutes sévèrement réprimées. Bonaparte applique en fait la même fermeté que le jour où il a dû mitrailler l’insurrection de royalistes réfugiés dans l’Eglise Saint-Roch. Menacé au Caire, le général décide alors de marcher vers la Syrie.

 

La Campagne de Syrie

Bloqué sur terre du fait du blocus anglais, Bonaparte est contraint de se dégager un passage vers l’Europe. Il sait qu’il ne pourra jamais compter sur le directoire trop heureux de la situation. Les Balkans figurent alors comme la route la plus rapide bien qu’ils fassent traverser le désert syrien et les plateaux anatoliens. Une autre route peut se dégager au sud vers l’océan Indien où la flotte anglaise ne s’attendra pas à voir l’armée française se réembarquer vers l’Europe. Bonaparte décide de séparer son armée en deux, la première qu’il commande personnellement prendra la route des Balkans, la seconde dirigée par Desaix s’engouffrera en Haute-Egypte longeant le Nil.

Sur les deux fronts, les opérations se passent au début plutôt bien. Desaix prend facilement le contrôle de la Haute-Egypte tandis que Bonaparte prend Gaza le 25 février 1799. « Nous étions, écrit-il, aux colonnes placées sur les limites de l’Afrique et de l’Asie ; nous couchâmes le soir en Asie. » Jaffa est ensuite prise puis selon Adolphe Tiers : « Napoléon se décida à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie : il fit passer au fil de l’épée les prisonniers qui lui restaient ; l’armée consomma avec obéissance mais avec une espèce d’effroi, l’exécution qui lui était commandée. »

Bonaparte fit en effet exécuter les prisonniers mamelouks de Jaffa, 1200 selon Napoléon, 3000 selon d’autres sources. Chateaubriand en sera profondément choqué. Bonaparte le justifiait par un manque de nourriture et de ressources pour s’occuper des prisonniers. Quoiqu’il en soit, le général n’est pas un humaniste. S’il comprend très bien les hommes et sait leur parler, il a toujours critiqué « la fausse pitié chrétienne qui aplanit nos âmes » ****. Nietzsche disait à propos de Bonaparte qu’il était à la fois inhumain et surhumain. D’ailleurs, ce manque d’humanisme n’est-il pas le fait de tout conquérant, de Charlemagne massacrant les saxons à Mehmet II prenant Constantinople dans un bain de sang en passant par la barbarie de Gengis Khan ?

napoléon caire

 

Bonaparte n’est donc pas différent des autres conquérants. Comme eux, il est mû par une soif de victoire, critère primordial sur lequel repose toute sa légitimité. A Saint-Jean d’Acre, là même où Philippe Auguste avait vu ses rêves de croisades s’envoler, Bonaparte va voir cette victoire lui échapper. Abrités derrière leurs puissantes murailles et protégés par la marine anglaise, les turcs résistent au siège des français. « Les Turcs se défendent comme des chrétiens, notera le général Kleber, les français attaquent comme des turcs. » Le siège fut levé le 20 Mai 1799. Commença alors une retraite impitoyable dans le désert de Syrie dans lequel le manque d’eau et une épidémie de peste décimèrent les troupes.

Contraint de quitter Jaffa, Bonaparte se rendit dans un hôpital dans lequel se trouvait des soldats français touchés par la peste. Gros en fera plus tard un tableau célèbre, les Pestiférés de Jaffa, montrant le général en chef consoler les malades. Depuis, nous savons par Bourrienne, le secrétaire de Napoléon, que cette scène n’a jamais eu lieu. Qu’importe, Bonaparte avait compris avant tout le monde le rôle clé de la communication.

pestifférés jaffa

 

Rentré peu après au Caire, il apprend la formidable victoire des généraux Murat et Lannes à Aboukir le 25 juillet 1799 repoussant un débarquement des turcs. Craignant une nouvelle attaque, il rappelle Desaix de Haute-Egypte. Mais Bonaparte le sait, son rêve d’Orient s’est volatilisé. Il n’atteindra jamais « la sublime porte » et les Balkans. Pire, il sait que la flotte anglaise contrôle toute la Méditerranée ne laissant passer aucun navire français. Il sait également que le directoire à Paris fera tout pour qu’il ne rentre pas. Pour la première fois, Bonaparte se sent piégé, emprisonné dans un carcan vivant qu’est l’Egypte. Pour la première fois, il se retrouve au pied du mur et paraît impuissant. Après tant d’années à l’appuyer de sa main ferme, la providence semble l’abandonner et dans son palais du Caire, Bonaparte contemple les étoiles en se demandant s’il pourra un jour retrouver la terre de France.

 

*Lettre tirée du livre d’Emmanuel De Waresquiel, Talleyrand, Le prince immobile

**Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre dix-neuvième

***La citation est de Talleyrand

****La formule est de Stendhal

Le Roman de Napoléon (3/15) : La campagne d’Italie (1795-1797)

Le Roman de Napoléon (3/15) : La campagne d’Italie (1795-1797)

« Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. »  Stendhal, La Chartreuse de Parme (1841)

« Soldats ! vous avez remporté, en quinze jours, six victoires, prit vingt drapeaux, cinquante-sept pièces de canon, quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seules capables de souffrir ce que vous avez souffert ; grâce vous soit rendue, soldats ! »

Napoléon, proclamation après la bataille gagnée de Cherasco le 26 avril 1796

 

Joséphine

Nouveau commandant militaire de Paris, Bonaparte peut savourer. Lui, le descendant d’une famille corse dont les titres de noblesse sont pour le moins douteux, est dorénavant l’un des hommes les plus puissants de France. Mais pour Bonaparte, ce n’est pas assez, ce n’est même jamais assez tel un ogre jamais vraiment rassasié.

Or, la situation politique est propice pour assouvir ses ambitions. Thermidor a mis fin à la terreur et avec elle à des années de privation. La chape de plomb qui s’était abattue sur les français sous les coups de boutoir de « l’incorruptible » n’est plus qu’un mauvais souvenir. Les français respirent. Ils peuvent enfin jouir « du goût sublime de la liberté » (Tocqueville).

Même Bonaparte s’adapte à l’air du temps. Barras lui présente ainsi son ancienne maîtresse Joséphine de Beauharnais dans l’objectif non avoué de s’en débarrasser. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle plût tout de suite au jeune général. Cela tombe bien, Joséphine est en quête d’un mari, riche de préférence tant « la belle créole », comme on la surnommait du fait d’une enfance passée en Martinique, croulait sous les dettes.

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Elle était veuve depuis trois ans, la terreur ayant coupé la tête de son mari. Elle-même fut condamnée à mort, sa survie ne devant qu’à la chute du « citoyen » Robespierre.  Depuis, elle avait su se servir de son charme pour s’introduire dans les cercles de pouvoir. C’est dans ce type de salons réunissant le gratin de la capitale qu’elle rencontre pour la première fois Bonaparte. Elle n’en fut guère impressionnée. Certes, Bonaparte, en tant que commandant militaire de la capitale, est riche mais il est laid. La duchesse d’Abrantès* le décrivait d’ailleurs comme « osseux, jaune, maladif même » avec « deux oreilles de chien ».

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L’amour que porte Bonaparte à Joséphine est donc au départ purement unilatéral. Plus tard à Sainte-Hélène, Napoléon racontera avoir cru s’allier à une grande dame. Le 9 Mars 1796, Bonaparte épousa Joséphine de Beauharnais. Le surlendemain, Barras le nomme Commandant militaire de l’armée d’Italie. Ironiquement, cette affectation sera perçue à Paris comme « la dot de madame Beauharnais ».

Peu après, Bonaparte arrive à Nice. Il est consterné par l’état pitoyable de l’armée d’Italie. Manquant de chaussures, de pain, de discipline, les soldats en sont venus même à manger les chevaux. Mais Bonaparte ne se laisse pas abattre. Il sait que dans les plans de Carnot, ministre de la guerre, l’Italie est le parent pauvre des opérations, Jourdan dans le Main et Moreau le long du Danube ayant la priorité contre les autrichiens. Pourtant, la campagne d’Italie sera un triomphe comme la France n’en a rarement connu.

 

L’Italie

Épaulé par de formidables chefs militaires comme Augereau et Masséna, Bonaparte écrase les autrichiens à Montenotte le 20 mars 1796. Deux jours plus tard, à Millesimo, il sépare en deux les armées autrichiennes et piémontaises. Laissés seuls, les piémontais connaissent une série de défaites qui les poussent à signer la paix renonçant au comté de Nice et à la Savoie. Désormais libre d’écraser les autrichiens, Bonaparte franchit le Pô au pont de Lodi puis entre à Milan le 15 Mai. Écrivant à Carnot, il savoure sa victoire : « Nous avons enfin passé le Pô : la seconde campagne est commencée ; Beaulieu (commandant autrichien) est déconcerté ; il calcule assez mal, et donne constamment dans les pièges qu’on lui tend. Peut-être voudra-t-il donner une bataille car cet homme-là a l’audace de la fureur, et non celle du génie. Encore une victoire et nous sommes maîtres de l’Italie. »

la campagne d'Italie

 

En envahissant l’Italie, les armées françaises exportent les idées révolutionnaires. Les nobles sont ainsi déchus de leur position tandis que l’idéal d’égalité se répand comme une traînée de poudre. Bonaparte lui-même s’appuie sur cette propagande révolutionnaire faisant passer le message suivant : « Peuples d’Italie ! l’armée française vient rompre vos chaînes ; le peuple français est l’ami de tous les peuples. Nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent. »

Le 1er juin 1796, les autrichiens sont définitivement expulsés d’Italie. Bonaparte triomphe. Il met la main sur les trésors de l’Italie qu’il transfert en France. Des tableaux de Michel-Ange aux manuscrits précieux en passant par des diamants d’une valeur inestimable, le butin est si important qu’il faut jeter une partie faute de transport suffisant. L’Italie est littéralement pillée au nom des droits de l’homme tandis que Bonaparte se comporte en véritable prince régent de la péninsule.

En France, les nouvelles des victoires d’Italie font connaître Napoléon dans tout le pays. Il est l’homme qui a réussi là où ont échoué Louis XII, François I et Louis XIV. Dans tous les villages de France, on ne parle plus que de ce général Bonaparte qui se couvre de gloire apportant à la France un prestige militaire qu’on croyait disparu depuis la guerre de sept ans.

En Août, une nouvelle armée autrichienne fait face aux forces napoléoniennes. Elle est écrasée à Castiglione le 5 Août puis à Bassano le 8 septembre. Les autrichiens se réfugient alors dans la place forte de Mantoue. « L’aigle ne marche pas, il vole, chargé de banderoles de victoires suspendues à son cou et à ses ailes » écrit Chateaubriand. Le 17 Novembre, les français sont bloqués devant le pont d’Arcole. Bonaparte lui-même mène l’assaut sur le pont. « C’était un chant de l’Iliade ! » dira plus tard Napoléon.

Son aide de camp Sulkowski décrit la scène : « En attendant, le général en chef, instruit de l’état des affaires, s’était déjà avancé lui-même à moitié chemin : on lui apprend les pertes irréparables qu’on vient de faire, l’obstination de l’ennemi, le découragement de nos soldats. Le combat était engagé, il fallait vaincre ou périr, et il prend un parti digne de sa gloire. Nous le voyons tout à coup paraître sur la digue, entouré de son état-major et suivi de ses guides, il descend de cheval, tire son sabre, prend un drapeau et s’élance sur le pont au milieu d’une pluie de feu. »

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Bonaparte ne verra pas la suite, il tombe dans la rivière où il faillit se noyer comme l’empereur Frédéric Barberousse au fond du Saleph. Lorsqu’il reprit ses esprits, le pont était français.

Après avoir passé le pont, les français battent les autrichiens à Rivoli le 15 janvier 1797 puis prennent Mantoue le 2 février. Plus aucune armée autrichienne ne sépare dès lors Bonaparte de Vienne. Paniqués, les autrichiens obtiennent l’armistice le 18 Avril 1797 alors que Bonaparte est à moins de 30 kilomètres de Vienne. Les autrichiens négocient alors directement avec lui le traité de Campoformio signé le 17 octobre qui donne à la France la rive gauche du Rhin et permet la création d’une république cisalpine entièrement dominée par l’influence française.

Bonaparte a réussi son pari. Le traité de Campoformio met fin à la guerre sur le continent, seule l’Angleterre continuant le conflit en conservant sa maîtrise des mers. La France entière fait grâce à Bonaparte d’avoir ramené la paix et pas n’importe quelle paix, une paix dans l’honneur et la gloire. Bonaparte fera de lui-même le résumé de ses conquêtes : « 150 000 prisonniers, 17 000 chevaux, 550 pièces de siège, 600 pièces de campagne, 5 équipages de pont, 9 vaisseaux de 54 canons, 12 frégates de trente-deux, 12 corvettes, 18 galères, armistice avec le roi de Sardaigne, convention avec Gênes, armistice avec le duc de Parme, avec le duc de Modène, avec le roi de Naples, avec le pape, préliminaires de Léoben, convention de Montebello avec la République de Gênes, traité de paix avec l’empereur à Campo-Formio , donné la liberté aux peuples de Bologne, Ferrare, Modène, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crème, d’une partie du Véronais, de Chiavenna, Bormio, et de la Valteline, au peuple de Gênes, aux fiefs impériaux, au peuple des départements de Corcyre, de la mer Egée et d’Ithaque. »

campagne Italie 2

 

La liste est tellement longue qu’on pourrait s’y perdre. Pourtant, ces exploits ne plaisent pas au directoire à Paris. Non seulement Bonaparte n’a pas respecté les ordres de Carnot voulant marcher sur Vienne mais il a en plus négocié directement avec l’empereur d’Autriche sans même passer par le ministre des affaires étrangères et les grands directeurs. Bonaparte s’est comporté comme un roi se faisant l’interlocuteur d’un empereur. Ce fut incontestablement l’un des aspects les plus extraordinaire de la Révolution française que de voir un empereur des Habsbourg mendier une paix à un ancien sous-lieutenant d’artillerie ! Et tandis que tous les esprits se tournaient en France vers ce jeune général, le directoire se demandait bien comment se débarrasser de cet encombrant ambitieux à qui la providence semblait donner le pouvoir de renverser des montagnes.

 

*Toutes les citations de l’article sont issues des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand