L’Europe: une désillusion française

L’Europe: une désillusion française

Ca y est, c’est fait, les Britanniques quittent l’Union européenne. Après plus de 40 ans de relations tumultueuses entre l’île et le continent, le camp du « leave » remporte le referendum avec près de 52% des voix. Les britanniques ont notifié à l’Europe entière leur refus d’une Europe supranationale, illusion qui n’est plus partagée que par une poignée d’individus très minoritaires et peu représentatifs. Vouloir dépasser ces ensembles millénaires que sont les nations est une aberration historique dont nous payons le prix. En France, le coup est rude. Le Figaro parle du Brexit comme d’un « séisme » tandis que Les dernières nouvelles d’Alsace qualifient le scrutin de « gifle magistrale ». Chacun appelle à une refondation de l’Europe dont personne n’est en mesure d’en définir précisément les contours. La situation est d’ailleurs similaire aux réactions d’après le referendum sur le traité constitutionnel en 2005 rejeté à 54%. Encore aujourd’hui, un sondage montrait que plus de 60% des français n’étaient pas satisfaits de l’Union européenne. Les français, il ne faut pas se le cacher, sont de plus en plus déçues de cette Europe. Ils sentent bien que l’Europe leur échappe, qu’elle se construit sans eux et que la France s’est faîte marginaliser par la puissante Allemagne. Cette déception est d’autant plus grande que les promesses étaient mirifiques. Les français ont le sentiment d’être dupes sur l’Europe. C’est l’histoire d’une grande désillusion.

Comment expliquer la désillusion française vis-à-vis de l’Europe ?

Le premier élément qu’il faut souligner c’est que les français et leurs élites ont énormément investi économiquement et politiquement sur l’Europe. Cependant, et ce fera l’objet de mes deuxièmes et troisièmes parties, le résultat final n’est pas à la hauteur des espérances suscitées entrainant une double désillusion économique et politico-stratégique.

L’Europe : une France en plus grand

La France a investi massivement dans l’Union européenne depuis sa fondation. Les élites ont vu dans l’Europe le moyen de conserver un certain rang prenant acte que la France est un cadre trop petit pour peser sur la marche du monde. Il nous faut comprendre cet investissement français vis-à-vis de l’Europe.

Les français font partie, tout d’abord, des concepteurs de l’Union européenne. Parmi les « pères fondateurs » (expression curieuse qui renvoie à une analogie avec la construction des Etats-Unis), deux d’entre eux, Robert Schuman et Jean Monnet, étaient français. Après les deux guerres mondiales qui ont détruit l’Europe et surtout la France, il était clairement légitime de chercher une coopération économique avec l’Allemagne. Après tout comme disait Montesquieu « le commerce adoucit les mœurs ». Pour les français, cette coopération économique est la condition de la paix. C’est pourquoi, aujourd’hui, les élites insistent tant sur cette notion de « paix grâce à l’Europe ». Pourtant, en réalité, c’est davantage l’imperium américain sur l’Europe occidentale par le biais de l’OTAN qui est à l’origine de la paix. L’Europe est fille de la paix et non l’inverse. D’ailleurs, De Gaulle avait très bien compris cet état de fait, lui qui voulait faire de l’Europe une zone de puissance capable de s’opposer au leadership américain. Raymond Aron résumait la position gaulliste : « Si l’idée européenne est en train de mourir, en dépit du Marché commun, c’est parce que l’Europe doit être selon les uns atlantique et que, selon le général de Gaulle, elle ne peut être européenne qu’à la condition de ne pas être atlantique ». Pour les élites gaullistes, l’Europe devait être le vecteur de la puissance perdue suite à l’effondrement de juin 1940 et après la disparition de l’empire colonial (*).

Le véritable tournant de la construction européenne fut la période mitterrandienne (1981-1995). C’est, en effet, sous les mandats de Mitterrand que se déroule l’essentiel des traités qui régissent encore l’Union européenne. C’est au nom de l’Europe que les socialistes ont accepté le tournant de la rigueur en 1983 qui met fin au « programme commun » de gauche. En réalité, Mitterrand découvre l’Europe à point nommé comme substitut au grand programme socialiste auquel il est obligé de renoncer. miterrandComme le dit judicieusement Marcel Gauchet : « il y a le mensonge mitterrandien sur l’Europe, un mensonge compensateur et consolateur : l’Europe va réaliser en grand ce que la France n’est plus capable d’atteindre par ses propres moyens ». La conviction à l’époque était que l’Europe s’acheminait naturellement vers un Etat-Nation européen auquel la gestion économique serait laissée à l’Allemagne et dans lequel la France aurait la direction politique. De même, l’Euro est une construction française. Elle a été voulue par Mitterrand pour arrimer l’Allemagne réunifiée à l’Ouest, elle qui menaçait de se tourner vers l’Europe centrale. Le vice principal de la construction européenne se situe sans nul doute lors des débats sur le Traité de Maastricht (1992) qui institue l’Euro. Les élites françaises étaient tellement convaincues de pouvoir contrôler l’Europe qu’elles ont fait des promesses mirifiques et démagogiques. Marcel Gauchet le résumait ainsi « l’Europe était l’esprit sain qui s’apprêtait à descendre sur nous tous ». Il n’y a qu’à voir les arguments des pro-Maastricht pour se rendre compte du formidable enthousiasme suscité par l’Europe. Martine Aubry disait ainsi « L’Europe, ce sera plus d’emplois, plus de protection sociale et moins d’exclusion. » L’ancien premier ministre Michel Rocard ajoutait « Maastricht constitue les trois clefs de l’avenir : la monnaie unique, ce sera moins de chômeurs et plus de prospérité ; la politique étrangère commune, ce sera moins d’impuissance et plus de sécurité ; et la citoyenneté, ce sera moins de bureaucratie et plus de démocratie ». Les français ont donc cru qu’ils pouvaient faire l’Europe à l’image de la France et même en beaucoup mieux. A aucun moment ils n’ont envisagé le fait que l’Europe n’est pas et ne sera jamais une France en plus grand. Plus dure sera la chute (**).

La désillusion économique

Un des arguments les plus utilisés par les européistes est d’ordre économique. Il repose sur l’idée que le grand marché européen amènerait la prospérité, l’emploi et voir même protègerait les français de la mondialisation. En réalité, il en a été tout autrement.

Le premier point qu’il faut souligner est l’aveuglement extraordinaire devant les conséquences de l’Euro. En effet, pour que les allemands renoncent au Mark il était nécessaire de créer une forme d’euromark fort contrôlé par une banque centrale indépendante dont le seul mandat est la lutte contre l’inflation, c’est-à-dire la préférence pour la stabilité monétaire au détriment du chômage. Cet Euro fort s’est révélé être un carcan insupportable pour l’économie française. Surévalué pour l’industrie française, l’euro est sous-évalué pour l’économie allemande. Loin de conduire à l’homogénéité économique, l’euro a accru l’hétérogénéité des économies de la zone euro. L’euro est trop fort pour les économies du sud de l’Europe et est trop faible pour les pays du Nord. Du fait que l’industrie française dépend énormément de sa compétitivité-prix, l’euro a contribué au déclin industriel français et à son déficit extérieur chronique.deficit français

Le second point auquel il faut mentionner est l’élargissement de l’Europe vers l’Est en 2004. Il convient de le dire, la France est la grande perdante de l’élargissement. L’ouverture vers l’est a, en effet, permis à l’Allemagne d’améliorer sa compétitivité en faisant de l’Europe de l’Est un véritable hinterland pour son industrie. De plus, l’élargissement a rendu l’Allemagne indispensable comme pont entre l’Europe de l’Est et l’Ouest. La France se retrouve donc marginalisée dans une Europe où le centre n’est plus Paris mais Berlin.

Le dernier point à mentionner concerne « l’Europe sociale ». Lors de la campagne pour le traité de Maastricht, les partisans du oui mettait en avant « l’Europe sociale » comme un des bienfaits futurs de l’Union européenne. Il est vrai que la divergence des économies européennes nécessite des mécanismes redistributifs pour corriger les inégalités. Or, le budget européen est à la baisse depuis 15 ans. Un budget européen nécessite au préalable une forme de solidarité entre les peuples. Nous l’avons vu durant la crise grecque, il n’y a pas de peuple européen. Dès lors, le budget européen ne peut être que le jouet des égoïsmes nationaux.  De même, « l’Europe sociale » devait ouvrir la voie à une harmonisation des normes sociales et fiscales. Or, il est difficile de trouver un consensus entre 19 pays (zone euro) ou 28 pays (Union européenne) avec des cultures et des intérêts tous très différents. La France, par exemple, est très attachée à son modèle d’Etat-providence qui nécessite une protection sociale assez forte et exige une fiscalité élevée. Ce n’est absolument pas le cas d’autres pays comme la Hollande, l’Espagne ou l’Italie.

La France est donc une des grandes perdantes du système économique européen. Le paradoxe c’est que l’Europe économique actuelle est largement une création française. Le plus surprenant, c’est l’extraordinaire illusion des élites françaises dans les années 80 sur leur capacité à imposer une politique sociale européenne au moment même où le libéralisme triomphe idéologiquement dans toute l’Europe.

Une désillusion politique et stratégique

Les promesses économiques n’ont donc pas été tenues. En termes de politique et de stratégie, l’Europe est également aux abonnées absentes. La France, qui depuis De Gaulle, a investi dans l’Europe pour en faire un « multiplicateur de puissance », selon l’expression de Pierre Verluise, est prise au dépourvu devant l’absence d’une véritable communauté politique et stratégique.

L’Europe, tout d’abord, n’est absolument pas une communauté politique. Comme disait marcel Gauchet « L’Europe ne répond pas à ce qui peut justifier une communauté de nations aux yeux de leurs membres, à savoir leur donner le sentiment qu’ils disposent d’un instrument pour comprendre le monde et peser sur son cours ». Au contraire, l’Europe n’est plus régie que par l’économie et le droit. Le rêve fédéraliste des « Etats-Unis d’Europe » est une chimère entretenue par des eurocrates, majoritairement français, faisant fi des réalités nationales et historiques. raymond aronRaymond Aron l’affirmait explicitement « Ce n’est pas en fusionnant les souverainetés au bénéfice de technocrates, en prétendant ignorer la réalité séculaire des nations que l’on construira l’Europe. […] Les institutions aideront à faire naître les sentiments communs, elles ne sauraient les remplacer ». Il ajoutait « Les fédérations, dans l’histoire, ont été forgées par la contrainte du vainqueur ou bien elles sont nées du consentement des peuples. Que l’on mette ce consentement à l’épreuve. Les constitutions n’ont jamais suffi à créer les sentiments » (***). Le problème du fédéralisme c’est qu’il ne peut qu’être imposé par une institution supranationale à des peuples encore et toujours attachés aux Etat-Nations. Le Royaume-Uni, la Pologne ou la Hollande sont les exemples frappants de cet attachement. Pourtant, les élites françaises sont celles, à la suite de Jacques Delors et Michel Rocard, qui sont les plus fédéralistes en Europe. Cette vision fédéraliste est prise à contrepied par la réalité effective du rapport de force entre les nations. Rien n’est plus frappant à cet égard que le mode de désignation des commissaires européens. Ce dernier est le fruit d’une tractation de la part des Etats qui désignent un commissaire à un poste plus ou moins important selon les rapports de force nationaux. Il n’existe donc aucun intérêt général européen. A ce jeu-là, la France est la grande perdante surtout vis-à-vis de l’Allemagne. Comme le disait le diplomate Gabriel Robin : « Lentement mais sûrement [l’Allemagne] est parvenue à ses fins. Elle voulait une Europe élargie et libérale, elle l’a obtenue. À chaque étape, elle a su faire coïncider les progrès de l’Europe avec ceux de son émancipation nationale et de son retour sur la scène internationale. Elle n’a jamais rien sacrifié que de façon provisoire et révocable. L’Europe s’est toujours arrêtée au seuil du sanctuaire où elle préservait son intégration atlantique, son Ost-Politik et sa Deutsche-Politik. La France attendait de l’Europe une protection ; elle y a renoncé. L’Allemagne en subissait les contraintes ; elle s’en est libérée. L’une a mieux fait ses affaires que l’autre. Il n’y a pas lieu de lui en vouloir mais il ne sert à rien de l’ignorer. » Les Français sont donc coincés entre une réalité nationale et une utopie fédéraliste ce qui fait d’eux les grand perdants de l’Europe post-Maastricht.

De plus, l’Europe est la première institution non stratégique de l’histoire. Il s’agit bel et bien d’une immense déception pour les français. Ces derniers, depuis De Gaulle, voit en l’Europe un « multiplicateur de puissance » et un moyen de contester les velléités hégémoniques américaines. Dans la perspective française, l’Europe doit avoir sa propre politique extérieure indépendante des Etats-Unis. Les français sont par exemple les plus fermes partisans d’une « Europe de la défense ». Or, cette dernière est restée lettre morte. D’une part, l’Allemagne et les pays d’Europe du Nord préfèrent déléguer la défense de l’Europe aux américains. D’autre part, l’élargissement vers l’Est a fait entrer des pays tels la Pologne ou la Lituanie qui font de l’OTAN l’axe majeur de leur défense face au monde russe. En somme, pour tous les pays européen sauf la France, la défense européenne c’est l’OTAN. Il s’agit d’un affront majeur pour les élites françaises. L’exemple le plus frappant de l’incapacité européenne à élaborer une politique extérieure a été sans nul doute la crise yougoslave des années 90. yougoslavieL’Allemagne a ainsi soutenu l’indépendance croate alors même que la France soutenait son allié historique serbe. Finalement, il a fallu l’ingérence américaine pour mettre fin au conflit. Que l’Europe soit incapable de régler un conflit à 2 heures et demi de vol de Paris est le symptôme même d’un déficit stratégique. Pour remédier à cela, le traité de Lisbonne (2007) prévoyait un représentant de la politique extérieure de l’UE. Or, que ce soit avec C.Ashton puis F.Mogherini, la structure est une coquille vide, n’ayant strictement aucun pouvoir, la diplomatie restant aux mains des Etats comme l’a montré l’absence visible de Mme Mogherini lors de la crise Ukrainienne. Par conséquent, l’Europe n’est absolument pas devenue le « multiplicateur de puissance » attendu par les élites françaises. Elle a été au contraire totalement vassalisée par les Etats-Unis. D’ailleurs, le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en 2008 a été le symbole même de l’échec français d’une « Europe puissance ».

 

Les français ont donc investi massivement dans l’Europe vue comme une France en plus grand. Or, loin des promesses chimériques de Maastricht, la France est la grande perdante du système européen actuel. Non seulement, l’Union Européenne d’inspiration libérale et marchande est en profonde contradiction avec le modèle économique français mais l’union politique et stratégique espérée comme un multiplicateur de puissance est également au point mort. C’est ce hiatus entre les promesses que portent l’Europe et la réalité effective de cette dernière qui explique l’immense déception éprouvée par les français à l’égard de l’Europe. Or, tout débat raisonné sur l’Europe est presque impossible. Marcel Gauchet le soulignait « Le discours sur l’Europe est toujours incantatoire ; il ne porte pas sur la réalité, on ne nous explique jamais le modus opérandi, c’est un objet politique très curieux qui polarise la volonté du bien. » On ne peut parler de l’Europe que sous l’angle des objectifs que nous lui assignons et ce au détriment de la réalité effective. C’est pourquoi, d’ailleurs, un « frexit » me paraît exclu. « Les français préfèrent les idées au fait » disait Tocqueville. C’est le grand paradoxe français. Ils sont trop attachés à l’idée européenne pour la quitter mais c’est cet attachement qui engendre de la déception dès lors que la réalité contredit la théorie. Et plus ils sont déçus de l’Europe, plus ils se raccrochent à l’idée européenne appelant à la création d’un hypothétique Etat-Nation européen. Ce rêve fédéraliste aveugle les français devant le fait que l’Europe reste encore régie selon des rapports de forces entre les nations. Il est par conséquent urgent de revenir à la réalité d’une Europe des nations, c’est-à dire un espace de coopération entre des nations souveraines. Les britanniques l’avaient bien compris, dommage qu’ils ne soient plus là pour nous le rappeler.

 

Pour en savoir plus :

*http://www.diploweb.com/France-UE-le-malaise-pourquoi.html

**Marcel Gauchet : Comprendre le malheur français

***https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2009-4-page-37.htm

Débat France culture sur l’identité européenne : http://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-des-matins-2eme-partie/europe-le-retour-du-peuple-ou-du-populisme-deuxieme-partie

 

 

Le malaise (très) inquiétant de l’armée française

Le malaise (très) inquiétant de l’armée française

Lorsque vous venez sur Paris, il n’est pas rare de tomber sur des patrouilles de soldats en arme, Famas à la main, scrutant le moindre signe d’une prochaine « tuerie de masse ». Que ce soit à gare du Nord, gare de Lyon ou encore au Boulevard Haussman, les parisiens passent chaque jour devant ce type d’unité mobile composée de 2 à 3 soldats armés. Pourtant, les parisiens ne se rendent pas compte du malaise profond qui touche l’armée française qui en a « jusqu’à l’os » selon l’expression du chef d’état-major des armées, le général De Villiers. Un général à la retraite, Vincent Desportes, nous dresse un constat accablant de l’armée française dans son dernier livre La dernière bataille de France. Que des officiers supérieurs, peu enclins d’habitude aux sorties médiatiques, prennent la parole et la plume pour nous alerter sur l’érosion de notre capacité militaire devrait nous inquiéter au plus haut point.

Comment expliquer l’érosion de notre armée ? Pourquoi s’en inquiéter ?

L’érosion de notre dispositif militaire fera l’objet de la première partie de cet article. J’analyserai ensuite les trois illusions modernes conduisant au désarmement de la France. Enfin, je montrerai que cet affaiblissement militaire conduit au déclin géostratégique de la nation.

La lente érosion de l’armée française

Dans son ouvrage La dernière bataille de France, le général Desportes nous livre une analyse troublante de l’affaiblissement considérable de l’armée française depuis 30 ans. On peut résumer la situation de notre armée par cet adage : toujours plus de guerre, toujours moins de moyen.

Depuis 30 ans, en effet, les coupes budgétaires ont dégradé fortement nos capacités militaires. Les deux dernières lois de programmation militaire ont été plutôt des lois de déprogrammation militaire. Le poids du budget de la défense dans le PIB est ainsi passé de 3% en 1982 à 1,7% en 2011, soit en dessous des 2% imposés dans les traités de l’OTAN. La LPM (loi de programmation militaire) 2014-2019 prévoit de faire baisser la part à 1,44%. Si on prend en compte le fait que le PIB a augmenté sur la même période de 77%, on s’aperçoit que le budget de la défense a été la variable d’ajustement du déficit de l’Etat. La défense est donc devenue le cinquième poste de dépense budgétaire derrière l’Education nationale, le service de la dette ou encore la subvention aux associations. Il est vrai que la « grande muette », privée de tout mouvement syndical et rentrée dans le rang depuis le putsch avorté de 1961, peut se faire imposer des coupes budgétaires avec un coût politique nettement bien moindre que dans les autres corporations de fonctionnaires. Ceci se retrouve dans les effectifs. Les militaires assument 60% des baisses d’effectif du secteur public. De 350000 hommes en 1984 à moins de 150000 aujourd’hui, la LPM prévoyait la suppression de 80000 postes d’ici 2019. Les attentats du 13 Novembre ont poussé le chef de l’Etat à limiter la suppression à 63000 postes. Choix salutaire mais clairement insuffisant pour mettre fin à la descente aux enfers de l’armée française. Les gouvernements ont donc clairement choisi les dépenses sociales au détriment des dépenses militaires. Comme le résume le général Desportes : « l’Etat-providence a cannibalisé l’Etat régalien ».

L’immense paradoxe de la situation militaire c’est que jamais depuis la guerre d’Algérie, les armées françaises n’ont été aussi engagées sur les théâtres extérieurs. L’armée française est ainsi présente au Sahel, via l’opération Barkhane, en Centrafrique par l’opération Sangaris et sur le théâtre irako-syrien via l’opération Chammal. militairesOn pourrait rajouter que l’armée est déployée sur notre propre sol national par le biais des 10000 hommes utilisés dans le cadre de l’opération sentinelle destinée à lutter contre la menace terroriste. Toutes ces opérations extérieures (OPEX) et intérieures conjuguées aux coupes budgétaires entraînent une dégradation continue des capacités militaires. Les soldats s’entraînent de moins en moins ce qui les met clairement en danger. La France est en-dessous de 15 à 20% des normes de l’Otan en matière d’entraînement. L’arbitrage budgétaire s’est également réalisé au détriment des investissements militaires. Les ravitailleurs C135 n’ont ainsi pas été renouvelés depuis un demi-siècle. Les blindés déployés au Sahel sont arrivés à obsolescence dès la première guerre du Golfe en 1991. Les premiers soldats arrivés au Mali manquaient d’eau, de tentes climatisées et de chaussures. Par conséquent, faire toujours plus de guerre avec de moins en moins de moyen non seulement affaibli nos capacités militaires mais met également en danger nos soldats.

Aux sources du déclin militaire français : les 3 illusions de l’homme moderne

On assiste à une érosion lente mais implacable de l’armée française. Et alors ? Diront certains. Après tout, le pays est en paix, la perspective de la guerre s’est éloignée et n’est plus à l’ordre du jour. Ce pacifisme me parait en complet décalage avec la marche du monde. J’y vois 3 illusions majeures : la mondialisation comme facteur de paix, la construction européenne et l’illusion du « parapluie » américain.

Moins d’un an après la chute de l’Union Soviétique, Francis Fukuyama a publié un essai retentissant intitulé La fin de l’Histoire et le dernier homme. Selon le philosophe américain, l’effondrement du mur de Berlin en 1989 ouvre la voie à l’expansion irréversible de la démocratie libérale dans le monde. Libéré de ses passions nationalistes, mue exclusivement par ses propres intérêts matériels, l’homme moderne serait dorénavant disposé à éviter tout conflit. Avec la globalisation, nous serions rentrés dans l’âge du commerce qui selon Benjamin Constant doit naturellement succéder à l’âge de la guerre. Or, la mondialisation n’est pas un facteur de paix. Une étude du CNRS montrait que les années 90 furent les années à la fois les plus conflictuelles et celles dont les échanges mondiaux ont le plus augmenté. Raymond Aron disait « Ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au XXème siècle ». On peut rajouter au XXIème siècle. Le fait est que loin d’être un monde en paix, les conflits se multiplient. Il ne faut pas oublier que la première guerre mondiale s’inscrit à la suite de la première mondialisation, celle de la « belle époque ». De nos jours, l’illusion d’une humanité enfin réconciliée, d’une « fin de l’histoire », s’est donc fracassée devant la réalité ukrainienne, syrienne et devant la montée des tensions en mer de Chine. Première illusion.

L’Europe, de plus, conduit à faire sortir la guerre des champs de réflexion des élites françaises. Or, l’Union Européenne s’apparente à l’Empire romain connaissant une paix intérieure, la « pax romana », mais est entourée de menaces extérieures à ces limes, ses frontières. L’Europe voit ainsi ses frontières orientales confrontées à l’escalade militaire entre l’OTAN et la Russie qui menace à tout moment de dégénérer en conflit armé. De même, au sud, le monde arabo-islamique est en proie à une profonde remise en question politique et religieuse qui menace de s’exporter en Europe par le biais des communautés musulmanes déjà présentes et par les flux de réfugiés incontrôlés. On le voit bien, l’Europe est certes en paix mais cette paix est plus que précaire et fragile. Or, les pays européens se désarment en croyant à tort que l’idée de la guerre est morte. Le général Desportes résume : « L’ADN de l’Europe, la paix, s’avère être un génotype mortifère parce qu’il l’a enfermée dans une bulle de déni, une fallacieuse bulle de sécurité artificielle déconnectée de la réalité. » Deuxième illusion.

L’OTAN, enfin, se détourne du continent européen. Les pays européens baissent leur budget militaire en pensant qu’ils sont protégés par le « parapluie américain ». On entend souvent à Bruxelles, à Varsovie, à Berlin, « La défense collective de l’Europe, c’est l’OTAN ». Or, l’OTAN ce sont les Etats-Unis qui y assurent 75% du budget et la quasi-totalité des effectifs. Les américains se tournent de plus en plus vers le Pacifique et vers l’Asie. En effet, d’une part l’Asie est le continent qui connaît le plus grand dynamisme économique. D’autre part, les Etats-Unis connaissent une évolution démographique majeure que l’on pourrait résumer ainsi : de moins en moins européens, de plus en plus hispaniques et asiatiques. Les américains se désintéressent par conséquent de plus en plus du continent européen comme en témoigne la stratégie du « pivot » vers l’Asie de l’administration Obama. Que ce soit avec Donald Trump, dont la campagne semble marquer par l’isolationnisme, et Hilary Clinton, qui est l’instigatrice du « pivot », on peut raisonnablement penser que le nouveau président continuera la même politique. Un fait donc s’impose : le soldat Ryan ne sauvera plus l’Europe. Troisième illusion.

Ces 3 illusions ont fait sortir la guerre de la conscience européenne alors même que les conflits se multiplient dans le monde.

conflit dans le monde

De la nécessité de la puissance militaire

L’érosion continue et programmée de nos forces militaires non seulement contribue au déclassement stratégique de la France en tant que grande puissance mais affaiblie également nos propres capacités défensives. Dans son livre, le général Desportes est d’ailleurs sans ambiguïté : « Mesdames,Messieurs les français, vous n’êtes plus défendu ! ».

La question de la puissance est, à mon point de vue, centrale dans la politique extérieure de la France. Depuis la révolution de 1789, la France voit son modèle politique comme une singularité bonne, susceptible d’être désirée et être exportée dans le monde entier. Les français se sont toujours investis d’une certaine responsabilité mondiale. Ce sont les diplomates français qui sont à l’origine de la notion de « responsabilité de protéger » que l’ONU a adopté en 2005. La France fournit d’ailleurs l’un des plus gros contingents des casques bleus présents dans les zones chaudes du globe. Or, pour faire respecter les lois internationales, il est souvent nécessaire de s’appuyer sur une véritable force militaire. « Les lois internationales ne vaudraient rien sans troupes » nous disait déjà De Gaulle. La force militaire, même si elle insuffisante pour résoudre les conflits actuels comme l’ont montré les dernières interventions occidentales en Afghanistan et en Irak, reste une condition nécessaire pour peser sur la diplomatie mondiale. Clausewitz disait que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », on pourrait dire que la guerre est en fait le complément indispensable de la diplomatie. Une diplomatie sans armée, c’est comme « la musique sans instrument » selon Bismarck. Les pays aspirant à devenir des grandes puissances comme le Brésil, l’Inde ou encore la Chine ne s’y trompent d’ailleurs pas, eux qui augmentent très fortement leur budget militaire. Par conséquent, en affaiblissant notre potentiel militaire, nous nous exposons à une marginalisation de notre rôle international et sans aucun doute à la remise en question de notre statut de membre du conseil de sécurité de l’ONU arraché de haute lutte par le général De Gaulles pendant la guerre.

Nos capacités défensives sont également mises à mal par les politiques menées depuis 30 ans. Or, la défense nationale est la première tâche de l’armée. Cela peut paraître étrange dans une période de paix continue depuis plus d’un demi-siècle. Il ne faut néanmoins pas sous-estimer la capacité de nuisance du terrorisme islamiste et l’extraordinaire imprévisibilité du contexte mondial. Le cas le plus préoccupant est sans conteste la zone sahélo-saharienne allant de l’Algérie au Nigeria. L’armée française est déjà présente dans la région via l’opération Barkhane qui mobilise près de 6000 militaires. L’intervention au Mali en 2013 visait explicitement à empêcher la formation d’un territoire contrôlé entièrement par des groupes terroristes pouvant dès lors utiliser cette vaste zone comme base d’entrainement en vue du djihad global.  La grande crainte des stratèges français est la création d’une forme d’Afghanistan ou de Syrie en plein Afrique, continent qui connait une croissance démographique considérable. Serge Michailof, dans son dernier ouvrage, parle du Sahel comme d’un Africanistan susceptible de déstabiliser profondément la politique française, d’une part en étant la rampe de lancement de combattants djihadistes comme fut la Syrie et l’Irak pour Daesch et d’autre part du fait du nombre considérable de réfugiés et de migrants venus de cette zone. Dans ces deux cas, l’armée jouera un rôle décisif pour maintenir l’ordre. La politique actuelle en matière de défense est donc extrêmement dangereuse quand on sait, en plus, que la baisse des effectifs militaires conduit à la disparition d’un savoir-faire dont il faut des années à acquérir. Or, les problèmes de gestion des flux migratoires et de terrorisme sont des problèmes qui se posent déjà à la France et qui sont amenés à s’amplifier dans les années à venir. Se priver d’un outil permettant de s’attaquer à ces questions relève d’une inconséquence coupable.

sahel

Par conséquent, loin de pouvoir bénéficier des « dividendes de la paix » suites à la chute du Mur de Berlin, le monde connaît une instabilité croissante. On assiste à la « fin de la fin de l’histoire » selon l’expression d’Alain Finkielkraut. C’est dans ce contexte que les gouvernements français successifs depuis 30 ans, à contre-courant du contexte géopolitique, ont raboté le budget militaire en croyant à tort au bouclier européen et américain. Le paradoxe, c’est qu’au moment même où les effectifs militaires s’effondrent la France s’accroche à son rôle international intervenant à tous bout de champ pour des raisons humanitaires, en Centrafrique, et sécuritaires, au Mali. C’est d’ailleurs dans cette région sahélienne que se trouve l’un des plus grands dangers pour la sécurité de la France. La transformation de cette zone, grande comme trois fois la France, en un paradis djihadiste ne manquera d’entraîner des vagues d’attentats en France, sans compter un nombre considérable de réfugiés. L’armée sera dès lors en première ligne, et espérons qu’elle ne soit pas trop affaiblie pour y faire face.

 

Pour en savoir plus :

La dernière bataille de France du général Vincent Desportes

Africanistan de Serge Michailof

La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama

Peut-on se priver de la nation?

Peut-on se priver de la nation?

Après les attentats du 13 Novembre 2015 qui ont choqué la France entière, la nation est revenue dans le débat public. Longtemps délaissée au profit du Front National, cette dernière est apparue comme le lieu symbolique dans lequel se rassemble spontanément le peuple français. Frappés en plein cœur, les français ont redécouvert la nation. Le retour en grâce du drapeau français et la déchéance de nationalité furent les signes tangibles du retour du fait national. Mais, la question qu’il faut se poser est : pourquoi la nation ? Après tout, la nation a été déclaré morte et enterrée depuis 30 ans. L’Europe devenait l’horizon indépassable reléguant la nation au rang de vieillerie désuète. Mais alors, pourquoi les français se sont tournés vers la nation et non sur l’Europe pour se rassembler ? Pourquoi est-ce le drapeau français et non pas le drapeau européen qui fut brandi ? C’est qu’en réalité, en dépit d’une volonté de la dépasser, la nation a été et reste indispensable encore aujourd’hui comme forme d’organisation politique.

En quoi la nation est-elle si indispensable politiquement ?

Pour répondre à cette question, je débuterai par définir le sens du mot nation. Ensuite, j’expliquerai l’affaiblissement de la nation depuis 30 ans. Enfin, je montrerai que cet affaiblissement loin d’avoir rendu obsolète la nation l’a au contraire rendue encore plus indispensable.

 

Qu’est-ce que la nation ?

A cette question, il est difficile d’y répondre d’autant plus que selon les pays ce mot n’a pas la même définition. Je me contenterai de définir la conception française de la nation et sa place dans l’histoire politique de la France.

Ernest Renan lors d’une conférence à la Sorbonne en 1882 répondait à la question qu’est-ce qu’une nation ? Selon lui, il ne s’agit ni d’une race, ni d’une langue ni même d’une géographie mais « d’un principe spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire, une famille spirituelle. » Les deux conditions indispensables à la formation d’une nation sont « l’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »Ernest renan La nation est donc une association d’individus liés entre eux par une mémoire historique commune et par une volonté de faire société. Elle est, selon les termes de Renan, « un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » Cette conception de la nation s’oppose à la conception allemande de la nation comme le définissait Fichte dans son Discours à la nation allemande. Contrairement à l’association volontaire chez Renan, Fichte conçoit les nations « comme des organismes naturels constituant les hommes par des traditions et des cultures qui les différencient radicalement des étrangers et créent un entre-soi préexistant ». L’affaire Dreyfus (1894-1906) marquera la victoire de Renan sur Fichte, en tout cas côté français.

On peut dater l’apparition de la nation en France comme fait historique dès la fin des guerres de religion (1562-1598). Les français vont se tourner dès lors vers l’Etat souverain, véritable Léviathan dans le sens hobbesien, capable de surmonter les divisions intrinsèques du peuple français. Fort de la restauration de la paix dans le royaume, la monarchie va contribuer à unifier le territoire rendant possible l’avènement d’une véritable communauté de destins, d’une « proto-nation » comme le disait le philosophe Marcel Gauchet. revolutionCe point est essentiel car c’est à travers l’Etat souverain que se construit la nation. Contrairement aux anglo-saxons pour qui la nation existe sans l’Etat, en France, l’Etat et la nation sont inséparables l’un de l’autre. La révolution française (1789) consacrera la souveraineté de l’Etat-nation. L’article 3 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 ne dit pas autrement « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.  » C’est ainsi que la Nation, conçue comme une association volontaire d’individus, est devenue le cadre fondamental de la vie politique française.

La crise de la Nation

Depuis 30 ans, la Nation connaît une crise existentielle au point que le site diploweb titrait « l’effacement de l’Etat-nation, surprise stratégique du XXIème siècle ». Les nationalismes du XXème siècle débouchant sur deux guerres mondiales ont en effet déshonoré la Nation. De même, la globalisation et la construction européenne ont considérablement affaibli cette dernière. Cependant, ces évolutions n’ont été rendu possibles que du fait d’une véritable révolution anthropologique de ce que Paul Thibaud nomme « l’individualisme social ». C’est ce dernier qu’il est nécessaire d’expliquer pour comprendre la profonde crise de l’Etat-Nation.

L’individualisme que nous connaissons aujourd’hui est le fruit d’un processus historique marqué par des étapes successives comme l’a très bien montré Louis Dumont dans son Essai sur l’individualisme. Cet auteur désigne l’individualisme comme « une idéologie qui valorise l’individu et néglige ou subordonne la totalité sociale ». Selon Tocqueville, cet individualisme est consubstantiel à l’approfondissement de la démocratie. Cette dernière, en consacrant l’autonomie et la liberté individuelle, délie l’homme de ces devoirs envers la communauté comme ce fut le cas dans la société aristocratique. Tocqueville y voit un risque majeur de repli sur soi et de détachement de toute appartenance à une communauté. On peut voir les années 60 et 70 comme l’entrée dans l’âge de cet hyper-individualisme démocratique.tocqueville Or, si nous reprenons la conception de la nation par Renan, le sentiment d’appartenance historique est une condition fondamentale de la nation. L’homme moderne, quant à lui, ne se sent plus appartenir à une communauté historique. Comme disait Tocqueville « la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ces contemporains, elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de la renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » Par conséquent, l’homme moderne ne s’intéresse plus à l’histoire et se tourne entièrement vers l’instant présent. « Nous sommes passés dans des économies de l’innovation et des sociétés du changement où toutes choses sont considérées au quotidien sous l’angle des transformations qu’on pourrait leur apporter au titre de l’optimisation, de la réforme et du simple plaisir de changer » affirmait à ce propos Marcel Gauchet. Il n‘y a qu’à voir l’extraordinaire culpabilisation de l’histoire française pratiquée à l’école pour se rendre compte de l’affaiblissement considérable de la nation. Renan disait « Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. » Cette double conjonction d’un oubli de l’histoire du fait de l’individualisme et la culpabilisation de cette même histoire met donc en péril l’Etat-nation.

L’individualisme contemporain remet également en cause le désir de vivre ensemble et de créer une communauté politique. Marcel Gauchet dans son ouvrage La démocratie contre elle-même montrait de manière éclairante que « la société des individus » se caractérise par l’absence de sentiment collectif.gauchet En un sens, nous avons oublié la définition de la démocratie, à savoir le gouvernement du peuple par lui-même, au profit d’une conception libérale de la démocratie, celle de la liberté individuelle reposant sur des droits fondamentaux. La nation, en tant que contrainte collective qui impose des devoirs à l’individu vient à l’encontre de cette philosophie. Renan disait « Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. » Aujourd’hui, l’Etat n’est plus en mesure d’imposer un quelconque sacrifice. Même l’individu n’a plus de devoir envers la société, c’est au contraire à l’Etat et à la société de donner des droits aux individus. Rien n’est plus frappant à cet égard que les exigences de la jeunesse concernant un « droit à l’emploi », comme si la société avait pour devoir de trouver un emploi pour chaque jeune. L’extension infinie des droits individuels conduit donc à délégitimer toute contrainte imposée à l’individu. Il n’y a plus de citoyens, il n’y a que des « ayants droits ». Renan affirmait « Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. » Il convient de l’admettre, l’exigence de l’effacement de l’individu devant la communauté n’existe plus ce qui entraîne le dépérissement de la nation.

L’indispensable Nation

L’individualisme démocratique a donc affaibli le sentiment national. Pourtant, la nation est très loin d’être dépassée comme en témoigne le nombre de plus en plus élevé d’Etat-nation dans le monde. Que ce soit aux Etats-Unis, en Russie ou encore en Grande-Bretagne, la Nation reste la matrice fondamentale de l’organisation politique. Il n’y a guère que l’Europe pour croire que celle-ci ne joue plus un rôle fondamental.

En effet, la nation a disparu en Europe mais elle est extrêmement vivante aux Etats-Unis. Comme disait Pierre manent : « Mais alors que les européens pensent et agissent comme si l’Etat souverain avait à ce point rempli sa fonction qu’il peut être désormais rangé au magasin des accessoires, les américains ont le sentiment de vivre encore dans une condition qui rend cet accessoire indispensable. »  Les américains n’ont pas attendu Donald Trump pour avoir une politique nationale.drapeau américain Nous sommes toujours surpris, nous français, de voir aux Etats-unis devant chaque maison un drapeau américain. Qu’ils soient blancs, noirs, hispaniques ou asiatiques ils se sentent tous appartenir à la nation américaine. De même que les Etats-Unis, Israël reste une nation. C’est pourquoi, selon l’historien Tony Judt, les européens ne comprennent pas la politique israélienne. L’Etat hébreu incarne, en quelque sorte, l’anomalie de l’obsession nationale, « ceux qui espéraient enfin se mettre à l’heure des nations sont, une nouvelle fois, tombés dans l’anachronisme » nous dit Judt. Pour les européens, défendre l’intérêt national est devenu démodé, presque intolérable, à la limite du fascisme. La nation est donc sortie du champ des réflexions des européens alors même que la nation reste le cadre politique de référence dans beaucoup de pays de la planète.

La disparition du sentiment national est d’autant plus surprenante en France que la démocratie est venue à l’existence dans le cadre de la nation. Cette dernière donne un contenu concret, charnel selon Manent, à la souveraineté du peuple et à la volonté générale. Jean-Jacques Rousseau dans son Gouvernement de Pologne écrit que « ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d’un peuple, qui le font être lui et pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d’ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans son pays ». rousseauSelon lui, la volonté générale nécessite un peuple constitué, une communauté de destin, en clair, une nation. Pierre Manent ajoute que la démocratie sans la nation est une « démocratie sans corps », sans substance. Dans Enquête sur la démocratie, Manent affirme de l’homme européen « qu’il a rejeté comme arbitraire et suranné l’instrument politique qui lui permettrait, en lui fixant des limites, d’exercer sa souveraineté, c’est-à-dire sa volonté ; sa volonté va se retrouver sans instrument, sans cadre de formation et d’action, solitaire et politiquement impuissante. Avec le droit méticuleusement garanti de tout vouloir, il ne pourra, comme citoyen, presque plus rien ». La démocratie est donc très respectueuse des droits individuels mais sans la nation elle fabrique de l’impuissance politique. La nation donne en quelque sorte l’unité nécessaire sans lequel aucune chose commune n’est possible. L’exemple le plus frappant concerne la construction européenne. Il n’y a aujourd’hui aucune Nation européenne et même aucun sentiment national européen. De ce fait, on peut comprendre l’échec de la gauche radicale en Grèce. L’Europe n’étant pas une communauté de destin, les grecs ne pouvaient qu’être confrontés aux manques de solidarité des peuples européens. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la crise que traverse la gauche européenne. Son universalisme la condamne à l’impuissance politique. Par conséquent, sans la nation la démocratie n’a plus de prise collective comme en témoigne l’extraordinaire crise de la représentation publique. Manent en résume la situation : « au nom de la démocratie, plus précisément des valeurs démocratiques, nous avons institutionnalisé la paralysie politique de la démocratie. Au nom de ce que nous appelons parfois la démocratie procédurale, nous avons vidé de sa substance la démocratie dans son sens propre et originel, dans son sens politique de gouvernement de soi du corps politique ».

 

La nation, comme communauté de destin et d’intérêt, si bien définie par Ernest Renan, connaît une crise profonde en Europe du fait principalement d’un individualisme issu typiquement de l’approfondissement démocratique comme Tocqueville l’avait si bien montré il y a près de deux siècles. Cependant, cette quasi-disparition du fait national nous fait perdre de vue la résilience des nations dans le monde. En un sens, la nation reste le cadre dans lequel s’exerce le pouvoir politique. Elle est la condition même de la chose commune et de l’action collective. L’Europe « post-national »  se retrouve dans une crise d’organisation politique, ayant abandonné l’échelon national elle est devenue incapable de se définir politiquement. Peut-être est-ce là le péché originel, le vice de construction de l’Europe actuelle, à savoir la question politique. Après la « sortie de la religion », peut-on parler pour les européens d’une « sortie de la politique » ?

 

Pour en savoir plus: Conseils de livres

Qu’est-ce qu’une Nation? de Ernest Renan :  https://fr.wikisource.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_qu%E2%80%99une_nation_%3F

La raison des nations de Pierre Manent:                                                                                  http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article8

Enquête sur la démocratie de Pierre Manent:                               http://www.nonfiction.fr/article-623 democratie_liberalisme_et_individualisme.htm

La démocratie contre elle-même de Marcel Gauchet : http://gauchet.blogspot.fr/2006/05/la-dmocratie-contre-elle-mme.html

Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau:                                                                            http://la-philosophie.com/contrat-social-rousseau-resume

De la démocratie en Amérique de Tocqueville:                                                                           http://la-philosophie.com/tocqueville-de-la-democratie-en-amerique-analyse

Pour en savoir en plus: Articles

Marcel Gauchet:https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2008-2-page-59.htm

Pierre Manent: http://lalettrevolee.net/article-2053225.html

Tony Judt: http://www.upjf.org/fr/1132-isra%C3%ABl-:-l%E2%80%99alternative,-tony-judt.html