Ca y est, c’est fait, les Britanniques quittent l’Union européenne. Après plus de 40 ans de relations tumultueuses entre l’île et le continent, le camp du « leave » remporte le referendum avec près de 52% des voix. Les britanniques ont notifié à l’Europe entière leur refus d’une Europe supranationale, illusion qui n’est plus partagée que par une poignée d’individus très minoritaires et peu représentatifs. Vouloir dépasser ces ensembles millénaires que sont les nations est une aberration historique dont nous payons le prix. En France, le coup est rude. Le Figaro parle du Brexit comme d’un « séisme » tandis que Les dernières nouvelles d’Alsace qualifient le scrutin de « gifle magistrale ». Chacun appelle à une refondation de l’Europe dont personne n’est en mesure d’en définir précisément les contours. La situation est d’ailleurs similaire aux réactions d’après le referendum sur le traité constitutionnel en 2005 rejeté à 54%. Encore aujourd’hui, un sondage montrait que plus de 60% des français n’étaient pas satisfaits de l’Union européenne. Les français, il ne faut pas se le cacher, sont de plus en plus déçues de cette Europe. Ils sentent bien que l’Europe leur échappe, qu’elle se construit sans eux et que la France s’est faîte marginaliser par la puissante Allemagne. Cette déception est d’autant plus grande que les promesses étaient mirifiques. Les français ont le sentiment d’être dupes sur l’Europe. C’est l’histoire d’une grande désillusion.
Comment expliquer la désillusion française vis-à-vis de l’Europe ?
Le premier élément qu’il faut souligner c’est que les français et leurs élites ont énormément investi économiquement et politiquement sur l’Europe. Cependant, et ce fera l’objet de mes deuxièmes et troisièmes parties, le résultat final n’est pas à la hauteur des espérances suscitées entrainant une double désillusion économique et politico-stratégique.
L’Europe : une France en plus grand
La France a investi massivement dans l’Union européenne depuis sa fondation. Les élites ont vu dans l’Europe le moyen de conserver un certain rang prenant acte que la France est un cadre trop petit pour peser sur la marche du monde. Il nous faut comprendre cet investissement français vis-à-vis de l’Europe.
Les français font partie, tout d’abord, des concepteurs de l’Union européenne. Parmi les « pères fondateurs » (expression curieuse qui renvoie à une analogie avec la construction des Etats-Unis), deux d’entre eux, Robert Schuman et Jean Monnet, étaient français. Après les deux guerres mondiales qui ont détruit l’Europe et surtout la France, il était clairement légitime de chercher une coopération économique avec l’Allemagne. Après tout comme disait Montesquieu « le commerce adoucit les mœurs ». Pour les français, cette coopération économique est la condition de la paix. C’est pourquoi, aujourd’hui, les élites insistent tant sur cette notion de « paix grâce à l’Europe ». Pourtant, en réalité, c’est davantage l’imperium américain sur l’Europe occidentale par le biais de l’OTAN qui est à l’origine de la paix. L’Europe est fille de la paix et non l’inverse. D’ailleurs, De Gaulle avait très bien compris cet état de fait, lui qui voulait faire de l’Europe une zone de puissance capable de s’opposer au leadership américain. Raymond Aron résumait la position gaulliste : « Si l’idée européenne est en train de mourir, en dépit du Marché commun, c’est parce que l’Europe doit être selon les uns atlantique et que, selon le général de Gaulle, elle ne peut être européenne qu’à la condition de ne pas être atlantique ». Pour les élites gaullistes, l’Europe devait être le vecteur de la puissance perdue suite à l’effondrement de juin 1940 et après la disparition de l’empire colonial (*).
Le véritable tournant de la construction européenne fut la période mitterrandienne (1981-1995). C’est, en effet, sous les mandats de Mitterrand que se déroule l’essentiel des traités qui régissent encore l’Union européenne. C’est au nom de l’Europe que les socialistes ont accepté le tournant de la rigueur en 1983 qui met fin au « programme commun » de gauche. En réalité, Mitterrand découvre l’Europe à point nommé comme substitut au grand programme socialiste auquel il est obligé de renoncer. Comme le dit judicieusement Marcel Gauchet : « il y a le mensonge mitterrandien sur l’Europe, un mensonge compensateur et consolateur : l’Europe va réaliser en grand ce que la France n’est plus capable d’atteindre par ses propres moyens ». La conviction à l’époque était que l’Europe s’acheminait naturellement vers un Etat-Nation européen auquel la gestion économique serait laissée à l’Allemagne et dans lequel la France aurait la direction politique. De même, l’Euro est une construction française. Elle a été voulue par Mitterrand pour arrimer l’Allemagne réunifiée à l’Ouest, elle qui menaçait de se tourner vers l’Europe centrale. Le vice principal de la construction européenne se situe sans nul doute lors des débats sur le Traité de Maastricht (1992) qui institue l’Euro. Les élites françaises étaient tellement convaincues de pouvoir contrôler l’Europe qu’elles ont fait des promesses mirifiques et démagogiques. Marcel Gauchet le résumait ainsi « l’Europe était l’esprit sain qui s’apprêtait à descendre sur nous tous ». Il n’y a qu’à voir les arguments des pro-Maastricht pour se rendre compte du formidable enthousiasme suscité par l’Europe. Martine Aubry disait ainsi « L’Europe, ce sera plus d’emplois, plus de protection sociale et moins d’exclusion. » L’ancien premier ministre Michel Rocard ajoutait « Maastricht constitue les trois clefs de l’avenir : la monnaie unique, ce sera moins de chômeurs et plus de prospérité ; la politique étrangère commune, ce sera moins d’impuissance et plus de sécurité ; et la citoyenneté, ce sera moins de bureaucratie et plus de démocratie ». Les français ont donc cru qu’ils pouvaient faire l’Europe à l’image de la France et même en beaucoup mieux. A aucun moment ils n’ont envisagé le fait que l’Europe n’est pas et ne sera jamais une France en plus grand. Plus dure sera la chute (**).
La désillusion économique
Un des arguments les plus utilisés par les européistes est d’ordre économique. Il repose sur l’idée que le grand marché européen amènerait la prospérité, l’emploi et voir même protègerait les français de la mondialisation. En réalité, il en a été tout autrement.
Le premier point qu’il faut souligner est l’aveuglement extraordinaire devant les conséquences de l’Euro. En effet, pour que les allemands renoncent au Mark il était nécessaire de créer une forme d’euromark fort contrôlé par une banque centrale indépendante dont le seul mandat est la lutte contre l’inflation, c’est-à-dire la préférence pour la stabilité monétaire au détriment du chômage. Cet Euro fort s’est révélé être un carcan insupportable pour l’économie française. Surévalué pour l’industrie française, l’euro est sous-évalué pour l’économie allemande. Loin de conduire à l’homogénéité économique, l’euro a accru l’hétérogénéité des économies de la zone euro. L’euro est trop fort pour les économies du sud de l’Europe et est trop faible pour les pays du Nord. Du fait que l’industrie française dépend énormément de sa compétitivité-prix, l’euro a contribué au déclin industriel français et à son déficit extérieur chronique.
Le second point auquel il faut mentionner est l’élargissement de l’Europe vers l’Est en 2004. Il convient de le dire, la France est la grande perdante de l’élargissement. L’ouverture vers l’est a, en effet, permis à l’Allemagne d’améliorer sa compétitivité en faisant de l’Europe de l’Est un véritable hinterland pour son industrie. De plus, l’élargissement a rendu l’Allemagne indispensable comme pont entre l’Europe de l’Est et l’Ouest. La France se retrouve donc marginalisée dans une Europe où le centre n’est plus Paris mais Berlin.
Le dernier point à mentionner concerne « l’Europe sociale ». Lors de la campagne pour le traité de Maastricht, les partisans du oui mettait en avant « l’Europe sociale » comme un des bienfaits futurs de l’Union européenne. Il est vrai que la divergence des économies européennes nécessite des mécanismes redistributifs pour corriger les inégalités. Or, le budget européen est à la baisse depuis 15 ans. Un budget européen nécessite au préalable une forme de solidarité entre les peuples. Nous l’avons vu durant la crise grecque, il n’y a pas de peuple européen. Dès lors, le budget européen ne peut être que le jouet des égoïsmes nationaux. De même, « l’Europe sociale » devait ouvrir la voie à une harmonisation des normes sociales et fiscales. Or, il est difficile de trouver un consensus entre 19 pays (zone euro) ou 28 pays (Union européenne) avec des cultures et des intérêts tous très différents. La France, par exemple, est très attachée à son modèle d’Etat-providence qui nécessite une protection sociale assez forte et exige une fiscalité élevée. Ce n’est absolument pas le cas d’autres pays comme la Hollande, l’Espagne ou l’Italie.
La France est donc une des grandes perdantes du système économique européen. Le paradoxe c’est que l’Europe économique actuelle est largement une création française. Le plus surprenant, c’est l’extraordinaire illusion des élites françaises dans les années 80 sur leur capacité à imposer une politique sociale européenne au moment même où le libéralisme triomphe idéologiquement dans toute l’Europe.
Une désillusion politique et stratégique
Les promesses économiques n’ont donc pas été tenues. En termes de politique et de stratégie, l’Europe est également aux abonnées absentes. La France, qui depuis De Gaulle, a investi dans l’Europe pour en faire un « multiplicateur de puissance », selon l’expression de Pierre Verluise, est prise au dépourvu devant l’absence d’une véritable communauté politique et stratégique.
L’Europe, tout d’abord, n’est absolument pas une communauté politique. Comme disait marcel Gauchet « L’Europe ne répond pas à ce qui peut justifier une communauté de nations aux yeux de leurs membres, à savoir leur donner le sentiment qu’ils disposent d’un instrument pour comprendre le monde et peser sur son cours ». Au contraire, l’Europe n’est plus régie que par l’économie et le droit. Le rêve fédéraliste des « Etats-Unis d’Europe » est une chimère entretenue par des eurocrates, majoritairement français, faisant fi des réalités nationales et historiques. Raymond Aron l’affirmait explicitement « Ce n’est pas en fusionnant les souverainetés au bénéfice de technocrates, en prétendant ignorer la réalité séculaire des nations que l’on construira l’Europe. […] Les institutions aideront à faire naître les sentiments communs, elles ne sauraient les remplacer ». Il ajoutait « Les fédérations, dans l’histoire, ont été forgées par la contrainte du vainqueur ou bien elles sont nées du consentement des peuples. Que l’on mette ce consentement à l’épreuve. Les constitutions n’ont jamais suffi à créer les sentiments » (***). Le problème du fédéralisme c’est qu’il ne peut qu’être imposé par une institution supranationale à des peuples encore et toujours attachés aux Etat-Nations. Le Royaume-Uni, la Pologne ou la Hollande sont les exemples frappants de cet attachement. Pourtant, les élites françaises sont celles, à la suite de Jacques Delors et Michel Rocard, qui sont les plus fédéralistes en Europe. Cette vision fédéraliste est prise à contrepied par la réalité effective du rapport de force entre les nations. Rien n’est plus frappant à cet égard que le mode de désignation des commissaires européens. Ce dernier est le fruit d’une tractation de la part des Etats qui désignent un commissaire à un poste plus ou moins important selon les rapports de force nationaux. Il n’existe donc aucun intérêt général européen. A ce jeu-là, la France est la grande perdante surtout vis-à-vis de l’Allemagne. Comme le disait le diplomate Gabriel Robin : « Lentement mais sûrement [l’Allemagne] est parvenue à ses fins. Elle voulait une Europe élargie et libérale, elle l’a obtenue. À chaque étape, elle a su faire coïncider les progrès de l’Europe avec ceux de son émancipation nationale et de son retour sur la scène internationale. Elle n’a jamais rien sacrifié que de façon provisoire et révocable. L’Europe s’est toujours arrêtée au seuil du sanctuaire où elle préservait son intégration atlantique, son Ost-Politik et sa Deutsche-Politik. La France attendait de l’Europe une protection ; elle y a renoncé. L’Allemagne en subissait les contraintes ; elle s’en est libérée. L’une a mieux fait ses affaires que l’autre. Il n’y a pas lieu de lui en vouloir mais il ne sert à rien de l’ignorer. » Les Français sont donc coincés entre une réalité nationale et une utopie fédéraliste ce qui fait d’eux les grand perdants de l’Europe post-Maastricht.
De plus, l’Europe est la première institution non stratégique de l’histoire. Il s’agit bel et bien d’une immense déception pour les français. Ces derniers, depuis De Gaulle, voit en l’Europe un « multiplicateur de puissance » et un moyen de contester les velléités hégémoniques américaines. Dans la perspective française, l’Europe doit avoir sa propre politique extérieure indépendante des Etats-Unis. Les français sont par exemple les plus fermes partisans d’une « Europe de la défense ». Or, cette dernière est restée lettre morte. D’une part, l’Allemagne et les pays d’Europe du Nord préfèrent déléguer la défense de l’Europe aux américains. D’autre part, l’élargissement vers l’Est a fait entrer des pays tels la Pologne ou la Lituanie qui font de l’OTAN l’axe majeur de leur défense face au monde russe. En somme, pour tous les pays européen sauf la France, la défense européenne c’est l’OTAN. Il s’agit d’un affront majeur pour les élites françaises. L’exemple le plus frappant de l’incapacité européenne à élaborer une politique extérieure a été sans nul doute la crise yougoslave des années 90. L’Allemagne a ainsi soutenu l’indépendance croate alors même que la France soutenait son allié historique serbe. Finalement, il a fallu l’ingérence américaine pour mettre fin au conflit. Que l’Europe soit incapable de régler un conflit à 2 heures et demi de vol de Paris est le symptôme même d’un déficit stratégique. Pour remédier à cela, le traité de Lisbonne (2007) prévoyait un représentant de la politique extérieure de l’UE. Or, que ce soit avec C.Ashton puis F.Mogherini, la structure est une coquille vide, n’ayant strictement aucun pouvoir, la diplomatie restant aux mains des Etats comme l’a montré l’absence visible de Mme Mogherini lors de la crise Ukrainienne. Par conséquent, l’Europe n’est absolument pas devenue le « multiplicateur de puissance » attendu par les élites françaises. Elle a été au contraire totalement vassalisée par les Etats-Unis. D’ailleurs, le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en 2008 a été le symbole même de l’échec français d’une « Europe puissance ».
Les français ont donc investi massivement dans l’Europe vue comme une France en plus grand. Or, loin des promesses chimériques de Maastricht, la France est la grande perdante du système européen actuel. Non seulement, l’Union Européenne d’inspiration libérale et marchande est en profonde contradiction avec le modèle économique français mais l’union politique et stratégique espérée comme un multiplicateur de puissance est également au point mort. C’est ce hiatus entre les promesses que portent l’Europe et la réalité effective de cette dernière qui explique l’immense déception éprouvée par les français à l’égard de l’Europe. Or, tout débat raisonné sur l’Europe est presque impossible. Marcel Gauchet le soulignait « Le discours sur l’Europe est toujours incantatoire ; il ne porte pas sur la réalité, on ne nous explique jamais le modus opérandi, c’est un objet politique très curieux qui polarise la volonté du bien. » On ne peut parler de l’Europe que sous l’angle des objectifs que nous lui assignons et ce au détriment de la réalité effective. C’est pourquoi, d’ailleurs, un « frexit » me paraît exclu. « Les français préfèrent les idées au fait » disait Tocqueville. C’est le grand paradoxe français. Ils sont trop attachés à l’idée européenne pour la quitter mais c’est cet attachement qui engendre de la déception dès lors que la réalité contredit la théorie. Et plus ils sont déçus de l’Europe, plus ils se raccrochent à l’idée européenne appelant à la création d’un hypothétique Etat-Nation européen. Ce rêve fédéraliste aveugle les français devant le fait que l’Europe reste encore régie selon des rapports de forces entre les nations. Il est par conséquent urgent de revenir à la réalité d’une Europe des nations, c’est-à dire un espace de coopération entre des nations souveraines. Les britanniques l’avaient bien compris, dommage qu’ils ne soient plus là pour nous le rappeler.
Pour en savoir plus :
*http://www.diploweb.com/France-UE-le-malaise-pourquoi.html
**Marcel Gauchet : Comprendre le malheur français
***https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2009-4-page-37.htm
Débat France culture sur l’identité européenne : http://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-des-matins-2eme-partie/europe-le-retour-du-peuple-ou-du-populisme-deuxieme-partie