Le fascisme est-il vraiment à nos portes ? Mythes et instrumentalisation du retour de l’hydre fasciste

Le fascisme est-il vraiment à nos portes ? Mythes et instrumentalisation du retour de l’hydre fasciste

« Pour la première fois depuis 70 ans, les nazis auront la parole à l’assemblée. » Sigmar Gabriel ne pouvait pas cacher sa déception à la vue des résultats. Son parti, le SPD, vient de connaître un revers quasi historique tandis que le parti AFD, placé à l’extrême-droite, avec 13% des voix parvient à faire rentrer un peu plus de 90 députés au Bundestag. Sigmar Gabriel ne fut pas le seul à s’alarmer du résultat de l’AFD, les principaux journaux allemands appelant à la résistance « face au déferlement nazi » tandis que des centaines de personnes battaient le pavé à Berlin au nom de l’antifascisme. AFD, no pasaran ! Tel le diable tapis dans l’ombre, le fascisme est une réalité sous-terraine menaçant à chaque instant de renaître de ses cendres. Comme Satan, il faut le démasquer avant qu’il ne soit trop tard.

Voilà en somme le discours affligeant diffusé en boucle dans les médias. Fait de raccourci et d’amalgame permanent entre extrême-droite, nazisme, fascisme ou même populisme, le discours médiatique occulte volontairement les vraies questions : qu’est-ce que le nazisme ? qu’est-ce que l’extrême droite ? L’AFD comme le FN sont-ils des partis fascistes voir nazis ? Ce sont ces questions qu’il faut poser sinon comment affirmer, comme le font les journalistes, que tel parti est nazi si plus personne ne sait ce qu’est le nazisme. De même, comment affirmer qu’un tel parti est d’extrême-droite si on est bien incapable que connaître l’essence politique de l’extrême-droite. Le problème réside donc dans la qualification de ces mouvements et la difficulté de les appréhender de manière intrinsèque. A cela, il faut ajouter le fait que ce discours médiatique comporte une instrumentalisation politique de l’antifascisme qu’il faudra détailler plus en détails.

 

Qu’est-ce que l’extrême-droite ? Voilà la vraie question

A l’extrême-droite, on associe souvent les notions de fascisme, nazisme, conservatisme, nationalisme ou populisme comme faisant partie de ces attributs. Ainsi, l’extrême-droite, quel que soit le pays, est de fait assimilée au nazisme ou au fascisme. On le voit en France ou en Allemagne où chaque poussé du FN ou de l’AFD provoque en réaction des appels à la résistance contre « le retour de la bête immonde fasciste ». D’ailleurs, Macron lui-même a joué entre les deux tours de la présidentielle sur ce raccourci FN-Nazie. Or, cette confusion entre ces termes empêche de comprendre correctement la nature des mouvements politiques d’extrême-droite.

L’erreur fondamentale de toutes les analyses politiques est de voir l’extrême-droite non pas comme un positionnement politique mais comme un corpus doctrinal claire et affirmé. En d’autres termes, il est impossible de dégager ce qui serait une essence idéologique de l’extrême-droite.

D’une part, les cultures nationales travaillent en profondeur la doctrine de ces mouvements. L’extrême-droite américaine est ainsi libérale et antibureaucratique tandis que l’extrême-droite française est avec Marine Le Pen étatique et interventionniste. Un autre exemple peut être donné avec l’Europe de l’Est, comme la Pologne, dont l’extrême-droite est culturellement plus conservatrice qu’elle ne l’est à l’Ouest du fait du rôle toujours important du catholicisme.

D’autre part, les mouvements d’extrême-droite inscrivent leur doctrine en fonction d’un contexte historique prédéterminé. Furet soulignait par exemple combien il était impossible de concevoir le fascisme et le nazisme sans prendre en compte la première guerre mondiale qui au préalable avait militarisait les sociétés rendant possible la violence totalitaire. De même, le franquisme ne saurait exister dans une Espagne en voie de sécularisation.

Qu’on y regarde de plus près, on ne saurait trouver un corps doctrinal unique à l’ensemble des partis d’extrême-droite. Il existe parfois des points communs mais ces derniers ne sauraient incarner un corpus idéologique commun. Plutôt que de parler d’une essence idéologique d’extrême-droite, il vaudrait mieux parler d’un positionnement politique même si le terme d’extrême-droite est lui-même inexacte car ces mouvements ne sont pas des droites « radicalisées » mais des partis des prenant des idées aussi bien à droite qu’à gauche. Sans doute, le problème d’identification provient de l’impossibilité de projeter ces mouvements sur un clivage gauche-droite classique.

S’il n’existe pas de doctrine commune, certains intellectuels insistent sur des pratiques communes à ces mouvements pour les définir. Ils insistent ainsi sur le culte de la violence, la culture du chef ou l’aversion pour la démocratie comme traits définissables de l’Extrême-droite. Or, forcé de constater qu’en matière de violence politique et de culte du chef, la gauche et le communisme en ont fait pendant longtemps leurs fonds de commerce. Encore aujourd’hui, la violence dans la rue est quasi exclusivement le fait de groupes d’extrêmes gauche tandis que le culte de personnalité est moins incarné en la personne de Le Pen que dans celle de Mélenchon.

Pour ce qui concerne l’aversion à la démocratie, il est quand même de mauvaise foi d’affirmer que ces partis sont anti-démocratiques alors même qu’ils participent à toutes les élections et qu’aucun d’eux ne s’est jamais affirmé, contrairement aux nazies, comme des partis anti-démocratiques. Au contraire même, ces partis sont le plus souvent des partisans de la démocratie directe et du référendum.

Ces appels au peuple font d’ailleurs l’objet du succès du terme « populisme » utilisé à tort et à travers dans les médias. C’est que beaucoup assimile extrême-droite et « populisme ». Là encore, le populisme n’est pas une idéologie définie mais un style, une manière de faire de la politique. Le populisme serait dès lors synonyme de démagogie. Mais encore une fois, l’extrême-droite n’a pas le monopole de la démagogie, la gauche l’utilisant abondamment notamment Mélenchon. De même, le discours du Bourget de Hollande est un discours populiste tant l’orateur savait très bien que ce qu’il disait était de la pure chimère.

Il est donc impossible de définir une doctrine ou une pratique d’extrême-droite englobant la totalité de ces mouvements politiques. Elle est par nature indéchiffrable selon les termes de Michel Winock* apparaissant comme « une tendance politique dure mais un concept mou ». Pourtant, cette pluralité et cette absence de définition sont largement occultées aujourd’hui et ce pour des raisons purement politiques.

 

L’instrumentalisation politique de l’antifascisme

On pourrait penser à première vue que la mort d’Hitler et de Mussolini avait définitivement mis fin à la menace fasciste. Or, pour les mouvements antifascistes, il n’en est rien. Pour eux, le fascisme est sans cesse une menace renaissante prête à tout moment à déferler sur la France. « Lepénisation des esprits », « bête immonde », « l’éternel retour des vieux démons », les antifascistes ne manquent pas d’expressions destinées à remobiliser l’opinion contre cette menace. Pierre-André Taguieff** affirmait justement que « nous vivons dans un univers de spectres, où aux fascismes imaginaires font écho des antifascismes imaginaires d’aujourd’hui ». Or, ce « fascisme imaginaire » crée volontairement une confusion dans les esprits rendant difficile voire impossible une bonne appréhension des mouvements d’extrême-droite.

L’antifascisme naît suite à la marche sur Rome de Mussolini en 1922. Issu des partis de gauche marxistes, l’antifascisme reste prisonnier du matérialisme historique de Karl Marx. Pour eux, le fascisme n’est que l’ultime avatar, le « stade suprême », du développement capitaliste. François Furet*** notait que « les communistes tendent à voir après coup dans les victoires du fascisme autant de « stades suprêmes » de la domination bourgeoise : « suprêmes », c’est-à-dire plus dictatoriaux que jamais, mais aussi plus fragiles et les derniers de l’histoire, porteurs sans le savoir de la révolution prolétarienne. » Or, en étant prisonnier de ce schéma marxiste, les antifascistes ne voient pas la spécificité et l’essence du fascisme. Ils le voient comme un ultra-capitalisme conservateur voire réactionnaire. Dimitrov, un des leaders du Komintern disait que « le fascisme est la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier ». Hitler serait dès lors une simple marionnette des industriels allemands.

Cette pensée, en plus d’être grotesque, occulte le caractère « révolutionnaire » de la pensée fasciste comme l’avait montré Zeev Sternhell dans La Droite révolutionnaire. Ainsi, la pensée antifasciste tend à considérer comme fasciste l’ensemble des éléments capitalistes puisque le fascisme y est supposément leurs stades ultimes. De ce simple fait, le libéralisme, le conservatisme ou la pensée réactionnaire seraient liés directement ou indirectement au fascisme. On peut dès lors comprendre pourquoi pendant la guerre froide, les communistes voyaient un fasciste dans chacun de ses opposants. De Gaulle était ainsi accusé « de coup d’état fasciste » en 1958 tandis que Raymond Aron et Hannah Arendt étaient accusés de faire le jeu du « fascisme » en osant dénoncer le totalitarisme communiste.  

Caricatural sous la guerre froide, le mouvement antifasciste s’est professionnalisé à partir des années 80. La création d’associations antiracistes et communautaires et la percée du Front National aux municipales de 1984 expliquent cette transformation. La Gauche mitterrandienne dont la gauche actuelle est largement issue saura dès lors utiliser habilement l’antifascisme à des fins proprement politiques. Dorénavant, le FN sera encarté comme parti fasciste sans aucune explication. Comme le soulignait Taguieff, cet antifascisme d’opérette permet d’une part de faire oublier les crimes du communisme en se concentrant exclusivement sur « le péril brun » et d’autre part de délégitimer un adversaire politique et au-delà de ça de délégitimer certaines de ces idées.

Ainsi, il suffit que le FN soit pour le contrôle des frontières pour qu’instantanément cette idée devienne « fasciste » et donc dangereuse in fine pour la démocratie. Cette délégitimation ne s’arrête pas à l’extrême-droite puisque si la droite s’avise comme sous Sarkozy à se montrer favorable aux contrôles aux frontières, elle sera immédiatement accusée « de faire le jeu du FN », c’est-à-dire pour eux du fascisme.

Ainsi, toute idée partagée, issue ou reprise par le Front National est frappée de contamination tel un virus qu’il faut circonscrire. Dites que vous êtes eurosceptique, défavorable à l’immigration ou que vous êtes préoccupés par les effets de la globalisation, et vous serez alors contaminé par la « lepénisation des esprits », voire pire, vous serez sans le savoir « un fasciste ». Dès lors que le FN touche à une idée, cette dernière est frappée du sceau de l’excommunication et devient irrecevable dans le débat public. On peut penser par exemple à la déchéance de nationalité pour les terroristes, idée qui venant du FN faisait forcément resurgir « le spectre des années 30 ».

De fait, tout débat devient interdit sur ces questions, la politique laissant sa place à une morale humanitaire ce que Weber appelait l’éthique de conviction. Comme le dit Taguieff, « amalgamer un mouvement ou une formation politique avec « le fascisme » ou le qualifier « d’extrême droite », c’est en effet l’exclure du cercle de l’idéologiquement acceptable, c’est donc marginaliser par la diabolisation toute opposition véritable au statu quo ».

L’objectif est en tout cas clair pour la gauche, il s’agit de délégitimer certaines idées « non progressistes » en leur apposant la marque du « fascisme ». Par la même, elle pousse la droite à se désintéresser de sujets « faisant le jeu du FN » comme l’immigration, l’Europe ou l’identité si celle-ci souhaite conserver sa « respectabilité » médiatique l’affaiblissant électoralement en la coupant des préoccupations des classes populaires. Seul Sarkozy en 2007 avait osé franchir le Rubicon provoquant les réactions horrifiées de la gauche.

L’antifascisme fait donc l’objet d’une instrumentalisation politique visant à délégitimer une idée ou un adversaire politique. Le processus est simple. Il consiste d’abord à affirmer que telle idée ou parti est « d’extrême-droite » alors même qu’une essence d’extrême-droite n’existe pas. Or, si elle est « d’extrême-droite », il ne fait pas longtemps à tous les bien-pensants pour y voir le premier signe d’une résurgence du fascisme. Dès lors, l’idée ou le parti fera l’objet d’une ostracisation et d’une condamnation morale exceptionnelle. C’est pourquoi il est si important pour les antifascistes de ressusciter « l’hydre fasciste ». « Si ce péril suprême vient à manquer, nous dit Alain Finkielkraut****, ils seront comme des enfants perdus, ils tâtonneront, sans repères, dans un monde indéchiffrable. Ils sont donc aux petits soins pour la bonne vieille bête immonde de papa, pour l’ogre familier qui est devenu leur nain de jardin. C’est bien moins le fascisme qui les épouvante que l’éventualité de sa disparition. »

 

*Michel Winock, Histoire de l’extrême droite en France (1993)

**Pierre-André Taguieff, Du diable en politique, Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire (2014)

***François Furet, Le passé d’une illusion  (1995)

****Alain Finkielkraut, La seule exactitude (2015)

Le Roman de Napoléon : Bonaparte et la révolution (1789-1795)

Le Roman de Napoléon : Bonaparte et la révolution (1789-1795)

« Un grand homme a deux naissances : la première comme homme, la seconde comme génie. » Victor Hugo cité par Simon Leys dans Prothée et autres essais (2001)

« Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent. » Napoléon, Mémorial de Sainte-Hélène (1823)

 

La Révolution

Bonaparte débute l’année 1789 comme il avait terminé les trois précédentes oscillant entre ses régiments en métropole et ses congés en Corse. Durant cette période, il s’était fait un expert en fausses excuses arguant de toutes les maladies imaginables pour rentrer sur son île natale. « Que de détails pour enseigner à faire un faux » ironisait Chateaubriand* lorsqu’il lut pour la première fois un bulletin d’excuses de la main de Bonaparte.

C’est que ce dernier voit son avenir en Corse. N’ayant pas la faveur des nationalistes sur place, il décide d’entretenir une correspondance avec son héros Pascal Paoli écrivant des lettres de plus en plus agressives vis-à-vis des français. Il écrit ainsi : « Général, Je naquis quand la patrie périssait. 30000 français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. » Pour la première fois, Napoléon entrevoit son rêve. Combattre les français, délivrer Ajaccio aux côtés du général Paoli, renverser « la main insolente qui nous opprime », le rêve est à portée de main. Heureusement, le destin ne l’entendait pas ainsi. Ce dernier avait des projets bien plus ambitieux pour lui.

Obsédé par Paoli, Napoléon, débutant sa vingtième année, ne prêta qu’une attention lointaine aux événements à Paris. Le 4 mai 1789, les états généraux s’ouvrent. Le 17 juin, les députés du tiers-état et des ralliés issus de la noblesse et du clergé se proclament assemblée nationale. Le 20 juin, cette assemblée fait le serment du Jeu de Paume. Le 14 juillet, la Bastille est prise par des émeutiers. Le 4 Août, les privilèges sont abolis. Tous ces événements pourtant d’une importance historique considérable ne sont guère compris par Bonaparte. Sans doute ce dernier y voit un affaiblissement de la France susceptible de l’aider dans son ambition de libérer la Corse mais il n’en comprend pas les implications historiques. Pour dire simplement, Napoléon est passé à côté de la révolution française, au moins à ses débuts.

Or, le retour de Paoli en Corse n’a pas arrangé cet état de fait. Faisant littéralement la cour au vieux général pour qu’il accepte de le prendre sous son aile, Napoléon passe son temps en Corse, loin des tumultes révolutionnaires. Malheureusement, si lui brûle d’envie d’accompagner Paoli, le vieux général se montre sceptique et méfiant vis-à-vis de ce jeune homme trop ambitieux pour ne pas être dangereux. Frustré, Bonaparte devient membre d’un club de jacobins à Ajaccio ce qui entraîne sa rupture définitive avec Paoli. Mais là encore, le jeune Napoléon est incapable de prendre la mesure des opportunités offertes par la Révolution française. Son ambition se limite à la Corse.

Même lorsque que la France déclare « la guerre aux rois et la paix aux nations » ** à l’été 1792, Napoléon fait tout pour éviter la guerre et rentre en Corse. Comme le dit l’historien Patrice Gueniffey*** : « Napoléon se contente longtemps d’une sphère étriquée, alors même que sur le continent commence la plus extraordinaire aventure dont un jeune homme ambitieux et sans scrupules comme il l’est peut rêver : la Révolution française qui, déracinant l’ancien monde, renversant les hiérarchies, les usages et les traditions, ouvre à toute une génération la route de la fortune, des honneurs et de la gloire. »  Cette passivité de Bonaparte reste encore aujourd’hui un mystère. Faut-il en plus ajouter qu’il fut le témoin direct de l’assaut des Tuileries le 20 juin 1792 dans lequel Louis XVI se coiffa du bonnet phrygien. A cette vue, Bonaparte se serait exclamé : « Che coglione ! Comment a-t-on laissé entrer cette canaille ? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon et le reste courrait encore. » Napoléon ne pouvait donc ignorer la portée des évènements sur le continent.

Ce fut finalement, par une ruse de la raison chère à Hegel, que Bonaparte prit enfin son destin en mains. En juin 1793, Pascal Paoli livre la Corse à l’Angleterre pour échapper à la Convention. Les jacobins, en étant les représentants de la Révolution, sont chassés de l’île avec leurs familles. Napoléon fait partie d’entre eux et s’installe avec sa famille dans le sud de la France. Ses ambitions corses terminées, il pourra enfin se consacrer à la France puis à l’Europe. Signe du destin, c’est Paoli, son héros de jeunesse, qui d’une certaine manière a poussé Bonaparte à embrasser son destin. On peut donc dire que si Bonaparte n’a pas fait la révolution, la révolution fera Napoléon.

 

Le siège de Toulon

En débarquant en France ce 9 juin 1793, Bonaparte ne peut échapper à la vue misérable d’un pays en proie au chaos et à l’anarchie. Louis XVI a été décapité et avec lui 800 ans de royauté capétienne. Son fils Louis XVII dort dans une cellule à la prison du temple. Il y mourra deux ans plus tard. Sur le front, les défaites militaires s’enchaînent. Valenciennes est aux mains des autrichiens. La Vendée menace de tomber tandis qu’à Paris un « comité de salut public » dirigé par Robespierre gouverne par la terreur.

Or, si le chaos et la guerre sont des terribles épreuves pour le peuple français, ils constituent à l’inverse une opportunité formidable pour des jeunes ambitieux en quête d’aventure et de gloire. Avec une noblesse émigrée ou guillotinée et avec un nombre très important d’officiers morts ou qui ont déserté, beaucoup de places se sont libérées que ce soit dans l’administration et dans l’armée. En 1793, un militaire pouvait monter en grade en quelques semaines tandis qu’il fallait des années dans l’ancien régime. Une nouvelle génération en a profité pour prendre le pouvoir au sein de l’armée imprimant sa marque et son style plein de fougues et de coups d’éclats. « Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices » dira Victor Hugo. On y retrouve des hommes comme Ney, Murat, Desaix, Moreau, Lannes, Kleber et tant d’autres, tous débutant leur prodigieuse carrière les emmenant pour nombre d’entre eux de Paris jusqu’à Moscou en passant par les déserts d’Egypte.

Bonaparte sera le plus grand de tous mais pour l’heure il n’est qu’un simple capitaine, grade qu’il a obtenu en Août 1792 trois semaines après la chute de la monarchie. Etant membre du club des jacobins d’Ajaccio, il est dans les bonnes grâces du comité de salut public qui décide de lui faire commander l’artillerie à Toulon dans le but d’expulser les anglais qui tiennent la ville. On dit qu’Alexandre épousa son destin à Pélion, François Ier à Marignan, Richelieu à La Rochelle, pour Napoléon ce fut à Toulon.

Dès son arrivée, Bonaparte fut surpris par l’incroyable passivité des officiers s’efforçant de prendre la ville depuis les hauteurs de la cité. Pour Napoléon, la ville ne peut être prise qu’en bombardant la flotte anglaise stationnée dans la rade de Toulon. Comme tous les génies, il fut d’abord pris pour un fou. Après des semaines à prêcher dans le vide, Napoléon fut finalement entendu et la ville fut prise exactement comme il l’avait prédit. Bonaparte venait pour la première fois de montrer ce « coup d’œil » qui fascinera tant Clausewitz et qui désarçonnera l’ensemble des armée européennes. Comme le soulignait Patrice Gueniffey : « Napoléon venait d’entrer dans l’histoire. Il n’en sortira plus. »

 

Le 13 vendémiaire

La victoire de Toulon avait offert à Bonaparte son premier moment de gloire. Il fut nommé général de brigade puis il fut remarqué peu après par Augustin Robespierre, le frère de « l’incorruptible » qui lui proposa alors le commandement de Paris à la place de Henriot. Napoléon refusa Paris. Son frère Joseph raconta que Bonaparte n’avait aucune confiance dans le comité de salut public et qu’il se contenta de terminer son explication par le célèbre « Qu’irais-je faire dans cette galère ? ».

Pourtant, Napoléon fait les frais de sa proximité avec le jeune Robespierre. A la chute de « l’incorruptible » le 9 Thermidor, il est arrêté sur ordre du député Saliceti lui prétextant une « conduite suspecte » lors de son voyage à Gênes qu’il avait réalisé quelques mois plus tôt. L’arrêté de Barcelonnette porte que « Bonaparte sera mis en état d’arrestation et traduit au comité de salut public à Paris, sous bonne et sûre escorte ». Interrogé, Napoléon nia tout en bloc : « Saliceti, tu me connais… Albitte, tu ne me connais point ; mais tu connais cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle. Entendez-moi ; restituez-moi l’estime des patriotes ; une heure après, si les méchants veulent ma vie… je l’estime si peu ! Je l’ai si souvent méprisé ! »

Libéré quelques jours plus tard, Napoléon songea à émigrer mais l’orientaliste Volnay l’en empêcha. « S’il eût exécuté sa résolution, j’aurais eu un énorme camarade, géant courbé à mes côtés dans l’exil », s’amuse Chateaubriand en repensant à cette scène.

Pendant un an, Bonaparte entretient des réseaux se rapprochant de Carnot, Cambon, Tallien et surtout Barras. Ce dernier est de plus en plus le nouvel homme fort de la Convention. Le 5 Octobre 1795, le 13 vendémiaire dans le calendrier révolutionnaire, une insurrection royaliste menace Paris. Barras fait alors appel à l’homme de Toulon pour mater la révolte. Celui-ci ne tarda à mitrailler les insurgés devant l’église Saint-Roch puis dit : « J’ai mis mon cachet sur la France. »

Napoléon sera récompensé pour cette nouvelle victoire obtenant de Barras le grade de général de division et le commandement militaire de la capitale qu’il avait refusé un an plus tôt. Pourtant, cet épisode laissera toujours un goût amer à Napoléon. Quelques années plus tard, lorsqu’il cherchera à séduire les émigrés royalistes, il dira qu’il donnerait plusieurs années de sa vie pour effacer cette page de l’histoire.

 

*Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livres dix-neuvième

**La formule est de du député de la Convention Merlin de Thionville

***Patrice Gueniffey, Napoléon et De Gaulle, Deux héros français (2017)

Le roman de Napoléon (1/15) : la jeunesse d’un géant (1769-1789)

Le roman de Napoléon (1/15) : la jeunesse d’un géant (1769-1789)

« Quel roman que ma vie ! » Napoléon, Mémorial de St-Hélène (1823)

« Alexandre, né sur le trône, n’eut pas, comme Bonaparte, une petite vie à traverser afin d’arriver à une grande vie. Alexandre n’offre pas la disparate de deux carrières ; son précepteur est Aristote ; dompter Bucéphale est un des passe-temps de son enfance. Napoléon pour s’instruire n’a qu’un maître vulgaire ; des coursiers ne sont point à sa disposition ; il est le moins riche de ses compagnons d’études. Ce sous-lieutenant d’artillerie, sans serviteurs, va tout à l’heure obliger l’Europe à le reconnaître ; ce petit caporal mandera dans ses antichambres les plus grands souverains de l’Europe. » Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1849)

 

La naissance de Napoléon

En cette journée du 15 Août 1769, le soleil se lève sur Ajaccio séchant à une vitesse inouï la brève rosée du matin. Il commence à faire chaud, une chaleur toute méditerranéenne à peine tempérée par la légère brise du vent marin. Les femmes étalent le linge en haut de leurs maisons tandis que les hommes commencent à sortir dans les rues. Aujourd’hui est jour de fête. Le 15 Août est le jour de l’assomption, date à laquelle la ville entière se déplace pour assister à la messe célébrant l’entrée dans la gloire de dieu de la vierge Marie.

Mais tandis que la foule de fidèles se dirige vers la cathédrale Santa Maria Assunta d’Ajaccio, un pavillon situé Rue Malerba semble étrangement bruyant. Benson* décrit la maison en ces termes : “En allant le long du rivage de la mer d’Ajaccio, vers l’île Sanguinière, à environ un mille de la ville, ont rencontré deux piliers de pierre, fragments d’une porte qui s’ouvrait sur le chemin ; elle conduisait à une villa en ruine, autrefois résidence du demi-frère utérin de madame Bonaparte, que Napoléon créa cardinal Fesch. Les restes d’un petit pavillon sont visibles au-dessous d’un rocher ; l’entrée en est quasi obstruée par un figuier touffu ; c’était la retraite accoutumée de Bonaparte, quand les vacances de l’école dans laquelle il étudiait lui permettaient de revenir chez lui.”

Maria Letizia Bonaparte, née Maria-Letizia Ramolino, y attend son quatrième enfant. Agée de 19 ans, sa vie fut déjà une succession d’épreuves et de chagrins. Mariée à 14 ans à peine, elle avait perdu très tôt ses deux premiers enfants. La naissance de son troisième Guiseppe (Joseph en français) le 5 janvier 1768 ne lui avait pas apporté le réconfort espéré. La Corse est alors en guerre. Louis XV espère conquérir l’île et obtient ce qu’il souhaite le 15 Mai lors du traité de Versailles. Enivrés par les conseils de Rousseau et la fougue de Pascal Paoli, les corses battent les français à Borgo mais subissent par la suite une défaite irréparable à Ponte-Novo. Obligée de fuir avec son mari dans le maquis corse, Maria Letizia se retrouve enceinte pour la quatrième fois et livre à son mari cette vision quasi prophétique de son futur enfant : « il sera le vengeur de la Corse ». Le grand Rousseau lui-même n’avait-il pas prédit « qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe »?

Des mois ont passé depuis, Paoli s’est exilé en Grande-Bretagne tandis que Carlo (Charles) et Maria Letizia Bonaparte ont choisi de soutenir l’occupation française. De retour à Ajaccio, Maria Letizia donne enfin naissance à son deuxième fils aux alentours de onze heures du matin rue Malerba. Elle le prénomme Napoléon et la légende dit que Maria Letizia fut tellement tordue de douleurs qu’elle laissa tomber son fils de ses entrailles sur un tapis représentant les héros de l’Iliade. D’autres rumeurs faisaient état non pas des héros de l’Iliade mais d’un tapis représentant César. Toute sa vie, Napoléon fut accompagné par des mythes et des légendes entourant sa personne.

On attribuait même à Bonaparte comme ancêtre l’homme au masque de fer. Chateaubriand** s’amusait de cette légende : « Le gouverneur des îles Sainte-Marguerite se nommait Bonpart ; il avait une fille ; le frère jumeau de Louis XIV, devient amoureux de la fille de son geôlier et l’épousa secrètement, de l’aveu même de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portés en Corse sous le nom de leur mère ; les Bonpart se transformèrent en Bonaparte par la différence du langage. Ainsi le Masque de fer est devenu le mystérieux aïeul, à face de bronze, du grand homme, rattaché de la sorte au grand roi. » En vérité, les Bonapartes sont issues de la petite noblesse de Toscane dont le seul fait d’arme fut laissé par un certain Jacques Bonaparte qui a raconté l’histoire du sac de Rome de 1527 par les troupes impériales de Charles Quint. Il est vrai que les hommes attribuent bien souvent des naissances miraculeuses aux grands de ce monde. Or, pour Napoléon, sa naissance n’a jamais rien eu d’extraordinaire ni de miraculeux.

 

Enfance de Bonaparte

Les premières années de Bonaparte sont difficiles. Sa famille paie toujours son soutien au patriote Paoli lors de la guerre d’indépendance. Son père Carlo (Charles) Bonaparte n’a pas les moyens de donner à ses enfants une éducation de qualité d’autant plus que Maria Letizia accumule les naissances. Maria (Marie) Anna naît en 1771 mais meurt quelques mois après sa naissance, Lucien naît en 1775 suivie de Elisa (1777), Louis (1778), Pauline (1780), Caroline (1782) et Jérôme (1784).

L’éducation du petit Napoléon fut tellement négligée que ce dernier ne connaissait pas un mot de français avant de quitter la Corse. Il ne savait que l’Italien. On dit même qu’afin de cacher la faiblesse de son instruction, Napoléon avait rendu son écriture indéchiffrable. Plus tard, lorsqu’il sera empereur, son aide de camp Bourrienne sera obligé de passer des heures à corriger les bulletins impériaux tellement ils étaient truffés d’erreurs d’orthographe. Il prononçait « îles Philippiques pour Philippines ; section pour session ; point fulminant pour point culminant ; rentes voyagères pour rentes viagères ; armistice pour amnistie. »  Même s’il ne fut pas un élève brillant, l’enfant est travailleur et possède un goût prononcé pour l’histoire. « Je n’étais, dit-il, qu’un enfant obstiné et curieux. »

Il se passionne très tôt pour les merveilles de l’île de beauté, ses montagnes, son maquis, ses légendes, ses grands hommes et le plus important d’entre eux : Pascal Paoli. Ce dernier est le héros de jeunesse de Bonaparte. L’enfant en voudra toujours à son père d’avoir trahi Paoli afin de plaire aux occupants français. Il est même écœuré par la proximité qu’entretient Charles, son père, avec le gouverneur de la Corse, le comte de Marbeuf, représentant du roi de France. Pourtant, c’est grâce à cette relation que la famille Bonaparte sort de la pauvreté. En 1777, la famille obtient les titres de noblesse ce qui permet à Charles d’envoyer ses deux fils dans un collège de métropole.

Ce départ est un déchirement pour Napoléon. La Corse fut davantage que son berceau. Elle fut une part de lui-même. Il disait que « la Corse offrait un printemps perpétuel ». Cette affection pour son île natale ne se démentira jamais. A St-Hélène, Las Cases*** se souvient de ces paroles de Napoléon : « La Corse avait mille charmes pour Napoléon ; il en détaillait les plus grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Tout y était meilleur, disait-il ; il n’y avait pas jusqu’à l’odeur du sol même : elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; il ne l’avait retrouvée nulle part. Il s’y voyait dans ses premières années, à ses premières amours ; il s’y trouvait dans sa jeunesse au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes. » En quittant la Corse, la vie de Bonaparte sera changée à jamais. Il ne le sait pas encore mais ce départ constitue la première étape d’une fabuleuse épopée.

 

Les études en France

Envoyé au Collège d’Autun avec son frère Joseph, Napoléon est dépaysé par ce qu’il voit et par ce qu’il entend. Il est surpris par la rudesse du climat et l’austérité des édifices.  Il ne parle pas un mot de français. Les français sont encore pires qu’il ne l’avait imaginé. Comment pourrait-il se lier d’amitié avec ces français que son héros Paoli avait si courageusement combattu ? Il aimerait rentrer en Corse mais sait bien que c’est impossible.

Alors, il ronge son frein. Il passe en effet son temps à travailler espérant que le labeur fasse passer les jours plus rapidement. « Le travail est la faux du temps » dira-t-il à Sainte-Hélène. En moins de trois mois, il a appris le français même s’il butera toute sa vie sur certains mots.

Après trois mois, une éternité à vrai dire pour Napoléon, il est envoyé à l’école militaire de Brienne dans l’Aube, Brienne étant alors une école pour petite noblesse. Napoléon y fait son entrée le 15 Mai 1779. Il a alors quasiment dix ans. Il se lie d’amitié avec son camarade Bourrienne, son futur secrétaire personnel. Ce fut d’ailleurs son seul véritable ami tant l’ambiance de l’école était morose. Ces camarades de classe aimaient plaisanter sur son prénom et sur son pays. Pire, ils n’avaient que mépris pour les nationalistes corses et leur chef Paoli. Sanguin comme tout corse qui se respecte, Napoléon n’était pas avare en colères et n’hésitait pas à se battre avec les autres élèves. Excédé, il dit un jour à Bourrienne : « Je ferai à tes français tout le mal que je pourrai. »

Peu apprécié de ses camarades, Napoléon l’était encore moins par ses professeurs. Il n’avait il est vrai aucun don en particulier, son caractère déjà rebelle et sûr de lui aggravant encore plus son cas.

En 1784, il sort diplômé de Brienne puis réussit le concours d’entrée de l’école militaire de Paris. Il n’y restera qu’une seule année le temps pour lui de devenir sous-lieutenant au régiment d’artillerie de Fère près de Valence. Or, malgré cette promotion, Napoléon a la tête ailleurs. Il s’ennuie. Il obtient un congé pour revenir en Corse en 1786.

Là-bas, tout a changé ou presque. Son père n’est plus là. Il est mort d’un cancer de l’estomac un an plus tôt. Son décès a laissé la famille Bonaparte dans une situation financière catastrophique. Sa mère doit s’occuper de 6 enfants, des frères et sœurs que Bonaparte n’a jamais rencontrées. Il tente alors d’entrer en contact avec les cercles nationalistes mais ne reçoit guère qu’un accueil glacial. Après tout, il est le fils de Charles Bonaparte, l’homme qui a trahi Paoli pour rejoindre le camp des occupants français.

Se sentant exclu de sa propre patrie, Napoléon se réfugie alors dans la littérature et la poésie. Il écrivait des romans comme Le masque prophète ou Le Roman corse et des notes académiques sur le monde. Son style était diffus et sentimental. Sur l’un de ces écrits il fait mention de St-Hélène avec cette simple note : « petite île ».  Il écrivait également des rapports adressés aux hommes puissants de son temps. Chateaubriand disait de lui qu’ « attentif aux questions académiques, il y répondait, il s’adressait aux personnes puissantes qu’il ne connaissait pas : il se faisait l’égal de tous avant d’en devenir le maître. [..]. Il écrivait à l’abbé Raynal, à M.Necker ; il envoyait aux ministres des mémoires sur l’organisation de la Corse, sur des projets de défense à St-Florent, de la Mortella, du golfe d’Ajaccio, sur la manière de disposer le canon pour jeter des bombes. » Napoléon nous montre ici le trait le plus important de sa personnalité. Loin de s’être laissé abattre par les circonstances, il met toute son assurance au service d’un objectif ancré pour toujours dans son esprit : monter encore et encore, toujours plus haut. Il est tellement sûr de lui qu’il se considère comme l’égal de Necker et de Raynal, lui le sous-lieutenant d’artillerie. Il sait que personne ne le prend encore au sérieux mais un jour viendra, il en est convaincu, où les puissants d’Europe trembleront devant lui.

 

*Esquisses de la Corse, Benson

**Mémoires d’outre-tombe, Livre dix-neuvième, Chateaubriand

***Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases

Grand angle (article long) : Etat-nation ou empire, quelle forme politique pour le XXIème siècle ?

Grand angle (article long) : Etat-nation ou empire, quelle forme politique pour le XXIème siècle ?

« Tout empire périra » avertissait l’historien Jean-Baptiste Duroselle. L’histoire a montré la justesse de cette expression. De Rome à Persépolis en passant par Athènes, ces grands empires n’ont laissé derrière eux en effet que des ruines pleurant leurs gloires de jadis. L’empire est somme toute comme l’être humain, il naît, il grandit puis il décline avant de disparaître.

Pourtant, si Duroselle voyait juste pour voir l’impossible permanence des empires pris dans leur sens particuliers, il n’avait pas imaginé un instant que la forme politique de l’empire était en train de disparaître de l’horizon des hommes. Si Alexandre avait trouvé, d’après Stendhal, en César et en Napoléon des successeurs à ses ambitions impériales, un empire en somme chassant l’autre, nous assistons à l’inverse à la « désimpérialisation du monde » selon l’expression de Marcel Gauchet.

L’empire, en tant que construction politique, n’est tout simplement plus imaginable. Sur ces ruines prospèrent partout des Etats-nations plus ou moins achevés réglant la vie collective des sociétés à l’exception peut-être de l’Europe.

Pourquoi la forme impériale a-t-elle perdu tout sens aujourd’hui ? Sur quoi repose dès lors le nouvel ordre du monde ?

 

1)L’empire et la nation : deux modes d’organisation du collectif

L’empire fut historiquement la forme politique majoritaire dans le monde. Dans la bible par exemple, plus de quatre empires (égyptien, babylonien, médo-perse et romain) se succèdent contre le peuple juif. L’empire provient du latin Imperium qui signifie « commandement » et « pouvoir ». Au fur et à mesure, les empires ont tous adoptés la même organisation politique. Munis d’un pouvoir central unitaire ou fédéral, ils mettent sous tutelle des peuples divers ethniquement et culturellement. Cette diversité a pour conséquence de rendre impossible le sentiment d’appartenance à une même communauté de valeur et de destin. Au contraire, chaque groupe tend à vivre replié sur lui-même, le seul point commun entre tous les groupes étant la domination du pouvoir central. Les millets ottomans sont l’archétype de ce type d’organisation. Peu soucieux de leur unité interne et se croyant doter d’une supériorité morale et civilisationnelle, les empires aspirent à l’universalité ce qui induit une logique constante d’expansion territoriale. Peu importe au fond les autres peuples, l’empire se voit comme le centre de gravité de la planète. C’est pourquoi des religions universalistes comme le Christianisme et l’Islam facilitent la culture impériale.

En revanche, la nation est une construction moderne. Elle naît officiellement en 1789 avec la Révolution Française. Elle était pourtant en gestation depuis au moins les capétiens d’après le grand historien de l’Action française Jacques Bainville. Contrairement à l’empire, la nation est un peuple partageant les mêmes valeurs créant ainsi ce « sentiment du semblable » dont Tocqueville avait montré qu’il était à la base de la démocratie. Renan propose sans doute la définition la plus juste de la nation : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » Néanmoins, il ne faut pas conclure que la nation n’est ni multi-ethnique ni multiculturelle mais cette diversité culturelle doit s’accompagner de l’intériorisation d’une référence commune supérieure à sa propre culture comme aux Etats-Unis. Il ne faut pas penser également que la nation est une notion figée, imperméable aux changements. Elle est selon Renan « un plébiscite de tous les jours ».

De plus, si l’empire aspire à l’universalité, la nation entretient sa particularité. Marcel Gauchet disait à ce propos : « Sur ce terrain […] la nation étant cette entité qui accepte ses limites et reconnaît l’existence des autres nations alors que l’Empire vise à la domination universelle. » Or, forcer de constater que ce n’est pas toujours vrai. La France, par exemple, celle que l’on surnomme la « grande nation », une fois reconnu le principe national avec la Révolution n’a-t-elle pas applaudie à l’avènement de l’Empire napoléonien puis n’a-t-elle pas conquis un empire colonial à l’échelle du globe ? Pour résoudre ce paradoxe, il faut voir que la forme impériale et nationale sont des processus qui se côtoient et s’entrechoquent. Ainsi, si la nation devient le mode d’organisation de la collectivité, l’idée impérial peut très bien subsister influençant la psychologie d’un peuple. Martin Malia parle de « gradient d’impérialisation » des nations. « C’est cette conjonction contradictoire entre héritage impérial et modernisation nationale, selon Marcel Gauchet, qui jouera un rôle matriciel dans la genèse des phénomènes totalitaires. » Le Nazisme et le fascisme ne sont donc que les variantes de cette conjonction alliant la puissance de mobilisation de la nation et l’Hubris impérial. On peut donc dire qu’avant 1945, l’Europe était composée d’Etat-Nations non pleinement achevés dans lequel le surmoi impérial n’avait pas encore disparu.

 

2)La fin des empires et le triomphe des Etats-Nations

Le « moule impérial » dans lequel continuait à vivre les nations européennes était le fruit de siècles de culture historique de l’Imperium. Cependant, dès lors que la Nation a fait son apparition (on ne soulignera jamais assez le rôle fondamental de la réforme protestante engagée par Luther pour saisir le processus de « nationalisation » du continent européen), l’Empire a progressivement cessé de faire sens auprès des populations.

Le premier continent touché par cette « désimpérialisation du monde » fut l’Amérique. Si l’on excepte le cas à part des Etats-Unis, les pays américains ont connu leur « nationalisation » au début du XIXème siècle. Aujourd’hui ce sont des Etats-Nations achevés au sens où le substrat impérial a définitivement disparu. Il ne viendrait à l’idée d’aucun brésilien, pour prendre un exemple, d’envahir ses voisins pour fonder un empire bresilo-américain ! Au contraire, ces nations reconnaissent les autres comme telles au sein d’organisations comme le MERCOSUR, l’ALENA ou encore l’ALBA.

Le second continent touché par le phénomène fut l’Europe. Après l’effondrement matériel et moral de la défaite de 1945, l’Allemagne et l’Italie ont abandonné toute prétention impériale tandis que la Grande Bretagne et la Hollande ont abandonné volontairement leur empire colonial. Pour la France et le Portugal, le maintien de l’empire colonial était rendu impossible par la contradiction entre l’idée nationale largement acceptée en métropole et la domination impériale. Paradoxalement, c’est par le biais de la colonisation que le principe de la nation a pénétré parmi les élites du tiers-monde. En un sens, la colonisation a engendré sa propre perte. Il faudra dès lors le général De Gaulle puis « la révolution des œillets » au Portugal pour acter l’obsolescence de l’idée impériale. La décolonisation fut donc un puissant facteur de désimpérialisation. Elle a en effet permis la création de multiples Etat-nations en Afrique et en Asie même si ce sont bien souvent des Etats-nations incomplets soumis à des facteurs de dissensions internes pouvant déboucher sur des guerres civiles voir même la création d’autres Etats-Nations à l’intérieur des pays décolonisés comme le Sud-Soudan ou la Namibie. Dans tous les cas, la notion d’empire n’a plus de réalité en Afrique. Il n’est qu’à voir le concours d’indignation et de sarcasmes lorsque Bokassa s’était proclamé empereur de Centrafrique !

De plus, l’Empire n’est pas seulement obsolète politiquement, il l’est aussi économiquement. Avec la globalisation économique, l’accès aux marchés mondiaux fait perdre tout intérêt à la constitution d’un grand marché intérieur. Au contraire, ce sont les petits états-nations très cohérents sur le plan interne comme Singapour, les pays scandinaves ou la Corée du Sud qui tirent le mieux leurs épingles du jeu mondial. Singapour est aujourd’hui plus riche que son ancien colonisateur britannique ! De même, l’excentration des économies pousse les Etats à reconnaître les autres nations de manière égale chacune dans ses particularités propres. C’est pourquoi nous avons vu se développer des organismes de coopération entre les nations partout dans le monde.

Or, ce nouveau jeu économique nous amène à nous interroger sur le principal bénéficiaire de cette globalisation : l’Asie et principalement la Chine, l’Inde et le Japon. La Chine fut longtemps considérée comme un empire. On parlait d’ailleurs « d’empire du milieu ». Or, la particularité de la culture chinoise, la relative homogénéité de sa population et l’abandon volontaire de l’expansion territoriale au XVIème siècle sous la dynastie des Qing ont favorisé l’émergence d’une nation chinoise. Dès lors, l’abdication de l’empereur Pu Yi en 1912 était inévitable, la forme impériale étant déjà substituée par l’Etat-Nation depuis des siècles. Au Japon, s’il reste un empereur, le substrat impérial a définitivement disparu après Hiroshima. Le conflit sino-japonais portant sur les îlots Senkaku n’est donc pas un conflit « impérial » mais un conflit territorial entre des pays qui se reconnaissent mutuellement comme nations et qui dès lors ne se reconnaissent aucune supériorité l’une par rapport à l’autre. Enfin, dans le sous-continent indien, l’influence du bouddhisme et de l’hindouisme, religions qui ne sont pas à vocation universaliste, a encouragé la nationalisation des sociétés ce que nous retrouvons dans le concept indien de « Bharat Mata » ou « Mother India » en anglais. L’Asie s’est donc entièrement convertie aux Etats-Nations modernes.

Le dernier empire à être tombé est l’empire russe qui s’est soviétisé à partir de 1917. C’est un élément qui est passé relativement aperçu dans l’euphorie de la fin de la guerre froide et de la « fin de l’histoire ». L’URSS s’est effondrée principalement du fait de la nationalisation des populations qui la composent. 1991 n’est pas l’année du triomphe de la démocratie libérale, il suffit d’aller dans les ex-pays d’URSS pour se rendre compte qu’il n’y a pas de démocratie, mais l’année du triomphe de l’Etat-Nation. La Russie qui était au cœur de l’empire est maintenant devenue une nation. Cependant, le substrat impérial ne s’est pas complètement effacé d’où une tension croissante entre la défense légitime des intérêts nationaux et la culture impériale. Cette tension se retrouve aujourd’hui en Ukraine ou en Géorgie. La Russie est donc entrée dans une phase délicate de transition entre empire et nation mais tôt ou tard cette dernière l’emportera définitivement et les russes reprendront en chœur le slogan de l’écrivain russe Soljenitsyne « Abandonnons l’empire ! ».

L’Etat-Nation est donc indubitablement devenu la forme politique par excellence de nos jours. Qu’ils soient parachevés ou non, c’est-à-dire débarrassés de leur moule impérial, les Etats-Nations se sont imposés comme la forme d’organisation collective la plus à même à répondre aux défis modernes.

 

3)Un monde musulman en quête de sa forme politique

Le monde arabe est sans doute la zone géographique dans laquelle la forme nationale a le moins bien pénétré. Je vois deux obstacles à l’imprégnation nationale. D’une part, le maintien de groupes tribaux structurant l’organisation sociale, comme dans les monarchies du golfe ou la Libye, empêchent l’émergence d’Etat-Nation moderne. D’autre part, l’Islam n’a pas connu le processus de « nationalisation » qu’a connu le christianisme après la réforme. Il faut ajouter que le concept de « nation » importée d’Occident est en contradiction avec le principe de l’Oumma musulmane destinée à s’étendre au monde entier. Ces éléments confèrent au monde arabe un double processus antagoniste d’une division tribale d’un côté et d’un rêve impérial, à travers le califat, de l’autre. Cependant, la forme nationale n’est pas totalement absente. La colonisation a eu pour conséquence d’importer le modèle d’Etat-Nation dans des pays comme le Maroc, l’Algérie ou l’Egypte. De plus, l’abolition du califat ottoman en 1924 puis le kémalisme ont forgé une réelle identité nationale turque prouvant par la même que l’Islam et l’Etat-Nation ne sont pas incompatibles. Il est à noter cependant que la Turquie comme l’Iran possède une culture et une histoire particulière facilitant le tissu national contrairement aux pays arabes.

Pour ces derniers, hormis les exceptions que j’ai cité plus haut, l’Etat-Nation n’est encore qu’un vieux pieux tant les divisions religieuses, tribales et ethniques sapent les fondements d’appartenance à une même communauté. Dans ce contexte, l’absence de forme politique définie et légitime alimente les velléités califales (l’Etat Islamique) et le désir d’Etat indépendant ethniquement homogène comme pour les Kurdes ou les alaouites. Par conséquent, le défi principal des pays arabes sera de mettre en œuvre les conditions nécessaires à la formation de véritables Etats-Nations modernes.

 

4)L’exception américaine ?

Il est souvent de bon ton de voir dans les Etats-Unis le dernier empire moderne. Il est vrai que sa flotte navale domine les océans tandis qu’ils consolident depuis 1945 un système de vassalisation de l’Europe à travers l’OTAN. Néanmoins, les Etats-Unis peuvent être considérés comme un véritable état-nation. D’une part, le fait d’être une ancienne colonie britannique crée une forme de défiance vis-à-vis de toute forme de projet impérial. D’autre part, l’originalité et la singularité de la culture américaine sont des facteurs puissants pour constituer un véritable sentiment national. Il est souvent frappant de voir à quels points l’ensemble des américains, des noirs aux hispaniques, ressentent une fierté d’appartenir à la nation de Washington et de Roosevelt. Cependant, d’après Gauchet, « la nation américaine n’est pas, aux yeux de ses ressortissants, une nation parmi les autres et comme les autres ». Elle est en fait investie d’une mission civilisatrice de défense de la démocratie dans le monde. Indiscutablement, ce schème providentialiste résulte d’une double fidélité, religieuse d’abord, de par les « pères pèlerins » construisant une « cité sur la colline » montrant la lumière au reste du monde, et politique, ensuite, de par « les pères fondateurs » combattant la dictature et l’asservissement.

On peut donc s’apercevoir qu’il existe une contradiction fondamentale entre une nation qui assume pleinement sa singularité et une nation qui au contraire souhaite exporter son modèle au reste du monde. Les Etats-Unis, comme Janus, ont deux faces, l’une représentant la nation, l’autre l’empire. Cette configuration particulière se retrouve tout au long de l’histoire américaine entre les partisans de l’isolationnisme et ceux du « destinée manifeste ».

Seule la décennie 90 put laisser croire que les Etats-Unis abandonnaient son modèle national au profit d’institutions supranationales. On était alors au lendemain de la chute du mur de Berlin où tous pensaient qu’on était à l’aune de la « fin de l’histoire » et où l’humanité s’était enfin réconciliée avec elle-même. Le 11 septembre mis fin à cette illusion. Du fait des attentats, les Etats-Unis étaient ainsi redevenus cette « république impériale » autrefois décrite par Raymond Aron. La notion impériale ne doit pas cependant occulter le fait que les Etats-Unis sont bel et bien un Etat-Nation, différent des autres certes, mais une nation quand même.

 

5)L’Europe à la croisée des chemins

Nous avons vu que les pays européens étaient devenus de véritables Etat-Nations après 1945 se débarrassant complètement de leur surmoi impérial. L’Europe fut dès lors un lieu de coopération et d’échanges entre des nations qui s’estiment mutuellement. Ce fut le cœur de la politique gaulliste « d’une Europe des nations ». Dans les années 70, pourtant, la situation change. La victoire du paradigme libéral s’ajoutant à un « révisionnisme historique » montrant faussement du doigt les nations comme responsables des deux guerres mondiales commencèrent à porter ses fruits. Jean-Pierre Chevènement avait d’ailleurs montré comment les élites européennes avaient instrumentalisé l’histoire pour justifier la fuite en avant vers une Europe supranationale. Au tournant des années 80, la construction européenne se fit au détriment des nations qui la composent.

Néanmoins, l’Europe n’a pas réussi à trouver un substitut au vieux Etat-Nations. En réalité, au sein même de l’UE, on peut distinguer trois formes politiques distinctes. Tout d’abord, la forme nationale n’a pas encore totalement disparue. Asservie par les empires austro-hongrois et russes puis par les soviétiques, les pays de l’est de l’Europe voient d’un très mauvais œil la remise en cause de la forme nationale. De même pour la Grande Bretagne comme l’a prouvé le Brexit. De plus, l’espace national reste non seulement l’espace de solidarité mais surtout l’espace de la légitimité démocratique.

Deuxièmement, s’est formé en Europe une structure fédérale avec la commission comme tête de pont. Ces partisans, les « fédéralistes », souhaitent former un Etat-Nation européen sur le modèle fédéral américain. Cette volonté bute sur les traditions nationales encore solidement ancrée et sur l’absence d’une culture commune. Il n’y a ni de peuple européen ni de communauté de destin en Europe. Seule une minorité souhaite ce « grand saut fédéral ». Pire, étant donné que la démocratie en Europe, depuis 1789, vit à l’intérieur des nations, tout saut fédéral s’accompagne d’un sentiment de dépossession démocratique pour les peuples européens créant le paradoxe suivant : plus l’intégration européenne avance, plus les peuples européens se détournent d’elle.

Enfin, il existe une dernière forme politique se superposant aux deux autres. Cette forme est celle de l’empire s’étendant toujours plus, avalant les peuples sur son passage. Bien sûr, cet empire n’est plus fondé sur la force mais sur la libre volonté des adhérents. On peut parler d’un empire technocratique comme l’avait affirmé il y a quelques années José Manuel Barroso. Néanmoins, cet empire en n’ayant pas de frontières définies, ni même de cohérence culturelle interne, éloigne toujours plus la perspective d’un Etat-Nation européen.

En d’autres termes, l’Europe est à la croisée des chemins entre une Europe des nations, un Etat-Nation européen ou encore un empire éclairé et technocratique. N’ayant pas choisis entre ces trois formes, l’UE justifie le surnom « d’OPNI » (Objet politique non identifié) que lui avait donné Jacques Delors.

 

 

L’Etat-Nation semble donc la forme politique dominante dans le monde. L’empire n’est plus à la mode. Son dernier avatar, l’URSS s’est effondrée en 1991. Mais avec lui, c’est en fait l’idée même d’empire qui semble disparaître. Seuls les Etats-Unis et dans une moindre mesure la Russie semblent encore imprégnés du « gradient d’impérialisation ». Pour ma part, je suis même convaincu qu’à termes la nation l’emportera définitivement sur l’empire. C’est dans ce contexte que l’expérience européenne est en décalage avec le reste du monde. Encore largement tributaires de leurs cultures nationales, les états européens ont choisi une voie originale d’une intégration toujours plus poussée mais dont il est difficile de voir explicitement où ce chemin va-t-il les mener. Choisir la voie de l’empire, même si celui-ci est technocratique, me semble aller à l’inverse du mouvement du monde. Le monde prochain sera celui des nations se respectant entre elles et qui collaborent au sein d’institutions internationales. Comme l’Islam n’est pas l’islamisme, la nation n’est pas le nationalisme. Laisser de côté la nation au moment où celle-ci s’impose partout dans le monde est une erreur historique de la part des européens.

 

L’Amérique et le péril afghan

L’Amérique et le péril afghan

L’Afghanistan fait de nouveau parler de lui. Après des années d’oubli, le pays s’est rappelé au bon (ou plutôt mauvais) souvenir des occidentaux. Le 21 Août dernier, le président Trump a annoncé un plan de renforcement de la présence américaine prenant le contre-pied du plan de 2014 prévoyant un retrait progressif des forces de l’OTAN. Le secrétaire d’Etat à la défense Jim Matthis a confirmé ce revirement le 28 Août par l’envoi de 4000 combattants supplémentaires s’ajoutant aux 11000 soldats déjà présents. On est bien sûr loin des 100 000 marines présents lors de l’invasion de l’Afghanistan en 2001. Renforcer la présence américaine peut paraître avisé à première vue, personne ne peut contester en effet la faiblesse du régime afghan et le retour en force des djihadistes. Pourtant, si l’envoi de troupes était nécessaire pour éviter l’effondrement du régime, rien ne dit qu’il soit suffisant pour stabiliser le pays.

Quels sont les obstacles à la stabilité de l’Afghanistan ?

 

I) L’obstacle géographique

Napoléon disait que « les Etats font la politique de leur géographie ». Dans le cas de l’Afghanistan, la géographie joue indiscutablement un rôle négatif pour assurer l’unité du pays. L’Afghanistan est en effet un pays aux deux tiers montagneux du nord-Est à la frontière iranienne. Au nord-Est, le massif de l’Hindu Kush culmine facilement à plus de 3000 mètres d’altitude, certains pics atteignent les 7000 mètres, rendant impossible l’établissement d’une économie pérenne. Ce massif ensuite décline en altitude plus la frontière iranienne se rapproche. Les montagnes sont néanmoins suffisamment hautes pour rendre impraticables tous types de récolte poussant les populations à adopter une vie pastorale.

Dans certaines vallées comme celles du Pandjchir au nord et celle du Helmand au Sud-Est, certaines récoltes subsistent comme celles des prunes et des poires mais sont peu à peu remplacées par la culture du pavot beaucoup plus rentable. L’opium est ainsi devenu la principale ressource du pays. Tirant profit de ces énormes bénéfices, les talibans ont fait du contrôle des champs de pavot une priorité absolue d’autant plus que les américains sont réticents à arrêter le trafic par crainte d’un effondrement économique du pays.

La géographie et le relief constituent donc pour l’Afghanistan un obstacle presque insurmontable à son développement économique. Pire, ils ont tendance à enclaver davantage ce pays l’empêchant de s’insérer dans le commerce mondial. D’une certaine manière, seule la culture de l’opium lui assure un lien avec l’économie-monde d’où son importance capitale pour les différents belligérants. A ces difficultés économiques se rajoute l’avantage qu’offre ce terrain aux stratégies de guérilla. Formé de hautes montagnes et d’étroites vallées, l’Afghanistan offre un terrain idéal aux embuscades. Il faut en outre ajouter que le climat y est particulièrement rigoureux limitant ainsi considérablement l’avantage technologique des forces de l’OTAN. Dans ce cadre plus que défavorable, le renforcement militaire américain ne saurait inverser le rapport de forces tant économique que militaire.

relief afghanistan

 

II) L’obstacle militaire : l’Afghanistan comme « cimetière des empires »

Nous avons vu que la difficulté du relief pose des problèmes considérables à une occupation militaire. Dans son histoire, le pays a souvent été envahis mais les occupant n’ont jamais pu tenir le terrain pendant longtemps. L’Afghanistan fut pourtant un carrefour situé entre les civilisations perses et indiennes, sa position stratégique aiguisant l’appétit de ses voisins. Surtout, sa géographie empêche l’émergence d’une unité centralisée et entraîne à l’inverse l’éparpillement du pays entre des différents groupes rivaux. Aux réseaux tribaux, pierre angulaire de la société afghane, s’ajoutent les rivalités ethniques entre pachtounes, majoritaires, et un nombre conséquent de peuples perso-hindous.

Cette division est un trait durable du pays. Néanmoins, deux éléments parviennent à maintenir une certaine unité culturelle entre afghans : un même mode de vie pastoral et la religion musulmane. Dès lors que ces deux piliers sont menacés, les afghans arrivent à s’unir pour repousser les envahisseurs. Ce fut le cas par deux fois contre les anglais au XIXième siècle puis contre les soviétiques en 1979.

Combattant au nom du Djihad et de la protection du Dar-El-Islam, les afghans ont toujours affiché une grande capacité militaire et une détermination sans faille pour combattre leurs ennemis. Churchill disait qu’en Afghanistan « chaque homme est un guerrier, un politicien et un théologien ». A partir des années 80, cette dimension islamique du combattant afghan s’est renforcée, nourrie par les capitaux saoudiens et émiratis, protégée également par la passivité américaine. L’Afghanistan est devenue dès lors le berceau du Djihad et un sanctuaire pour les organisations terroristes. D’ailleurs, une fois que le djihadisme s’est divisé entre les partisans d’Al-Qaeda et ceux de l’Etat Islamique, le théâtre afghan a fait lui aussi l’objet d’une guerre intra-djihadiste entre talibans et membres de l’EI.

Cette compétition entre djihadistes favorise le jeu américain d’autant plus que les forces gouvernementales afghanes ne sont absolument pas prêtes à relever le défi d’un retrait de l’OTAN. Malgré les milliards investis, l’armée afghane est de fait composée majoritairement de soldats peu motivés et de généraux corrompus. Le gouvernement afghan est lui-même très divisé entre le président Ashraf Ghani, pachtoune et le premier ministre Abdullah Abdullah, tadjik. Ne pouvant donc compter sur des alliés locaux, l’armée américaine ne pourra stabiliser le pays qu’à la condition de s’appuyer sur des alliés régionaux puissants. Et là aussi le bât blesse.

 

III) L’Afghanistan : victime de ses voisins ?

Si la géographie et la culture guerrière de l’Afghanistan sont des obstacles à sa stabilité, que dire alors de ses pays voisins désireux d’utiliser le pays afghan comme un terrain de jeu de leurs propres intérêts stratégiques.

On peut voir trois grands blocs entourant l’Afghanistan : le bloc perse à l’Ouest, le bloc indo-pakistanais à l’Est et le bloc centre-asiatique au nord. Pendant longtemps, l’Afghanistan a joué le rôle d’état-tampon entre ces trois grands blocs. Au XIXième siècle, le nord centre asiatique faisait partie de l’empire russe et l’Est indo-pakistanais était sous domination anglaise. Cette configuration spécifique a permis au pays d’être préservé de toute colonisation. Or, ce privilège s’est payé par l’enfermement du peuple afghan dans ses traditions. L’industrialisation n’a ainsi jamais pu pénétrer le territoire afghan de même que les valeurs occidentales de démocratie ou de libéralisme n’ont touché qu’une partie marginale de la population. Cette coupure vis-à-vis du monde extérieur explique en grande partie le rejet massif du marxisme qui s’est exprimé dès 1978 et qui sera le prélude à l’intervention soviétique. Elle explique également la difficulté qu’ont les afghans de passer d’une culture féodale à une culture capitaliste moderne. Dans ce pays, les liens tribaux priment sur la main invisible du marché.

De fait, les investissements internationaux ne touchent qu’une toute petite partie du territoire, Kaboul et sa région. De même, les relations difficiles avec ses voisins ne permettent pas à l’Afghanistan de s’insérer dans un marché économique commun. L’Iran d’une part se méfie d’un gouvernement trop pro-américain à sa frontière ainsi que d’une rébellion talibane sunnite hostile aux chiites. D’autre part, l’accès à l’Asie centrale est en grande partie fermé par la barrière naturelle qu’est l’Hindu Kush et ne représente qu’un marché limité pour les produits afghans. Enfin, le Pakistan semble le débouché le plus prometteur. Cependant, les pakistanais jouent depuis longtemps un rôle trouble en Afghanistan. Considérant le pays afghan comme à la fois une profondeur stratégique vis-à-vis de l’Inde et comme un tremplin pour ses ambitions en matières premières en Asie Centrale, le Pakistan soutient de manière implicite les talibans depuis le départ des troupes soviétiques en 1989. Les talibans sont eux-mêmes issus des madrassas (écoles coraniques) pakistanaises et bénéficient de sanctuaires dans les zones tribales de l’Ouest du Pakistan dans les régions de Peshawar et de Quetta. La porosité de la frontière afghano-pakistanaise leur permet également de circuler librement entre les deux pays et de se réfugier en cas de défaites militaires comme ce fut le cas en 2001.

Ce rôle déstabilisant du Pakistan n’a en tout cas jamais cessé malgré les menaces américaines de geler les milliards d’aide octroyés à l’armée pakistanaise. La situation s’est d’autant plus compliquée que le Pakistan est entré dans une crise politique grave avec la destitution de Nawaz Sharif, le premier ministre, pour corruption. La stabilité de l’Afghanistan passe en effet par un revirement stratégique de son voisin. Or ce type de décision nécessite un leadership politique fort à Islamabad qui aujourd’hui fait défaut.

 

L’envoi de troupes supplémentaires américaines est donc une condition nécessaire mais non suffisante pour maintenir la paix en Afghanistan. Nécessaire car sans l’appui de l’OTAN l’armée afghane s’effondrerait laissant le champ libre aux djihadistes pour refaire de l’Afghanistan un camp d’entrainement géant du djihad global comme il le fut avant le 11 Septembre. Non suffisante car les obstacles aussi bien géographiques, militaires que culturels, sans compter le rôle déstabilisateur du voisin pakistanais, ne permettent ni la défaite des talibans ni le développement économique du pays, pourtant gages de la stabilité à long-terme. La solution s’apparente en fait à une quadrature du cercle presque impossible à réaliser. D’ici là, l’Afghanistan n’a pas fini de faire parler de lui…