Au début du XVIIIème siècle, l’Angleterre inaugure une nouvelle forme de société connue plus tard sous le nom de capitalisme. Karl Marx en sera indiscutablement un des plus grands critiques pourfendant un système dont « l’extension continue du règne de la marchandise est inscrite au plus profond de sa logique et qui ne peut s’accommoder d’un état dans lequel la saturation des marchés pèserait sur sa dynamique de croissance » (Philippe Moati). La croissance, justement, est le cœur de la dynamique du capitalisme. Ce dernier doit toujours être en mouvement dans une logique « d’accumulation illimitée du capital » où tous rapports et comportements sociaux sont soumis in fine à des intérêts exclusivement marchands. En étendant son emprise sur la société, le capitalisme fait donc de la croissance l’alpha et l’oméga des sociétés humaines.

Or, cette dynamique de croissance ne peut se réaliser d’après Marx qu’à partir de trois facteurs de production : le travail, le capital et la productivité globale des facteurs de production. En dernière instance, seul le travail vivant est réellement indispensable dans la mesure où si la grève des travailleurs d’un pays devenait générale, l’économie de ce pays s’arrêterait sur le champ. Pourtant, le capitalisme est pris dans une contradiction fondamentale, que Marx nomme « baisse tendancielle du taux moyen de profit », pour la simple et bonne raison que s’il repose sur l’exploitation du travail, il lui faut également prendre sans cesse appui sur une révolution technologique permanente afin d’augmenter la productivité globale des facteurs de production. Deux des trois facteurs de production connaissent donc un antagonisme fondamental minant à terme la nécessaire accumulation du capital (ce qu’aujourd’hui nous nommons « la croissance »).

Crise et survie du capitalisme

Cette théorie de Marx, bien qu’elle soit brillante, s’est heurtée plusieurs fois sur le mur de la réalité. En effet, que ce soit en 1882 au moment de l’effondrement boursier de L’Union Générale qu’en 1929, le capitalisme s’est toujours relevé des périodes de crises si bien que la prédiction marxiste a perdu beaucoup de son aura intellectuelle. C’est que Marx a sous-estimé la capacité du capitalisme à survivre à travers la « société de consommation ». Inventée dans les années vingt aux Etats-Unis, cette société permet au système capitaliste de surmonter « la crise des débouchés » dont Sismondi avait montré qu’elle est inhérente à ce système. Aux moyens d’une propagande publicitaire implacable, le marketing, et par le biais d’une redistribution des revenus visant à faire de l’homme un « homme-consommateur », le capitalisme a pu semble-t-il dépasser la loi de la baisse tendancielle des taux de profit. Cette période est même considérée aujourd’hui comme un âge d’or alors même qu’elle fut la période clé où l’homme s’est soumis aux dictats de l’économie.

Cependant, cette phase « fordo-keynesienne » s’est fracassée dans les années 70 devant le décroissement inexorable de la productivité. Le schéma marxiste s’est donc remis en place, le plein-emploi et l’exploitation du travail se retrouvant de nouveau en contradiction avec la productivité globale. Pour surmonter cette nouvelle épreuve, le capitalisme s’est appuyé sur la montée en puissance du capital fictif. Le développement proprement hallucinant de la sphère financière au détriment de « l’économie réelle » a en effet conduit selon Michéa « à asseoir la plus grande partie du nouveau mode d’accumulation du capital, non plus sur la valeur déjà produite mais bien au contraire sur la seule valeur anticipée de la croissance future ». En d’autres termes, la nouvelle richesse capitalistique représente « une accumulation de droits, titres juridiques, sur une production à venir ». Selon la banque des règlements internationaux, le secteur financier est déjà plus de vingt fois supérieur au PIB mondial ce qui signifie que le capital fictif crée vingt fois plus de richesses que la production concrète de marchandises.

L’économie de bulles

On peut voir aisément tous les dangers d’un tel mode d’accumulation capitalistique. La « croissance » repose donc in fine sur une promesse de production de richesses futures en croisant les doigts que les anticipations soient effectivement similaires à la croissance réelle dans l’avenir. En d’autres termes, l’essentiel du mode de croissance actuel consiste « à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ».  Dans ce système, la dette qu’elle soit publique ou privée est un outil fondamental pour faire tourner la machine. La fuite en avant du crédit permet en effet à une personne détentrice d’un titre financier de détenir un droit sur un avenir que la société capitaliste « ne possède assurément pas » ( Lohoff et Trenkle). Le risque principal est de voir ces promesses de remboursement futur ne jamais se réaliser d’autant plus que plus l’écart entre la production financière et le PIB est important, moins il y a de chances pour que la dette cumulée de la planète puisse être couverte par la croissance économique à venir.

Il suffit dès lors que les prévisions soient fausses pour voir le système s’effondrer. Ce fut le cas lors du krach asiatique de 1997 suite à une prévision trop optimiste des prix de l’immobilier en Thaïlande ou en 2001 après que les acteurs financiers s’étaient aperçus que « la nouvelle économie » créée beaucoup moins de richesses que prévue. En 2008, ce furent les prix de l’immobilier aux Etats-Unis qui avaient été beaucoup trop optimistes entraînant la pire crise financière de l’histoire. Comme on peut le voir, l’économie repose sur des promesses de rendements futurs dont il est quasiment impossible de prévoir. On assiste donc à la formation de bulles financières qui aujourd’hui sont les seuls à produire de la richesse, bien qu’elle soit fictive. Les sociétés occidentales sont donc aujourd’hui des « économies de bulles » reposant sur la promesse absurde de voir la croissance économique future couvrir la pyramide mondiale des dettes accumulées à l’ensemble du globe.

Or, l’aliénation à la croissance est telle que personne ne souhaite mettre fin à ce système dont Maurice Allais disait qu’il « repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile ». A chaque crise financière, les Etats et les banques centrales préfèrent abonder le marché de nouvelles liquidités par le biais de QE (Quantitative Easing) et de rachat de dettes comme si les pouvoirs publics donnaient gratuitement de l’argent à des joueurs de casino qui seraient incapables de faire face à leurs obligations après un pari perdu. En somme, la richesse produite aujourd’hui provient de l’accumulation de dettes dont on espère qu’elles seront couvertes par une croissance future largement hypothétique. Le destin de l’économie mondiale est donc entièrement dans les mains « d’un avenir » dont en fait on ne sait rien.

 Le capitalisme est ainsi arrivé à un tournant. Il fut d’abord un système d’offres avant de se voir sauvé par la « société de consommation ». Aujourd’hui, la richesse produite provient exclusivement de la sphère financière et du capital fictif. Ce sont à la fois les dettes et les promesses futures qui régulent ce nouveau mode économique. Or, dans ce système, les crises sont quasi permanentes car ces promesses sur l’avenir ne sont presque jamais réalisées, la croissance réelle ne pouvant plus couvrir le montant astronomique des dettes. Il s’ensuit que ce mode de production fondé non pas sur la production réelle mais sur des paris sur l’avenir court tout droit vers la catastrophe.

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